« Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent ! »
L'acuité n'est pas de ma sensibilité tactile et douloureuse mais propre à ce mur échaulé sur lequel je promène un ongle distrait, une paume molle. L'on dirait un granulé de ciment, enduit avec n'importe quel outil de la création humaine, hormis la truelle.
Je me dis : c'est ma mère. L'une de ses attributions est de passer les murs au lait de chaux deux fois par an. Elle peine, maladroite, têtue, courageuse, mais la maison est en fin de compte blanchie. Et sans doute devrais-je être incité à l'indulgence. Sans doute ! Je forme de ma main un poing que je racle sur ce mur avec application jusqu'à ce qu'en gicle – parce que toute douleur est morte en moi – le sang en sillons. Ensuite le fourre dans ma poche. Le sang se coagulera, la peau se refermera.
Donc la pièce où je me tiens debout est un débarras. On a vidé ce débarras. On y a étendu Hamid avec son matelas. Hamid est mort sur ce matelas. Camel et le Seigneur ont soulevé le tout, l'un devant, l'autre derrière, comme deux brancardiers. Alors j'étais encore à Fès. Mais j'imagine comme ils ont dû laisser choir ces os et ce crin végétal. Ni plus ni moins qu'une poubelle. La loi : ce qui est mort est une pourriture, pas de veille, funérailles sobres et expéditives, les boueux ne vont pas tarder.
Le Cheval Vapeur avait dévoré l'espace. Depuis, probablement une paire d'heures s'est-elle écoulée. Mais, dès que je me suis immobilisé devant ce mur, le temps n'a plus existé, peut-être parce qu'il se trouve trop amplifié, trop intense – trop présent Et je suis à la recherche désespérée d'un équilibre. Tout me parvient net, aigu, matériel. Comme des images qui viendraient animer un écran. Lorsque se sera éteint le projecteur, l'écran redeviendra toile et bouts de bois. Le sang se coagulera, la peau se refermera, frotte ton poing et fais des phrases.
Les sanglots déchirent la maison et peut-être le cœur des passants – parce que les fenêtres sont ouvertes. Ils sont d'une tonalité et d'une fréquence inexorables, telles que le Seigneur les a permis. Ils dureront ce qu'il leur a alloué. Je les distingue : les sanglots enflés de Madini, ceux naufragés de ma mère et les forcés et ceux pour faire chorus et ceux-là surtout, dus à Nagib, justement parce que le troupeau criaille. Je les situe : ma mère logée dans un angle de murs, petit rat de terreur haletant, il est capable de sauts et de fuite puissante mais ne bouge pas ; quelqu'un s'est barricadé dans les vécés du rez-de-chaussée ; un autre fouille dans mes paperasses. J'ignore le Seigneur. Son heure sonnera.
Les fenêtres sont ouvertes. Une femme s'est arrêtée, la voisine l'a renseignée, la femme a poursuivi son chemin en disant :
– Un de plus ou de moins dans ce bataillon !
Je suis sorti d'un bond, je lui ai donné un coup de poing, elle n'a pratiquement pas bougé d'un pouce, seule sa tête s'est rejetée en arrière
Tout près d'Hamid, on a placé un couteau ouvert afin d'écarter les mauvais génies. Celui-là n'a pas incisé de bas-ventre, mais je le connais : le Seigneur l'utilise pour écroûter ses talons. S'il s'en est défait il s'agit sûrement d'un symbole – que je ne peux définir. Une bougie a été fichée dans le goulot d'une bouteille et brûle. On a calculé que cette bougie tiendra jusqu'à la levée du corps. Dehors le soleil frappe, perpendiculaire.
Résister à toute douleur, toute émotion à rejeter. Je ramène cette mort à une vérité simple : elle est l'action. Je la traduis brèche, si minime soit-elle, dans la citadelle nommée le Seigneur. Et d'elle je dois me servir immédiatement, avant que ma chair et ma nervature ne réclament leur tribut de souffrance. Ce calcul me rend inhumain. Je le sais. Et je m'en réjouis. Je sais également que je défaillerai bientôt. Saints des Grecs et des Russes, faites que ce soit le plus tard possible !
Naturellement j'ai téléphoné. Ceci n'est pas un ersatz. Sublimer ? Si vous voulez ! Mais j'opine : il s'agit d'un de ces événements qui n'arrivent pas tous les jours – et, pour qui attend comme moi depuis dix-neuf ans quelque chose dans ce genre, à caractère d'outrance et partant communicatif.
– Monsieur Roche ?... Allô ! Monsieur Roche ?... Oui-oui, c'est Tête de Boche... Bien, merci ! et vous ?... Bien sûr ! trois, dont une recueillie à Fès... mais oui, j'ai été à Fès... je vous conterai ça dans le détail... donc arrivée à Fès à un nommé Jules César, je crois que cette histoire vous intéressera au plus haut point, elle est d'une ironie lourde et primitive... Hein ? Comment dites-vous ? une anomalie dans ma voix ? Je suis heureux que vous vous en soyez aperçu... Non, une mort tout simplement...
Et je lui rappelai qu'Hamid n'avait jamais été à l'école. Nous avions notre petit monde à nous deux, bien caché, bien coquet, bien frêle. Avec moi, il récitait : Rosa alba, rosam albam, rosae albae... Ou, les yeux mi-clos et les mains croisées, chantait des strophes allemandes :
Ich hatt'en Kameraden
'En bessern findst dù nicht...
Parce que j'apprenais l'allemand et le latin.
J'avais une collection de pipes, quatorze. Il les vidait, astiquait, rangeait. Du tabac ? Je n'en avais pas, le Seigneur ne me donne pas d'argent de poche. Par conséquent Hamid se glissait à plat ventre sous le lit du Seigneur et me rapportait des mégots, parce que au lit, le soir, le Seigneur fume quelques cigarettes avant de s'endormir.
Toute une somme de petites choses défendues, étrangères à la norme – et qui nous faisaient vivre. J'allumais la veilleuse, il tirait une chaise, s'asseyait en face de moi et me regardait, silencieux. Mes devoirs terminés, je rangeais livres, cahiers, papiers. Hamid montait s'asseoir sur ma table de travail, en tailleur. Et tous deux, nous regardions les images du Larousse du XXe siècle.
Parce que je lui en confiais les clefs et qu'il défendait à quiconque de pénétrer dans ma chambre, Hamid était battu par mes frères. Il pleurait, menaçait :
– Driss va venir et je lui dirai que vous m'avez battu. Et Driss fait de la boxe. Je vous verrai ramasser vos dents une à une.
Lui pouvait se permettre d'entrer dans ma chambre mais jamais je n'ai trouvé un dérangement quelconque dans mes paperasses. Il collait son œil au microscope, quitte après à en essuyer délicatement les lentilles.
Un jour Madini le gifla. Hamid saigna des gencives. Il prit un morceau de papier, en fit un pochon où il cracha et qu'il mit dans sa poche. Le soir, en me racontant la scène, il me montra le sang comme preuve. Je suis descendu et, frémissant de colère, j'ai fracassé la porte du cabinet où Madini s'était réfugié. Avec la porte quelques briques tombèrent. Le Seigneur m'a condamné à réparer les dégâts. Hamid a préparé le mortier et j'ai rebâti le mur.
Parce qu'il était le plus frêle, le plus maladif, le plus minuscule dans la demeure du Seigneur !
– Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent ! avait conclu Roche.
Qui a dit cela ? Victor Hugo. Victor Hugo, merde quand même !
Celui qui se trouve dans les vécés fait fonctionner la chasse d'eau : il s'est décidé à uriner ou chier, mais sanglote toujours. Celui qui examine le contenu de mes tiroirs, dans ma chambre, là-haut, est furieux : il n'a pas découvert la petite bête qui fort probablement nous faisait veiller tard, Hamid et moi ; lui aussi continue de sangloter. La bougie s'est réduite de moitié, la flamme vacille, maintenant il se déplace au ras du sol un courant d'air froid, venu je ne sais d'où et qui sentirait la chaux hydratée s'il ne sentait d'abord le cafard. Encore quelques menus changements, quelques nouveaux apports et le temps reprendra sa marche. Déjà, mes mollets sont noués de crampes. Seule la lamentation de ma mère est restée uniforme.
Je me secoue comme un derviche secoue ses poux. Tout doit rester intense. Sinon la brèche risquerait d'être comblée, cimentée, sarcastique. Le couteau qui protège Hamid des nécrophages est à lame plus longue, plus éclatante que le mien, celui à cran d'arrêt, je ne m'en suis pas séparé. Je fais l'échange et, tapotant la joue du mort :
– A tout à l'heure ! je n'en ai pas pour longtemps, dis-je à haute voix.
La cour est déserte, il y vole et nasille une paire de mouches à viande, collées l'une sur l'autre, accouplées. La porte de la cuisine est entrouverte comme si à l'instant même quelqu'un venait de la pousser, une bouilloire mijote, une marmite bout, un balai attend dans un coin sur un triangle d'épluchures. La jarre d'huile est pleine. J'en prélève une louchée. Mon Dieu, accordez-moi encore le Pouvoir !
Lorsque le Seigneur a fait construire sa maison, il a voulu un édifice qui dure. L'escalier que je monte est en béton. Il me semble sentir s'écraser les os de mes pieds – je suis nu-pieds – mais personne ne m'entendra monter.
Comme je débouchais sur le palier, je me rappelai que le Seigneur était ruiné. « Combien d'heures, me demandai-je, combien de minutes n'y ai-je plus pensé ? » A peine modifiai-je mon pas. Cela et rien de plus.
Nagib occupait mon fauteuil préféré. Il pleurait. Sur ses genoux il y avait le microscope. Vautré sur la table-bureau, Abd El Krim consultait le Larousse. Il ne pleurait pas. Je m'arrêtai devant l'huis entrouvert. Etais-je survenu au moment du relais ? Nagib cessa de pleurer et Abd El Krim le relaya. Comme j'entrais, je compris jusqu'au torticolis de leurs intentions : le dictionnaire était ouvert à la lettre S et sous les lentilles du microscope il y avait une paire de lamelles. J'accrochai la louche au portemanteau. Ils virent le geste plus qu'ils ne me virent, moi, se mirent à renifler de concert. Leurs yeux fixaient le couteau.
– Vous voyez ce couteau ? dis-je. Ne bougez pas. C'est à ce moment-là que se manifesta le chat. Je ne sais pourquoi je l'imaginai maigre et famélique. Il devait être pelé par endroits avec des cloques sur le ventre. Il miaula à la mort et j'identifiai son cri au hululement d'un vieux hibou. Puis se tut aussi brusquement qu'il avait jeté son cri.
Je retirai les lamelles du microscope. Elles ne fixaient encore qu'un crachat, avec un peu de glaire, un peu de sang.
– Il fallait me le dire, repris-je, très triste. Il fallait venir me trouver, me tirer par la manche et me dire : « Driss, nous sommes curieux. Voilà plus de six ans que nous le sommes. Nous avons trouvé les clefs sur la porte de ta chambre, découvert le dictionnaire et le microscope. Nous désirerions expérimenter, frère Driss. » Voilà ce qu'il fallait faire. Je ne vous en veux pas, pourquoi vous en voudrais-je ? Maintenant que nous en sommes là, autant tordre le cou à cette curiosité malsaine. Nagib, lève-toi !
Si le chat n'avait pas miaulé de nouveau, je crois que mon poing se serait abattu sur le crâne de Nagib, parce qu'il se demandait s'il allait m'obéir. Mais le chat miaula et je dis doucement :
– S'il te plaît, lève-toi.
Peut-être aussi fut-ce à cause de ce miaulement que Nagib se mit debout. Je lui tournai le dos et me penchai sur Abd El Krim.
– Voyons donc ! dis-je... Ce n'est pas encore cela. SPAD, SPAR... Tourne encore quelques pages, mais tourne donc... nous y arrivons. SPEC, SPEF, SPER... voi-là... Sperme : c'est bien le mot que nous cherchions, n'est-ce pas ? Lève-toi également.
Je fouillai dans un tiroir et leur tendis à chacun un buvard. Puis m'assis.
– J'attends. Je vous fais confiance. Vous allez être brefs. Pour trois raisons : la première en est que vous êtes en pleine adolescence, la seconde que vous avez l'habitude et la troisième que l'on ne va pas tarder à venir chercher le mort. Maintenant il se peut que vous ne vouliez pas accomplir la besogne en question ou bien que la sécrétion de vos glandes soit coupée pour différentes raisons. Dans ce cas, regardez ce couteau, j'en promène le tranchant sur l'ongle de mon pouce et voyez ! il l'écorne à la perfection. Il se peut également que le maître de céans vienne nous surprendre. Dans ce cas, il y a trois jours et quelques heures, vous vous en souvenez, je disposais d'un couteau et je ne m'en étais pas servi. Maintenant, celui-là, je vous assure que, si le Seigneur entrait, il m'échapperait des mains comme une flèche.
Je croisai méthodiquement mes jambes.
– Afin de ménager votre pudeur, ajoutai-je, vous pourriez vous placer face au mur. Lorsque vous aurez terminé, s'il vous plaît, utilisez les buvards que je vous ai remis. N'éclaboussez ni les meubles ni le mur ni le plancher.
Est-ce que les chattes souffrent lorsqu'elles mettent bas ? Peut-être était-ce une chatte en douleurs. Ou en rut. Ou bien encore, Dieu seul a la connaissance des choses, quelqu'un s'amusait-il à peler ce félin, poil par poil, comme un arracheur de dents de la place Benghazi – délicatement. Je n'allai pas à la fenêtre, je ne haussai pas les épaules. La fenêtre était munie de barreaux. Par où entraient le hurlement – et la chaleur. Comme une paire de coups de poing.
Ma chambre était petite, carrée, à plafond bas. Les murs étaient blancs. J'en aimais les meubles lourds et sombres, le cuir ridé des fauteuils, les bosses et les creux du divan, la vénérabilité des livres de la bibliothèque d'angle. Roche m'avait parlé de Londres, comme d'une bonne vieille ville où tout était maternel, bruits assourdis, façades endormies, brouillard indulgent. Un peu Londres, ma chambre – dans la maison brute du Seigneur.
Et ces deux balourds, mes frères, y étaient entrés, traînant leurs semelles à clous sur le parquet que tous les soirs je cirais, ouvrant la fenêtre toute grande, à bas le clair-obscur et la poésie ! nous sommes au Maroc – violant le chaud nid des sièges qui, depuis le temps que je m'y assois, ont fini par prendre le pli de mes fessiers, ils sont pointus, mes fessiers, maigres, mais les miens ; où, pipe aux dents et livre ouvert sur les genoux, je me suis recueilli des heures pour je ne puis plus préciser quels rêves de petite fille. Je sais également mon journal intime, quoiqu'écrit en caractères gothiques, défloré, pollué. Les clins d'œil n'ont pas manqué ni les sourires obscènes. Et j'assure qu'une araignée devient homicide lorsqu'elle a fini la confection de sa toile, en fait le tour avec délectation pour qu'ensuite s'y abatte un balai, tu te réjouissais, bestiole !
J'ai, considérant mes frères qui se masturbent, comme une impression de perte. Par deux fois, l'un a failli s'enfuir, l'autre s'est retourné et s'est croisé les bras. Et les deux fois ils ont rencontré mon œil ni triste ni dur – animé d'une absolue indifférence. Lorsqu'ils se sont remis au travail, je me suis demandé s'ils n'y avaient pas plutôt retrouvé l'iris noir et la pupille brillante du Seigneur.
Reste le chat. Ce n'est certes pas moi qui lui ai marché sur la queue ou qui l'ai chatouillé. S'il a miaulé, je ne veux plus savoir pourquoi. L'essentiel est qu'il l'ait fait – jusqu'à devenir élément du drame. Il a miaulé trois fois puis n'a plus donné signe de vie. Je guette. Comme un supplicié de la goutte d'eau.
– Et toi ?
Précautionneusement, Abd El Krim me tend son buvard.
– Et toi ?
– Hé ! s'écrie Nagib, je n'ai pas encore...
– Dépêche-toi !
Boutonnant sa braguette, Abd El Krim me jauge d'un air sombre. Il s'était masturbé consciencieusement. Pour lui, mon ordre avait été ce que signifie le dicton : « Frappe le clebs à l'aide d'un gigot, il sera plutôt content. » Maintenant le spasme était passé. Alors il me considérait d'un air sombre. Honnêtement j'interprétai ce mutisme : vieille peau de vache, ordure puante, lèche-Juifs... et l'ordinaire chapelet d'injures familier aux jeunes gens de bonnes condition.
Nagib râla brièvement. Ses genoux avaient fléchi, agités d'un tremblotement léger. Je me gardai de bouger. Je savais que si je bougeais Nagib ferait volte-face pour me sauter à la gorge. Parmi tous les fœtus de haine, il me vouait une solide haine. Je vis son dos se raidir. Tant que la masturbation avait duré, il avait été strictement charnel ; maintenant, comme un vieux remords, il retrouvait sa douleur et le besoin de sanglots. Mon impression de perte s'accentuait.
Nagib se laissa choir lourdement sur le plancher et, maintenant sa tête à deux mains, se mit en devoir de me considérer. C'était réellement étrange. Des années nous vivons parmi des êtres dont le moindre friselis intérieur nous est perceptible, familier ; et nous nous apercevons un jour que ces êtres, nous sommes incapables d'affirmer qu'ils ont les yeux bleus ou le nez camus.
Comme Nagib tombait accroupi, je ne m'étonnai pas : s'il avait du nerf, ce nerf était à bref influx ; mais je sursautai de réaliser subitement que mon frère était un oreillard remarquable à l'apophyse mastoïde prononcée. Cette découverte me fit réfléchir. Un instant, je me demandai quel pouvait être le deuxième angle du problème ; si, pour mes frères, tout simplement j'étais la brebis galeuse : elle est galeuse ? de ce fait tout autre détail signalétique devient inutile ; et quelle serait leur stupéfaction s'ils s'avisaient un jour que j'avais membres, torse, visage... et, comme la sonde d'un marécage, il y avait les autres, ceux que j'aimais, ceux que j'admirais, et les enviés et les indifférents – puis tout le vaste reste des choses qui n'ont poids ni mesure sinon un nom, un mot : est-ce en raison de cet ordre de connexion qu'un fidèle, parlant d'une brosse à dents, dira : « c'est une poire » – si par malheur le Coran a jugé : c'est une poire ?
J'allai ramasser le buvard de Nagib. Son sperme avait un caractère d'apophtegme : sec, anguleux. Comme je me remettais debout, Nagib glissa brusquement sur le dos et lança son pied droit en direction de mes tibias. Exactement le coup que j'attendais. Je l'esquivai et, comme par mégarde, j'écrasai sa main sous mon pied, levant l'autre pour donner plus de poids à mon corps, longuement, sûrement, jusqu'à ce que – Nagib ne cria pas une seule fois – son visage fût passé de l'apoplectique au blême. Cependant je m'interrogeais : pourquoi me haïssaient-ils ? et pourquoi, moi, je ne pouvais les haïr ? A regret j'ôtai mon pied.
Abd El Krim s'était accoudé à la fenêtre. Je lui tapai sur l'épaule, le priant de mélanger les spermes. Attentivement je le dévisageais. Lui aussi m'était familier. Or ces taches de rousseur, quand et depuis quand avaient-elles piqué sa face ? Il avait découpé un morceau de buvard et s'en servait comme d'une spatule.
Tête baissée, il battait le mélange D'où tenait-il son prognathisme ? Les Ferdi ne se commettent pas – ni les Zwitten L'illustration du Seigneur : « Semez des pois chiches, il croîtra des pois chiches ; et, si par surcroît vous récoltez du raphia, louez l'Eternel : notre vieille Mère Nature est une sacrée catin. » Me visant indirectement, ainsi parlait le Seigneur.
Abd El Krim battait le mélange. Il le battait à la façon des lendores. Il fleurait le savon de Marseille, la sueur réchauffée et l'oisiveté foncière. Je pensais à ce maçon de Mogador qui venait de bâtir une maison. Il alla trouver le propriétaire. « Ta maison est achevée, Sidi. Qu'est-ce que je peux faire maintenant ? – La détruire. » Ce qui fut fait. – « Et maintenant ? – La reconstruire. » Il paraît que le maçon n'a jamais compris qu'en fait de maisons il construisait plutôt des patates à grande échelle et je crois bien que, si les concours, prix et records venaient à être instaurés au Maroc, les Etats-Unis seraient prestement détrônés. Ainsi, je connais un vieux taleb du Souss qui n'a jamais consommé de haricots de la variété dite Mangetout Saint-Fiacre blanc.
– Ne me dis pas que la vie est une foutaise, fis-je remarquer. Je serai d'accord avec toi. Je te vois tourner et retourner ces spermes et tu as envie de me voir crever et j'ai envie de te voir crever. Tu te dis que celui qui est en bas, sur son matelas, ne l'a pas mérité, d'être sur son matelas. D'autres auraient dû mourir à sa place. Je suis toujours d'accord. Pourquoi lui et non toi, par exemple ? Tourne, vieux frère, tourne !
Il avait quelques poils au menton et son rictus était pénible... je suis à bout, j'en ai marre, laisse-moi tranquille !... Rien n'est plus laid que la sénilité d'un être jeune.
– Arrête ! criai-je, c'est assez mélangé comme ça et je suis obligé d'être ton frère. Non, vois-tu, ce qui me dégoûte, c'est que toi aussi...
Par-dessus mon épaule, je fis subitement voltiger mon poing droit. Avec conviction je l'assenai sur la main de Nagib. Subrepticement, tandis que je lui tournais le dos, il s'était relevé, s'était emparé du couteau. Il lâcha l'arme et alla de nouveau s'accroupir, frottant son poignet.
– Ce qui me dégoûte, repris-je, c'est que, toi aussi, tu es obligé d'être mon frère. Et toi aussi, tu constates cette obligation et tu en es dégoûté. Ceci étant, va te rasseoir ou reste debout ou bien encore efforce-toi de planer, si dans ta petite boîte crânienne à forme de pain de sucre et dont tu es fier il est dit que tu ne m'obéiras point.
Il s'allongea sur le divan. Je souriais : ses instincts étaient encore puérils. J'assujettis un cc de sperme entre les lamelles du microscope.
– Tout à l'heure, dis-je, lorsque je suis entré, toi, Nagib (il avait l'air d'avoir froid), tu tenais cet instrument sur tes genoux et tu examinais un crachat ; toi, Abd El Krim (il grattait son interfémoral), tu consultais le dictionnaire à la recherche d'un mot tacite. Vous n'allez pas me dire que vous vous êtes dérangés pour une bénignité. Vous me diriez que, ce crachat disséqué et ce mot défini, tranquillement vous vous en seriez allés, que je vous répondrais : je suis un authentique vilebrequin. Simplement je savais que vous n'oseriez pas. Alors je suis entré et je vous ai aidés, peut-être trop durement à votre goût, mais est-ce que vous méritez autre chose que des arguments frappants, je vous le demande ? Maintenant l'ouvrage est prête, et de la belle ouvrage... j'ai presque envie de rire. Vous n'avez plus qu'à vous donner la peine de satisfaire votre curiosité. Voici le microscope, voici le sperme, j'ai tout réglé. Et je crois bien que je m'en vais vous laisser. Si par extraordinaire, examen fait, vous ne remarquez rien de réellement curieux : c'était donc ça ?... ce n'est que ça ?... dans ce cas appelez-moi, je suis en bas. Je monterai et nous discuterons afin de trancher le dilemne : ou bien foutre ce fameux microscope à la poubelle ou bien vous casser la figure. D'ici là, je pense que vous aurez résolu qu'il ne pouvait s'agir d'examen de sperme pour Hamid et moi. Que, lorsque nous ouvrions un livre, nous n'y cherchions pas de terme infect. Et que, ce qui nous unissait, ce qui faisait de nous deux copains – des frères ? je vous ai –, ce n'était ni microscope ni dictionnaire, ni pipes ni taille-zeb, pas même l'envie de parler de vous qui nous épiiez, espèces de testicules ! Quant à cette porte...
Je décrochai la louche de la patère.
– J'y avais laissé mes clefs et vous l'avez ouverte. Gardez-les, ces clefs. Vous pourrez de la sorte entrer et sortir quand il vous plaira, autant de fois qu'il vous plaira. Même la nuit, entrez donc. Afin de contempler un nommé Driss Ferdi, fils de patriarche, petit-fils de saint et qu'une sombre destinée – que Satan soit maudit et ses yeux crevés ! – a rendu chrétien. L'on dit que ceux qui dorment sont dans un état voisin de la mort et même moi, le chrétien, quand je dors je ne sais précisément comme. Un chrétien est sujet d'étonnement. En conséquence vous me regarderez dormir. Ensuite vous me ferez savoir si je ronfle, pète ou si j'ai des cauchemars. Vérifiez également l'adage : « Un chrétien qui dort est un pourceau. » Je vous prie de bien vouloir me sentir, je pue la nuit, on ne sait jamais. Quant à cette porte, disais-je, vous avez pu remarquer, lorsque vous l'avez ouverte, que la serrure fonctionnait avec difficulté. Ceci étant...
Je fis décrire un arc brusque à la louche. Si la serrure a profité de cet arrosage, accusez la fatalité.
– ... je la huile. Regardez ! maintenant la clef tourne... comme dans une motte de beurre... et pas un seul bruit. Je vous prépare le terrain, je supprime les obstacles et j'aplanis les petits trucs retors. Pour que vous vous sentiez chez vous. Et parce que je vous aime.
Je ramassai le couteau.
– Je le reprends. Il m'a servi. Mais en vérité, celui auquel je le destine ne s'est pas encore manifesté. Au revoir !
Comme je sortais, une main se plaqua sur mon épaule. Je savais que c'était celle de Nagib et vélocement je me préparai à l'attaque. Le loup se fait enculer deux fois, ensuite il devient enragé. J'étais enragé.
Je me retournai et les yeux de Nagib me plurent. Jamais de ma souvenance il n'avait eu ces yeux-là. Peut-être me trompais-je. Peut-être me trouvais-je dans un état émotionnel trop aigu pour ne pas me demander si je ne me trompais point. Les yeux étaient coactifs et la main que je serrai presque fraternelle.
– Driss, murmura Nagib, compte sur moi. Je suis probablement une brique neuf trous mais tu peux compter sur moi.
Son visage se crispa. Je serrais la main que tout à l'heure j'écrasais. Je la libérai.
Il ajouta :
– Je te raconterai tout, comment Hamid est mort, ce qui a provoqué...
– Tout à l'heure, dis-je.
– Tout à l'heure, répéta-t-il.
Ce fut tout. Les grandes lignes de mon plan étaient en marche. Pas une seule fois, tandis que je traversais le patio, l'idée ne me vint que Nagib agitait derrière moi un poing rancunier.
Le battant capitonné que je poussai résista. Je lui administrai une série de coups de pied à intérêt progressif. Je m'attendais à ce qu'il cédât et ce fut ma mère qui vint ouvrir.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle. Et se rendit compte qu'en prononçant ces mots elle venait de perdre quelques secondes dues aux sanglots. Elle frappa dans ses mains et les tordit.
Elle portait en guise de ceinture un obi polychrome. Je lui demandai en quel honneur. Elle leva la tête et, si elle remarqua dans mon regard un nome inhabituel, elle en conclut certainement des bêtises.
– Driss mon fils.
– Driss ton fils est là.
Le Cheval Vapeur nous avait déchargés, elle et moi, au terme d'un virage sur deux roues, devant la maison du Seigneur. Cette maison, elle en avait franchi le seuil comme une catastrophe. Précédée de ses voiles défaits et abandonnée par des babouches de fils d'or qui ne pouvaient la suivre. Avant quelle ne se fût jetée sur le cadavre, les bras du Seigneur l'avaient maîtrisée. La secouant comme un sac de noix puis comme un sac de noix la transportant dans la chambre conjugale. Mets-toi là, pleure si tu veux, racle tes joues avec des tessons de bouteille si bon t'en semble mais ne fais pas de scandale. Nous avons dit.
– Driss mon fils, répéta-t-elle entre deux hoquets.
– Je te dis que Driss ton fils est là.
Je commençais à comprendre. Dans ma main droite se balançait le couteau, dans ma main gauche se balançait la louche, comme sur mes pieds joints je me mettais à me balancer, moi. Je m'inquiétais du sort de ce chat qui n'avait gémi que trois fois. A mon goût trois gémissements n'étaient pas suffisants et j'estimais que celui qui s'était amusé à peler le félin n'avait pas eu assez de patience.
– Pourquoi cet obi ? demandai-je. Je perçus la douceur de ma voix et j'en fus surpris.
– Driss mon fils...
– Eh bien quoi, Driss ton fils ?
Autrefois je lui baisais les mains et les pieds. Elle cachait les mouchoirs conjugaux sous son matelas et lorsque je venais à les découvrir elle s'empressait de m'expliquer : j'ai été enrhumée cette nuit, je m'y suis mouchée – et je psalmodiais : ce-sont-les-mouchoirs-où-maman-s'est-mouchée ! Elle m'eût béni que je n'en eusse pas souffert.
– Qu'est-ce que c'est que ça ? scandai-je, désignant la ceinture.
L'insolite était aussi bien dans ma voix que dans mes yeux. Il l'inquiétait et lui était détestable. Elle s'attendait aux bras ouverts de Driss son fils dans lesquels elle se serait réfugiée. Je lui aurais affirmé que la mort d'Hamid était un cataclysme, que j'étais âme sans corps et chair sanguinolente et que sa douleur à elle était au moins l'égale de celle du Christ sur Sa croix. Au lieu de cela je me balançais sur mes pieds joints et lui posais des questions.
Je la jugeais faible et malhabile. Mangeant, buvant, dormant, excrétant, coïtant. Respectivement les menus établis par le Seigneur, le thé du Seigneur, cinq heures par jour, deux fois par jour et selon la volonté du Seigneur. Dans l'intervalle, elle cuisine, nettoie, balaie, lessive, coud, reprise, raccommode, tricote, fait le pain, tue les souris et les blattes, moud le blé, le tamise, tient la « comptabilité mentale », brode des mouchoirs, tape sur un tambourin et danse pieds nus, chasse les mouches. Cela, je l'admettais.
– Je te jugeais faible et malhabile, dis-je. Mangeant, buvant, dormant, excrétant, coïtant. Respectivement les menus établis par le Seigneur, le thé du Seigneur, cinq heures par jour, deux fois par jour et selon la volonté du Seigneur. Dans l'intervalle, tu cuisines, nettoies, balaies, lessives, couds, reprises, raccommodes, tricotes, fais le pain, tues les souris et les blattes, mouds le blé, le tamises, tiens la « comptabilité mentale », brodes des mouchoirs, tapes sur un tambourin et danses pieds nus, chasses les mouches. Cela, je l'admets. Ce que je ne comprends pas, c'est cet obi. Pourquoi cet obi ? Ce n'est pas un jour de fête, que je sache. Et ces lèvres peintes au jus de coquelicot ? et ces paupières koholées ? et ce fard et ces ongles et ce bordel ? qu'est-ce que c'est ? Veux-tu me dire pourquoi tu sanglotes ?
Elle me prit la main quelle porta à sa bouche. Elle y imprima, sous forme de baiser, une telle détresse que je me cabrai.
– Driss mon fils...
– Driss ton fils t'a posé une question. A laquelle il faut répondre.
Elle le fit spontanément. Si spontanément que j'eus l'impression que c'était intentionnel ; propre à rendre sa réponse inintelligible. Ce qui créerait une confusion dans mon esprit et m'obligerait à la faire répéter, mais d'ici là ou bien la résonance se serait établie, ou bien je me serais un tant soit peu accoutumé.
– C'était mon tout-petit, répéta-t-elle... maintenant je voudrais le remplacer.
Ces mots. Et, comme pour les souligner, le miaulement. Qui jaillit lugubre et s'échelonna sur un leitmotiv de trois notes – brève, longue, brève ; avec, entre deux notes, un petit silence mesquin.
Moi, continuant de me balancer, je souriais. D'un sourire dont mes rictus étaient endoloris. Tandis que le chat miaulait, que ma mère frissonnait et que dehors, sous les nappes de soleil, bêtes et gens étaient inertes, je cherchais quels termes lapidaires et de quel ton cruel les jeter à celle qui me tenait la main.
Je criai.
– Coffre à grossesses !
Je répétai :
– Coffre à grossesses !
Et tournai les talons.
Comme je descendais les marches de béton, le miaulement cessa et je me rappelai que je m'étais rappelé quelques instants plus tôt, en montant ce même escalier, que le Seigneur était ruiné. Combien d'heures, combien de minutes... A peine cette dérivée. Le temps avait déjà repris sa marche.
Dans la cuisine, le balai, s'il repose toujours sur ses détritus, semble fautif. Le manche en a légèrement glissé, mû par je ne sais quel caprice de la pesanteur. L'huile de la jarre glougloute lorsque j'y précipite la louche – puis se planifie, bulles retardataires et ronds s'amplifiant. Je découvre la marmite. L'eau en a bouilli, rebouilli, ensuite a décidé d'être inerte, bien que, sous elle, le foyer reste intense. J'y laisse tomber un abondant crachat. Si vous en accusez mon subconscient, je m'empresserai d'applaudir.
Tout à l'heure nasillaient dans la cour une paire de mouches, accouplées. Elles le sont encore, nasillant et accouplées. Je les soupçonne d'avoir joui au moins une demi-douzaine de fois, mais je n'en suis pas sûr. Comme je ne peux certifier que Madini a vidé ses intestins jusqu'aux glaires ou s'il est simplement constipé. Martelant du pied la porte des vécés, je lui pose la question. Il interrompt ses sanglots.
– Ho !... fait-il, qu'est-ce que c'est ?... C'est occupé...
Je transforme mon talon en boutoir et la porte cède.
– Excuse-moi, dis-je. C'est pour une petite vérification.
La bougie mesure à présent quatre doigts. Une larme séchée distinctement barre la joue d'Hamid. Je ne l'ai quitté que peut-être une demi-heure, mais ce temps a suffi : il est devenu rigide, s'est allongé. Sans doute veut-il me faire comprendre ainsi qu'il est bel et bien mort et qu'il n'est plus qu'un cadavre. J'accepte. Je l'appelais mon petit oiseau.
Je suis immobile. Subitement le silence est tombé. Quelques portes s'ouvrent ou se ferment. Des herbes brûlent, répandant une odeur âcre. Je sais. Cette odeur-là est souveraine, purificatrice, chasse celle de la mort. Comme bientôt, lorsque Hamid et son matelas seront hissés sur un car hippomobile, des dizaines de seaux d'eau seront partout déversés dans la maison, mon petit oiseau.
Mon petit oiseau, je resterai debout devant tes os et ton crin végétal jusqu'à ce que le centimètre de bougie se sera transformé en un grésillement fumant, jusqu'à ce que des ânonnements coraniques auront noyé le silence.
Le long des façades, la foule s'étire en deux haies. Portant le matelas, à l'instant où nous descendons le perron il se produit un brouhaha. Je lui attribue sa juste valeur : « Lui, c'est Haj Fatmi Ferdi ; l'on dit qu'il a tué son fils... des coups sur le crâne, je crois ; mais les méchantes langues ne chôment pas et je ne te garantis rien... l'autre, c'est le chrétien ; même pour les obsèques de son frère, il est resté habillé en chrétien... l'on dit qu'il... » A peine quelques secondes et la foule entame le cantique des Morts.
Le ciel est flambant blanc, si blanc que je n'en distingue pas le soleil. Derrière nous, la porte s'est lourdement rabattue ; sur laquelle frappent les poings et heurte le front de ma mère à qui la Loi interdit d'assister aux funérailles. Son hurlement est effroyable... Saints de l'Islam et de Mahomet, je ne vous ai pas invoqués, vous vous êtes vengés, vous m'avez enlevé mon tout-petit... Saints des Grecs et des Russes, je vous ai invoqués, vous ; vous m'avez plus qu'exaucée, vous m'avez enlevé mon tout-petit... Saints des Juifs et des Tartares, l'on dit que vous existez : pourquoi n'existeriez-vous pas ? Alors ouvrez cette porte... si vous voulez, je suis Juive, si vous voulez, je suis Tartare, une chienne, une pourriture, une merde, s'il vous plaît, ouvrez cette porte !... ou-vrez-cette-porte !... A cet instant, je crois que je l'aurais écrasée dans mes bras.
Tout de suite le soleil a cinglé le linceul blanc, jusqu'à le rendre miroitant. Lentement, précautionneusement, nous descendons le perron et, comme il marche devant moi à reculons, le Seigneur a levé les bras. De la sorte Hamid est resté dans la position horizontale et j'ai presque de la gratitude pour ce geste.
Descendant la dernière marche, je fais connaissance avec le chat. Il est roux taché de gris, à museau rose et yeux humides. Il est à moitié enfoui sous un amoncellement de graviers, pierres, boîtes de conserve. Il est immobile et las, comme s'il venait de recevoir sur la tête toutes ces décombres ; il a tenté de se dégager, il a lutté, pleuré, transpiré ; il est épuisé : tout à l'heure il sait qu'il va mourir. Comme je l'enjambais, il ne m'a pas regardé : il attend paisiblement que, moi aussi, je lui jette une pierre.
J'avais dit à Jules César d'être là. Il est là. Il me fait signe de la main et je lui réponds en hochant la tête. Je lui avais recommandé de trouver quelque chose. Il a trouvé. Le Cheval Vapeur ronfle, bondé jusque sur le toit de drilles qui tiennent qui un violon, qui une guitare, qui un tambourin. Installé sur le pare-choc, Jules César a l'air mi-ennuyé mi-indulgent du chef d'orchestre qui attend que la foule veuille bien se calmer. Lorsque je passe tout près de lui, il lève la tête. Ses yeux sont bien noirs et bien candides. « Alors ? semblent-ils dire. On va l'enfoncer, ton salaud de père ! »
Mon père n'a rien vu. Il ne connaît pas ces gens-là. Bien qu'à reculons, il marche droit, tient le chef droit et ses traits sont taillés dans le roc. Peut-être ses épaules ont-elles légèrement fléchi, mais sans doute n'est-ce que l'effet du poids qui l'oblige à se raidir. Et je me trompe encore, la luminescence est telle que tout est avachi.
Le cantique des Morts dit : « O Dieu ! Louange à Dieu ! Il n'y a d'éternel que Dieu, Dieu est très-haut, de puissance et de gloire il n'y a que celles de Dieu, misère est notre misère et périssables sont nos corps. » Sur tous les visages la sueur coule et les voix sont, je le jure, ferventes. Un silence se creuse à l'instant où nous déposons le matelas sur le char, puis les chevaux s'ébranlent, le chœur reprend.
Les façades sont hautes, barrées de fenêtres grillagées où des têtes sont immobiles dont les lèvres murmurent le cantique. Les poteaux télégraphiques s'ornent de croix gammées et de propositions équivoques, au pied desquels s'étale comme une mare parsemée d'îlots : lieux de mictions et d'excréments. Les odeurs sui generis se sont depuis longtemps évaporées. C'est pour cela sans doute qu'un chien, pourtant gras et d'apparence bien équilibré, le museau dans la vase et la queue battant un petit tas de l'avant-veille, dans une de ces mares somnole.
Nous suivons au pas le car hippomobile, le Seigneur et moi. Il s'est détaché de la foule une douzaine d'âmes sensibles, qui nous suivent. J'évalue leur nombre à douze, quinze au plus, peut-être moins, à leur piétinement. Ferment la marche Jules César et ses voyous d'où m'est parvenu un grincement de violon, qui n'a été qu'une tentative. Je devine pourquoi cela n'a été qu'une tentative. L'émotion qui me gagne les a gagnés. Misère est notre misère et périssables sont nos corps.
Cet homme qui marche à mes côtés est mon drapeau. L'on aime le drapeau sous lequel on combat – comme on peut très bien le haïr. Un pas devant l'autre, babouches fines et jarret souple, il marche. Particulièrement ses mains m'intéressent. Elles se sont sûrement abattues sur le crâne de celui que l'on conduit au cimetière, elles lui ont fermé les paupières et fait sa dernière toilette, eau chaude et salée, paume caressante et doigts experts. Ensuite, jointes, augustes, sobres, l'ont béni. « Tu étais le fruit d'un de nos accouplements légitimes, Hamid ; et tu as vécu tel jusqu'à l'âge de neuf étés, puisque tu es né en été, Hamid ; or il était écrit qu'à cet âge-là tu retournerais au règne minéral, Hamid : misère est notre misère et périssables sont nos corps, ainsi soit-il ! » Sans une larme, sans un frisson sur son visage digne.
Il balance ses mains tandis qu'il marche. De la façon naturelle dont il le fait, l'on dirait quelles appartiennent à quelqu'un qui fait un tour de promenade. Si, lui aussi, il psalmodie le cantique, c'est parce qu'il s'est octroyé la charge d'officiant. Et, s'il souffre, ses épaules ne s'en sont nullement affaissées, son dos est resté vertical et son masque est empreint de la rigoureuse dose exacte de l'impassibilité habituelle. Il est son propre confident comme son propre juge. Subitement ma main attrape la sienne, quelle serre.
– Père, je suis si...
– Marche ! dit-il.
J'attendais de sa main large et ferme une pression. Elle se produit. Des édifices défilent, des terrains vagues, le pavé brille.
– Père, si vous saviez...
– Marche !
Le cimetière est tranquille. Je ne sais d'où venu, je ne sais comment il peut exister, mais il y a là un vent doux qui froufroute dans les arbres. Les talebs braillent toujours leur Coran. Il s'en trouve toujours dans les cimetières, à demeure. Grossis de ceux que le passage du corbillard a mis debout comme des ressorts, ils dorment leur vie dans des renfoncements de portes, sur des corniches, le long des caniveaux et ne s'éveillent que pour aller hurler sur une tombe, tout à l'heure ils s'en retourneront reprendre leur léthargie, méme pas interrompue.
Le pic du fossoyeur étincelle chaque fois qu'il le relève. Car il faut creuser la tombe. Il n'en a pas de prête. Il fait : « Hi ! Hi ! », son torse se plie et se déplie, la sueur ne coule plus de son crâne ras : elle a coulé. Il travaille bien, il fait une honnête tombe, non pas dans le friable, mais dans le dur. Il sait qu'il a affaire à un riche.
Assis par terre, en rond et des mains battant la mesure, ceux qui criaillent les versets saints trouvent que le travail est lent. Ils s'encouragent. Chaque fois que leurs voix baissent d'un ton, il y en a un qui saute au chapitre suivant et les voix et les courages remontent. Ils sont vingt ou trente. Et leur yeux luisent. Bientôt, ils auront une bonne platée de couscous.
La main du Seigneur s'élève et s'abat, si sèche que les deux gestes ont été confondus. Se courbant jusqu'à terre, le fossoyeur a descendu Hamid dans la tombe. Sans coffre ni couverture. Juste dans son linceul de finette blanche. Il a calé sa tête par une pierre que le pic, en deux coups, a nivelée. D'autres pierres sont tombées sur le corps et la terre rouge a bouché le trou.
Je m'étais jeté à genoux. Je me relevai. Un lézard frétillait dans la broussaille, un pigeon fendait l'air chaud d'une aile sifflante. Les plus consciencieux des talebs étaient encore assis, indécis, baragouinant les derniers mots du dernier verset. Je me relevai tout à fait. Et vis, immobile, nu-tête, le Seigneur. De l'index, il lissait sa barbe noire et, sous le cerne de ses yeux, il était apparu une veinule. Qui battait spasmodiquement.
A partir de cet instant, les événements se sont déroulés sans un heurt, sans un pli, d'un débit rapide et sûr. Comme si l'enterrement d'Hamid eût soudain transformé ces podagres pâturants en coursiers effrénés, gratifiant leur croupe d'un jet de vitriol. A la porte du cimetière, un fiacre stationnait.
– Viens-tu avec nous ? me demanda le Seigneur. Nous allons à Ain Bordja.
Les talebs chuchotaient qu'il faisait très chaud, que cette journée avait été la plus chaude du Ramadan et qu'ils entendraient avec satisfaction tonner les canons du soir.
– A Ain Bordja, expliqua le Seigneur, se tient cette année le souk des céréales. Il est possible que dans quelques heures naisse la nouvelle lune, par conséquent demain ce serait l'Aïd Seghir, fête religieuse par excellence que tout croyant comme nous se doit d'honorer par une distribution de blé dur ou d'orge à quelques nécessiteux. Un geste que nous jugeons adéquat pour remercier la Providence qui vient de nous faire jeûner, nous, durant 29 jours. Nous utiliserons ce fiacre pour nous rendre à Ain Bordja.
Jurant à mi-voix, Jules César tournait autour de son car. Tête basse, il examinait le sol, faisait un pas. Peut-être le sol était-il miné ? Avec application et méthode.
– C'est comme tu veux ! conclut le Seigneur.
Il s'installait dans le fiacre lorsqu'il ajouta :
– Tu t'occuperas donc des talebs. Donne-leur du couscous, nous avons conseillé à ta mère d'en préparer ; mais ne les fais pas entrer : ils trouveraient le moyen d'être encore à la maison lorsque nous serons de retour. Fouette, cocher !
Une espèce de matraque, jadis pneu de vélocipède, s'abattit sur les chevaux et l'instant d'après un nuage de poussière me déroba fiacre et cocher. Jules César s'était immobilisé.
– Peux-tu...
– ... introduire ces talebs dans mon car ? bien sûr ! Gardes !
Quatre hommes nous entourèrent aussitôt. Jules César me les présenta :
– Le Kilo, ainsi surnommé parce qu'à l'en croire son appareil génital totaliserait ce poids... L'Ane qui rit, je ne sais si tu as déjà vu un âne rire, mais nom de Dieu ! regarde ce gars !... Celui-ci, c'est Staline. Pourquoi Staline ? je me le demande. Peut-être parce qu'il n'a ni sou vaillant, ni toit, ni loi. Et qu'il puise dans nos bourses et baise nos femmes. Il appelle ça « communisme », je n'ai pas encore très bien compris... Et enfin Victor Hugo. Il nous récite des vers de Victor Hugo, qu'est-ce que tu veux que ça nous fasse, à nous paillards et truands ? Des vers de Victor Hugo !
Les gardes s'occupèrent des talebs qu'ils enfoncèrent par les portières, à grand renfort d'injures et de contrordres. Jules César donna un demi-tour de manivelle et le Cheval Vapeur partit en flèche, Staline à cheval sur le capot et Victor Hugo couché sur une aile.
– De drôles de gardes du corps, me dit Jules César, changeant les vitesses. Tous quatre fainéants, batailleurs et hâbleurs, mais ils me sont dévoués et c'est l'essentiel.
Il conduisait très vite, selon son habitude. Assis tout contre lui, presque sur ses genoux, je voyais ses mains crispées sur le volant et ses narines frémir.
– Tu m'en veux ?
– Je ne sais pas, dis-je.
– Tu en as le droit, reprit-il avec force. Réunir tous les copains, monter un numéro de cirque, apprendre le Te Deum en un temps record que nous aurions exécuté au moment de la mise au tombeau... et le résultat ? personne n'a bronché, pas même moi. Quant à te dire pourquoi, j'en demeure incapable. Tu peux expliquer ça, toi ?
– Je ne sais pas, répétai-je.
De nouveaux tortionnaires avaient dû s'arrêter devant le perron. Je l'estimai à l'accroissement volumétrique du monticule de pierres. Du chat n'étaient plus visibles que la tête, une patte et un bout de queue. Il n'avait pas encore expiré. Avec douceur il me regarda gravir les marches.
– Et bien, quoi ? criai-je. Qu'est-ce que vous attendez pour me suivre ?
Ils voulurent tous m'obéir. Mais je ne fis entrer que Jules César et ses gardes.
Les mains dans les poches et l'air méditatif, Nagib se tenait debout sur le palier.
– Que veut dire ce boucan ?
– Justement ! Tu vas descendre et leur dire de la fermer. Une fois qu'ils l'auront fermée, arrange-toi pour placer tout ce monde-là en cercle de telle façon qu'un poids de 50 kilos précipité par-dessus le mur de la terrasse puisse atterrir sans matraquer personne. Ensuite tu attendras les événements. Ah !... si tu vois près du perron un chat aux trois quarts enfoui et aux trois quarts crevé, ne l'achève pas. Je me le suis réservé.
– Compris.
Gardant ses mains dans ses poches, il dégringola les escaliers.
Le loquet qui fermait la porte du grenier était en bois. Au lieu de simplement le tirer, je le fis sauter. Le Kilo émit un sifflement admiratif.
– Eh bien ! dit-il. Pour des provisions, c'en est, des provisions, nom d'un con de vierge ! De ma chienne de vie je n'ai vu une telle baraca. Si, cet hiver, j'avais pu soupçonner... Cigarette ?
– Tu aurais fait un séjour en prison, dis-je. Ou bien tu serais à demi dévoré par les vers à l'heure actuelle. Parce que le Seigneur mon père n'aime pas les cambrioleurs. Pour la cigarette, je veux bien. Et même plusieurs si ça ne te fait rien.
J'en allumai une dont j'envoyai précipitamment la fumée dans mes poumons.
– Que fait-on ? demanda Jules César. J'avoue que je ne comprends pas pourquoi tu nous as fait monter.
– C'est bien simple, pourtant. Ecoute bien. Je suis musulman et le Carême risque de prendre fin ce soir, d'une part ; de l'autre, dehors il y a tes copains et quelque trente talebs, tu ne vas pas me dire qu'il s'en trouve parmi eux un seul qui mange à sa faim ?
– D'accord. Mais je ne vois pas...
– Alors il y a ces provisions.
Je n'en dis pas davantage, tout à ma joie de fumer. Tout à coup, sautant sur ses pieds, il s'exclama :
– Ah bon !
Je retournai une caisse vide, la poussai dans un coin peu ensoleillé et m'assis. Lorsque je me relevai, j'avais fumé cinq cigarettes et le grenier était complètement vide.
– Parfait, dis-je. C'est du beau travail et j'en suis remué d'aise. Reste une chose : le nettoyage. Vous allez descendre et nettoyer la rue et les environs. Je ne veux pas un seul brin de paille, un seul grain de blé. Mais ne soyez pas trop méticuleux. Cela risquerait de donner l'éveil au maître. Ensuite dispersez le troupeau et allez-vous-en.
J'avais jeté mon mégot et l'avais écrasé sous mon talon. Jules César le ramassa, le désaplatit entre ses doigts.
– Passe-moi du feu, dit-il. Tu ne crois pas que les voisins...
– Je ne crois pas, coupai-je. Pour deux raisons. Si tu as entendu parler du Seigneur, tu as dû également entendre parler de son Mur du Silence. Il n'a pas de voisins. Et si par extraordinaire une âme charitable s'avisait de vouloir lui dire quelque chose de plus que le réglementaire « salamalec, Seigneur ! », sois sûr qu'il poursuivrait son chemin. Il n'a pas de voisins. Deuxièmement. Il est trop bien connu pour que l'on ait pu supposer un seul instant que le déversement de son grenier dans la rue a été fait autrement que sur son ordre.
Il n'avait pas l'air convaincu. Mais il me tendit la main.
– Au revoir, dit-il.
– Au revoir.
Sa poignée de main fut brève et il semblait pressé de s'en aller.
– Naturellement je peux compter sur toi ?
Il y eut un silence. J'ajoutai :
– Si par hasard j'ai encore besoin de toi ?
– Toujours.
– Parce que d'un instant à l'autre je peux avoir besoin de toi.
– Attends.
Je reniflais soudain une eau trouble.
– Où puis-je te joindre ? Par exemple ce soir si le cas s'en présente ?
Il battit délicatement des cils et haussa violemment les épaules.
– C'est-à-dire que ce soir je suis invité. Un de mes cousins qui se marie. Et demain dès le petit jour je mets le cap sur Fès. Il ne faut pas que je chôme trop longtemps. N'importe comment...
– N'importe comment tu as la frousse. C'est-à-dire que tu veux bien être révolté mais jusqu'à une certaine limite. En toute quiétude. Tu passes des barils de poudre en fraude mais tu n'aimes pas beaucoup être l'ami du fils de Ferdi, sachant très bien que tes barils contenaient tout au plus de la chaux – j'ai vérifié – mais que mon père pourrait être pour toi une source d'ennuis. Si tu te considères affranchi, il y en a ici même qui le sont sans calcul, mes frères, et qui ne s'appellent pas Jules César.
Il haussa de nouveau les épaules. De la façon désabusée dont il le fit, je compris que la liste de ceux qui ne m'aimaient pas venait de s'allonger. J'allumai une cigarette.
– Tu te trompes, Driss.
– Je veux bien. Mais, dis-moi, est-ce que je me trompe aussi en jugeant inutile de te rappeler que je t'ai recommandé de nettoyer la rue ?
– C'est en effet inutile.
– Alors adieu !
Le Kilo fut le dernier à s'en aller.
– Moi, dit-il avec un soupir, je suis prêt à te donner un coup d'épaule.
– Toi ?
– Et alors ? Tu m'appelleras peut-être un jour pour dévaliser les meubles et ce qui reste dans cette maison, on ne sait jamais. Et puis tu me plais. Voici mes différentes adresses.
Il tira de sa poche un cachet et un tampon encreur ainsi qu'un calepin. Il détacha une feuille sur laquelle il donna un coup de cachet.
– Je ne sais pas écrire, s'excusa-t-il.
Il me remit deux paquets de cigarettes :
– Je crois que tu es privé de tabac.
Et partit en se frottant les mains.
Assise sur un pouf, ma mère m'attendait. Elle avait partagé sa lourde chevelure en bandeaux réguliers, ce qui lui étriquait le visage et lui tirait la peau du front. Un encensoir avait brûlé dans la chambre environ un quart d'heure, voilà à peine un quart d'heure.
– Entièrement de ton avis, dis-je. Hamid est mort et enterré, des Vandales ont envahi la demeure du Seigneur et une cigarette allumée pend au coin de ma bouche.
Je m'accroupis à ses pieds.
– Ne parle pas, repris-je. Surtout ne parle pas. Si tu parlais, les poils de mes aisselles aussitôt blanchiraient. Parce que, si tu as quelque chose à me dire, je le sais ; et, misère est notre misère, je l'ai déjà entendu. Et que, si tu as quelque chose à me répéter, tu le ferais de la même plainte monocorde dont tu ne te départis jamais et que je connais bien. Donc tais-toi, donne-moi la main et n'aie pas peur.
Ceux qui sortent du ventre de leur mère savent ce qu'ils font. Comme moi, un jour ils s'assoiront à leurs pieds, leur prendront la main et leur demanderont des comptes.
– Tout s'est bien passé, continuai-je. Ce qui revient à dire qu'il a eu une sépulture assez convenable, un mètre de profondeur dans la pierre de taille, entre un figuier nain et un aucuba, les seuls arbustes du cimetière. Ailleurs, il croît de la broussaille, du doum, du chiendent. Je t'y emmènerai un jour, de préférence par un soleil torréfiant comme aujourd'hui et nous nous assoirons, toi sous le figuier, moi sous l'aucuba, parce que le figuier donne plus d'ombre que l'aucuba, eu égard à ton âge et à ton titre de mère. Eu égard aussi à ta douleur qui se manifesterait plus violemment et il serait digne alors quelle se manifestât sous un figuier plutôt que sous un aucuba. A tout prendre, ensuite nous ferons le tour complet du cimetière, quelque soixante mille pierres tombales à deviner dans la broussaille, le doum, le chiendent. Et le soleil, le sacré soleil, plus le fossoyeur, ou son frère, ou son remplaçant, à demi émergeant d'une fosse rouge. Ceci pour Hamid, Dieu a certainement son âme et les vers en ont déjà grignoté le derme. Parlons d'autre chose. Parce que assis à tes pieds et tenant ta main, justement je suis ici pour te parler d'autre chose.
Ceux qui ont décidé de demander des comptes à leur mère l'ont surtout décidé. Passant à l'exécution, ils se retrouvent vagissants. Ma mère allait me prendre sur ses genoux, me remplirait la bouche de sa mamelle, puis me talquerait les fesses. Et plus tard, lorsqu'elle aurait à raconter cet épisode de sa vie, il se serait mué en un fantastique embrouillamini... oui, ma chère, je vous dis que j'étais assise sur un pouf, dans la chambre conjugale, par une fin d'après-midi d'été... il faut vous dire que ce jour-là Hamid, vous savez bien ! Hamid... alors Driss est entré... sur le moment j'ai cru qu'il plaisantait... et puis je me suis dit que la douleur... mais je n'oublierai jamais... il m'a tenu un langage de fou, oui, ma chère, de fou... il avait des yeux hagards et il serrait ma main à en faire une bouillie... ses yeux surtout me faisaient peur...
– Donc tu as enfanté sept garçons. L'un d'eux est mort. Restent six. Parlons-en.
Je comptais : trois rides transversales sur le front, une médiane, deux rictus. D'ordinaire son teint était pâle. Elle l'avait avivé d'un fard à base de coquelicot. Au naturel les rides étaient jaunâtres et bénignes. Maquillée, elles ressortaient brique et profondes. Les chevaux dorment debout. Le jour où ils ont dormi autrement, ils sont devenus attractions pour cirques. L'illustration est du Seigneur. Si j'y ajoute un pet, je me ferai taxer d'irrespectueux.
– Qui sème et qui récolte sont gens qui m'indiffèrent, continuai-je. L'essentiel est qu'entre les deux opérations le grain ne soit résigné à croître. Ainsi de toi, partie de Fès à quinze ans avec ta tendresse et la sécrétion parfaite de tes glandes. Te revoici ce 29 Ramadan fonctionnant pour ce qui est des glandes par retentissement et pour ce qui est de la tendresse à rebours. Dans l'intervalle la terre a tourné autour du soleil vingt-quatre fois et sept fois ta matrice a éjecté. Faisons le bilan. Un cadavre, un ivrogne, deux loufoques, deux ombres et moi. Plus un maître, l'espoir d'un nouvel enfantement et cette main calleuse à force d'être servile.
Violemment j'y frottai une allumette. Ma cigarette s'était depuis longtemps éteinte. Si la main s'est prestement retirée, la bouche resta close et si digne que je faillis en retrousser les lèvres. Je poursuivis sur un ton saccadé :
– C'est cela, ne parle pas. Non pas parce que je t'en ai priée, mais parce que tu appelles de toutes tes forces l'intervention soudaine du Seigneur. Dommage ! Il est à Aïn Bordja et j'ai devant moi un bon bout de temps. Et, s'il te plaît, communique à ta face un tant soit peu d'intérêt pour mes paroles. Ou peut-être madame est-elle fort ennuyée ? Elle a payé le tribut des pleurs et des hurlements ; tout à l'heure, au coup de canon, elle se retrouvera devant un plat de fèves, même mendiant, même attente, même trapèze... elle s'est batifolée, peinturlurée, parfumée ; avec un peu de chance, un peu de doigté, il est possible que l'époux en tire cette nuit des sécrétions copulatives. Et la vie continuera. Je dis : c'est impossible.
Je me levai, allumai ma onzième cigarette, la jetai sur le tapis, la foulai aux pieds. La bouche s'était crispée : sale petit gamin, je te croyais fou et tu n'es que méchant... Et j'aperçus, les mains dans les poches et de la paille dans les cheveux, Nagib adossé contre le chambranle de la porte. Il était entré silencieusement et attendait. Il attendit que mes yeux eussent rencontré les siens pour annoncer :
– Les talebs sont partis, l'autocar aussi. Puis-je rester ?
Cela fut dit très lentement, d'une voix tranquille. Une fourmi se chauffe au soleil ; ou : l'Océan Atlantique vient de tarir. Certainement, il était là depuis quelques instants déjà.
– Pas tout à fait, répondis-je. Que fait Camel ?
– Ivre mort.
– Abd El Krim ?
– Il dort.
– Madini ?
– Il est assis.
– Et Jaad ?
– Je ne sais pas.
Je battis l'air de mes bras.
– Fais-les monter. Installe des matelas derrière cette porte. Qu'ils dorment là ou ailleurs, quelle différence ? Je te ferai signe et tu les introduiras un par un.
Grattant les poches de son pantalon, il disparut.
Ma mère avait à peine déplacé l'axe de sa dignité. Entre ses paupières sans cils elle me regardait. Comme je m'étendais sur le seddari, j'entendis le tic-tac. Je levai la tête et vis l'horloge à poids. Le balancier en était régulier, le tic-tac séculaire. Et je sus que ma mère comptait les secondes. Si tendue quelle semblait vouloir précipiter la marche du temps.
– Parce que, repris-je, ce que je viens de te dire était à dire. Mais ne constitue qu'un préambule. Que tu as écouté ou n'as pas écouté. Dans le premier cas, il te sera utile pour comprendre ce qui va suivre. Dans le deuxième cas, tu comprendras quand même. Parce que dans les deux cas tu ne pourras faire autrement que m'écouter. Ecoute ! Je vais te raconter une histoire.
Désespérément, dans ma voix, je m'efforçais de faire aboutir mon quanta d'émotion. J'étais probablement la lueur d'une bougie en plein soleil mais le coup était à tenter. Si je gagnais ma mère à ma cause – et nul n'est plus difficile à « dégonder » qu'un médiocre – le reste deviendrait aussi simple qu'un simple d'esprit.
– L'histoire se situe par une nuit d'hiver, voilà quelque quinze ans. Nous habitions Dar El Chandouri, à Mazagan, et nous n'étions d'enfants que Camel, Abd El Krim et moi. Camel dormait, Abd El Krim était dans son berceau, il venait d'avoir la rougeole et tu l'avais oint d'huile d'olive et bourré de miel. Tu somnolais sur un ouvrage de tapisserie entrepris dès le début de cette rougeole – parce qu'il t'avait été payé d'avance, pour pouvoir acheter ce miel et cette huile. Que disait le Seigneur ton époux ? « S'il était écrit qu'un de nos enfants... »
– Driss, Driss mon fils, je t'en supplie...
– Si tu me laissais parler ?
J'avais gagné. De quoi je devais ne pas me féliciter tout de suite. Il fallait ferrer le cheval en plein galop.
– Il a toujours eu des lois abjectes. Il était dehors ce soir-là. Il était une heure du matin. Et tandis que tu tapissais, tu me disais les souvenirs de ta ville natale, des contes de fées, me posais des devinettes. Pauvre maman ! Je les savais par cœur et c'était surtout la monotonie de tes histoires qui me tenait éveillé – comme si j'espérais une variation, un thème encore inédit. A la longue je finis pourtant par m'endormir.
– Pourquoi rappeler ces souvenirs ? Je souffre déjà. Pourquoi me faire souffrir davantage ?
– Pourquoi ? Il y a des chiens qui jappent continuellement. Le système est de leur « foutre une trempe » une fois le temps. Ils japperont pour de bon.
Je m'étais donc endormi. Un volet quelque part dans la maison claquait à intervalles réguliers, mis à mal par un vent qui soufflait en rafales. Plus que ma faim, ce volet-là m'aida à m'endormir tout à fait.
Ce qui me réveilla fut le silence. Le vent était tombé, il avait plu ou il n'avait pas plu et absolument rien ne pouvait me certifier que je n'avais dormi qu'une heure ou deux – au lieu de trois ou quatre jours. J'ouvris les yeux.
Ma mère, abrutie de sommeil et le dos voûté, épinglait des billets de banque en liasses de dix et de vingt, faisait des tas sur la natte. Un crayon jaune derrière l'oreille, le Seigneur comptait les pièces de monnaie avec un bruit de ruissellement métallique. Ses lèvres remuaient et ses doigts étaient noirs à force de manier le nickel et l'argent. Il en faisait des piles, chiffrait sur le mur blanc, remettait le crayon derrière l'oreille. Cela dura longtemps. Puis il ramassa la monnaie dans une bourse en toile forte, mit les billets dans un sac et son pied droit les y tassa. Sac et bourse furent jetés dans un coffre dont il ferma serrures et cadenas. Il remit autour de son cou le chapelet de clefs, sortit et je l'entendis faire ses ablutions. Il rentra, soliloqua sa prière du soir, se coucha, péta très fort. Quelques instants après, les yeux fermés à demi, il faisait entendre des ronflements paisibles.
Ma mère alla le border. Je la vis un instant debout devant son matelas, le regardant intensément, le menton tremblant, les mains jointes dans une expression de souffrance, prête à défaillir. Mais il n'en fut rien. Elle se retourna lentement, comme à regret, prit une bougie, l'alluma, la planta dans un goulot de bouteille, décrocha la lampe pour en jeter le carbure et sortit. Elle aussi fit ses ablutions et sa prière du soir. Elle resta agenouillée sur le tapis pieux à égrener son chapelet et à balbutier des litanies en l'honneur de Moulay Driss, le saint de sa ville natale. Puis elle souffla la bougie, s'étendit sur un lit proche du mien.
Je ne pouvais plus dormir. Jusqu'à l'aube j'entendis un sanglotement très doux. Je n'en étais pas sûr. Mais, le matin venu, ma mère avait les yeux plus creux que d'habitude.
Ces yeux-là à présent me regardaient. Si grands dans sa tête si minuscule que l'on finissait par ne plus les remarquer – et si nus au milieu de ce fard que je fermai les miens. Ils n'exprimaient plus rien, ni reproche, ni désolation – pas même l'indifférence.
– Cette nuit-là est né Driss ton fils, conclus-je. Battant le pavillon de l'amour, je n'ai cessé de t'aimer. De te soutenir. De prêter une oreille fidèle au moindre de tes adages, à la moindre de tes chimères. Unilatéralement. C'est-à-dire que, si tu recevais de moi l'affection et la compréhension, veux-tu me dire si une seule fois tu t'es demandé si moi aussi je n'étais pas un chien perdu ? A lui caresser la tête, à épouiller lorsque couvert de poux, à flatter sinon bourrer de coups de poing, parce que figure-toi que je les attendais, ces coups de poing, je les ai toujours attendus, j'aurais levé la patte et « fait le beau », ou mordu, mordillé, j'en avais besoin, trop d'énergie, pas de dépense... Et, lorsque tes genoux, j'acceptais encore une fois que je ne m'y fusse pas blotti, lorsque ta main que je n'avais pas léchée me chassait : allons ! file ! tu reviendras demain et je pleurnicherai la suite du feuilleton... alors je m'en allais, tout petit, sur une paillasse, dans un coin sombre, où je pleurais ma détresse et la détresse de ma détresse ; un peu plus grand, contre la poitrine de Camel à qui je balbutiais des logomachies, qui admettait une patience d'exactement deux minutes, puis m'écartait brutalement de lui : bordel de bordel ! je ne peux pas faire un pas sans recevoir cette mouche à viande !... et, adolescent, vers mon bureau, dans le creux de mon fauteuil et la pénombre familière, j'ouvrais un livre lu et relu, bourrais une pipe avec du vieux tabac, l'allumais, vidé jusqu'à la tourmente...
Je marquai une pause. Moins pour reprendre mon souffle que pour faire acte. Ponctuant un drame, une pause sert de tremplin. L'on juge de ce qui vient de se dérouler et l'on prend une sorte de recul pour mieux bondir dans la minute qui va suivre. Ce que je fis. Et j'allumai une cigarette. Mes yeux étaient toujours clos.
– Durant des années, hurlai-je. Ou le soleil se levait ou il ne se levait pas, je n'en savais rien. Les coupures du temps étaient : boustifailles, prières, attentes du soir. Si fonctionnelles que, lorsque je te dis que j'ignorais s'il faisait jour ou nuit, il faut me croire. Comme il faut croire ceci : Driss ton fils en a assez.
J'ouvris tout de même les yeux. Et, si j'aperçus une forme prosternée – je vérifiai : en direction de la porte ; je calculai : en direction du Seigneur qui allait entrer par cette porte – j'élevai encore ma voix d'un ton.
– Driss ton fils est mort. Mort pour toi, mort à cette vie de clebs. Et il va partir. Mais auparavant – imagine-toi un chêne scié à la base – j'aurai mis à bas le Seigneur, mon père, et, toi, je t'aurai traitée d'espèce d'imbécile.
Je fus debout, fus sur elle, la relevai, l'agrippai au collet.
– Espèce d'imbécile, répétai-je tranquillement. Le chêne est ébranlé, comprends-tu ? Il faut immédiatement l'abattre, comprends-tu ? Ou bien – il y a des passions comme ça – préfères-tu rester une loque ? Parce que, dans ce cas, dis-le-moi et, au lieu de simplement te traiter d'espèce d'imbécile, je te traiterai comme une loque. La maintenant toujours au collet, je m'assis.
– Et il ne t'est jamais venu à l'idée que je n'étais pas fier de toi, qui pouvais être une mère et qui n'es qu'une loque ? Ou supposes-tu que, du moment où tu m'as foutu dehors avec trois ou quatre cents grammes de placenta, j'allais passer ma vie à te bénir ? Mon œil !... Alors ?
Je n'ignorais pas : si elle était totalement soumise à son maître, de moi elle ne pouvait absolument pas admettre cet alors ?
– Alors ?
Pourtant j'étais conscient : à moins d'un défaut d'optique, le Seigneur s'était pleinement reproduit en moi. Et j'avais le droit de crier :
– Alors ?
Avec cette différence énorme qu'il se serait contenté d'une seule interjection et que j'étais en train de me conduire comme un gamin.
– Alors ?
Je la lâchai.
Et j'ouvris la porte :
– Au suivant !
J'étais las.
– Assieds-toi. Tu t'appelles Abd Ed Krim et tu es mon frère. Avant tout, une question de principe : as-tu, toi aussi, décidé de la boucler ? Il s'était assis mais il hésita à me répondre.
– Au suivant !
Ma fatigue s'appesantissait.
A mesure que je parlais, elle s'appesantissait. Droite, gauche... le disque du balancier était en cuivre jaune. Par un jeu d'ombre et de lumière, il prenait des tons plus ternes, puis pâlissait, virait au brun noir. Je parlais.
Je les avais tous fait entrer. Quelques-uns s'étaient assis, Camel ronflait, Nagib était demeuré sur le seuil, statique entre deux indécisions : franchir ce seuil et m'applaudir – ou bien faire un pas en arrière et hausser les épaules. Pourtant le seul à m'écouter.
Les quarts, les demies, les heures sonnaient. Les vitres perlées des fenêtres avaient jauni, rougeoyé, s'éteignaient délicatement. La fumée de mes cigarettes avait essayé de se dissoudre, quelques dilutions dans les coins sombres, des flocons inertes devant chaque fenêtre. Dehors, encore lointain, montait le premier flux de la mendicité. J'avais sauvagement besoin de dormir. Je me tus. Nagib ferma la porte.
– Je vais tâcher de te répondre, dit-il. Notre père est affaibli en deux points : la ruine de ses entreprises commerciales et la mort d'Hamid. Soit ! Deuxième stade : à partir de là, tu t'es dépensé durant près de trois heures afin de nous persuader – rappelant à chacun de nous un souvenir propre et particulièrement cuisant – qu'il faut agir, à savoir en quelque sorte tenter un coup d'État. Finissant ton exposé, tu te déclarais stupéfait de n'avoir obtenu de nous que le silence et de ne pas comprendre. Maintenant, frère Driss, si je te disais – et je parle au nom de tous – que, nous non plus, nous ne comprenons pas pourquoi tu voudrais nous persuader ?
Il vint en deux bonds s'asseoir à mes côtés.
– Je sais. Tu as émergé de notre sphère. Mais pourquoi diable crois-tu que nous, y restant, y souffrons et en souffrons ? Tu te trompes ou déjà nous ne pouvons plus nous comprendre. Je ne sais pas m'exprimer comme toi, mais je pense que ces quelques mots te suffisent. Mais, dis-moi, si véritablement tu étouffes ici, que ne prends-tu la porte tout simplement ?
– Je suis assez compliqué, me contentai-je de répondre.
– Je vois ! Tu veux faire une révolution ? Libre à toi, mais laisse-nous tranquilles... Tout au plus je t'ai promis de te raconter à la suite de quelles circonstances Hamid est mort. Ecoute !
J'écoutais encore lorsque la porte s'ouvrit. Les lustres s'allumèrent et je vis le Seigneur qui déchargeait son épaule d'un sac d'orge. S'y asseyant, il déclara :
– Celui qui vous a réunis ici a eu une bonne idée.
Les canons d'El Hank aboyèrent leur première salve.
Les colons ? Coloniseraient-ils le Sahara qu'ils vivraient en Métropolitains. Problème inversé, pourquoi nous étonner d'un ouistiti de zoo ? S'il est resté ouistiti. Seul le décor a changé.
Bien sûr, le trapèze contre le mur ne comporte plus que quatre hachures. Mais elles se sont espacées en conséquence et le trapèze est là. Pacifique d'attitude, morne d'yeux, muet, mesquin. A la droite du Seigneur, Camel. Ivre, je le sais. Mais ni sa face ni son torse ne laissent présumer qu'il l'est. A ceci près que son créateur le sait. Comme il n'a pas pu ne pas avoir vu les trois ou quatre matelas qui ont servi de salle d'attente. Et il a parfaitement reniflé le tabac refroidi, en a défini l'origine et le sens – comme il a dû immédiatement flairer l'insolite qui l'a accueilli. C'est pour cela que, lorsque sa phrase rituelle tombe, dernière salve d'El Hank, explosion du concert des muezzins :
– Tout le monde est-il encore en ablutions ? (je me trouvais assis à sa gauche) ; accomplissant une culbute, j'attaque :
– Non.
– Qui ?
– Vous.
Je comprends tout à coup pourquoi les bourricots se mettent parfois sur le dos. Ils apaisent ainsi les démangeaisons de leur échine, certes. Ensuite, demeurent dans cette position, immobiles, des heures. Le ciel est au-dessus d'eux, où leurs yeux se perdent. Si leurs sabots pouvaient s'y imprimer, dans cette voûte de bleue innocence, qui déverse sur leur dos de bourricot, une vie de bourricot durant, une continuité de soleils !
Moi ? Et pourquoi pas ? Un bourricot. Agé de dix-neuf ans. Et depuis dix-neuf ans enfourché par mon père. En conséquence, veuillez agréer ma ruade.
S'il avait rugi : que veulent dire ces matelas ? Ou bien : Tu te permets maintenant de fumer ? Et dans notre chambre ? Ou tout autre chose de ce genre – s'il m'avait battu, je n'aurais rien fait, rien dit. Mangé mes fèves, allé dormir. Très peu de fèves, une catalepsie. Cela, je vous le jure. Mais...
Il n'ignore rien de ce qui s'est passé en son absence. Il en a conclu : signé Driss. Et son ciboulot de Seigneur a travaillé, supputé, sanctionné : indifférence de Seigneur. Son balai est trop propre pour qu'il consente à se commettre avec mes ordures. Soit ! Je m'explique :
– Parce que le problème est mal posé, avouons-le...
– Nous n'avouons rien du tout.
– Si vous voulez ! mais mal posé il reste. Cette petite phrase tous les soirs comme un coup de gong s'abat : « Tout le monde est-il encore en ablutions ? » De vous à nous, de vous le théocratique et l'immaculé à nous a priori sujets aux souillures. Je dis : de quel droit ?
Tentures, tapis, soieries, dorures et arabesques et lustres scintillants, les objets ont pris des reliefs et des tons vifs, eux qui d'ordinaire sommeillent. Voudraient-ils de la sorte, en leur langage d'objets, exprimer leur participation au drame ? Jusqu'au sac d'orge, accroupi sur le seuil, qui devrait dénoter et qui ne dénote pas. L'air s'est surchauffé, un instant j'ai cru qu'il allait se rafraîchir, j'en jubilais déjà, alors il s'est surchauffé.
– Continue.
Et comment !
– Et comment ! Par manière de lame à double tranchant. Et d'abord, le mort étant enterré, la vie doit reprendre et votre loi continue. A ce sujet, vous avez certainement un laïus à nous faire ? Après la prière, réglementairement, il serait plus solennel. Et pas d'autre moralité au programme, pas de parabole, pas d'entretien philosophique ? Non, vraiment ? Passons !... En fin de soirée un plat de fèves, je vous le signale... ah bon ! vous savez ? Passons !... Et ainsi, véritablement, vous jugez qu'il n'y a rien de changé ?
– L'autre tranchant, s'il te plaît ?
Il est poli, très poli. Je désirerais être obscène. « J'ai assis la Beauté sur mes genoux et je l'ai trouvée amère et je l'ai injuriée. » Ah oui ? Et elle s'est laissé faire ? Sacré Arthur, va !
– Tout à l'heure. Vous êtes pressé ? Et d'abord, lavez-vous tué à coups de poing ou vous êtes-vous servi d'un gourdin ?
– Corrigé, non pas tué. Deux taloches ont suffi.
– Vous auriez dû employer un gourdin. Il serait peut-être encore vivant à l'heure actuelle. Nagib !
J'ai frappé dans mes paumes mais Nagib reste immobile. Il est possible que le chat ait de nouveau gémi – ou ai-je plutôt, à cet instant précis, attendu qu'il le fît ? « Haj Fatmi Ferdi, tu es haj quatre fois, je suis haj une fois... », mais le mendiant est là, à cinq ou six mètres sous cette fenêtre, cuir du crâne et des joues luisant, dentition complète et solide, voix de stentor.
– C'est bien, Nagib. Il est naturel que tu aies la frousse et je parlerai à ta place. Père, il y a trois jours, vous m'avez ordonné de me tenir prêt à accompagner ma mère à Fès. Et vous êtes allé dormir. Père, lorsque vous vous êtes réveillé, vous avez constaté que, ma mère et moi, nous étions déjà sur la Route Impériale. Egalement la disparition de quelques banknotes dans votre portefeuille. Un billet laconique : « Père, je me suis servi, l'argent du voyage, j'avais peur de troubler votre sommeil, bye bye ! Driss. » Quelqu'un a dû vous dire que j'avais un complice : Hamid. Quelqu'un que vous regardez en ce moment : la deuxième hachure du trapèze à main gauche.
– Ce n'est pas moi.
– C'est toi, Nagib, dis-je doucement.
– Continue ! dit le Seigneur.
Quand même ! La complainte du mendiant s'est surchargée de couplets nouveaux. Il les débite avec hésitation et discordance. Mais allons donc ! je suis sûr que demain il les hurlera à la perfection.
« Haj Fatmi Ferdi, maintenant qu'une partie de toi dort sous quatre pieds de terre ;
« M'entends-tu, m'entends-tu ?
« Maintenant – n'aie pas honte – que ta puissance s'en trouve allégée ;
« Haj Fatmi Ferdi, m'entends-tu ?
« Alors lance-moi un pain de blé tendre, une demi-livre de thé – ou bien une cuisse d'agneau... »
– Continuez ? Vous êtes cynique. Vos deux taloches, savez-vous ce qu'elles signifient ? Traumatisme, hémorragie cérébrale, homicide volontaire : vous êtes un assassin. Et malheureusement je ne peux rien. Le médecin légiste est passé : un cadavre de bicot, typhus ou peste, qu'est-ce que ça pouvait lui faire ? Je ne lui ai rien dit. Je lui aurais dit : Monsieur, il s'agit d'un crime, j'aurais aussitôt pris le chemin d'un asile d'aliénés. Votre parole est de poids.
– En effet.
– En effet vous êtes ignoble.
Je sais. Les minarets se sont illuminés, les marchés parfumés, les façades pavoisées et chacun va répétant que le Ramadan est mort. Un patriarche tout à l'heure entrera dans une mosquée et lira le chapitre de la vache. « Dieu clément et miséricordieux, nous Te remercions pour le jeûne que tu viens de nous faire accomplir... » Traduisez : « Nom de Dieu ! durant 29 jours on s'est serré la ceinture, on ne s'est pas saoulé, on n'a pas baisé, respectant une tradition de con ; maintenant, bon Dieu de bon Dieu ! qu'est-ce qu'on va bouffer, boire, baiser !... »
Je bondis sur mes pieds.
– Premier paragraphe terminé, annonçai-je. Avant de passer au second, petit intermède.
Ce mendiant qui beugle me l'a fourni : il est là par nécessité, il a peut-être envie d'aller faire un tour au bordel. Un mendiant baise, je vous le certifie.
– Petit intermède en l'honneur de ce mendiant, Seigneur. Pas de signe de la barbe ? Un demi-pain d'orge ? Ou bien l'idée d'aumône doit-elle obligatoirement venir de vous-même ? Dans ce cas, vous avez le temps. En attendant...
Je soulève le sac, en dénoue la ficelle. En déverser le contenu par la fenêtre, entre deux barreaux, m'a sans doute coûté trois secondes.
– Et voilà !
Je m'assieds. Un papillon jaune est entré, qui voltige d'un lustre à l'autre. J'ai jeté un coup d'œil à ma mère. Sa ceinture est moins vive dans les lumières et ses yeux me regardent mais ne me voient point. Elle dort.
– Ce sac multiplié par soixante – j'ai compté – trois de sucre, quatorze caisses de thé, tomates, dattes, piment, riz... votre grenier est aussi vide que ce sac. Les talebs du cimetière, vous vous rappelez ? et les voyous que vous n'avez pas daigner honorer de votre regard. Ils ont tout emporté. Alors : le gourdin, les taloches, la malédiction ou l'indifférence pure et simple ? Le gourdin, je le casse. Les taloches, je sais me défendre. La malédiction, qu'est-ce que ça peut me faire ? Votre fameuse indifférence, discutons-en.
« Félicité à Monseigneur ! clame le mendiant. Gloire à Monseigneur ! longue vie à Monseigneur ! par le ventre flasque de ma mère, tout ce grain ?... Saint Driss Ier te donne bon pied bon œil... Saint Driss II décuple tes récoltes... Merde ! encore de l'orge !... Juif fils de Juif, avare, cochon... »
Le Seigneur s'est levé.
– Tel serait notre désir, dit-il. Cependant regarde.
L'horloge indique 10 heures. Je ne l'ai pas entendue sonner.
– La prière d'abord ! répond-il. Et nous pensons que tes paroles ont infesté ce lieu et tout le bâtiment dont il dépend. Une mosquée est à présent nécessaire. Nous purifierons nos oreilles par la même occasion. De retour, nous aurons plaisir à reprendre cette conversation.
– Sans blague ?
J'ai écouté attentivement. Je ne suis pas dupe. Il est bel et bien acculé.
– Je ne suis pas dupe. Vous êtes bel et bien acculé. Aller prier dans une mosquée ? Je vous rappelle que cette soirée a débuté par le mot : vous. Vous n'êtes pas en ablutions. Pourquoi une mosquée ? Vous n'êtes pas en état d'y aller. Même ici, vous êtes impur. Le deuxième tranchant que vous réclamiez tout à l'heure, père. Et, afin de vous en pénétrer dans le détail, assis ou debout ? Décidez-vous. Moi, j'allume une cigarette.
Je l'allume. Il a accepté la lutte. Il s'est accroupi, a coiffé son genou de son tarbouch. Qu'il renifle distraitement. Crâne chauve d'un rose très délicat, presque blanc, à forme semi-ovoïde. Quelques gouttelettes sur le front.
– Parfait ! dit-il. Nous t'écoutons.
Et me revoilà pantin ! Les tapis sont de haute laine, les tentures viennent d'Izmir et l'encens qui a brûlé tout à l'heure est de nouveau perceptible – encore que persistent quelques relents de tabac.
– Eh bien ?
Eh bien, prenez-vous-en à ceux qui ont donné une dénomination et un sens aux états affectifs de deuxième ou quatrième ordre. Si magistralement que ces dérivées sont devenues effectives chez ceux qui se contentaient parfaitement de leurs états élementaires. Chez moi, par exemple.
– Eh bien, prenez-vous-en à ceux qui ont donné une dénomination et un sens aux états affectifs de troisième ou quatrième ordre. Si magistralement que ces dérivées sont devenues effectives chez ceux qui se contentaient parfaitement de leurs états élémentaires. Votre point de vue là-dessus ?
– Où veux-tu en venir ?
– Attendez. Je m'explique. Supposez que vous soyiez un chêne. De quelque trente mètres de hauteur. Imposant, vénérable. Moi, je suis le bûcheron. Que je sois capable de vous abattre me procure un sentiment d'orgueil intense. Il n'est pas donné à n'importe qui de pouvoir supprimer cet édifice, cette imposance, cette vénérabilité. Mais que je vous abatte, c'est autre chose.
– Des métaphores !
J'éteins ma cigarette.
– Vous n'aimez plus les métaphores ?
– Où veux-tu en venir ?
– Nous y sommes.
Mon mégot est encore fumable. Trois ou quatre bouffées lui importent peu – et me feront beaucoup de bien. Je le rallume
– Nous pouvons encore transiger. Tout ce qui s'est passé, je suis prêt à l'oublier. Que dis-je ? j'ai tout oublié. Prêt à manger mes fèves, à ne pas dormir si bon vous semble, à permettre à votre épouse la transcendance quelle espère – regardez-la : elle a pavoisé – et demain renaîtra Driss son fils et Driss votre esclave. A condition...
– Des conditions ? A nous, des conditions ? De qui se moque-t-on ici, ou quoi ?
Simultanément nous nous sommes levés. Cependant que son tarbouch roule et que j'éteins entre mes doigts le centimètre de mégot, je me demande si le mendiant s'en est allé, pourquoi l'horloge ne sonne plus, quelle heure il peut être et si le chat s'est décidé à mourir.
– A condition...
– Pas de condition. Pas de chantage.
– Vous allez peut-être me souffler dessus et me réduire en fumée ? Je ne crois plus aux mille et une nuits. A condition, dis-je, que vous vous résigniez à transformer votre théocratie en paternité. J'ai besoin d'un père, d'une mère, d'une famille. Egalement d'indulgence, de liberté. Ou alors il fallait limiter mon instruction à l'école coranique. Fèves, attente, prières, servilité, médiocrité. Une légère réforme que vous pourriez m'accorder sans qu'il soit porté atteinte à votre souveraineté puisque je reste sous votre tutelle. Le bourricot a grandi, il lui faut à présent trois sacs d'avoine. Et n'essayez pas de me soutenir que justement vous n'avez cessé d'être un père hors série, chose que, moi, je n'ai cessé d'ignorer. Je vous répondrais que ce tarbouch qui nous sépare est un potiron. Alors ?
– Sinon ?
– Sinon, le deuxième tranchant Assis ou debout ?
– Debout, chien.
– Chien si vous voulez, qui va vous mordre. Mais auparavant réfléchissez. Je vous fais confiance. Vous êtes intelligent, très intelligent, trop intelligent. Et je sais que vous ne tolérez pas – non pas l'idée que je me sois insurgé contre votre autorité (je le suis depuis l'âge de quatre ans et vous le saviez et vous l'acceptiez) – mais que cette insurrection ait pu aboutir. La théocratie musulmane ? la quatrième dimension. Cependant vous avez dû entendre parler d'Ataturk. Si vous continuez à vous toger dans votre intransigeance, il y en aura un second, d'Ataturk. Ici. Tout de suite. Me suis-je fait bien comprendre ?
J'ai haché mes mots, les criant ou les murmurant, je m'en moque et là n'est pas l'essentiel. Cinquante-huit ans, barbe noire, crâne chauve, bonne présentation, réduit à lui-même je l'aime bien. En Europe il eût fait un piètre épicier. Ou un fonctionnaire intègre.
– Tu as terminé ?
– Je crois.
– Sors.
Ce petit mot éjecté du bout des lèvres – comme un crachat.
– Me chasser ? Simplement me chasser ? Je m'y attendais. Et je suis censé obéir ? Au nom de Dieu clément et miséricordieux !
Je me mets à rire, quoique je n'en aie nulle envie. Ce plafond incurvé au-dessus de ma tête en est témoin : il l'aura voulu.
– Vous ne manquez pas de courage. Vous ne manquez de rien sinon de modestie. Ainsi je vous ai acculé et vous me faites front ? Et vous me dites « sors » et je dois sortir ?
– Va-t'en !
– Je puis vous donner encore une chance...
– Veux-tu t'en aller ?
– Et votre imperturbabilité foncière ?
– Veux-tu t'en aller ?
Nous commençons à tourner. Quelques centimètres nous séparent. Il marche sur moi, je recule et nous tournons ensemble.
– Je croyais que le deuxième tranchant vous intéressait ?
– Veux-tu t'en...
– Vous l'écouterez quand même.
La main qu'il a levée sur moi, je l'immobilise. Si je vous disais que je l'imaginais de fer, cette main, et qu'entre mes doigts elle s'est révélée chétive ? Le tout était d'oser. Les aiguilles de l'horloge indiquent qu'il est à peu près onze heures.
– Vous vouliez aller à la mosquée, hein ? et pourquoi pas ? Vous faites vos cinq prières par jour et votre chapelet pèse un kilogramme. Tout le monde vous respecte. Vous avez une barbe de patriarche. Vous êtes un homme de Dieu. Je vous admire et vous suis dévoué. Je m'incline devant votre sainteté. Vous êtes saint. Descendant direct du Prophète, Dieu le bénisse et l'honore ! Vous allez à la mosquée ? Justement je vais par là. Donnez-moi votre tapis de prière. Il me semble que vous le portez avec quelque difficulté. Vous ne voulez pas ? Je vous comprends ! Bien dissimulés dans ce carré de feutre pieux, il y a cent grammes de kif. Le spirituel et le temporel en même temps, n'est-ce pas ? C'est la vie. Dieu est grand !
Adossé à la porte, je le vois blêmir. J'ai libéré sa main qu'il examine attentivement. Faite pour monnayer, corriger, commander, bénir, comment s'y prendra-t-elle pour me transformer en hachis ? L'indifférence n'est plus de mise ; il faut agir.
– Vous la regardez ? Elle est faite pour monnayer, corriger, commander, bénir et vous vous demandez comment elle s'y prendra pour me transformer en hachis. L'indifférence n'est plus de mise et il vous faut agir. Je vais vous en fournir le moyen. En illustrant ce fameux deuxième tranchant d'un autre argument. Vous autres, vous m'entendez ?
Ils m'entendent. Ne se grattent pas, n'éternuent pas, ne toussent pas, ne rotent pas, ne pètent pas. Mais m'entendent parfaitement. « Ça va durer longtemps, ce business, doit se demander Camel. Bordel de bordel ! Si j'avais su, je serais resté au bordel. » Et ma mère ! Ses lèvres sont scellées. Saints de l'Enfer et de l'Abîme, on m'a appris qu'il ne fallait pas vous invoquer ! Je vous invoque. S'il vous plaît, faites que la terre m'engloutisse séance tenante – ou bien quelle engloutisse ce forcené ! »
Le papillon a disparu. Pourquoi serait-il resté ? Je l'accuse même d'un certain culot d'avoir pu faire un petit séjour parmi nous.
– Vous m'entendez. Vous ne vous grattez pas, vous n'éternuez pas, ne toussez pas, ne rotez pas, ne pétez pas. Mais m'entendez parfaitement. « Ça va durer longtemps ? doit se demander Camel. Bordel de bordel ! Si j'avais su, je serais resté au bordel. » Et toi, ma mère, tes lèvres sont scellées. C'est-à-dire : « Saints de l'Enfer et de l'Abîme, on m'a appris qu'il ne fallait pas vous invoquer : je vous invoque ! Faites que la terre m'engloutisse séance tenante – ou bien quelle engloutisse ce forcené ! » Je vous comprends tous. Tout à l'heure vous me matraquiez de silence. Du moment que vous avez vos fèves, qu'est-ce qu'une idéologie vient foutre là-dedans ? Je sais : que l'on aille frapper à la porte d'Hitler ou de Musso ou de Roosevelt et qu'on dise : il y a un moyen de mettre un terme à cette guerre – et vous présentez ledit moyen, un kilo de merde d'hippopotame – pourquoi pas ? Vous vous verriez décerner un Nobel. Que je parle de liberté, de souveraineté, de réforme à ces têtes de bois d'Arabes – silence, mépris, méfiance, incompréhension flagrante. Par ailleurs, je viens de vous apprendre à l'instant des choses qui devraient vous stupéfier. Vous restez trapèze, « ivre-assis », lèvres scellées. Les fameuses fèves, pardi ! Vous avez vu votre Seigneur blêmir – vos rétines seulement. Qui se flatterait d'avoir vu la lune portant des lunettes de soleil ? S'il a blêmi, eh bien ! par Allah, et la Kaaba et Belzébuth, ça ne lui fait ni chaud ni froid et ça ne va pas changer vos fèves en hachis de langues de moineau. D'accord, Seigneur ! Je continue ?
Son visage s'est durci. La petite veinule qu'il avait eue quelques heures plus tôt, au cimetière, a fait saillie et bat. Il ouvre ses mains et les referme, et il me semble qu'il a quelque difficulté à respirer.
– Parce qu'il est encore temps. Vous faites un geste et je me tais. Quitte à me jeter à vos genoux, pardon et actions de grâces. J'ai renoncé à mes revendications. Et peut-être – vous si fort, si noble, je n'aime pas vous voir souffrir – finirai-je cette soirée en vous disant : tu. Comme autrefois, il y a très longtemps, quand je balbutiais mes premières syllabes. Père, je t'en supplie ! impose-moi silence.
– Trop tard, dit-il.
Ces mots. Petit marteau d'un commissaire-priseur, messe dans une église déserte. Il y a des soleils qui se lèvent désabusés – pour que les chantent ardents sur des cornemuses des mendigots nés aveugles.
– Je n'en disconviens pas. Je reste quand même persuadé... Et puis merde ! La preuve de ce que j'ai avancé ? Voici le tapis de prière, je l'ouvre, voici le kif. Entendez mes gestes fébriles comme il vous plaira. Je suis à bout. Deuxièmement.
Les muezzins clament de nouveau.
– Deuxièmement, deuxième impureté. Vous de qui nous sommes fonction, tenants et aboutissants, que signifie ? Votre ferme d'Aïn Diab est plantée de tomates. Ces plants de tomates, une petite ouvrière de Khouribga – j'ai vérifié – elles sont précoces, les filles de Khouribga – j'ai vérifié – treize-quatorze ans, les noue pendant le jour, les attache à leurs rames avec des brins de doum. La nuit ? Elle offre – j'ai vérifié : deux bâtards – à vos caresses et à vos morsures des seins durs – je n'ai pas vérifié, mais j'ai vu – qui vous font oublier les seins avachis de votre épouse légitime de par la loi islamique et qui ont nourri sept enfants. Amen ! comme beuglent ces mendiants.
Ils beuglent aussi que la nuit est maintenant bien noire mais que c'est la prière de la nuit. Que ceux qui se trouvent couchés sur un corps de femme se lèvent et prient. L'apaisement est illusoire dans un corps de femme, alors que... et la suite. Que la nouvelle lune est née. Que les muezzins doivent être rangés dans la catégorie : pauvres. Une mesure de blé ou d'orge risquerait d'être bien accueillie. Et, bien entendu, Allah souverain dans le ciel et sur la terre.
Je répète :
– Amen !
Sur le plateau à thé une cuiller que je remarque. Je m'en saisis. « Si toutes les filles du monde... » Faul Fort a écrit un jour cette ronde. Ce quelle est devenue ? Lettre morte. Et, si j'ajoute : « sans commentaire », j'en aurai fait.
– Une cuiller. Je la prends et fais quelques pas. Me voici devant la bibliothèque. Livres vénérables, tranches dorées, papyrus, rouleaux de soie. Méditations de Haj Fatmi Ferdi, sa nourriture, ses introspections. Philosophes, théologiens, métaphysiciens, historiens, le peuple de Mahomet est là. Je m'en moque. Ce qui m'intéresse, c'est le dispositif mécanique qui fait pivoter toute cette sainteté poussiéreuse. Parce qu'il y en a un. Je n'ai pas le temps de faire des recherches. Alors je me sers de cette cuiller. Je l'introduis dans cette rainure et méthodiquement je pèse.
J'ai pesé brutalement. Il se produit un craquement. Je n'ai plus qu'à tirer le panneau.
Et d'annoncer :
– Vermouth, Martini, Saint-Raphaël, Cinzano... Chablis, Gaillac, Montbazillac... Bourgogne, Champagne Geizmann, Cognac, Fine Napoléon, Porto... « Le vin blanc provoque la danse de Saint-Guy – c'est cela, n'est-ce pas ? la danse de Saint-Guy ! – et le vin rouge est commun au menu peuple : roule et envoie au borgne. » Je ne fais que rappeler votre ironie de l'autre soir. Quel Château nous conseilles-tu, fils ? Vous avez le choix, père.
Tandis que je marche sur la porte, je ne regarde personne. A quoi bon ? Il y a des soleils qui se lèvent désabusés – pour que, sur des cornemuses, des mendigots nés aveugles les chantent désabusés.
– Vieilles cuvées, vieilles réserves, vieux crus. Ou peut-être n'est-ce que du jus de raisin ? Rendu vénérable par l'âge. Un hadith d'Abou Bekr le Véridique enseigne : « Vous croyez avoir pété. Mais réfléchissez, peuple de Dieu. Votre anus a-t-il éjecté une once de fèces ? Non ? Alors, tranquillisez-vous : vous n'avez pas pété. »
J'ouvris la porte.
Je m'étais emparé d'une bouteille d'Old Lady. Comme j'ouvrais la porte, le goulot heurta la lourde serrure – et sauta. J'en bus une large rasade.
– Jus de raisin, il n'y a pas de doute. Si l'étiquette dit : Scotch Old Lady, c'est un fichu mensonge. D'ailleurs Camel va en témoigner.
Je lui lançai la bouteille et m'en fus.
Sur la troisième marche du perron un barbu était assis. Je le saluai et il s'empressa de m'apprendre que sa mère était morte ce matin, son grand-père hier, que sa femme venait à l'instant d'être écrasée par une Jeep et que sa tante était en train d'agoniser. Il devait avoir soixante ans. Son sourire était on ne peut plus jovial.
Il se confectionnait une cigarette. C'est-à-dire qu'il commençait : j'insiste sur ce détail. Sur sa feuille à cigarette, de l'index il répartissait le tabac.
Cependant je m'étais penché sur le chat. Je déblayais les décombres des deux mains. Lorsque j'eus ôté la dernière pierre, il s'affaissa et sa tête vint retomber sur la dernière marche du perron, entre les pieds du barbu. A l'angle de la rue un réverbère brûlait ses lumens.
– Au nom de Dieu clément et miséricordieux, récitai-je en me levant, Père de l'Univers et Roi du Jugement dernier !
Je soulevai un pavé à hauteur de mon sternum et l'abandonnai à la chute libre. A la même fraction de seconde, le barbu (il souriait toujours) dit : Amen ! et les yeux du chat furent fluorescents. Je sus que l'un avait peur et que l'autre était mort.
Quelqu'un avait allumé les soixante-trois lampes des lustres. Cela créait des zones d'ombre dans les nappes de lumière. Ce que je constatai d'abord, murmurant le cantique des Morts. Ensuite je vis le Seigneur assis au milieu de la salle.
– Et que tout le monde se lève et crache sur nous ! disait-il.
Camel riait épileptiquement. J'allumai une cigarette.
– Plus bas que le sabot des mules, plus vil qu'un Juif de Tel-Aviv, vilipendé, miserere ! voilà ce que nous sommes devenu. Vous vous lèverez et vous cracherez sur notre face. C'est un ordre.
Les lèvres de ma mère tremblaient. Dehors l'on criait au viol. Ma cigarette s'éteignait. Je la rallumai.
– Haj, nous ne sommes plus haj. Père, nous ne l'avons jamais été. Seigneur, notre trône est à présent un tas de fumier, du fumier de porc et de chien. Nous attendons vos crachats.
Et j'écrasai ma cigarette sous mon talon.
– Philosophie du désespoir, dis-je. Avez-vous entendu parler de Sartre ?
Il ne répondit pas. Mes frères s'étaient levés.
– Calcul matriciel, poursuivis-je. Avez-vous entendu parler d'Einstein ?
Nagib s'était approché du Seigneur. Il visa, passa. Madini prit sa place. Un crachat coulait sur le front du Seigneur.
– Einstein n'a rien inventé, repris-je, ni Sartre non plus. S'ils assistaient à cette scène, ils se botteraient le cul.
Madini cracha, alla s'asseoir. Dehors, l'on hurlait que ce n'était qu'une femme qui venait d'être violée.
– Haj Fatmi Ferdi atteint dans sa puissance. A propos, comment vont les affaires ? Il pouvait reconnaître ses torts et faire amende honorable. Non, monsieur ! il lui fallait un acte de seigneur. Gandhi n'est pas musulman.
Camel cracha deux fois. Il titubait et son poing comprimait son estomac : il était sur le point de vomir. A la réflexion, il cracha une troisième fois. Ensuite courut vomir sur le plateau à thé.
– Vous avez calculé : l'acte le plus spectaculaire serait l'auto-avilissement. Et vous vous êtes assis. De nous, habitués à la servilité, à vous le tout-puissant sur nos corps et nos âmes, un crachat ne peut être qu'une glorification. Et demain votre joug serait plus lourd et plus sûr.
Jaad cracha, Abd El Krim cracha. Lorsque vint le tour de ma mère, elle se mit à sangloter.
– Crache ! cria le Seigneur.
Elle s'exécuta furtivement. Puis se prosterna devant lui. Dehors un crieur public quêtait un gosse perdu depuis huit jours.
– Reste moi, conclus-je. Parce que toute cette comédie s'adresse à moi. Le plus sensible, le plus violent de vos enfants. Seigneur.
Il me regardait. De sa tête couverte de salive et de glaire, seuls les yeux étaient restés intacts. Ils me regardaient d'un ton qui était un renoncement.
– Celui que vous avez instruit, à qui vous réservez la jouissance d'un autre monde – et votre sceptre et votre couronne. Nous devinons en toi une explosion prochaine, disiez-vous l'autre soir. Et vous souhaitiez que cette explosion ne fût pour moi qu'une cause de transformation susceptible de faire de moi un homme moderne et surtout heureux. Vais-je cracher, moi aussi ? Vous me regardez et vous vous dites : il ne crachera pas. Il va pourtant le faire, Seigneur. Et, parce que je ne suis pas méchant, je vise les yeux.
Je crachai, il se leva, bouscula ma mère, me repoussa violemment.
– A nous deux, maintenant ! Au début de cette altercation, nous avions dit : sors. Sors !
Soixante-trois ampoules électriques s'éteignirent.
– Si je sors, ce sera pour ne plus revenir.
– Nous espérons bien. Sors d'abord.
La porte monumentale claqua derrière nous. Les portes du passé doivent claquer ainsi.
– Et je ne garderai de mon passé que la haine.
– Mieux que cela : la malédiction.
Il tourna le commutateur. Le patio s'emplit de ténèbres. Nous nous mîmes à descendre les marches de béton, moi à reculons, lui agitant les bras et me précipitant d'une marche à l'autre. Je sentais mon cœur battre la chamade. Je souriais.
– Tu sortiras maudit. Tu croyais triompher et nous aplatir et nous dicter des conditions. Nous ne pouvons t'exprimer quel dégoût est le nôtre. Tu étais dans notre cœur, dans notre sang et dans notre cerveau le préféré de nos enfants.
– Vos yeux coulent : pleurs ou salive ?
– Mais, comme chante le poète, il n'est pas mauvais de savoir quels grains donner à chaque volatile de tous les volatiles créés par Dieu. Nous te donnions notre confiance et notre amour. Nous ne savons même pas si, à présent, tu mérites notre mépris. Tu n'ignorais pourtant pas que ton avenir était plus précieux que l'or et quelle situation enviable parmi toutes tu as perdue. Tu t'es révolté ? Sois heureux comme les rats dans l'égout, car ta vie n'est pas autre chose maintenant.
Nous longions le corridor. Il éteignit la lampe de l'escalier.
– Parlez-moi de votre ruine.
– Tu étais un être béni, tu avais tout à attendre de l'avenir. Tu n'es plus notre fils et nous ne sommes plus ton père. Ne pense jamais à nous ni à tes frères. Tu es notre honte à tous. Ne murmure jamais en toi-même le nom de ta mère qui t'aime dévotement, nous le savons, et qui, frappée du même chagrin que nous...
Il ouvrit la porte d'entrée. Et se croisa les bras. J'aperçus ses yeux dans la pénombre. Ils étaient flamboyants.
– ... te maudit autant de fois qu'il existe de feuilles dans tous les arbres et arbustes du monde, autant de fois qu'il existe de grains de sable sur toutes les plages et dans tous les déserts, partout où il y a du sable, autant de fois qu'il existe de poissons dans toutes les rivières, dans tous les fleuves, dans toutes les mers, dans tous les océans du globe. Nous te maudissons tous au nom du Seigneur très-haut et très puissant, Père de la bonté et du châtiment. Amen ! Salut !
La porte en se fermant heurta mon dos. Je dégringolai le perron. Et, distinctement, j'entendis le Seigneur conclure :
– Aujourd'hui, nous avons enterré deux de nos enfants. Misère est notre misère et périssables sont nos corps !