CHAPITRE IV

LE CATALYSEUR

« Les faux-monnayeurs. »

 

Je me relevai.

– Finalement, ma tante est morte, me dit le barbu.

Adossé au réverbère, plutôt couché qu'assis, il souriait.

– Et je viens d'apprendre que mon fils aîné s'est engagé dans l'armée française, ajouta-t-il.

Il tira la langue. Mouilla consciencieusement le bord gommé de sa feuille à cigarette...

*
* *

D'abord je la crus folle. Elle jaillit d'une porte cochère en criant à tout vent :

– Tant pis !... Tant pis !...

Une petite femme maigre, si petite et si maigre quelle eût aisément tenu dans un couffin. Réflexion faite, je la rattrapai et, mettant une main sur son épaule

– Eh oui ! madame, tant pis, comme vous dites !

Elle me fit face. Le réverbère accusa ce qui lui restait de dentition : quatre crocs noirâtres.

– Vous l'avez vu ?

– Qui ça ?

– Mon chien, voyons ! Mon chien Tant-Pis.

– Ah bon !... Non.

La nuit l'avala.

*
* *

Puis je me plantai devant une fenêtre ouverte.

Une chandelle brûlait dans une pièce exiguë où deux Noirs se tenaient assis. L'un remuait une louche dans un chaudron en terre cuite, l'autre pinçait les cordes d'une guitare.

Une natte, quelques coussins, une tête de léopard, beaucoup de vapeur, cafards et toiles d'araignée. Je fumai deux cigarettes.

– Je ne comprends pas. Voilà plus de trois heures que ces petits pois sont sur le feu et ils ne sont pas encore cuits.

– Passe-m'en donc une louchée, dit l'homme à la guitare.

Quelques arpèges, puis :

– Nous pouvons attendre, déclara-t-il. Il s'agit en effet de petits pois... et même complets : tu les fais cuire avec leurs gousses.

La guitare attaqua une danse berbère.

*
* *

Comme je tournais l'angle de la rue, je faillis être renversé par un cycliste. Il freina, s'excusa et se mit à hurler :

– Mes merlans ! Mes merlans !

J'époussetai mes vêtements.

– Eh bien ? Je les vois là, reliés les uns aux autres par les ouïes, à l'aide d'une ficelle. Une sorte de collier que tu as suspendu à ton guidon. Je compte trois merlans ou je me trompe.

– Il y en avait quatorze, me dit-il d'une voix douce.

Les avait-il semés en cours de route ?

Un feu rouge dans la nuit.

*
* *

Ainsi furent peuplées mes premières minutes de liberté. Cocasses. J'arrêtai encore un passant.

– Pardon, monsieur.

Il fumait. J'ouvrais un paquet de Favourites. De l'index il tapota son mégot pour en faire tomber la cendre, en tira deux longues bouffées, m'en présenta le bout rougeoyant. J'y allumai une cigarette.

– Dieu t'ôte ce péché !

– Et à toi de même, mon fils !

Il s'en fut. Grand, roide, squelettique. Cela et rien de plus.

A la vérité, j'étais muni d'allumettes et, si je l'avais arrêté, c'était uniquement pour lui demander si, à son avis, il faisait froid.

Le deuxième passant à qui je fis signe portait deux sombreros. L'un sur la tête, l'autre sous le bras. Je m'apprêtais à lui parler. Je vis une cigarette qui pendulait au coin de ses lèvres.

– Du feu, s'il vous plaît !

Il s'était découvert, agitant son couvre-chef comme une sébile. Résigné, j'y laissai tomber ma boîte d'allumettes. Et mon mégot. Il se coiffa du sombrera qu'il tenait sous le bras.

– Dieu t'ôte ce péché, mon fils !

– Et à toi de même, mon père !

Je m'en fus. Grand, roide, squelettique. Cela et rien de plus.

Deux quiproquos, deux échappatoires, j'étais maudit, sentais le maudit. Sui generis, bons vêtements, appareil digestif vide – et l'huile sapide que suaient mes pores et cette expression mi-fauve mi-effrayée de qui ont fait claquer les portes derrière eux, puis s'enfoncent dans le désert de la rue et de la nuit. A tout hasard, j'arrêtai un troisième passant. J'avais froid.

– Monsieur, je n'ai pas d'allumettes et je ne fume pas. Fumez-vous ?

– Non ; je suis fqih.

– Tant mieux ! Vous allez peut-être me tirer d'affaire. Selon vous, fait-il froid ?

– Où ?

– Ici.

– Quand ?

– Maintenant !

Il me considéra.

– Permettez que j'aille me renseigner.

Il détala. Je sus ainsi qu'il régnait une chaleur d'enfer. Alors que j'avais réellement froid.

Des lumignons fumaient, des groupes gesticulaient, des charrettes à âne, roues cerclées d'acier, roulaient avec un bruit de ferraille, sacs de ciment, pastèques, volailles et du gravier et du fumier, des figues, des roseaux, de la paille, âne allègre, âne rêveur, trente, quarante, et des derviches qui mangeaient leur soupe dans une encoignure ou fumaient un sebsi de kif – un sebsi long, un kif âcre – soliloquaient, vomissaient ; des angles de rues que je prenais court, avec à chaque angle une résurgence de vies, de bruits, de lumières et le ciel violet piqué d'argent qui semblait ou bien m'attendre ou bien me narguer ; les phonographes lancés à toute hurlée, la chanson du Nil, Antar et Abla, Matrah Matrouh et l'inévitable Coran, furoncle par-ci par-là et, tel un furoncle dans une chair de femme à mordre, rabat-joie. J'avais froid.

Je m'engageais dans Derb El Kébir. Je me disais : « Tel un Américain. S'il perd sa brosse à dents, il perd ses mâchoires. La nuit est vaste, Driss, vaste comme ta faim, comme ta fatigue et ta désolation. Où vas-tu ainsi ? »

J'allai frapper à la porte de Berrada, 7, Derb El Kébir. Il me reçut en pyjama, mâchonnant un chewing-gum, souriant, satisfait, amène. Sur le seuil.

– La nouvelle lune est née ce soir, dit-il.

– Je ne l'ai pas vue, répondis-je tristement. Mais il paraît.

– Si-si, insista-t-il.

Et cracha son chewing-gum. Entre mon flanc et mon avant-bras droits, comme je lui tendais la main. Qu'il serra. Des deux siennes. Chaleureusement.

– Salut ! Puis-je entrer ?

– Salut ! Je me préparais justement à sortir. Mais puisque tu es là, tu voudras bien m'attendre une minute, le temps de m'habiller. Et nous ferons un tour de promenade ensemble.

– Je crains que tu n'aies pas compris.

Moi, je commençais à comprendre. Essuie tes pieds avec ma barbe, j'ai l'intention d'aller au bain maure.

– Permets. J'ai dit : puis-je entrer ? Ce qui signifie : puis-je passer la nuit chez toi ?

– Hum ?

– Berrada, tu es mon plus grand copain et je suis très ennuyé. Faim, froid, soif, besoin de dormir. Tu es mon plus grand ami et je viens te demander un bout de pain, une couverture, un broc d'eau, une nuit d'hospitalité. Ensuite tu pourras m'interroger, je t'expliquerai.

– Ecoute, Driss. Je suis...

– Non ?

Je lançai un coup de poing, un coup de pied. Ils aboutirent respectivement sur sa bouche hilare, sur la porte qu'il m'interdisait. Et qui s'ouvrit toute grande sur un corridor carrelé de blanc et noir qu'une serpillière venait d'humecter. J'aperçus même ladite serpillière aux mains d'une femme qui disparut en criant : au fou !

Berrada s'était écroulé. Pesamment, méchammant, je m'assis sur son thorax. Il se mit à labourer mes flancs de coups et d'ongles, avec application et méthode, sans mot dire hormis quelques interjections barbares lorsque le souffle lui manquait. La vieille femme réapparut avec un vieux gourdin. Elle le fit tournoyer tel un moulinet. Soi-disant pour l'assener avec plus de baraka sur mon crâne. Mais je la désarmai et elle disparut de nouveau en criant : au démon !

Lorsque je me relevai, la rue grouillait. Des voisins, des gosses au ventre ballonné, des femmes qui donnaient le sein à leur dernier-né mais dont le visage était islamiquement voilé – et des mendiants accourus là, dont un à vélo, on ne sait jamais ! et des suppositions, commentaires, ordres, contrordres, mentions marginales, quelle chaleur, c'est un chrétien...

– Je n'en suis pas un. La nouvelle lune est née, je l'ai vue.

– Elle-est-née !

Une seule clameur qui me couvrit comme une nuée de guêpes tandis que je trouais la foule. J'allongeai le pas. Pris une rue latérale, une autre, une autre encore. Je n'avais plus froid du tout.

Un fiacre déboucha de l'ombre. Il était attelé d'un vieux cheval mélancolique et répandait une odeur de peinture fraîche. Je le hélai.

– Ho ! fit le cocher.

Le cheval s'arrêta. Que pouvait-il faire d'autre ? Même au Maroc, les chevaux sont dressés.

– Je me rends à la ville européenne, dis-je. Remarque que je peux faire le trajet à pied, quoique très fatigué. Seulement...

– Alors ?

– Si tu veux bien me faire confiance, je te paierai un jour. Parce que je préfère te déclarer dès maintenant que je n'ai pas un sou vaillant... Cependant...

– Hue ! dit le cocher.

Et le cheval se remit à trotter. Que pouvait-il faire d'autre ? Même au Maroc, les chevaux ne stationnent pas longtemps.

– Attends ! criai-je.

– Ho !

– Je suis le fils de Haj Fatmi Ferdi. Je crois que tu...

– Monte !... Hue !

Quelle gifle plus cuisante ? M'installant sur la banquette, je me mis à faire le récit de ma révolte à ce dos trapu de cocher, à sa nuque épaisse, à ses épaules. Ces dernières exprimèrent-elles un seul haussement ? J'en doute. Mais la nuit était bien noire.

– Ho !

– Je te remercie beaucoup...

– Hue !

Tchitcho m'avait parlé un jour de son chien Youki. Un bouledogue qui dormait du lever au coucher du soleil, mais qui, la nuit, accomplis sait consciencieusement son devoir de sentinelle. C'est-à-dire que, s'il flairait un rôdeur, ou bien il jappait ou bien il aboyait furieusement. Dans le premier cas, le rôdeur devait être un Européen ; dans le second cas, il s'agissait nécessairement d'un Arabe. Alors le père de mon ami Tchitcho avait le choix entre : descendre en pyjama et bonnet de nuit et s'expliquer calmement avec le compatriote – ou bien ouvrir un œil-de-bœuf par où pointer le canon d'un authentique fusil chleuh.

Comme je sonnais, Youki vint me humer. Je ne l'avais jamais vu et il ne connaissait point mon odeur. Pas tout à fait arabe. Pas tout à fait chrétien... Perplexe, il grogna deux ou trois grognements. Que je comparai volontiers au fameux juste milieu d'Aristote.

Tchitcho révisait. Manuel de philosophie, formules d'algèbre tracées à la craie sur une ardoise, petite fenêtre-lucarne ouverte sur la nuit, pendulette pour tisser le temps. La figure de Tchitcho demandait des explications.

– Berrada, dis-je. Tu le connais, oui ? Je viens de lui casser une côte, deux dents et une montre qu'il avait au poignet. Je suis méchant, je suis brutal, je suis fou. Si tu m'interrogeais ?

Un toussotement.

– Oui... pourquoi ?

– Comme si tu ne le savais pas ! T'a-t-il téléphoné, à toi aussi ?

– Qui ?

– Voyons, Tchitcho ! Tu prépares la seconde partie du bachot et tu joues encore aux devinettes ? Réponds : t'a-t-il téléphoné ?

Un début de toussotement.

– Oui.

Et précipitamment il reprit :

– Je tiens à ce que tu saches que je n'ai aucune prévention contre toi et que je n'ai pas à te juger. Si tu t'es fâché avec ton père, je ne puis jouer ni les supporters ni les médiateurs. Si tu me demandais mon opinion quant à ta position actuelle, je te ferais remarquer – si tu ne le sais déjà – que, fils d'avocat-conseil et de comtesse corse (noblesse datant de l'Empire), je suis né, ai vécu et vivrai vraisemblablement encore dans un cercle déterminé, dimensions, limites, saveur, couleur et tout le bazar, je dis un cercle si bien déterminé et si suffisant à soi-même que...

– ... que ?

Il vida une cannette de bière. Le temps d'arrêt était nécessaire. Le geste superflu. J'aurais pu aisément terminer sa phrase. Mais au fait...

– ... que, repris-je vivement, un élément qui surviendrait hors de ce cercle, extérieur, tu ne chercherais pas à le comprendre. Ni même à lui reconnaître une existence propre. Rubens et Michel-Ange ont peint. Picasso ? Connais pas ! As-tu terminé ?

– Je n'aime pas ce ton. Amer, bourru, injuste. Alors que je t'accueille gentiment...

– Mets-m'en une livre, Tchitcho ! Je suis un imbécile, bien sûr ! Tu vas parler – gentiment comme tu l'affirmes – m'oindre de gaïacol parce que tu me devines meurtri et me réciter l'Ecclésiaste parce que tu sens que j'ai besoin de réconfort. Ensuite tu refermeras la porte sur mes omoplates pointues, sur mes fessiers pointus. J'ai quand même réussi à foutre dehors cet imbécile. Où en étais-je de mes révisions ?... Ah oui ! « La notion de liberté selon le pragmatisme... »

Et je m'assis. Tabouret ou bergère, quelle importance ? Je m'assis.

– M. de La Vitrolle François, surnommé Tchitcho, regarde-moi. Ce visage que tu me vois est mon visage. Enduit de sueur. D'une part. D'autre part, sur ton front et ton arête nasale, je distingue quelques gouttelettes. Sueur aussi ? Ne généralisons pas. Simple transpiration. Moi, je sue. Donne-moi une cigarette. Tu n'en as pas ? Moi, j'en ai. En veux-tu ? Ou bien as-tu cessé de fumer ?

Durant quelques secondes, silencieusement, je fumai. Il n'y avait que cela à faire : fumer, parler, donner des coups de poing. Ensuite, la rue, la nuit. Mon estomac ? La physique nucléaire enseigne que, dépassé le quanta – si inconcevable que cela puisse paraître – le mouvement devient inertie.

– Soit ! Je me suis trompé. Trompé en croyant dur comme dogme que toi, chrétien, français, mon camarade de classe depuis sept ans révolus, mes fesses et les tiennes sur les mêmes bancs, à peu de chose près les mêmes notes scolaires, les mêmes goûts pour un philosophe, un poème, une marque de tabac, « phraséologie » entre deux cours, correspondance, je copiais tes cravates et tu as adopté ma façon désabusée de déambuler... soit ! Je te disais que Berrada a quelque excuse de se détourner de moi, jalousie fondamentale d'Arabe à Arabe, peur de troquer sa place de secrétaire-interprète au tribunal du Pacha contre une détention ferme pour un motif quelconque non valable, mais qui le deviendrait si le Seigneur le jugeait bon. Parce que – excuse-moi de parler vite, haché, touffu, sec : je suis fatigué et au lieu de me trouver dans un bon lit, soixante-douze heures de sommeil qui m'écrasent... je suis assis... sur un tabouret ou dans une bergère, je n'en sais rien et je ne veux même pas vérifier : ce n'est pas un lit ? alors ?... et il me faut parler ! –, parce que telle est la menace du Seigneur. Il a téléphoné à Berrada. En bref : « Berrada, tu as une bonne situation, tu dois savoir qui nous sommes et nous venons de mettre Driss à la porte. Médite ces données fondamentales. Maintenant ou bien tu condamnes ta porte et tu continues de percevoir 16000 francs par mois ou bien tu te découvres une âme de saint-bernard et tu consommeras 200 grammes de « kesra » dans une prison du Souss. Bien entendu, nous n'avons pas de conseil à te donner. Salamalec ! » Parlons à présent de toi. Tu es. comme tu le soulignais tout à l'heure, fils d'avocat-conseil et de comtesse corse... Entre parenthèses je n'ai pas très bien saisi ce relief de « noblesse datant de l'Empire » : Arabe, simple Arabe, excuse-moi. Tel, tu ne dépends ni du Makhzen ni d'Allah. Que je sache ! Et, si j'ai bien compris les termes du Protectorat, une espèce de potentat marocain (soit dit en passant, le potentat en question est complètement ruiné) ne peut en aucune façon en imposer à un jeune Français de vingt ans – ce dernier fût-il fils d'avocat-conseil et de comtesse corse, noblesse datant de l'Empire. Un exemple : tu es en train de coïter... je suppose ! Nasille tout d'un coup une mouche dans le voisinage. Si tu te lèves pour l'écraser, dis-moi, qu'es-tu venu faire au Maroc ? Abstraction faite de notre amitié, bien entendu ! (nous en parlerons un autre jour) ; alors, en ton âme et conscience, que t'a ordonné mon père au téléphone ? Pour que tu sois devenu un pleutre ?... Et donne-moi une bouteille de bière, tu as trop bu... Comment ? Je-te-dis-que-tu-n'as-plus-soif ! Moi, si. Et parle !

J'aurais pu continuer longtemps de la sorte. Entrer dans une pièce, demander des explications, sortir. Le cycle de mes amis. Rapporter à Tchitcho la conversation que j'avais eue avec Berrada, à Lucien celle avec Tchitcho... tramer. Avec la tension parfaitement inutile que dans le chapelet il surgît un grain, un seul, qui se caractérisât. Touffu, j'étais touffu. En temps ordinaire, frété d'un plat de lentilles, j'eusse agi autrement. Voyons ! Qu'aurais-je fait ? La porte en se fermant derrière moi m'avait fait dégringoler le perron. Je me serais relevé, assis sur le perron ou sur une pierre plate, j'aurais tenu ma tête à deux mains. Peut-être aurais-je fini par m'endormir. Et ceux qui commencent par dormir sont des sages.

Et je me retrouvai à mon point de départ, comme un mokkadem muni d'un tambourin gueulait qu'il était deux heures du matin. Le chergui s'était levé. L'on m'a dit que c'était un vent soufflant de l'Est. Je n'en crois rien. Ce chergui-là arrivait de toutes parts – et même du ciel. Chargé de sable et d'urine, de chaleur et de sécheresse, chant de cuivre et universion. Salut, ô maître ès-lettres françaises, qui t'es trouvé un jour dans ce vent et qui as eu le culot, à partir de cet élément, de pondre quarante pages ! Salut ! Je les ai lues. Tu as tout dit sur le chergui. J'en brosse deux phrases. Et le chergui m'emporta comme une balayure. Jusqu'au bordel.

D'où j'extrayai à grand-peine Le Kilo.

– Donne-moi la clef de ta cabane. Puisque je lis sur ton emploi du temps que tu m'as remis cet après-midi (nous sommes vendredi) « vendredi... De 2 à 10 heures du matin : dans une cabane ex-pissotière, rue Tolba... » La clef ! Et file chez moi. Il y a un réverbère. Sers-t'en. Atterris sur la terrasse. Pas de bruit. A ramasser tout ce qui peut se vendre. Fifty-fifty. D'accord ?

Il hurla : « d'accord ! » et se mit à courir.

La cabane contenait un litre de vin rouge, une purée de fèves dans un seau à mortier et une paillasse. Je bus, mangeai, me couchai. Le chergui ronflait des injures sonores.

J'ai dû dormir longtemps. Il faisait nuit lorsque j'ouvris les yeux.

– Vingt heures, me dit Le Kilo. Nous sommes samedi, 11 heures du soir.

– Et le vent ?

– Il souffle ailleurs.

Il avait retourné le seau à mortier, s'y était assis. Il semblait mécontent, quoique souriant. Entre ses pieds s'étalait la purée de fèves en une géométrie malsaine. La veille, je n'avais pas tout mangé. Et Le Kilo s'était abstenu de vider le seau dehors, avant de le retourner et de s'y asseoir. Il était mécontent

– Alors ? lui demandai-je.

– Alors pas grand-chose. Deux flics ont monté la garde chez toi jusqu'à l'aube. Je crois qu'ils t'attendaient. Ensuite ton père est sorti, s'est installé sur son tapis de prière et s'est mis à distribuer des pièces de monnaie. Comme tout le monde j'ai tendu la main... Dix francs !

– C'est tout ?

– Bien sûr que non.

Au cours de la même seconde il souleva son talon, le fit peser. Il s'en étala une bouillie brunâtre – et la queue spasmodique d'un lézard.

Le Kilo répéta :

– Non.

Et – j'avais rejeté mes couvertures et me mettais sur mon séant – il ajouta :

– Pas mal tes accessoires !

J'enfilai mon slip à la hâte.

– Accessoires, tu es dans le vrai, simples accessoires. Mais tu avais autre chose à me dire, je crois.

– Si.

Du pied, j'estime : distraitement, il recouvrait la bouillie de lézard avec la purée de fèves, buttait, égalisait, tassait. Je remarquai qu'il fumait une courte pipe à tuyau d'ébène, à la suite de quelles tribulations arrimée entre ses dents ? N'exhumons rien, je suis pressé.

– Ce dentier, dit-il.

Quatre incisives, deux canines, deux prémolaires, de l'or 850, l'appareil m'était familier.

– Hey ! Le haj ton père l'avait ôté, placé dans le creux de sa main – afin de graillonner un graillon particulièrement pénible à extraire. T'ai-je dit qu'autrefois j'étais voleur à la tire ? Voilà le dentier.

La butte s'était transformée en une masse compacte, glaise ou terre à modeler – et cela représentait un sexe immense pourvu de ses attributs. Le Kolo se leva.

– Le Juif, dit-il.

– Quel Juif ?

– N'importe lequel, celui qui nous achètera ces dents. Fifty-fifty, souviens-toi.

– C'est juste... mais quelle heure peut-il être ?

– Près de minuit. Pourquoi ? Le Juif ne ferme jamais.

Le Juif s'appelait Haroun Bitoun. Il était râblé, vêtu de noir, mangé de poils et de barbe. A la vue du dentier, il me l'arracha des mains, l'enferma dans un coffre-fort, nous poussa dehors, fit tomber le rideau métallique de son échoppe.

– Combien ?

Maintenant il était dans la rue, maintenant il ne craignait ni Hitler ni le tonnerre. La légume est hors de prix, chantait Hyspa, et les Prophètes fulminaient contre le roi Achab.

– A 150 francs le gramme, proposa Le Kilo, cela doit faire...

– Pas grammes, coupa le Juif, or en bloc. Ton morceau d'or ne vaut pas plus de 2 000 francs.

– Comment ? Je vais t'apprendre, espèce de pourriture...

– Pas la peine, dis-je, c'est lui qui en aurait à t'apprendre. 2 000 francs ?

– Oui, monsieur, dit Haroun.

– J'accepte.

Haroun ne se troubla pas.

– Monsieur, tu n'as pas de garanties et ce dentier ne t'appartient pas. Donc je ne peux te payer qu'en pesetas.

– En pesetas ?

– En pesetas. Ces pesetas, je connais un frère qui te les changera contre des livres anglaises... Attends. Les livres, un autre Juif t'en donnera des piastres indochinoises...

– Je ne comprends pas.

– Mais si, monsieur. Les piastres, tu peux les convertir en roubles, les roubles en dollars, les dollars en lires et finalement les lires en francs.

– Je présume que cette série d'opérations n'ira pas sans comporter...

– C'est-à-dire qu'il y a les frais de change, certainement, monsieur.

Il se frottait les mains, soudain très grave.

– Mille francs, voilà ce que tu peux escompter. Je suis prêt à te les donner dès maintenant. Afin d'épargner ton temps et ta sueur. Mais si tu tiens à être payé en pesetas...

– Je préfère.

Il s'exécuta et Le Kilo lui saisit le poignet. Sans brutalité ni douceur. Fonction naturelle. Mais le Juif comprit immédiatement que cette main qui le tenait avait quelque chose d'analogue à la malédiction de Jéhovah.

– Nous allons de concerve effectuer les divers changes dont tu m'as parlé, dis-je. Et d'abord tu vas nous conduire chez ce frère chargé de la convertibilité des pesetas en livres.

Nous ne lâchâmes Haroun qu'à l'aube naissante. Il était ahuri. « Ma barbe arracherai, gémissait-il, mes joues larderai à coups d'ongles – les Hébreux ont été rois et Issa, roi des Hérétiques, a été crucifié par nos soins. Maintenant un Arabe roule un Juif – et dans le commerce des monnaies, ô Moïse ! »

– Maintenant, dis-je au Kilo, nous allons nous rendre « Chez Noémie ». Des vingt-deux mille huit cents francs que nous venons de gagner, je pense que tu seras d'accord avec moi pour distraire une partie, le délassement du guerrier en quelque sorte, et j'ai besoin de réfléchir.

– « Chez Noémie » ? Connais pas. Probablement un boxon ? Si c'en est un, je te précède. Sinon, je te suis. En tout cas, je te fais confiance. Mais dis-moi, Ferdi, comment as-tu eu l'idée de cette histoire de change ? Je ne te savais pas affairiste.

En cours de route – le jour blafardait et des pigeons roucoulaient (disons des duos d'amour) et de la Médina montait une petite odeur de pourriture (à son réveil, sentez une femme, sentez une ville) – j'expliquai à mon compagnon que, si une somme d'argent en monnaie espagnole devait aboutir à la moitié de sa valeur en francs français, rien n'était plus facile que de remonter la chaîne – ce que j'avais fait, avec l'aide de Haroun Bitoun, stupéfait ou pas, auquel de toute façon j'avais racheté le dentier, en pesetas.

– Et les frais de change ? me demanda Le Kilo.

– M'ont été remboursés. Sais-tu te servir d'une brosse à dents ?

– Non. Mais je vais m'établir agent de change dès demain.

– Pour quoi faire ? N'es-tu pas heureux ainsi ? Considère que c'est ta simplicité bourrue qui m'attire chez toi. Crois-tu que, pour moi, il s'agisse d'un besoin de sociabilité ?

– Pas de propositions ! Merci quand même. Pourquoi ? Avoir beaucoup d'argent. Le dépenser à baiser.

– Nous y allons.

Noémie vissa une lampe dans sa douille et le vestibule qui préalablement avait fleuré l'oignon, le tabac, nous révéla – une épreuve photographique – un vieux Nègre qui croquait un oignon, tirait sur une bouffarde, un coup de dents, une bouffée. Il était assis et de prime abord j'estimai que, debout, il atteindrait quelque deux mètres. Pour l'instant il semblait inoffensif.

– Le commutateur est dérangé, déclara Noémie. Ces demoiselles vont descendre, entrez, messieurs, bonjour, messieurs.

Elle pressa sur un timbre et remarqua la tête du Kilo. Typiquement arabe, mille excuses, madame.

– Ça non ! s'écria-t-elle, nous avons des règlements.

– Des règlements ?

– Ceux-ci.

Elle désignait un panneau. Le Nègre avait posé sa bouffarde sur son genou, posait le reste de l'oignon sur le fourneau de sa pipe. Il était très attentif.

– Vous si, précisa Noémie, cet Arabe non. Mes pensionnaires n'ont pas à subir les Moricauds et je peux vous garantir qu'en voilà le premier qui ait sali mon seuil – et j'entends par Moricauds les Moricauds, les Arabes, les Jaunes, les Peaux-Rouges – enfin tout ce qui n'est pas occidental, quoi !

Je ne lui demandai pas si elle était raciste par principe ou tout simplement pour des raisons commerciales.

– Cet homme m'accompagne, voilà tout.

Elle parut soulagée. Elle ouvrit la porte au Kilo. Il disparut, voûté, las, mâchonnant non pas des injures mais quelque épais crachat dont il ne se soulagerait que bien loin de ce boxon – au bon vieux Bousbir, fort probablement.

Derrière Noémie, je pénétrai dans un salon. Il était meublé d'un fauteuil où je m'installai, d'une table de bridge et de douze jeunes femmes qui souriaient, aguichaient, très désirables. Noémie les nomma... Françoise... Paula... et des prénoms jamais encore entendus comme Annalia, Thorla, des appellations que j'eusse cru d'oiseaux rares, elles faisaient une petite révérence de la pointe des seins, se barricadaient de nouveau derrière leur sourire.

– Eh bien ? me demanda Noémie.

Elle aussi souriait. Elle s'attendait à m'entendre-lancer un nom, Françoise ou Thorla, je réglerais d'abord le quart d'heure, ensuite monterais avec la fille de mon choix.

– Eh bien ? répéta-t-elle.

– D'ici midi, dis-je, combien ?

Elle eut une moue.

– Cela vous coûtera mille francs... plus le pourboire. Alors ?

– Alors voici treize mille francs... comptez.

Et je pris Thorla par le cou.

– Celle-ci sera la première, madame, montrez-moi le chemin, madame. Ce fut Annalia qui me donna le dernier baiser.

– Je voudrais te revoir. En dehors d'ici. Tu es fine et tu dénotes. Est-ce possible ?

– Certainement, mais tu es trop romanesque, mon chou.

– Lundi ?

– Lundi si tu veux, c'est mon jour de congé.

Je savais que je ne la reverrais jamais. Je lui demandai de descendre me préparer une tasse de thé.

– Impossible, chéri. Cela fait deux jours qu'on n'en trouve plus. Même au marché noir.

Roche m'avait parlé d'un prêtre, le Père Blot. Le lendemain matin, dimanche, je sonnai à son presbytère. Il s'effaça, me fit asseoir dans un fauteuil en rotin, m'écouta. J'abjurais l'islam. Le catholicisme me tentait. Je demandais conseil.

– Evidemment, c'est un problème assez difficile à résoudre. A trois titres : d'abord parce qu'il est mal posé ; secundo, parce que je ne l'ai pas vécu et par conséquent, tertio, que je le considère avec mes yeux d'Européen et de prêtre.

Je ne sais pas exactement ce qu'il me dit. Je m'intéresse à sa physionomie que je regarde, que j'essaie de comprendre, au point que le problème que je lui ai soumis est de moindre importance que celui qu'il me pose, lui. Je fixe avec étonnement ces traits réguliers, beaux, imprégnés de vie ardente. Il doit avoir trente ans. Quand il m'a ouvert pour me recevoir, j'ai constaté qu'il était grand et quand il s'est assis il l'a fait doucement, dans une détente souple et féline, accentuée par un rejet calme de la tête contre le dossier de son siège. Une telle aisance, une telle force animale dont lui-même est conscient se dégage de ce prêtre que je me demande quelle histoire d'amour, quel concours de circonstances, quel aboutissement de mesures coercitives l'ont reléguè au plan de consolateur d'âmes, lui que je sens, que je sais destiné uniquement à la satisfaction des corps.

Une règle métallique qui tournoie entre ses doigts et réverbère la lumière du jour issue de la fenêtre à laquelle je tourne le dos me fait cligner des yeux, me reproche ma distraction. Le Père Blot a maintenant les coudes sur la table et la règle barre horizontalement son front.

– ... au plus haut point ce que vous avez bien voulu me révéler sur les conditions de vie de l'enfance marocaine. Il y a eu quelques missionnaires venus ici dans le temps. Je ne crois pas qu'ils aient obtenu une dizaine de conversions au total. N'empêche que...

Et tout d'un coup...

Tout d'un coup, je sentis mes testicules se raidir. L'orgue étirait des résonances déjà lentes et le prêtre chuchotait. Que chuchotait-il ? Je n'en sais rien. Il chuchotait. Ses lèvres avaient le rythme d'un nouveau-né en succion, sûr, régulier, irréfléchi. Un instant, comme si je les regardais à l'aide de jumelles et comme si, tout en les regardant, je réglais l'instrument, elles m'apparurent proéminantes et frémissantes, puis floues, puis nettes et minuscules, puis de nouveau immenses, à emplir mon champ optique. Ce champ s'obscurcit, s'éteignit soudain et je ne fus plus qu'une main.

La droite. Je la sus se poser doucement sur une épaule, une épaule d'organdi glauque et de chair conjonctive, au toucher tendre comme une cuisse de pigeonneau. Une épaule ! je sais. Un fleuve de cheveux blonds et qui fleure l'adolescence à peine déféquée houle à quelques centimètres de ma face. Je sais mon nez puissant, qui voudrait, pourrait s'immerger dans cette chevelure et en extraire le suc. Je sais des concavités et des convexités prêtes à s'épouser et mes aortes se durcir. « Les os de la terre gémiront le dernier jour des jours et sur vos crânes, peuple impie, se précipiteront comme grêle. » Mon dieu, pardonnez-moi : je suis impie et je corrige : « Les os de la terre ne gémiront point le dernier jour des jours : l'homme les a transformés en ciment. »

En conséquence, mon Dieu, abandonnez-moi cette épaule. Elle appartient à une jeune fille, laide ou belle, ou asexuée je m'en moque, derrière laquelle je me suis placé en entrant. Je me serais placé derrière une colonne de cette église ou tout autre objet de la création, mais ce fut elle qui fut là. Et croyez-vous que je vais m'interroger sur tel concours de circonstances qui a déterminé que...? J'ai lancé un jour un oignon à un clebs affamé. Il l'a mangé sans plus.

Epaule sur laquelle j'ai posé la main et, pour la poser, j'ai fermé les yeux, l'aveugle est maître du tactile, la sens-tu, cette main ? Tu t'es trouvée là et je ne puis bénir le hasard. Le hasard est permis à ceux qui savent. Or moi, je ne sais pas. Tu t'es trouvée là et je vais te faire une offrande, voilà tout. Ensuite m'en irai, t'en iras, toi peut-être intrinsèque, mais moi abcès vidé jusqu'au sang. Et, bien plus tard, des lèvres d'époux, des dents d'amant, lorsque te baiseront ou te mordront, te feront normalement tressaillir. Ma main ? tu ne la sentiras même pas. Dans laquelle pourtant, comme en un refuge, je ferai, chair et plaie et avatars et complexes grandioses, tout aboutir, en délire. Je te l'ai dit : je ne suis plus qu'une main.

Et d'abord reçois mon rêve. Tu l'appelleras latence, d'aucun le définira identification du réel ou δ ψ (M) dt, je n'y vois pas d'inconvénient. Qui se préoccupe de ratiocinations à l'heure où s'abat le Destin ? Ecoute mon rêve et n'aie pas peur.

Ce rêve-là, vague, vogue au vol des sphères vertes sous le vent familier des ténèbres futures. Demain ?... Demain sera le glas des fenêtres ouvertes – closes brutalement pour les sourdingues. Demain étouffera la rumeur stupide des voix stupides qui beuglaient la terreur du bâillement normal ; et le spleen en fumant crachera sur nos gueules, de son houka, quelque odeur nauséeuse de merde ou de mazout.

Et, sais-tu, j'ai bâti des ports géants avec des grues géantes soulevant des mondes et des crues d'hommes : je suis resté vil, veule et seul sur le quai.

Et, sais-tu, quand le dernier navire avec tous ses apôtres eut coulé, j'ai hurlé : « Je vais en créer d'autres » – et posément j'ai ri d'un rire gras, amer et gai.

Je t'ai dit cela en colère, petite fille aux blonds cheveux, blonds comme le maïs et blonds comme les étoiles. Tu n'en as rien entendu, et, eussé-je parlé à voix haute, que tu eusses probablement à peine battu des cils.

Ecoute encore. Je vais être plus violent. Tu t'es trouvée devant moi, ma main s'est refermée sur ton épaule, je présume quelle en est déjà meurtrie et, si tu ne t'es pas dégagée, si tu n'as pas voulu te dégager, une secousse eût suffi, un frémissement eût suffi, c'est que tu es moulée dans principes et convenances, les bons principes, les bonnes convenances – quel âge peux-tu donc avoir ? Seize ans, dix-sept ans, peut-être moins... quinze-seize-dix-sept ans de moule ! – ou alors je m'imagine seulement que je suis violent : parce que j'aime la violence. Ah oui ! je suis également sadique. Au commencement il y avait l'orgueil. Orgueilleux jusqu'au refoulement, puis refoulé jusqu'au sadisme et sadique jusqu'à l'inconscience. N'aie pas peur pourtant. Je t'assure qu'il ne s'agit là que d'une offrande. Celui qui te la fait est en détresse, une pauvre petite détresse. Ecoute-moi.

Une fois, les soleils rougis battaient les tempes des poètes et des conquérants. Et comme l'eau valait plus cher que l'or, ils buvaient leur sueur et remerciaient la Providence. Mais la mer elle-même n'eût pu les apaiser. De l'horreur du nadium naquirent en eux des vampirismes. La loi du plus fort trouva sa raison d'être. Néanmoins le sang fut épargné, que les vainqueurs sucèrent jusqu'à la dernière goutte. Les volontés durcirent ; dans les veines le sang guérit le sang de toute trace de civilisation. Il y en eut qui, réadaptant leur masque tombé au plus fort de la tourmente, communièrent au tabernacle de la colère ; d'autres qui rirent parce que d'autres pleuraient. Mais c'était indéfiniment la marche des forts. La monotonie même n'avait de sens qu'avec l'alternance des brasiers cuisants et des crânes cuits. Il n'y avait plus de ciel et, quelque part dans le ciel, un soleil : mais, sans interstice de bleu, une irradiation flambant de milliards de soleils.

Et, par-delà les frelons haletants, les salaisons votives et les cailloux crevant les gerçures des pieds nus, par-delà les flamboiements des guipures, prédominait le besoin d'un assouvissement mâle et brutal.

Alors, des circonvolutions cérébrales mises à nu dès le premier horizon, vagirent les nerfs tendus vers l'infini contraste du froid débile.

Ce ne fut plus qu'un promeneur sur la plage brunie par un soleil d'août, dont les muscles fraîchis par une baignade récente ont besoin de l'embrasement des égarées là-bas sur le sable, dont les cuisses et les bras peuvent jusqu'à l'étouffement annihiler toute notion du réel.

En mon âme et conscience, j'ai senti l'appel identique des taureaux solitaires beuglants.

En mon âme et conscience, je t'ai dit, petite fille.

Byzantinisme et byzantinisme voulu, petite fille, autodéfense de ma pudeur – ou, tout simplement, n'est-ce plutôt qu'un masque de ma médiocrité ? A tout prendre, j'étreins un peu plus fort ton épaule.

Souviens-toi ! au commencement il y avait l'orgueil. Tout être naît orgueilleux. La naissance en elle-même n'est-elle pas un orgueil ? Et j'ajoute : la passivité est le quanta de l'orgueil. Gandhi.

Un sieur écrira : « ... Et j'appelle vérité tout ce qui est continu. » Un autre sieur faisant métier de critique s'étonnera : « Et le mensonge ? n'est-il pas continu, lui aussi ? mille exemples à citer. » Ce critique suave aura enterré Gandhi.

J'appelle orgueil la possession de soi. Quelques kilogrammes de chair, sang, peau, os, cartilage, boyaux, ongles, système pileux, glandes à faire l'amour, dure-mère, cellules grises, contours et formes, tares, avatars, croyances, sens critique, appétit de croire, les cinq sens, les kinésies – et le monde que l'on découvre, traduit, adapte à soi, si parfaitement qu'il devient notre propriété. Tel était mon orgueil, petite fille. Mon moi, mon lot, mes contingences. Je ne volais personne.

Des années se sont déroulées. Je suis ici, étreignant ton épaule. A la suite de quoi ? Je vais te le dire. Une histoire de thés, un bref séjour à Fès, Hamid est mort, je me suis révolté.

– Parfait ! a conclu Roche. Garde cela en toi, bien ancré en ta mémoire, cultives-en chaque fait, chaque incidence. Plus tard, lorsque ton vocabulaire comportera quelque 8000 mots et lorsque le recul aura suffisamment aiguisé cette révolte, tu pourras en faire un roman.

Un roman. Un roman, entends-tu ? Dont les éléments seraient : une histoire de thés, un bref séjour à Fès, la mort d'Hamid, ma révolte. Si je pouvais encore rire, petite fille !

Mais justement, jusqu'à cette minute où je me suis mis derrière toi, je n'ai cessé d'y être, dans mon roman, pantin. Et, de cette minute-là, j'en émerge, j'en échappe. C'est pour cela que je t'ai parlé d'une offrande. Et que je la fais à toi que je ne puis situer, dont je ne connais point le visage et qui t'en iras sans plus. L'on quitte un instant son sentier pour vomir. Que l'on reprend ensuite, soulagé – ou bien un peu plus malade.

Donc je me serais révolté pour des banalités ! Un haj est ruiné quotidiennement et quotidiennement un enfant meurt. L'on s'est contenté de ces éléments et j'ai tu les causes profondes. Les voici.

Je t'entretenais de mon moi initial. Il commença de s'effriter un jour. Jour après jour, il s'effrita davantage. Les tendresses m'étaient refusées, les réconforts absents, les pleurs sanctionnés, les souffrances muettes décelées et condamnées, les élans brimés, les jeux interdits, les écartements vite émondés. Par le dogme, pour le dogme, dans le dogme. Je me tus, m'éteignis, suivis le Droit Chemin. Et je continuerais encore de le suivre sans une brusque incidence.

Un jour, un cartable fut substitué à ma planche d'études, un costume européen à ma djellaba. Ce jour-là renaquit mon moi. Pour un temps fort bref. D'autres commandements vinrent relayer les anciens et, moi qui avais obéi à ceux-ci, j'obéis à ceux-là. Ils étaient : « De Divinité il n'y a qu'Allah et d'Allah nous sommes le représentant sur la terre. Si nous t'accordons le droit de respirer une bolée d'air, une bolée d'air et pas autre chose, tu respireras. Et, si tu te permets un dérèglement, Dieu te damnera sûrement, mais nous, auparavant, t'aurons étranglé de nos propres mains. »

Ils furent : « Le monde a changé, notre fils. La première personne qu'aime un homme, c'est soi-même. Mais, s'il a des enfants, son plus cher désir est qu'ils soient meilleurs que lui en tout point. Nous allons nous reproduire en toi, nous perfectionner. Nous sommes du siècle des Califes, tu seras du siècle Vingt. Nous t'introduisons dans le camp ennemi afin que tu te familiarises avec ses armes. Cela et pas autre chose. »

Cette autre chose pourtant s'est produite petite fille. En effet les nouveaux commandements firent passer les anciens au second plan – et en quelque sorte m'en libérèrent. Et me prédisposèrent au sens critique. Première étape. Dont je ne sus profiter : je m'étais déjà refoulé. Je me refoulai davantage. Jusqu'au sadisme, je te l'ai dit, petite fille.

J'appelle sadique tout être capable d'exubérance, qui végète et ne désire que végéter. J'appelle sadique tout être qui se spécialise au détriment de ses autres capacités, tendances, promesses. J'étais l'un et l'autre et me contentais d'approvisionner ma haine, aidé en cela par l'exemple de mon intelligence que l'enseignement européen développait – au détriment de toutes mes autres facultés. Seconde étape. Que je dédaignai également. Je ne me nourris pas de littérature.

La troisième, je suis en train de la franchir. Lorsque mon frère fut mort et enterré, je m'en suis allé. Un prétexte – un jour ou l'autre je m'en serais allé – une sorte d'extériorisation, à traduire par des actes, des mots à concrétiser. Je m'en suis allé revendiquer. Ecoute, petite fille.

– Je ne puis te donner asile, a dit Tchitcho. Même pour une nuit. Mon père est avocat. Ton père l'a chargé de s'occuper de son affaire de thés. Des honoraires fabuleux. Si je donnais libre cours à mon amitié, il prendrait un autre avocat.

– Mon père est gérant d'une société anonyme de textiles, a dit Lucien. Dont le principal actionnaire s'appelle Haj Fatmi Ferdi, je ne t'apprends rien. Maintenant, comprends-moi, Driss, si je...

– ... si tu donnais libre cours à ton amitié.. ouais ! Au revoir, Monsieur !

– Je suis un cosmopolite, a dit Roche. Je suis partout chez moi et nulle part je n'ai de gîte. Te recueillir ? Où cela ? Et pourquoi ? Si tu étais encore passif... mais tu ne veux être qu'actif...

– Mais, monsieur Roche, et vos enseignements ? vos critiques-dissections, vos histoires marrantes, vos coups de trique, votre anarchisme ?... je vous considérais comme mon véritable éducateur...

– Et alors ? Je te fais confiance : ce pays-ci a besoin d'anarchistes. Et qui sait ? un jour peut-être le disciple éclipsera le maître...

Et le Père Blot, petite fille ! Ce prêtre qui officie, que tu regardes, que tu écoutes. Je lui ai rendu visite ce matin, dans son presbytère Le premier prêtre venu. J'étais sincère, j'étais bon, j'étais pitoyable. Prêt à m'offrir. Moine ou nettoyeur des chiotes de la Chrétienté. Et sais-tu ? (je pleure en te disant cela, des larmes que tu ne peux voir et ne peux entendre, silencieuses, dures) de tout mon moi, de tout mon être-plaie, sais-tu ce que le Père Blot a retenu ? Son angle de prêtre.

– Du plus haut intérêt ce que vous avez bien voulu me révéler au sujet de l'enfance marocaine. Il y a eu dans le temps... n'empêche que...

Un faux-monnayeur ! Tous des faux-monnayeurs ! Lucien, Tchitcho, Roche et ce prêtre nasillant. Chacun d'eux m'a traduit à son optique propre. Moi ? Un beefsteack. Passé de main en main, soupesé, examiné, flairé, marchandé... Boh ! un beefsteack !

Alors qu'il me soit permis, à moi aussi, de traduire selon l'angle de ma férocité. Des honoraires fabuleux ? Le principal actionnaire ? Le cosmopolitisme ? L'enfance marocaine ? Mais à qui donc parlez-vous ? Je ne suis pas un tuyau de poêle.

Epluchons : vous ne m'acceptez pas. Je ne puis être votre égal. Car c'est cela votre peur secrète : que je le sois. Et que je vienne revendiquer ma place à votre soleil. Eh oui !

Que je me sois révolté, que j'aie rejeté le monde oriental, j'en connais qui se sont frotté les mains.

– Ce n'est pas tout, dis-je. Serrez-vous, s'il vous plaît : je vais m'asseoir.

– Comment ?

Comment ? Vous avez donc cru que j'allais considérer ma révolte comme un satisfecit ? Remiser cette énergie sans chercher à lui donner corps, l'utiliser ? Etre statique ? Un poste de préposé aux Droits de Portre ou de secrétaire-interprète, une espèce de no man's land ? Permission de nous réunir le samedi soir à la terrasse d'un café franco-marocain ? L'alliance franco-marocaine ?

– Et alors, mon cher, vous n'êtes pas encore retourné chez vos parents ?... Non ?... Vous êtes un couillon, mon cher.

Plus qu'ils ne le croient. A l'école coranique, si j'avais des réflexes, sensations, sentiments, idées, ils n'étaient les uns et les autres que premiers. Victor Hugo, Kant et les faux-monnayeurs les ont dérivés Si bien dérivés qu'ils m'ont aidé, moi qui m'étais révolté et candidement considérais ma révolte comme une délivrance – à me délivrer de cette révolte.

– Et alors, mon cher ? Ça peut aller loin, ce petit jeu. Etes-vous parvenu à un résultat ?

Petite fille, ce résultat, je l'ai communiqué à ma main. Le beefsteack de naguère est devenu une authentique semelle. Et le moi dont je te parlais tantôt, parce que encore dans une fausse situation, très décidé. Décidé à vivre en semelle. Et c'est en semelle qu'un jour ou l'autre – je suis tendu vers ce but – je débarquerai en France, aboutirai vers le cœur de la France, Paris – semelle. Couilles et cerveau. Sadisme et bonne volonté. Lucide, entends-tu ?

– Lâchez-moi... vous me faites mal...

Ouais !... Petite fille, le temps, je le sais ou le souhaite, se chargera de compromettre mon absolu. Comme il me rappelle déjà que je ne suis plus oriental pour me permettre d'en découper une tranche, le stabiliser au point mort, m'y réfugier. Comme il me rappelle que je ne suis qu'un personnage – d'un roman. Dommage, petite fille ! je croyais m'en être également libéré.

– Lâchez-moi... mais lâchez-moi donc !

Voilà... voilà... Le personnage va se réintégrer dans le quatrième chapitre...

– Qu'est-ce que c'est que cette mixture d'essai et de roman, ces termes agglutinés ?..

– Voilà... voilà...

Je la lâchai. Elle se tourna vers moi, secouant encore son épaule. Sans doute vit-elle mes yeux. Elle tomba évanouie.

 

Je sortis de l'église et Tchitcho m'offrit une cigarette.

– Je te rappelle, dit-il, que c'est demain à 8 heures que commenceront les épreuves du baccalauréat.

Pas un mot de plus et fit mine de s'en aller. Un de ces panneaux de signalisation que l'on rencontre aux détours du chemin. Palabrer ? Soyons pratique : je lui demandai du feu pour la cigarette qu'il venait de m'offrir. Ensuite regagnai ma chambre d'hôtel, me rasai, bus une tasse de café, dormis. Rêvant de cette petite fille vêtue d'organdi et qui avait eu le pouvoir de me vidanger – si les pensionnaires de Noémie m'avaient fait jouir.

Il tambourina à ma porte. J'allai ouvrir. Il était chaussé d'espadrilles. Il avait l'air d'avoir soif. Je lui présentai une carafe d'eau. Il but, me donna une cigarette, m'aida à me vêtir. Nous descendîmes l'escalier de front. L'air frais du matin me cingla et fit perler des gouttes de sueur sur son front.

– L'estomac, Tchitcho, dis-je... ou bien le foie, ménage ta santé.

– Je sais, se contenta-t-il de répondre.

Il fit une grimace qui voulait être un sourire. Il était grand, plus grand que moi, franchement maigre, plus maigre que moi. Il était un peu voûté, marchait à la façon des crabes. Le ciel se couvrait de nuages, quelques chiens fouinaient dans quelques poubelles, le macadam s'étalait droit devant nous, par endroits brillait, là où une voiture avait pissé son huile et là tapait un rayon de soleil.

A mon compagnon, je désirais dire : « Je suis ému Tu tiens à ce que je me présente au bachot. Tu m'as relancé jusqu'à ma chambre d'hôtel. Je crois que tu me considères comme un ami, je me suis trompé. Je t'ai traité d'ordure et déjà tu as tout oublié. Pardonne-moi. » Je lui dis : « As-tu des nouvelles de chez moi ?

– Non. Mais tu ne tarderas pas à y retourner.

– Pourquoi ?

– Je le présume. En tout cas ce serait à souhaiter.

Comme nous franchissions la grille du lycée, il me remit un journal soigneusement plié.

– Il y a là un article qui pourrait t'intéresser. Je l'ai encadré au crayon rouge.

 

Je suis assis devant un pupitre, devant une trentaine de dos, devant un tableau noir sur lequel un bâton de craie vient de calligraphier le sujet de la dissertation française : « Liberté, Egalité, Fraternité. » Les bottillons du surveillant sonnent en un va-et-vient qui me rappelle le balancier de l'horloge à poids du Seigneur. Plus bruyant sans doute, mais aussi régulier, aussi défini. Des plumes raclent, des toussotements se répriment, avec son cortège de nuages le soleil s'est déplacé dans le ciel et je me suis réveillé.

Tout à l'heure, isolé sous un marronnier du préau, j'ai lu l'article. Ni enthousiaste, ni enthousiasmant. Un constat. Il m'a pourtant réveillé.

Liberté, Egalité, Fraternité, non, je n'ai jamais sous-estimé la puissance du Seigneur. « L'on ne sait comment la chose s'est produite, mais sur les marchés il n'y a plus un gramme de thé. » J'aime cette terminologie claire et nette.

La plupart de ces dos me sont connus. Pourquoi les mettre à nu ? Eczéma, omoplate ou échine saillantes, laissons-les couverts. L'habit fait le moine et l'illusion est à chérir. Si cet homme qui fut mon père a été capable de juguler les événements, satanés bottillons ! que lui demander de plus ?

Liberté, Egalité, Fraternité, j'avais soif de mots, faim d'incantatoires. « Le stage, m'enseignait le Seigneur, dans un bagne fait d'un forçat un garde-chiourme et d'un garde-chiourme un forçat. Le tout est d'être au départ l'un ou l'autre. Pour nous, nous choisirions d'être un forçat. »

Je pleurais et il me frappait au visage : « Il est méchant » alors qu'il voulait me faire entendre : « Sois dur ». Liberté, Egalité, Fraternité, un jour tu te trouveras devant la ruine de tes entreprises : l'énergie ou bien tes poèmes ? Mes poèmes, père, mes poèmes !

Le tableau noir est un assemblage de planches, somme toute, les bottillons, si je les chaussais, les ferais sonner bien autrement, avec application et méthode, piétinant mes dernières excroissances – mais qui donc m'a parlé de symbiose ? « Symbiose de génie oriental, des traditions musulmanes et de la civilisation européenne... » Vague, très vague, c'est-à-dire : brisons-en là, étouffons amiablement l'affaire, au fond du pot de miel il peut y avoir de la merde. Symbiose oui, mais : symbiose de mon rejet de l'Orient et du scepticisme que fait naître en moi l'Occident. Cela s'appelle un poème, père. Je trempai ma plume dans l'encrier et me mis à écrire.

« Liberté, Egalité, Fraternité : hic le sujet.

« A-Propos – Un périodique américain m'a récemment appris qu'à partir d'une citrouille cueillie à Sidi Bel Abbès (Algérie) et expédiée aux U.S.A., des ingénieurs chimistes de l'Université de Harvard, spécialisés dans la branche des matières plastiques, avaient réussi à obtenir une quantité appréciable d'acétyl-polyvinyl et du chewing-gum de très bonne qualité. C'est dire que la devise de la République Française “Liberté, Egalité, Fraternité” fournirait matière à :

« Délimitation du sujet.

« a) Un bon roman genre vieille école : le Maroc, pays d'avenir, le soleil, le couscous, les métèques, le Bicot sur le bourricot et la Bicote derrière, la danse du ventre, les souks, des Buicks, des bidonvilles, des pachas, des usines, les dattes, les muezzins, le thé à la menthe, les fantasias, les khaîmas, les djellabas, les haîks, les turbans, les charmeurs de serpents, les conteurs publics, les sabirs, le méchoui, la kesra, la sécheresse, les sauterelles – c'est tout ? non !... le tam-tam, les sorciers, les pirogues, la mouche tsé-tsé, la savane, les cocotiers, les bananiers, les flèches empoisonnées, les Indiens, Pluto, Tarzan, le Capitaine Cook... alors que vient foutre là-dedans la devise de la République Française ?

– Justement ! Un vieux macaque va nous brasser tout cela, entre deux coquetèles, entre deux pets, entre deux bâillements, va en faire un roman : histoire d'amour comico-tragique, couleur locale, avec comme reliefs et déterminantes : le Maroc-pays-d'avenir, le soleil, le couscous, les métèques, le bicot sur le bourricot et la bicote derrière...

– Mais la devise ? la fameuse devise ?

– Chapeau, messieurs ! le macaque est habile et, telle une vieille Ford de chez un mécanicien, votre devise sortira de ce roman rodée, réparée, révisée, “comme neuve” – à nous demander si elle a eu jamais un tel éclat.

« b) Un bon roman policier : Callaghan, Fantômas, de l'érotisme, du crime, du mystère, de l'aventure, des rebondissements, des coups de théâtre, les soucoupes volantes, une pomme de terre, une autre pomme de terre, une troisième pomme de terre...

– Mais monsieur, et la devise ?

– Mossieu, je suis un macaque !

« c) Un poème en vers et en alexandrins écrit à la manière d'un Nègre baptisé trois fois et à qui l'on demanderait de pondre quelque chose sur la Négrie.

« “Moi pas enco' Blanc mais plus Nèg'e : Liberté !...”

« d) une chanson pour chansonnier ;

« e) un ouvrage d'économie politique ;

« f) une illustration algébrique de la série de Taylor ;

« g) un in-octavo d'histoire ;

« h) un modus vivendi ;

« i) un casus belli ;

« j) une marque déposée ;

« k) et, si j'étais américain, un indicateur de chemins de fer.

« Délimitons. Je ne suis ni romancier, ni poète, ni économiste, ni mathématicien, ni chansonnier, ni historien, ni fumiste. Un simple jeune homme âgé de dix-neuf ans, assis sur un banc, devant un pupitre. Et voilà qui est essentiel à mon sens : le facteur candidat, celui qui va traiter le sujet.

« Je n'ignore point, messieurs les examinateurs, qu'une copie d'élève doit être anonyme, exempte de signature, nom, prénom ou marque propre à en faire reconnaître l'auteur. Je n'ignore point non plus cependant qu'une toile révèle aisément le peintre. C'est dire qu'il y a quelque temps déjà que vous avez percé ma personnalité : je suis arabe. Permettez en conséquence que je traite ledit sujet en tant qu'arabe. Sans plan, sans technique, gauche, touffu. Mais je vous promets d'être franc.

« Délimitons encore. Ce matin, en me rendant ici, j'ai rencontré un Américain de la Military Police. Il arrêta sa Jeep.

– Toi Français ? me demanda-t-il.

– Non, répondis-je. Arabe habillé en Français.

– Then... où sont Arabes habillés en Arabes, parlant arabe et...

« J'étendis la main en direction du vieux cimetière musulman.

– Par là.

« Il embraya.

« Pourquoi cette anecdote ? Elle prétend signifier que l'auteur de cette dissertation est un Oriental pourvu d'un vocabulaire français de quelque 3 000 mots, à moitié éduqué, à moitié révolté et depuis 48 heures placé dans de mauvaises conditions tant matérielles que morales

« Entrée en matière.

« Un vieux bonze de mes amis, nommé Raymond Roche, m'a dit hier soir : “Nous, Français, sommes en train de vous civiliser, vous, Arabes. Mal, de mauvaise foi et sans plaisir aucun. Car, si par hasard vous parvenez à être nos égaux, je te le demande : par rapport à qui ou à quoi serons-nous civilisés, nous ?” Le sujet est : « Liberté, Egalité, Fraternité. » Je ne suis pas pleinement qualifié pour en parler. Par contre, je puis aisément lui substituer un sujet de remplacement et qui m'est autrement familier : “La théocratie musulmane.” Usant de tel théorème des triangles semblables, je présume que le résultat sera le même, à peu de chose près.

« Développement.

« Les cinq commandements de l'Islam sont par ordre d'importance :

– La foi ;

– les cinq prières quotidiennes ;

– le jeûne du Ramadan ;

– la charité annuelle ;

– le pèlerinage à La Mecque.

« Pour ce qui est du premier commandement, tout le monde croit en Dieu bien que le “Marocain moyen” n'en respecte pas les corollaires : on peut jurer et être parjure, mentir, être adultère, boire. Mais la foi est sauve et Dieu Très-Puissant et Très-Miséricordieux.

« En ce qui concerne les prières, seules les personnes âgées les font. Encore que ce soit pour la plupart d'entre elles une habitude ou un manifeste. De sorte que celui qui croit en Dieu, jeûne pendant le Ramadan, ignore le vin et le porc, fait ses cinq prières par jour et tire le diable par la queue, est presque automatiquement étiqueté saint, pourvu qu'il soit d'un certain âge, qu'il porte au cou un chapelet assez lourd et que sa barbe soit fournie.

« Mon grand-père est un saint à titre posthume ; parce qu'il était pauvre, pieux et lunatique.

« Le jeûne est généralement admis dans les croyances et partout suivi comme un rite millénaire. C'est-à-dire qu'en dehors de ceux qui sont obligés de travailler tous les jours pour subvenir à leurs besoins, les gens paressent dans leurs lits jusqu'à midi et font ensuite des parties interminables de poker ou de loto, pour tuer le temps et tromper la faim. Les jeux de hasard sont interdits par la loi et le Ramadan est un mois de recueillement et de prières. J'ai toujours vu mon père pendant ce jeûne d'une humeur particulièrement massacrante parce qu'il ne pouvait pas fumer. Il sortait faire un petit tour vers midi, rentrait et épuisait tous les sujets de conversation et toutes les occasions de dispute. Le soir, il redevenait le plus doux des hommes parce qu'il avait fumé et ne disait plus rien parce qu'il fumait jusqu'au matin. « Quand le Prophète Mohamed a prêché le jeûne, c'était pour que tous, riches et pauvres, jeunes et vieux, souffrent pendant une période déterminée, de l'aube au crépuscule, de la faim dont souffrent éternellement et uniquement les pauvres ; pour inciter tout le monde à garder en dépit de cette souffrance même un caractère égal en tout lieu et en toute circonstance ; pour que cette abstinence d'aliments et de boissons, de jouissances vénériennes et autres, forge les caractères et les volontés et prédispose, en purgeant les corps et les cerveaux, à un état d'âme susceptible d'assimiler une élévation vers Dieu. Enfin pour que la vie, coupée un mois sur douze par un changement total d'habitudes, ne risque pas par sa monotonie de transformer les hommes en robots.

« Le quatrième commandement est défini par les lois suivantes :

– un prélèvement de 2,5 % sur les biens doit obligatoirement revenir aux pauvres ;

– ce prélèvement est annuel et doit être aussi précis que possible ;

– les biens immeubles qui ne rapportent pas ne sont pas passibles de taux.

« Au Maroc, on a adopté le jour de l'An Hégirien pour l'enrichissement des pauvres. En fait, j'ai toujours vu ce jour-là une distribution de pièces de monnaie, de figues et de dattes, faite surtout par les épiciers et les petits commerçants. Les riches prennent leurs précautions à l'avance, transformant leurs biens liquides en biens immeubles qui, de par la loi islamique, ne sont pas imposables. De la sorte, ils n'ont rien à donner à personne et n'auront pas de compte à rendre à leur conscience, ni à Dieu. Le Prophète n'a pas prévu cette escroquerie subtile. Bien plus, les immeubles et les terres acquis ainsi peuvent décupler de valeur en un minimum de temps. C'est l'une des raisons qui expliquerait les affaires miraculeuses.

« Par ailleurs, il se peut que des pauvres réunissent ce jour-là une somme assez rondelette. Ils se retrouveront le lendemain mendiants, attendu qu'ils auront envoyé l'argent récolté dans leur douar pour s'acheter un lopin de terre ou du bétail.

« Le pèlerinage à La Mecque est prétexte aux Marocains riches pour visiter les pays du Proche-Orient. Je cite le cas de mon père qui est resté trois ans absent ; soi-disant pour se recueillir sur la Kaaba, la sainte Pierre Noire. A son retour, venant du Hedjaz, il distribua des dattes de Médine et du bois de santal à ses proches et amis, heureux d'avoir même un grain de poussière du pays saint. Ma mère lèche encore une de ces fameuses dattes, la vingt-septième nuit du Ramadan, la Nuit du Pouvoir où “anges et démons fraternisent sur les gazons tapissés de pétales de roses, au paradis”. Mon père tendit sa dextre en un geste magnanime et tout le monde la baisa et la baise encore en gratifiant son possesseur du titre honorifique de Haj, c'est-à-dire un type qui a été à La Mecque. Par la suite, il devait nous apprendre que la presque totalité de sa fortune avait fondu dans les tripots de Damas et du Caire. Mais il s'est réellement recueilli sur la Kaaba et a donc droit à son titre. Louange à Dieu très-haut, père de l'univers et roi du Jugement dernier !

« Conclusion.

« L'homme propose et le temps dispose, mais pas un cireur de la Médina ne voudrait en convenir et c'est ce qui fait la force de l'Islam.

« Resterait à présent le théorème des triangles semblables cité plus haut et je dois être confus. Messieurs les examinateurs, n'établissez pas de parallèle hâtif, trop à la lettre. J'ai encore quelque chose à dire – dont je vous mets en demeure de prendre note avant de conclure. Le constat que je viens d'établir sous forme de dissertation serait un rejet, un refus de mes antécédents. Pas tout à fait cependant, il me reste beaucoup de fibres à trancher, beaucoup de nostalgies à m'asseoir dessus, mais là n'est pas la question. L'important est ma position actuelle dont je ne suis pas parfaitement conscient, comme une convalescence – ni satisfait. Botté par mon passé tourmenté et mes acquisitions livresques et les contrepoids et les traitements de cheval et les tisanes sucrées, je viens de m'engager dans votre route, messieurs. Je ne m'y suis pas engagé vierge, mais tel dans le mariage un conjoint “ayant beaucoup souffert”. En conséquence, si je dis : “Liberté, Egalité, Fraternité : devise aussi rouillée que la nôtre”, vous me comprendrez sans doute. Néanmoins, au fur et à mesure de mes pas, j'ose espérer qu'elle se décapera, se fourbira, retrouvera cet éclat et ce pouvoir de séduction que les livres m'ont susurrés – pour un tant soit peu d'optimisme dont votre pauvre type de serviteur a grandement besoin et pour la plus grande gloire de la France. Amen ! »

 

Je somnolais sur un banc du parc Murdoch. Une main m'empoigna par les revers de mon veston.

– Debout, hallouf !

C'était Tchitcho. Je le suivis – ou plutôt il me traîna jusqu'au préau du lycée, piétaille et rumeur sourde. Tchitcho joua des coudes. Il semblait fébrile.

– Regarde, hallouf.

Il me désignait un panneau. Quatre punaises y fixaient la liste des candidats admissibles. Mon nom y figurait.

– Regarde ! « Driss Ferdi... Mention Bien. »

Une voix s'éleva derrière nous.

– Monsieur Ferdi !

C'était Joseph Kessel. L'homme de lettres, le grand voyageur ?

– Non. Le licencié ès-lettres, le sédentaire et je ne m'en porte pas plus mal. Votre examinateur, monsieur Ferdi. Entrez donc.

Nous pénétrâmes dans le cabinet du proviseur.

– Asseyez-vous. Cigarette ?... Ainsi, c'est donc vous le Luther marocain ? Vous m'avez fait rire, allez ! A vous voir, maigre, pâle et timide... Mlle Uller, une vieille fille, ma collègue, a bien ri, elle aussi. Cette habileté, ce ton docte, cette violence « sérieuse » et malgré tout cette puérilité non déguisée tout au long de votre dissertation... Vannier, entendu parler ? C'était un as. Maintenant, j'ai pris du ventre et j'appartiens au corps enseignant, mais je me rappelle. M'écoutez, Ferdi ? Vannier et moi, vous n'étiez pas encore né, deux garçons sveltes et décidés, deux collégiens en vacances... nous décidâmes en effet de partir à l'aventure et nous optâmes pour le Maroc... Mais vraiment, cette manière de faire table rase de tous vos antécédents, Uller, Mlle Uller, disait que c'était passionné, je ne crois pas, moi. De toute façon, un jour ou l'autre il fallait le faire. Donc, mon petit Ferdi... à propos, que veut dire le mot Ferdi ? Donc, Vannier et moi, il est mort depuis, le pauvre garçon, cancer de la prostate, je pense... nous faisions alors de l'aviation. Ça, c'était le bon temps. Mais, mon cher, vous ne savez pas ce que vous perdez, ce soleil, ce ciel, mais c'est un pays neuf promis à... Casablanca ne s'appelait pas Casablanca, mais Sidi Belyout. Nous étions les pionniers de l'Aéropostale, entendu parler de l'Aéropostale ? Les pionniers ! Bien entendu, plus remis les pieds ici, sinon hier... Débordé, eh oui ! Ma foi, ça n'a pas changé, des usines, des buildings, des garages, des routes et la suite, certes, mais l'Arabe, lui, n'a pas changé. Je vais vous faire un aveu : en 38, j'ai publié tout un périple, une série d'articles, que j'ai intitulé : « Le Maghreb, Terre de Feu ». De la couleur locale, voilà ce qui intéresse le lecteur européen, il est fixé, les mousmés, les casbahs... Uller, Mlle Uller, a pensé confier votre épreuve à un périodique parisien, mais j'ai pensé que, toute réflexion faite... Alors, mon cher ami, que pensez-vous de nos relations avec le Bicot ? Vous, vous êtes évolué, bien sûr, une exception... Inquiétantes à la fin, les agitations que certains soi-disant Nationalistes brandissent comme... ne trouvez-vous pas ? Mais en réalité, tous des Mouscoutaires, des cocos. Car, si nous partons, nous, il est manifeste qu'automatiquement une autre nation... A plus réfléchir, il serait possible de placer votre article au moment voulu, une sorte d'actualité. Et, dites-moi, le Sultan ? Il me semble, ceci entre quatre oreilles, bien conformiste, mais avouons-le, ce n'est pas un aigle.. Je ne l'ai jamais vu d'ailleurs. Pour en revenir à cette copie, originale, mais Uller, Mlle Uller, était scandalisée, il faut la comprendre, mon cher ami, elle s'attendait à une conclusion... comment dirai-je ? C'est bien simple : je vous ai coté 18 : le maximum. Car il est évident que la jeunesse, la vraie jeunesse marocaine est là, dans cette copie. Comprenez, la politique de la Résidence s'applique justement à faire ressortir...

Le téléphone se mit à grésiller.

– Allô !... Une seconde, mon cher. Allô !... Allô, qui demandez-vous ? Le broufizour ? vous voulez dire « le proviseur » ? Comment ? Vous dites que vous êtes arabe ? Eh bien, mon ami, lorsqu'un Arabe téléphone à un proviseur, il le fait par le truchement d'un interprète, je te le dis.

Il raccrocha.

– Ça n'a pas changé ! Mais comprenez ! la politique de la Résidence...

Le téléphone sonna de nouveau.

– Allô ! A-llô ! Oui ! O-ui ! L'interprète ? quel interprète ? Oui... et alors, que me voulez-vous, vous deux ? Parlez vite et succinct, mon temps est précieux... Comment ?... oui... oui... entendu.

Il remit le récepteur sur son support, soudain très grave.

– Mon cher ami, vous m'excuserez, mais nous allons en rester là pour aujourd'hui. Oui, une nouba, à laquelle je dois me rendre. Eh ! les obligations, les... même sur cette Terre de Feu... Dites-moi, qu'allez-vous faire maintenant ?

– C'est-à-dire, répondis-je, que, si vous avez tenu à me parler, disons à faire ma connaissance, c'était par ce que je me permets d'appeler le complexe du touriste, à défaut d'un terme plus académique. Moi, j'étais le récepteur. C'est-à-dire aussi que je n'ai pas réagi comme vous le souhaitiez et que vous ne savez à présent quelle conclusion donner à notre intéressante conversation. Je vais vous tirer d'ennui. Que vais-je faire maintenant ? D'abord me lever.

le me levai.

– Ensuite vous demander deux permissions.

– Faites, faites !

Le ton avait changé. Et dire que l'Arabe était resté identique à lui-même, précisément depuis l'époque de l'Aéropostale !

– La première consisterait à jeter un coup d'œil sur l'ameublement de ce bureau, j'ai oublié de le faire, tant je vous écoutais. Mais je vais réparer... Voyons ! un bureau en acajou, des chaises à haut dossier, des bibelots kabyles, l'ordinaire paperasse chère aux proviseurs, volets tirés – vieille habitude –, un syphon d'eau de Seltz sur un guéridon, le pastis est quelque part dans ce placard... et quelques mouches, une odeur de cire, de carton chaud et de très vieilles souris. Comprenez-moi ! je suis obligé de situer. Pardon, monsieur !

Je contournai la masse de Joseph Kessel, me dirigeant vers la porte.

– La deuxième permission serait de m'en aller Au revoir, monsieur. Enchanté de vous avoir connu.

– Ferdi !

Je me retournai.

– Vous avez quelque chose à ajouter ? Par exemple que je suis un goujat, que vous m'avez fait l'honneur d'être familier avec moi et que vous êtes étonné, outré plutôt par mon attitude ?... Que je ne suis pas taillé pour jouer les révolutionnaires ? Je sais tout cela... Et qu'en conséquence, le mieux que j'aurais à faire serait de retourner chez moi ; d'où je n'aurais jamais dû bouger ? Ce que je fais. J'y vais de ce pas. Autre chose à me dire ?

– Ceci, Ferdi... (Ventre tressautant, joues tressautantes) ceci : je me suis trompé sur votre compte, j'aurais dû vous mettre un beau zéro. Mais je vous attends à l'oral, mon ami... et je vous saquerai, mon ami.

– Entendu.

Tchitcho m'attendait dans le préau. Il semblait plus fébrile que tout à l'heure.

– Alors ?

– Alors, au revoir, Tchitcho, je rentre chez moi... Si ! Je te dis au revoir, parce que, toi, forcément je te reverrai.

Les faux palmiers du boulevard Victor-Hugo m'accueillirent, m'escortèrent. Décidément bizarre ! Ce poète est partout, même au Maroc, même dans ma détresse. Et je ne l'aime pas. Autrefois, si. J'étais remué par ses épopées, ses proses, ses tableaux bibliques. Et puis, des biographies m'ont révélé l'homme. Non pas une déception, à base impulsive. Poliment, j'ai reconduit le cambrioleur jusqu'à la porte, mille excuses, je vous conseille d'aller au bureau de placement. Roche m'a dit qu'en plus de la vie réelle, tout homme portait en lui la part du rêve. Je me suis demandé si cette part-là, chez Victor Hugo, n'était pas précisément la résultante de la médiocrité de sa vie.

Je longeais le boulevard, las. Bas, au-dessus de ma tête passaient de gros nuages lourds. Au sud-sud-est, l'un d'entre eux, solitaire et gris, demeurait étrangement immobile. Derrière lequel devait se tapir le soleil, je vous crèverai, tas de cafards, ensuite j'incendierai les récoltes. Je levai les yeux vers la cime des arbres. Pas une feuille n'en frissonnait. Air épais, tiédasse, statique. A peu de chose près, l'air dont avaient besoin mes bronches.

Je baissai mon regard et vis Roche. Les bras ballants, la bouche ouverte. Il fut à ma hauteur et les bras s'ouvrirent en un geste d'accueil, la bouche confirma cet accueil.

– Tête de Boche ?... Eh oui ! c'est Tête de Boche ! Salut ! que deviens-tu ?

Une Jeep chargée de briques jaillit, rasa le trottoir, pétarada à l'horizon.

– Monsieur Roche, ou bien nous nous rencontrons fortuitement, ou bien vous me poursuivez.

– Je faisais un tour de promenade, protesta-t-il.

– Parfait ! conclus-je. Reprenez-le. Cette halte est inutile. A l'avenir, rien de semblable ne doit se reproduire. Je vous ai connu un temps. Nos routes ont divergé et je crois bien que leur angle va s'ouvrir davantage. Fatalement un jour ou l'autre, la vie provoque de telles ablations. Pourquoi diable voudriez-vous qu'un individu, fît-il fonction d'aiguillon, nous collât au cul jusqu'au dernier chapitre ?

– Tu as profité de mes leçons, dit-il, j'en suis fort aise. Une question cependant avant de nous quitter : tu rentres chez toi ?

– Je rentre chez moi.

– Salut !

Ses pantalons annamites blancs se boursouflèrent tandis qu'il s'éloignait. Ils égayèrent un instant le ciel gris, puis s'y fondirent

– Salut ! dis-je.

Je repris ma marche vers la maison du Seigneur.

Tout concourait à m'y faire revenir – et mes illusions crevées comme bulles de savon et ma révolte stérile comme une vieille merde, l'article du journal, mon succès, Joseph Kessel et son coup de téléphone, Tchitcho et le fait qu'il m'avait attendu et Roche qui était venu à ma rencontre, un tour de promenade m'avait-il allégué – c'est entendu, je suis une boule de billard.

Tout jusqu'à la symétrie. Mes premières minutes de liberté avaient été caractérisées par des incidents cocasses. La symétrie s'établit comme je débouchais sur la place Benghazi. Entre les deux bornes, sûrement il s'était produit une différence de potentiel. Encore eût-il fallu que je fusse prédisposé à l'asservir. Qu'est-ce que c'est que ça ? m'étais-je toutefois demandé. Donnez-moi plutôt à manger. Le statisme du présent. Et j'étais aussi froid qu'un cul de pêcheur.

Comme je débouchais sur la place Benghazi, une porte tomba. Cette porte avait son histoire.

Trois frères berbères tiennent une boutique. A eux trois, ils ont une seule paire de babouches. L'un vend, l'autre cuisine dans l'arrière-boutique, le troisième est dehors à faire les emplettes et a donc droit aux babouches. On se relaie de fonction chaque jour. La plupart du temps, on se nourrit de pain trempé dans de l'huile d'olive recueillie de la façon suivante : en transvasant l'huile dans le récipient du client, on se sert d'un entonnoir ; après chaque opération, l'entonnoir est placé dans le goulot d'une bouteille ; l'huile étant très demandée, la bouteille, vide le matin, ne l'est plus qu'à moitié le soir. Et voilà un repas de gagné.

Tout le monde dans la Nouvelle Médina connaît cette boutique où l'on trouve de tout, depuis le sel de cuisine jusqu'à la poudre de chasse, en passant par la limonade et les souris blanches, et qui est toujours ouverte depuis vingt ans, la nuit comme le jour. La maison dont elle dépend a changé de propriétaire à plusieurs reprises.

– On restaurait la façade de l'immeuble, m'a confié un badaud. Comme on rabattait la porte de la boutique afin de la repeindre, elle est tombée. Les gonds réduits à l'état d'oxyde ne tenaient plus que par habitude

*
* *

Deux rues plus loin, j'entends pleurer et crier un enfant. Une voix d'homme s'impatiente et couvre les cris.

– Tu sais ce que c'est maintenant ? Voici cent grammes, voici cinquante grammes, voici dix grammes, tu saisis ? Ici dix grammes, ici cinquante grammes, ici cent grammes, tu comprends ?

Les deux voix proviennent d'une boutique close dont on ne voit que de minces filets de lumière.

– C'est un homme qui est en train d'apprendre à un enfant à se servir des poids, me dit un passant.

Qu'un enfant soit battu, c'est chose courante. Il ne se forme pas d'attroupement. Les gens haussent les épaules et poursuivent leur chemin.

Je m'approche de la boutique. Je regarde par une rainure. Il y a un petit enfant par terre. Ses fesses sont nues. Celles de l'homme également. Il n'y a pas de poids. Ni de balance. Ni de martinet. Tout simplement un bol plein d'huile où trempe la main de l'homme. Peut-être de la sorte arrivera-t-il à faire taire l'enfant.

*
* *

Haj Moussa Le Petit Ventre, pieds nus et mains jointes, courait derrière son âne chargé, couvert plutôt, d'énormes bottes de menthe. Tout en trottant, l'âne tournait la tête, happait une botte – l'homme jurait.

– Haj Moussa..

Il s'arrêta.

– Oui, mon enfant ?

– Haj Moussa, je m'étais promis de te signaler le fait depuis longtemps. Voilà. La façade de ta maison est ornée d'une vigne, n'est-ce pas ?

– N'est-ce pas ? répéta-t-il.

– Eh bien ! du matin au soir, les mauvais garnements de tout le quartier la bombardent de cailloux afin d'en faire tomber les grappes.

– Et alors ? dit-il. Je ne l'arrose même pas, cette vigne.

Et s'aperçut que son âne était déjà loin. Maudissant mon ascendance et ma descendance, il prit son élan.

*
* *

Bachir dit Trippa, boucher, lavait son étal à grande eau. Quand il me vit passer, il s'immobilisa net, l'éponge à la main et le mégot collé à la lèvre inférieure. Quelques instants plus tard, il me rattrapait, marchait à mes côtés, sans mot dire, l'éponge à la main et le mégot à la lèvre, me dévisageant soigneusement. Puis il rebroussa chemin et je l'entendis crier à la cantonade :

– Ah ! le mouton est à 200 francs le kilo ? Eh bien ! moi je le vends 50.50, vous entendez ? Qui veut de la belle viande fraîche comme un puits, rouge comme le sang... 50 francs, allez ! allez !

Bachir dit Trippa, boucher, allait se servir du retour de Driss Le Maudit – une belle histoire fertile en commérages – pour écouler sa marchandise avariée.

*
* *

Ahmed ben Ahmed, mendiant, les poings sur son gourdin et l'abdomen sur ses poings, hurlait sa faim.

Il avait le buste quasi horizontal, les pieds bien écartés, la face levée vers la fenêtre du Seigneur.

– Haj Fatmi Ferdi, lance-moi un pain de blé tendre, pas d'orge ni de maïs ni de seigle : de blé tendre. Ton fils est mort, ton autre fils a décampé – m'entends-tu, m'entends-tu ?...

J'appuyai mon index sur son coccyx.

– Cinquante kilos d'orge ne t'ont pas suffi ? Le ciel croulerait, tu mendierais encore. Pourquoi mendies-tu ?

Il fut vertical comme l'organe d'un zèbre. Il avait l'air surpris. Il sentait le chien mouillé.

– Je vais te le dire, fils.

Il me remit son gourdin.

– J'ai des papiers à te montrer, sais-tu lire ?

Il farfouillait sous sa djellaba. Il sortit un immmense portefeuille. Je faisais tourner le bâton entre mes doigts. La nuit tombait. Il faisait noir tout à coup, sans qu'il eût été besoin de soir ou de crépuscule. Un instant, c'était encore le jour. Maintenant c'était la nuit.

– Mendier n'est pas s'avilir, n'en déplaise à ceux qui ne mendient pas et sont vils quand même. Dans cette choukkara il y a toute une vie, je vais te montrer. Les mendiants ont leur histoire.

Je n'en avais pas besoin. Je regardais le gourdin. L'élevant à hauteur de mes yeux, je l'examinai attentivement, à la lueur du réverbère qui venait de s'allumer. Presque en même temps, trente ou quarante s'étaient allumés, d'espace en espace – et cela créait deux barres, deux rails d'étincelles entre terre et ciel.

– Tu regardes ma « 3e jambe » ? Trente ans que je l'ai. Une branche de noyer, je l'ai coupée un jour, j'étais berger. Oui, berger ! Mon père possédait un vaste domaine... Ces papiers... tu vas voir...

Je n'avais plus besoin de rien. Je lui rendis son gourdin, très triste. Une branche de noyer ! « Troisième jambe » durant trente ans ! Tenue au même endroit, fidèle et sûre, si atrocement que la main d'Ahmed ben Ahmed, mendiant, avait usé le bois, s'y était profondément imprimée.

*
* *

– Et l'armée française a capitulé sur le front de Tunisie, hurla le barbu, bonne nouvelle ! Mon fils y est resté, grêlé de balles, mauvaise nouvelle ! Cependant, je viens d'apprendre que ma nièce se faisait niquer par des négros américains, juste équilibre des choses, si l'on veut... et pourquoi pas ? Cependant, l'Eternel est immuable et nous attendons, plantes, bêtes et gens, que le ciel pisse sa pluie.

Sa barbe s'était fournie depuis mon départ, boucles et mèches folles avec, par endroits, un trou de derme brun. Il avait porté sa cigarette à sa bouche et l'allumait.

– Progression arithmétique, dis-je, ou bien absurdité absurde de notre pauvre monde ? Tu ne vas tout de même pas me dire qu'il s'agit de la même et unique cigarette ? Celle que.

Vivement, du doigt, il me désigna, debout sur le perron, le Seigneur.

*
* *

– Je suis revenu.

– Qui te dit le contraire ? Entre

Pas de hargne, non. Simplement, la porte s'ouvrit, se referma. Un commutateur fut tourné et le vestibule se révéla froidement mosaïqué, cru, sans vie. Ces chambres d'hôtel louées au quart d'heure à des couples bougrement pressés, ces antichambres pour solliciteurs...

– Monte.

– Je vais monter, dis-je Le « Broufizour », c'était vous ?

– C'était nous. Monte.

– Je monte. Et l'interprète ?

– Camel.

Le temps peut rider, creuser un visage, vieux thème, vieille bondieuserie. Des pas, des sabots, des tanks, où ils passent, tassent, marquent. Gravissant les marches de béton, une à une, l'une après l'autre, régulièrement, je les regarde. Où se sont-elles usées, ces marches ? Voulez-vous me dire, s'il vous plaît, ce que peut signifier le temps pour du béton ? Certainement lui qui s'y brise. Comme flux contre falaise. Le grignotement ? Triomphe de l'abstrait.

Le Seigneur avait allumé la lampe de l'escalier. Un escalier qui montait vers l'ombre. Comme malédictions des créatures vers leur créateur. Comme uppercut vers une mâchoire hilare. Comme verge vers le sexe épimère. Tout droit. Et je le montai résigné. Me hissant, non pas d'une marche vers une marche suivante, d'un temps t à un temps t' – une vie à recommencer ? autre vieux thème ! – mais vers le Seigneur. Il me faisait face, gravissant les degrés à reculons. Je le retrouvais fort, avec une joie forte : je l'avais cru perdu. Il me dévisageait et transpirait à gouttes lourdes. Une goutte jaillissait sur son front, statique un instant, comme étonnée de se trouver là, semblable à ces poussins, au sortir de leurs coquilles, qui demeurent immobiles face au monde, quasi abasourdis – et je me demande si à ce moment-là ils n'ont pas envie de retourner à l'état embryonnaire. Puis la goutte, subitement, tombe. La broussaille des sourcils ou de la barbe où elle se noie est sèche et luisante. Noire surtout.

– Roche tenait à savoir où j'allais. Il était calme, parlait sur un ton détaché. Le ton et le calme qui chez lui pussent dénoter Je lui ai dit que je rentrais au bercail.

– Il n'y avait pas autre chose à dire.

– Vous l'aviez...

– ... envoyé en éclaireur ? En effet

– Tchitcho ?

– Ton ami François également.

– Que se passe-t-il ?

Il tourne le commutateur du patio. Je m'attendais à y voir, encore vautrés, les matelas. Plats comme kesra, jaunis en leur centre, nos urines de bambins, séchées et reséchées au soleil, la laine à cet endroit ne peut être que du feutre ou l'alfa de la poudre d'alfa.

Ils y sont. Quatre. Empilés. Sur lesquels, sagement, yeux battus et l'air d'avoir chaud, côte à côte sont assis – posés plutôt qu'assis – mon oncle et Kenza.

– Que s'est-il passé ?

– Tu es de retour parmi nous, c'est l'essentiel. Et notre coup de téléphone nous a appris ton succès. Nos joues, tu les as fait rougir d'honneur.

Il semble rire. Son regard est distrait, mélancolique, las. J'affirme pourtant que cet homme est en train de rire.

– Entre.

– Je vais entrer. Roche, Tchitcho, Kessel, admettons. Vous prépariez mon retour. Mais ce mendiant, mais ce barbu ?

Un claquement jaillit sec. La main de mon oncle sur la joue de Kenza. Peut-être était-elle sur le point de sortir de sa torpeur. En tout cas, un ex-moustique.

– Ils avaient fonction de te distraire. Et il était prévisible que, les voyant, ils dussent s'imposer à toi comme tels. Tu aurais pu avoir l'idée de flâner devant la porte de notre demeure et Dieu sait avec quelle impatience nous t'attendions. Entre.

– Vous m'avez maudit.

– Voudrais-tu par exemple prétendre nous signifier que tu ne l'es plus ? Entre !

Hautes, pesantes, lentes, les portes ont béé, livrant leur perspective de lumières et de chatoiements. Une bouilloire de son nickel fourbi luit, fume à petits flocons de vapeur, tressautant sur le brasero en cuivre rouge des grands jours. Pas une ampoule des trois lustres ne chôme et je me rappelle que, voici trois soirs, toutes ont scintille ainsi. De l'une à l'autre voltige un papillon jaune à taches noires. Est-ce le même papillon ? Celui-là, je l'avais accusé de culot. D'antennes qu'il me fallait dire. Distinctement, je vous jure que le drame est là.

Où ? me demandai-je avec fièvre. Je n'aime pas inconsidérément souffrir.

– Assieds-toi.

Sur le seuil le réglementaire alignement des chaussures. L'air est épais, hydraté. Sur le tapis, au centre de la salle, presque aux pieds du Seigneur, un objet empaqueté dans un drap. Enveloppage hâtif, deux nœuds croisés, voilà tout. Quelque chose qui a saigné, beaucoup saigné, saigné il y a dix ou douze heures, les taches sont sèches et les lumières les font ressortir d'un carmin presque intolérable à la vue. Un quartier de viande fort probablement, quelque cuissot – ou encore un chevreuil...

– Un pain de blé tendre, clame le mendiant, une demi-livre de thé – ou bien une cuisse d'agneau.

Haletant, je m'assieds. Une éclanche pour fêter quoi ? mon succès, mon retour, mon repentir ? J'ai peur de cette mise en scène si minutieuse. Une grosse mouche bleue fait des points sur le mur, digère. Est-ce du sang quelle digère ? Les poids de l'horloge au bout de leur chaîne semblent frissonner, le balancier allègre. Me parvient un claquement. Sans aucun doute, un autre ex-moustique.

Le trapèze somnole, paupières gonflées, rouges. Ces yeux-là ont pleuré. Longtemps. Violemment. Tac... tac... tac-tac... tac... tac... tac-tac... le balancier est plus qu'allègre : hallucinant. L'on dirait un catlin mécanique planté dans une chair vive et, droite-gauche, qui se déplace, torture, torture.

– Je ne sais, dis-je – et j'ai parlé pour me secouer –, je ne sais pourquoi je suis revenu. Se révolter et s'avouer incapable à quelque angle que ce soit d'utiliser cette révolte, ce doit s'appeler faire acte de pauvre type. Je suis un pauvre type. Ne croyez-vous pas ?

– Nous ne croyons pas, dit le Seigneur. Car un pauvre type ne se paie pas uniquement de mots. Et tu t'es payé uniquement de mots. Et, si tu es revenu, c'est que tu t'es encore payé de mots. Mais qu'à cela ne tienne : disons que tu es un pauvre type.

C'est tout. Ses lèvres se sont rescellées. Elles se rouvriront sur une autre ironie – ou, je le pressens, pour d'un terme me détruire. Le drame, délimité, localisé, est devenu intense. Le drame est là, derrière ces lèvres froides. Cruel le balancier, inhumains ce trapèze, ce calme, cette bouilloire, ces lumières, cette mouche, ce sang – et ces deux-là qui transpirent derrière cette porte piquée de clous dorés et à qui il ne viendrait pas à l'idée – ah non ! – d'éponger leur sueur, laisse tomber !

Quelque chose s'est mis à tambouriner depuis un instant. Cela a d'abord été un frôlement, un feutris, puis s'est mué en tambourinade. La pluie ? me demandai-je.

– La pluie, dit le Seigneur.

Et cela fut la pluie. Cataracte immense, innombrable, que sillonnèrent quatorze éclairs et douze coups de tonnerre – je les ai fastidieusement comptés. Le tonnerre m'a réjoui, les éclairs m'ont galvanisé, j'eusse aimé être dans ce déchaînement.

« Vous vous réfugiâtes dans l'ombre que projetaient vos dromadaires et des volatiles comme aérolithes tombaient du zénith, desséchées. Brûlées vos moissons, taris vos oueds, taris les pis de vos brebis.

« Or, peuple impie, supposez. Il n'y aura pas de dromadaire ni d'ombre de dromadaire. Pas plus de moissons, d'oueds ni de brebis. Le soleil est brasillant et le Roi de l'Univers éternel.

« Or, Lui plut-il de cette stérilité faire jaillir l'abondance, de par une pluie torrentielle, souvenez-vous du Déluge... »

Et, subitement, un déclic.

Plus de poils roux que de poils blancs dans la moustache du Seigneur. Les ailes du papillon ne sont pas jaunes avec des taches noires, mais noires avec des taches jaunes. Une ampoule dans le lustre du centre s'est éteinte, je ne sais quand, je ne sais comment. Elle s'est éteinte ? Alors ?

A ma gorge montaient des nœuds, boules, torsades. Visqueuses, sapides. Je les laissai monter. A toute chose il y a une fin, me répétai-je. Il y en eut une. J'acceptai la dernière montée. Puis :

– Ma mère, dis-je. Où est ma mère ?

Une petite voix chevrotante. Tu es un pauvre type, Driss.

Il se tourna vers moi. Il me considéra avec attention. Crainte aussi, pourquoi la crainte ? Vit mes yeux, mes larmes, mes tressaillements. Admit. Poussa un soupir.

Leva l'index. Graduellement l'abaissa. Fourneau logé dans ma paume et tuyau braqué, je n'eusse pu mieux faire d'une pipe.

L'immobilisa désignant le drap ensanglanté.

– Ici, dit-il.