Un journal comme un travail de prise de conscience. Tenter de noter, pas seulement le monde extérieur, pas seulement les « pensées » vagabondes, fugitives, éphémères, qui nous frôlent comme des moucherons, mais l’authenticité réfractaire et inviolable de la vie quotidienne (quotidienneté, journalité, normalité, banalité).
Lorsque Joyce Carol Oates commence son journal, le 1er janvier 1973, elle est à l’apogée de sa jeune notoriété. Quelques semaines à peine auparavant, elle a fait la couverture de Newsweek et, depuis la parution de them [Eux1] en 1969 – récompensé par le National Book Award2 – et celle d’innombrables nouvelles, également primées, elle est devenue l’un des auteurs les plus discutés et les plus controversés du pays, tantôt louée, tantôt critiquée pour la violence de ses thèmes, sa vision artistique turbulente et son énorme productivité.
Les entrées de son journal ne montrent pourtant que peu d’intérêt pour la célébrité et les signes extérieurs de la renommée littéraire. On y découvre, en revanche, l’importance que J. C. Oates accorde à la vie intérieure, notamment après une courte expérience mystique vécue à Londres en décembre 1970, où il lui avait semblé « transcender » son être physique. Cet événement crucial l’incita à méditer sur le mysticisme en général, à chercher des ouvrages sur le sujet, à se rendre à l’institut Esalen ainsi qu’au centre zen et au monastère de Tassajara en Californie, et même à envisager d’écrire un « roman mystique ». Plus immédiatement, cependant, elle s’attache à noter son travail en cours sur des nouvelles et sur un roman, How Lucien Florey Died, and Was Born ; et à commenter ses rêves, ses lectures, ses voyages et son enseignement.
Cette année productive est assombrie par l’hostilité d’un habitant de Detroit, nommé ici « A. K. », qui en voulait à J. C. Oates d’avoir refusé d’intervenir pour assurer à son premier roman une critique positive dans une publication influente, et qui alla jusqu’à l’importuner au congrès annuel de la Modern Language Association, à la fin de l’année. Elle est également affectée par la réapparition de crises de tachycardie, un trouble dont elle a souffert toute sa vie. Ces incidents négatifs lui sont eux aussi l’occasion de réflexions philosophiques et personnelles, dont elle tire des enseignements.
Joyce Carol Oates et son mari, le critique et éditeur Raymond J. Smith, habitaient alors à Windsor, dans l’Ontario, où ils étaient tous deux professeurs d’anglais depuis 1968. Leur maison, au bord de la rivière, était, selon R. Smith, un « cadre extrêmement romantique » et, dans son journal, J. C. Oates fait de fréquentes allusions à son environnement naturel, à la rivière et à son écoulement ininterrompu.
1er janvier 1973… Le calme étrange de cieux couverts, glacials. Des nuages opaques, tordus comme des muscles. Idyllique sur la rivière, « irréel ». En ce jour de l’an, je pense à cet autre hiver, il y a trois ans, à Londres, où ma vie – le « champ » de perceptions et de souvenirs qui constitue « Joyce Carol Oates » – s’est retrouvée concentrée avec la plus extrême violence en un point : dense, insupportable, une gravité pareille à celle de Jupiter. Une seconde encore et j’aurais été détruite. Mais une seconde encore… et c’était fini. … Question : l’individuel existe-t-il ? Quelle est la qualité essentielle, nécessaire, de l’existence (à l’état pur)…
[…]
Un journal comme un travail de prise de conscience. Tenter de noter, non seulement le monde extérieur, non seulement les « pensées » vagabondes, fugitives, éphémères, qui nous frôlent comme des moucherons, mais l’authenticité réfractaire et inviolable de la vie quotidienne (quotidienneté, journalité, normalité, banalité).
Le défi : noter, sans falsifier, minimiser ni « dramatiser », les processus extraordinairement subtils par lesquels le réel est rendu plus intensément réel par l’entremise du langage. C’est-à-dire par l’entremise de l’art. Analyser sans relâche la « conscience » que j’habite, qui est habitée avec autant d’aisance et de grâce qu’un serpent habite sa peau remarquable… et avec aussi peu de conscience de soi. « Mon cœur mis à nu ». La rigueur sévère d’un confessionnal qui est toujours en séance mais ne peut promettre aucune absolution.
« Il n’y a de bonheur que dans la raison, dit Nietzsche. La raison suprême, cependant, je la vois dans le travail de l’artiste, et peut-être le vit-il ainsi… Le bonheur réside dans la rapidité du sentiment et de la pensée : le reste du monde est lent, graduel et bête. Quiconque pourrait percevoir la course d’un rayon de lumière serait très heureux, car elle est très rapide… »
La solitude de Nietzsche. Stoïcisme ; et puis frénésie. (Le stoïcisme ne finit-il pas par mener à la frénésie ?) Aspirer à l’isolement de Nietzsche quand on a amour, mariage, famille et vie sociale. Un exploit que même Nietzsche soi-même n’aurait pu accomplir.
L’avantage de créer une personnalité, une méta-personnalité. Le témoin permanent qui refuse de se laisser consoler – ou abuser. Partage des émotions. Imposture. Le sentiment de mascarade, de carnaval. La vie comme « Joie éternelle ». (Tandis que j’écris, le soleil apparaît – spectral dans le ciel de pierre.) Le détachement, une question de nerfs. Peut-être une malédiction. Le désavantage évident : la méta-personnalité acquiert une vie propre, cérébrale et rusée, pleine de mépris pour le moi original. Ou alors : elle devient un curieux tissu de mots, « transcendante », bien que n’ayant aucune existence réelle.
Rêves d’une violence inhabituelle, la nuit dernière. Prémonitions… ? Préparations pour la nouvelle année… ? Me suis réveillée épuisée, alarmée. La passivité du sommeil est un affront.
[…]
Imitation de la mort. Évanouissement de la conscience. Un ami disant, avec un sourire anxieux, que s’endormir lui faisait peur – l’extinction de la personnalité. J’ai pensé, mais sans le dire : c’est peut-être la personnalité qui s’éveille à ce moment-là.
Projets provisoires de publication de The Poisoned Kiss par John Martin et la Black Sparrow Press, à moins que Vanguard y voie une objection3. Les livres ravissants de John Martin… Il serait de circonstance que les nouvelles de Fernandes, qui ont surgi du côté « gauche » de ma personnalité, soient publiées par Black Sparrow sur la côte Ouest, et non par Vanguard à New York.
Mon optimisme d’aujourd’hui ne peut entièrement effacer le souvenir de ces rêves épuisants, déroutants. Quelle ironie : on endure dans son sommeil des tortures qui, à l’état conscient, seraient profondément traumatisantes, et on est censé ne pas les prendre au sérieux… La folie commence sûrement dans les rêves. Et se répand, se répand, comme l’huile sur l’eau.
Jules Wendall, toujours en vie4. Faisant retour. Pour renaître en chair et en os, avec ses désirs et ses combats. La « damnation » de l’âme… mais le salut de l’espèce. Le mépris des Tibétains pour le monde est si virulent qu’un rire ébahi est la seule réaction possible…
2 janvier 1973. Jours paisibles. Pense encore – ou sens, revis encore – ces rêves incroyables de l’autre nuit. On n’ose pas révéler ses rêves, car en plus d’être sacrés, ils sont profondément ennuyeux pour les autres. Il n’est même pas possible d’en rendre compte par des mots. Les transcrire en prose les profane hideusement. Des notes manuscrites, peut-être, mais j’en doute. Non : les mots sont interdits. Lorsque l’âme parle, il faut se contenter d’écouter, ne pas essayer de transformer, analyser, comprendre.
Des ondes de lumière, sans source. Le sentiment terrible de – une catastrophe – une fin. Plus que la mort individuelle ; l’extinction de toute conscience. Obsédant. Troublant. Le rêve semblait indiquer que je devais acquiescer à des forces dépassant mon ego, beaucoup plus volontiers que je ne le fais actuellement. Que j’étais rebelle et devrais recevoir une leçon d’humilité. Que je la recevrai. Sinon une force démoniaque m’engloutirait… quelque chose d’étrange et de destructeur…
Comment transposer cela dans ma vie ? – dans mon écriture ?
Je n’en ai aucune idée. J’avais toujours cru, assez humblement, être quelqu’un d’acquiesçant.
L’Âme dicte au Moi. Si le Moi commence à s’imaginer autonome, quelque chose surgira de l’inconscient pour l’humilier ; ou pire. Le rêve ne laissait aucun doute, plus « réel » que « réel ». Je ne pense pas avoir fait plus de trois ou quatre rêves numineux (le terme de Jung) dans ma vie.
7 janvier 1973. Fascinant, l’esprit humain ; insondable. Penser que nous habitons l’œuvre la plus magnifique, la plus ingénieuse de l’univers… à savoir le cerveau humain… et que nous l’habitons sans grâce, avec désinvolture, rarement conscients du phénomène dont nous avons hérité. Comme des gens qui, à l’intérieur d’une magnifique demeure, n’occuperaient que deux ou trois pièces sordides. Nous ne savons même pas ce qui pourrait nous attendre dans les étages supérieurs ; nous sommes réduits à contempler les motifs du plancher devant nous. De temps à autre, un rêve/une vision profonde, vraiment alarmante, franchit la barrière et nous contraint à reconnaître la présence d’une force plus grande que nous, contenue on ne sait comment dans notre conscience.
Rêvé juste avant le réveil d’une adolescente qui pleurait misérablement. J’étais à demi dans et à demi hors de sa personnalité. Elle était assise à une table de cuisine avec un couple, un jeune couple marié de ses amis. Elle disait « c’est l’endroit le plus merveilleux au monde », et pleurait sans pouvoir s’arrêter. Me suis réveillée et mise au travail, ai composé la scène, cherché à étoffer les circonstances. Qui est cette adolescente, qui sont ses amis, pourquoi pleurait-elle, qu’arriverait-il ensuite ? (À moins que ce soit la toute dernière scène de l’histoire et qu’il ne faille pas y toucher.)
L’émotion pousse les images du rêve à la conscience. Sans cette émotion, elles sombrent, elles disparaissent. Comme nous tous.
9 janvier 1973. … Fini Honeybit5. La fille qui pleure, son amie (moins le mari : trop de personnages encombreraient un récit aussi court), la table de cuisine, le désespoir. Il aurait été impossible de faire de plus…
Écrit jusqu’à 4 heures de l’après-midi, mais quand j’en ai eu terminé, une autre histoire a fait intrusion : une image de rêve, encore ? Ou quoi d’autre ? Je me sens assiégée. Si les histoires venaient parfaitement formées, passe encore ; il ne resterait plus qu’à les taper. Mais cela ne se passe pas du tout ainsi. Je n’ai que quelques mots épars, ou une ou deux images, ou un visage à peine entrevu. Rien n’est clair, rien n’est suivi, logique, expliqué. Cela revient très exactement à reconstruire un puzzle à partir de l’unique pièce qu’on tient à la main…
L’autre histoire qui m’est venue à l’esprit est The Golden Madonna, une histoire moins sensible que Honeybit, à mon avis. Une histoire d’homme, de jeune homme. Playboy, peut-être6… ? J’ai donc écrit jusqu’à 7 h 30 et il était temps de mettre le dîner en route et j’étais épuisée, complètement épuisée, la vue trouble, mal à la tête. Il aurait été parfaitement possible de remettre The Golden Madonna à demain ; ça n’a rien de si urgent. Mais une fois qu’on écrit, il est presque plus facile de continuer que de s’arrêter…
Quel rapport entre The Golden Madonna et moi ? J’aimerais dire : aucun. Et Honeybit ? Peut-être davantage. Mais ces histoires me font l’effet de fragments de rêves rêvés par d’autres, vécus par d’autres. Leur écriture m’absorbe, comme il se doit, mais elles ne m’émeuvent pas profondément ; peu de choses de ma vie y sont mises en scène. Sauf que nous faisons tous partie les uns des autres, bien entendu, comme le dit Stephen Dedalus, sans ironie, je crois7…
L’Esprit, l’Âme : et le Moi flotte à la surface comme une bulle espiègle.
[…]
19 janvier 1973. Journées d’enseignement ; rencontre avec les étudiants, discussion avec des collègues. L’attrait irrésistible du monde extérieur. On pourrait aisément s’y perdre… « S’occuper » est le remède à tous les maux en Amérique. C’est aussi par ce moyen que l’on détruit l’élan créateur.
Suis-je morte, d’une certaine façon, en décembre 1970… ? Une expérience singulière que je ne comprendrai jamais tout à fait, bien que je n’aie cessé d’y réfléchir. Je peux dire sans exagérer que pas un jour ne passe sans que j’y pense. Pendant un certain temps, ensuite, j’ai eu le sentiment que mon séjour en tant que « Joyce » avait pris fin ; ou peut-être que ma mort – puisqu’elle sera un fait historique, un jour, à une date ultérieure – était déjà accomplie et absorbée dans ma vie. Quoi que je suppose quand je m’efforce de comprendre cette expérience singulière – qui refuse de se réduire au « purement psychologique » et encore moins au « purement physiologique » – je finis toujours perdue. La seule personne avec qui j’en ai discuté est Ray et, quand je lui en parle, j’entends l’insuffisance de mes mots, et je suis certaine qu’il trouve tout cela brumeux, pour ne pas dire fumeux… Qu’est-ce qu’une « expérience mystique », d’ailleurs ? Quelque chose de naturel, qui ne paraît bizarre que parce que le vocabulaire nous fait défaut pour en rendre compte ? Est-ce que, par soumission au « mystique », nous projetons désespérément des images familières de croyance qui sont ensuite prises à tort pour la cause de l’expérience ? Un chrétien, par exemple, verrait le Christ… un catholique pourrait très bien « voir » Marie… Je ne cesse d’essayer d’exprimer en mots cette expérience très simple (elle n’a duré qu’une dizaine de minutes), et j’échoue toujours. Un jour il faudra que je tente un grand roman ambitieux, risqué, voire sensationnel, sur le mysticisme : ses bénédictions, ses malédictions.
Mais si je suis morte d’un certain point de vue, d’un autre je suis toujours en vie. Ce n’est pas « ma » vie ici, qui est train de taper ces mots ; c’est « une » vie, la vie de quelqu’un, quelqu’un qui est et n’est pas tout à fait moi-même. L’Âme englobe cet être particulier, mais n’est pas limité par lui. Très bien. Le Moi voit l’Âme du coin de l’œil, en un sens – l’ombre de l’Âme, peut-être. Le monde onirique vibre de la présence de l’Âme. Chaque instant répond à la question : comment ai-je vécu cet instant quand j’étais en vie ? (Cela me rappelle soudain Pater : ne pas vivre pleinement chaque instant, « en ce jour éphémère de soleil et de gel », c’est aller se coucher avant le soir8.)
[…]
17 février 1973. Le souvenir de cette expérience bizarre, inexplicable dans notre appartement de Dunraven Street9. Il faut que je la mette en scène dans une nouvelle, un roman… Corinne de Lucien Florey10. Mais je désespère d’y parvenir correctement. Peut-être suis-je trop près de cette expérience ; trop attachée.
Peut-on vraiment croire à la légèreté de l’univers ? – et à sa beauté ?
En théorie, oui. Très facilement.
En pratique… ?
Non, de telles croyances, si passionnément qu’on y adhère, moquent nos perceptions ordinaires. « Dieu est amour », etc. Une insulte à ceux qui souffrent. « Dieu est Dieu est tout » : la somme totale de l’univers. Ni bon ni mauvais. Juste une immense démocratie. On balance entre embrasser cette conviction… et la fuir avec horreur.
L’hubris qu’il y a à « accepter » l’univers.
Que suis-je, en fin de compte, sinon un champ d’expériences… un réseau d’événements… ? Ils restent en suspension, dans un sens, tant que « je » existe. Quand « je » se dissout, ils se dissolvent aussi. (Exception faite, bien entendu, de ceux qui ont été notés par écrit.) Et même ainsi…
Harmonie. Disharmonie. Chas. Ives. John Cage11. La « musique » de tous les bruits. Lis les Collected Poems 1951-1971 d’Ammons12 […] Lis Origines et histoire de la conscience de Neumann, un livre ambitieux s’il en fut. Prose ampoulée, cela dit ; mes paupières se ferment. Quelques poèmes de Rilke d’un intérêt inégal. Je soupçonne Rilke d’être largement surestimé. Mystique ? – ou narcissique. Je n’ai aucune sympathie pour lui13.
Bâtis la structure pour Corinne Andersch et Jacob Florey ; un mandala. Le centre est la naissance de Lucien Florey. De nombreux points cardinaux à compléter petit à petit. Allers et retours dans le temps. Pourrait prendre des années. La seule rédemption, l’intensité de quelques événements dramatiques. Sinon – une mosaïque, une vaste tapisserie.
21 février 1973. Lu l’étrange injonction de Jung : « poser une hypothèse concernant la possibilité d’une vie après la mort »… Mais quid de ceux qui espèrent l’anéantissement ? Terrible pensée, une identité perpétuelle. Impensable. Réincarnation, Éternel Retour : sinistre. Mais tout ce qui est, est bien. (Une affirmation insipide, démoniaque.)
23 février 1973. Anniversaire ; douze ans un mois14. Froid et bleu éclatant et très gelé. Des baies rouges juste devant la fenêtre. Un faisan l’autre jour – jolie surprise.
[…]
26 février 1973. Belles journées de soleil et ciel bleu. Immenses amoncellements de neige. Gros blocs de glace descendant la rivière. Risques annoncés d’inondation. (Si on aime la paresse de la rivière, on est obligé d’aimer sa violence.)
Lis The Bright Book of Life15 [Une vie plus intense16] d’Alfred Kazin. Beaucoup de choses intéressantes, mais tout est bâclé, journalistique, arbitraire. Pourquoi Updike n’est-il qu’un « professionnel » ? Pourquoi ne suis-je qu’une femme écrivain ? – une « Cassandre » ? Le manque d’imagination de Kazin, sa tendance à interpréter les ouvrages qui traitent de sujets naturalistes comme si leur vision était nécessairement naturaliste, fait de lui un critique mal adapté à notre époque. Il n’a manifestement pas grand-chose à dire sur Barthelme, Gass, Burroughs17… Quand il est venu me voir à Windsor, il paraissait très aimable ; nous avons eu une agréable conversation de plusieurs heures ; nous lui avons servi un verre ou deux, puis commis l’erreur de refuser son invitation à déjeuner. Cela l’a manifestement blessé. Il est parti peu après et, quand il a publié son essai sur moi dans Harper’s, il a mentionné en passant que je ne lui avais pas souri une seule fois pendant notre entretien… C’est faux, bien entendu, j’ai sûrement souri, mais s’il garde le souvenir de quelqu’un de froid et d’inabordable, il doit y avoir une part de vérité, de son point de vue ; je ne pense pas qu’il ait délibérément menti.
Il n’a vraiment pas compris ce que je lui disais sur mon écriture – il a hoché la tête, pris des notes, mais avait un a priori sur ce que je faisais. Mélangé, à mon avis, aux idées qui lui restent de ses précédentes études sur des écrivains des années 30. Il essaie de voir les écrivains des années 60 et 70 sous l’angle des années 30, ce qui est un terrible handicap pour un critique… Malgré tout, il est parfois très bon. Très bon. Il a beau m’avoir plutôt déçue, et m’avoir insultée d’une certaine façon (et mon mari aussi), il n’en reste pas moins un homme de réflexion, très intelligent. Ce qu’il dit sur Hemingway et Faulkner, sans être entièrement original, est néanmoins pénétrant.
28 février 1973. Ai été informée que A. K.18 essaie toujours de m’exploiter. Cherche à vendre mes lettres.
Comment aurais-je pu savoir l’erreur que je commettais en donnant à cet homme mon avis sur son manuscrit… en le présentant à mon agent… en écrivant un texte de présentation quand le livre a été publié… ? C’est une histoire connue parmi écrivains et poètes. Laide et connue. Je l’ai aidé au départ, et ce n’était pas suffisant ; il caressait l’espoir de devenir un best-seller (pensant à tort que j’avais le pouvoir de le rendre célèbre, alors que je n’ai pas ce pouvoir pour moi-même) ; à présent, il me hait et a écrit plusieurs nouvelles sur ses sentiments à mon égard, dont une intitulée « Comment j’ai tué Joyce Carol Oates ». Triste.
[…]
3 mars 1973. Parlé aujourd’hui devant la Michigan Association of Psychoanalysts ; sur « l’expérience visionnaire en littérature ». Établi des parallèles entre les mystiques et tout un chacun, et notamment les gens qui « servent l’humanité ». J’ai fait comme si c’était une évidence pour Freud…
Curieusement, ces freudiens avoués ont plutôt parlé comme des jungiens. Et même comme des visionnaires. (Surtout les plus âgés.) Dès que l’on suggère, subtilement, que – du fait de leur métier difficile – ils comptent parmi les membres visionnaires de notre espèce, l’idée même du Visionnaire semble leur devenir plus recevable. (Sinon, j’ai tendance à penser qu’ils réduiraient cela à une « régression orale » ou à un autre terme de leur jargon.)
[…] Un groupe très agréable, très vivant. Cela doit être difficile pour eux – rencontrer quotidiennement des gens perturbés et dépendre de ces gens perturbés pour leur gagne-pain.
[…]
5 mars 1973. […] Comment un écrivain doit-il considérer ses critiques ? Doit-il les ignorer, les prendre très au sérieux, choisir entre eux ? Il serait dommage de bannir toute critique simplement parce que certaines, ou la plupart, ne valent rien ; il y a aujourd’hui des gens très intelligents, très sensibles, qui écrivent des critiques. Mais de même que je ne lis pas les évaluations que font les étudiants de mes cours à l’université (ayant été étonnée et embarrassée par le peu que j’ai lu : des éloges pour les mauvaises raisons), je pense que ne pas lire la majeure partie de ce qui s’écrit sur moi est un bon principe général. Si Evelyn19 est particulièrement enchantée par un article, ou si je tombe sur une critique en ouvrant le Times, je les lirai, naturellement ; mais il est prudent de ne pas rechercher ce genre de choses.
Invitée à devenir membre de la National Society of Literature and the Arts – mais je doute que cela ait une grande signification.
16 mars 1973. Il est assez facile de résister aux gens qui ne vous aiment pas, mais difficile de résister à ceux qui prétendent avoir beaucoup d’affection pour vous, ou même vous aimer. Mon Dieu, ce mot Amour ! Quelles atrocités ont été commises en son nom ! L’amour dévorant, insatiable de R. Q. pour moi – incroyable. Un cauchemar. Il est nécessaire de résister, de se débattre comme si on se noyait.
La violence de certaines projections. Un vrai mystère. Ce qu’on appelle « transfert » en psychologie.
17 mars 1973. Des inondations le long de la rivière. Nous avons cru un moment qu’il nous faudrait évacuer la maison. Pluie, vent, tempête, eau. D’énormes troncs propulsés dans notre jardin de derrière. J’arpentais la maison en me demandant ce qu’il fallait faire : rester ou partir ? partir ou rester ? Fallait-il emballer des affaires ? Fallait-il vérifier si la voiture démarrait ? Fallait-il… ?
Ray ne voulait pas partir, et je commençais à me demander si nous ne devions pas le faire ; son calme était injustifié, son optimisme contredit par la tempête déchaînée et par la radio qui annonçait de très graves inondations à quelques kilomètres à l’est. D’un autre côté, il trouvait que j’étais inutilement prudente… il n’avait aucune envie de faire ses valises ni de se préparer à abandonner le navire. Je ne cessais de lui répéter que, puisque nous n’étions pas devins et ne pouvions savoir, par conséquent, s’il était sage ou inutile de partir, nous devions opter pour le plus sûr et partir… En fin de compte, nous sommes restés. Et la tempête s’est calmée. Et rien n’est arrivé, à part les dégâts dans le jardin. Et les remous dans nos têtes. Nous sommes encore hébétés, un peu choqués, « irréels », après ces heures agitées.
Il y a des situations d’urgence dont les gens ne réchappent que parce qu’ils ont agi avec prudence et excès de prudence. Comment savoir que faire, au fond ? Je pense que Ray voulait rester ici parce qu’il aurait eu honte d’être parti si la maison n’avait pas été inondée. Il préférait rester et s’exposer au danger que partir et risquer une insulte à son ego.
Une indifférence singulière pour la maison et pour nos biens, exception faite de certains objets comme la bague de ma grand-mère et quelques-uns de ses bijoux.
18 mars 1973. Terrible fatigue aujourd’hui, après hier soir. Je titube dans la maison, épuisée. Je comprends maintenant pourquoi les soldats s’endorment dans les tranchées…
Le jardin en piteux état. Des vagues sont arrivées à moins de deux mètres de la maison. Beaucoup de gens le long de la rivière ont évacué leur maison – certains pour rien, en définitive. D’autres ont été complètement inondés.
(Malheureusement, après cette quasi-inondation, nous ne nous ferons plus jamais de souci. La prochaine fois qu’un risque d’inondation sera signalé, ni Ray ni moi ne le prendrons au sérieux.)
Mon Dieu, cette fatigue…
[…]
Encore un rêve bizarre. Un homme d’une cinquantaine d’années me propose d’écrire un roman sur lui, divisé en segments qui ont un rapport avec son emploi du temps… des affaires juridiques ? Je refuse en lui disant que ça ne m’intéresse pas.
La nature ludique, taquine des rêves… pas suffisamment comprise. Très peu d’entre eux sont vraiment graves, ou même sérieux.
Jack et Elena20 sont apparus dans plusieurs rêves, quatre ou cinq. En général, ils apparaissent séparément. Il est évident que leur « histoire » n’est pas achevée. Dans l’un d’eux, Elena pleurait, me suppliait… sa vie avec Jack n’était pas si paisible, pas si enrichissante que cela. (Mais qui a jamais dit qu’elle le serait ? – elle savait très bien dans quoi elle s’engageait.)
Non, je ne peux plus écrire sur ces gens-là.
[…]
28 mars 1973. Le Roi Lear avec les étudiants du cours 115. Il faut que j’écrive un essai sur cette pièce terrifiante et, à certains égards, simplement terrible ; dois m’attaquer aux émotions pénibles qu’elle provoque en moi21. Et ces pauvres étudiants ! – deux ou trois des plus sensibles ont été vraiment bouleversés par ses implications.
Rêves de « retraite ». Un personnage s’éclipse dans l’anonymat pour explorer le monde.
L’autocongratulation myope de Berryman22. Son alcoolisme et son mal-être général étaient, selon lui, « le prix à payer pour une sensibilité exagérément développée ». Mais je l’ai toujours trouvé plutôt sous-développé, très peu conscient de l’existence des autres. Lors de nos deux rencontres, il semblait déjà mort – une substance inerte, argileuse, vraiment effrayant. Il était au-delà de l’ivresse. Si mortel, si glaçant… Sa poésie me parle très peu […]
La nécessité pour l’écrivain d’être humble. Après tout, aucun d’entre nous n’a inventé le langage.
Lu Frankenstein de Mary Shelley. Style fâcheux, qui plombe un histoire parfaitement irrésistible. Je regrette qu’elle n’ait pas écrit sur sa vie, cela dit – la vie d’un génie de dix-neuf ans.
15 juin 1973. … Veille de mon trente-cinquième anniversaire. Je me sens à la fois très vieille et très jeune. Le sentiment d’avoir déjà été comme cela.
Notre société se trompe : mûrir a infiniment plus de charme qu’une « perpétuelle jeunesse ». Jeune, on a tendance à souhaiter être expérimenté (surtout si l’on est une femme séduisante) – c’est-à-dire, à être regardée, écoutée, admirée ; à la maturité, on s’intéresse bien davantage à faire des expériences – à vivre. La conscience aiguë de soi qu’ont les femmes séduisantes est paralysante. En souhaitant être regardée, la femme renonce à sa propre vision ; elle se sacrifie à son image.
Lis Eliade23. La profondeur de ses connaissances et de sa sagesse… ! Incroyable. Merveilleux. Il est intéressant d’apprendre qu’il a passé aussi longtemps en Inde et qu’il éprouve le sentiment de s’y être formé intellectuellement et spirituellement.
[…]
27 juin 1973. Rentrés d’un court voyage. Ailleurs, une autre personnalité voyage en totale liberté, délivrée des mille responsabilités d’ici.
Insatisfaction, perplexité perpétuelles. À la recherche d’une image ou d’images qui rendront justice à… ce que je souhaite dire, quoi que ce soit.
Un jour : un immense roman qui mettrait en scène ces passions imbriquées que sont l’amour, le désir de détruire, l’impulsion à la tendresse. Expérience mystique « de l’intérieur » : personnages décrits en empathie. Immense, mélodramatique, ouvert.
(En même temps, je m’aperçois que tous les combats sont terminés – la victoire est acquise, il n’y a pas d’opposition, de conflit. C’est peut-être un effet de mon âge : le milieu de la vie, à peu près. À partir de trente-trois ans, le sentiment d’une attraction inévitable vers le bas. Peut-être est-il difficile de céder à la gravité – d’acquiescer au destin. L’Esprit vient progressivement à bout du moi. Est-ce la mort, ou une dissolution dans quelque chose de plus vaste et de plus profond…
Étrange, de ne rien vouloir de particulier de l’avenir. De sentir qu’il est déjà contenu dans le présent. Si différent de mon attitude à l’égard du passé, notamment quand j’étais étudiante, quand l’avenir était entièrement indéterminé… que tout pouvait arriver… qu’on pouvait tout faire arriver.)
27 août 1973. … Rentrés d’un mois de voyage dans l’Ouest. Institut Esalen. Tassajara24. Rocheuses canadiennes. Esalen et Tassajara plutôt décevants. (Quel exhibitionnisme ridicule à Esalen ! – et ce cérémonial guindé au centre zen où, par 35 degrés, dans un canyon étouffant, des jeunes gens sérieux portaient de lourdes robes noires de style japonais. Dommage que le désir manifeste des adeptes d’acquiescer à la discipline zen les ait rendus aveugles au fait que le zen en tant que tel devrait transcender les règles de conduite locales, limitatives. Ce qui convient dans un monastère zen japonais ne convient tout bonnement pas en Californie en plein été… Et puis, comme le centre se trouve au fond d’un canyon, accessible uniquement par une route étroite et dangereuse, le groupe est très dépendant du téléphone. Et de son pick-up, qui fait des allers-retours incessants en ville pour le ravitaillement. J’ai été déçue en lisant sur leur panneau d’affichage que les séances de zazen seraient annulées un certain jour parce que c’était un jour férié… J’avais toujours pensé que, pour un élève zen, le zazen était une joie, pas une corvée ; manifestement, je me trompais.)
Nous avons vu à Tassajara et à Esalen des gens qui espéraient farouchement trouver quelque chose en quoi croire… quelque chose qui ait un sens. C’est touchant, c’est une aspiration que personne ne peut souhaiter critiquer, et encore moins ridiculiser. La seule histoire que je pourrais écrire sur l’un ou l’autre de ces lieux serait satirique, je m’abstiendrai donc.
Simplicité et anonymat merveilleux des voyages. Prendre des notes dans des petites villes d’un bout à l’autre de l’Amérique. Tant de gens… !
Méditation. Amenuisement du moi. Et me suis rendu compte que, si j’avais triomphé de certains penchants à la destruction, je n’avais pas triomphé de certains penchants, tout aussi contrariants, à la bonté.
[…]
Rêvé de ma grand-mère Woodside25. « Ça ne me dérange pas », disait-elle en mourant. Pour me réconforter. « Toutes les religions sont pareilles », avait-elle dit un jour, il y a des années… Amour désintéressé, qui ne se plaint pas, pardonne tout. La structure de mon visage est la sienne ; certains traits de caractère. (Sens de l’humour de mon père ; intérêts satiriques et artistiques. Une certaine espièglerie bébête. De ma mère, patience, affection, énergie, attention aux autres…) Dans mes rêves, ma grand-mère, à la fois morte et « vivante », est toujours silencieuse. Je me réveille avec un terrible sentiment de perte… et le sentiment d’être aimée, chérie, appréciée… d’avoir une place définie dans l’univers.
(Dommage que noter des événements essentiellement heureux donne, dans un journal, une impression d’autocongratulation.)
7 septembre 1973. … Excitation de début de semestre. Difficultés habituelles avec la librairie… trop d’étudiants dans un cours… euphorie, aux limites de l’accès maniaque.
À la maison, une crise de tachycardie qui m’a laissée haletante et épuisée. Elle a duré plus d’une heure, et j’ai eu tout le temps de penser à… aux choses habituelles… j’avais vécu, étais préparée à mourir, projetée hors de la dimension temporelle comme si j’étais projetée hors de mon corps… Vu des taches de lumière, surtout orange. Des « souvenirs » visuels intenses. Une étrange euphorie. (Comme si déjà morte… ?) À trente-cinq ans, je me sens prête à mourir, à passer à un autre niveau d’existence ; mais le dire ainsi semble absurde, j’en ai parfaitement conscience. Quand j’ai eu ma première crise, à dix-huit ans, à Syracuse, j’étais terrifiée ; je ne voulais pas mourir ; j’ai lutté, manqué suffoquer. La deuxième crise a eu lieu lors d’un entraînement – une fille m’avait heurtée violemment pendant un match de basket ; c’était si grave qu’il a fallu m’emmener à l’infirmerie. Je me revois tournant les pages de la Vie de Samuel Johnson de Boswell, essayant de lire. Des larmes dans les yeux parce que, quoique ne souffrant pas, je pensais que j’allais peut-être mourir… La crise suivante a été plus facile émotionnellement et psychologiquement. Une crise que j’ai eue à l’université du Wisconsin, alors que je toussais avec violence, m’a laissée épuisée, vidée, détachée du monde. (Une jeune fille qui a cru que j’allais mourir en a été bouleversée au point de s’évanouir…) À présent les crises sont toujours aussi surprenantes mais moins effrayantes. Je m’étends et j’attends qu’elles passent. Elles sont très peu fréquentes – une fois par an, à peu près – et n’ont plus le pouvoir de me terrifier. Si vous imaginez une fois que vous allez mourir et que vous l’acceptiez, la fois suivante vous acceptez sur-le-champ et, sans lutte, il n’y a pas de terreur.
Curieux état d’euphorie. Je me demande si d’autres en ont fait l’expérience…
Très fatiguée ensuite ; mais un sentiment de paix, de satisfaction.
10 septembre 1973. La fièvre de la rentrée semble plus forte que d’habitude dans le département. Nous sommes tous des enfants…
[…]
(Journées remplies de gens « nouveaux », des étudiants surtout. Leur intérêt pour « Joyce Carol Oates » – une atmosphère de cirque. Étrangement épuisant.)
[…]
27 octobre 1973. Deux chaires offertes à Ray et à moi par l’université de Syracuse26 ; triste d’avoir à refuser.
Publication de Do With Me What You Will. Un vrai risque, de m’offrir ainsi ; un ouvrage si intime en termes de sentiments, d’expériences. Plus jamais sans doute. N’en vaut pas la peine.
[…]
Rester indifférente aux excellentes critiques : ce n’est pas normal. Je m’aperçois que cette année de méditation a pour résultat d’atténuer mes émotions, en général. Si c’est bon, mauvais ou simplement nécessaire, je ne peux le savoir… Détachement de la « maya ». Danger de non-retour.
(Comparable au détachement de sa propre vie que l’on expérimente pendant les crises de tachycardie. L’étrange euphorie éprouvée quand on renonce.)
La personne que l’on est, on n’a guère envie d’écrire sur elle. En tant que romancier, on doit accorder du prix à l’excentricité, la passion, le paradoxe, le pouvoir de nuisance, la surprise, les renversements, la pitié exaspérante… À tous ceux chez qui la force vitale est merveilleuse et criminelle. Atteignant à la frénésie.
Victimes de leur passion ? – sauveurs des autres ? Pas clair.
10 novembre 1973. … Rêve « prémonitoire » dérangeant. Gail Godwin, que je n’ai jamais rencontrée. Troublant ; presque désagréable. J’ai fait ce rêve, et sa lettre est arrivée le lendemain.
Alors…
Que faut-il en conclure ? Pure coïncidence ; ou alors, il est possible de « voir » dans l’avenir ; ou le temps est fini et nous ne faisons que nous souvenir ; ou télépathie. (?) (Elle a vécu quelque chose de si perturbant que je l’ai perçu, on ne sait comment. Mais quelle vraisemblance a cette « explication » … ou n’importe quelle autre ?)
18 décembre 1973. Préparation de l’Ontario Review27.
Quelqu’un m’a posé une question sur mes publications et je suis stupéfaite de leur nombre, sur une courte période, en plus. Do With Me What You Will ; The Hostile Sun28 ; Miracle Play au Phoenix, off Broadway ; des nouvelles, des poèmes, etc. dans Sparrow, Partisan, Hudson, The Critic, NYTimes Book Rev., Remington Review, Southern Review, Journal of Existential Psychology & Psychiatry, Literary Review et même Viva… (C’est vraiment trop. Quand ai-je écrit tout cela… ?)
29 décembre 1973. Congrès MLA à Chicago29 ; animé, agréable. J’ai été « utilisée » par un groupe féministe et ne l’ai su que trop tard – mais ça m’est un peu égal. (Alors que je devais être la deuxième des quatre orateurs prévus, on m’a fait passer en dernier. Près de deux heures se sont écoulées avant que je puisse faire mon exposé ; et naturellement tout le monde en avait assez et ne tenait plus en place. Je crois tout de même que j’ai été efficace – j’ai renoncé à un exposé académique et me suis contentée d’une conversation.)
A. K. a surgi et m’a fourré quelque chose entre les mains, un paquet minuscule. Une lame de rasoir à l’intérieur, paraît-il30. Mais je me suis reculée sous l’effet de la surprise, je l’ai laissé tomber et ne l’ai pas ramassé.
Il avait l’air pâle, égaré, amer. Un air de tueur. (Cinq minutes plus tard, Leslie Fiedler31 est venu me mettre en garde contre A. K. Il doit être tenu pour « dangereux », manifestement.)
Malgré tout, je n’arrive pas à croire qu’il chercherait réellement à me faire du mal… physiquement.
Le ferait-il ?
Quelle perte d’énergie, sa haine contre moi. Cela me perturbe de savoir qu’il souhaite ma mort, mais cela n’intéresse vraiment pas les autres, et cela n’aide guère A. K. non plus.
Embarrassant, d’être l’objet de la haine obsessionnelle de quelqu’un. Aussi ennuyeux que d’être trop aimé.
Amour/haine. Mais je ne pense pas qu’il m’ait jamais aimée. C’est peu probable.
Stock, Paris, 1971, trad. Francis Ledoux (NdT).
Prestigieux prix littéraire américain (NdT).
Les éditions Black Sparrow Press ont publié plusieurs des textes plus expérimentaux, moins commerciaux, de J. C. Oates dans les années 70. En définitive, toutefois, The Poisoned Kiss serait publié par Vanguard (1975).
Jules Wendall est l’un des principaux personnages du roman them [Eux], qui avait remporté le National Book Award en 1970.
Cette nouvelle, inspirée par le rêve de J. C. Oates, parut dans Confrontation à l’automne 1974, puis dans le recueil The Goddess and Other Women (Vanguard, 1974).
The Golden Madonna paraîtra effectivement dans Playboy en mars 1974. J. C. Oates l’inclura ensuite dans le recueil de nouvelles Crossing the Border (Vanguard, 1976).
Stephen Dedalus est le héros de Portrait de l’artiste en jeune homme et d’Ulysse, romans de James Joyce.
Walter Pater (1839-1894), essayiste et philosophe qui contribua à répandre l’idée que l’art et l’esthétique – « l’art pour l’art » – sont un but essentiel de la vie humaine.
Quand J. C. Oates eut son expérience mystique « singulière », en décembre 1970, R. Smith et elle étaient à Londres, en congé sabbatique de l’université de Windsor.
J. C. Oates travaillait à un roman intitulé How Lucien Florey Died, and Was Born. Bien qu’elle l’ait achevé, il n’a jamais été publié, exception faite d’un extrait intitulé Corinne, qui parut dans la North American Review (automne 1975). Le seul manuscrit existant de ce roman se trouve aujourd’hui à l’université de Syracuse, dans les Archives Joyce Carol Oates.
Charles Ives (1874-1954) et John Cage (1912-1992), deux compositeurs de musique moderne expérimentale que J. C. Oates admirait.
Archie Randolph Ammons (1926-2001), poète américain. Ce recueil de poèmes fut récompensé par le National Book Award en 1973 (NdT).
Rainer Maria Rilke (1875-1926) était fortement influencé par le romantisme allemand ; J. C. Oates n’avait qu’une admiration limitée pour les poètes romantiques en général, trop intensément préoccupés d’eux-mêmes à son goût.
J. C. Oates et R. Smith s’étaient mariés le 23 janvier 1961.
Le critique Alfred Kazin (1915-1998) publia cet ouvrage en 1973 ; il avait dépeint J. C. Oates comme une « Cassandre » absorbée dans ses visions. Elle n’avait pas non plus apprécié l’interview/essai de Kazin, Oates, qui était paru dans le numéro d’août 1971 de Harper’s.
Une vie plus intense : les romanciers et conteurs américains de Hemingway à Mailer, Buchet Chastel, Paris, 1976, trad. Martine Wiznitzer (NdT).
Donald Barthelme (1931-1989), William Gass (né en 1924) et William S. Burroughs (1914-1997) sont des écrivains américains expérimentaux que J. C. Oates admirait, avec certaines réserves.
Les problèmes de J. C. Oates avec la personne désignée ici par les initiales « A. K. » furent particulièrement aigus cette année-là, ainsi que le montrent ce passage et d’autres, ultérieurs.
Evelyn Shrifte, l’éditrice de Joyce Carol Oates chez Vanguard Press.
Jack Morrissey et Elena Howe sont les principaux personnages du roman Do With Me What You Will [Faites de moi ce que vous voulez], publié à l’automne 1973 par Vanguard.
Cet essai, Is This the Promised End ? : The Tragedy of King Lear, parut à l’automne 1974 dans Journal of Aesthetics and Art Criticism, puis en 1981 dans le recueil Contraries : Essays (Oxford University Press).
John Berryman (1914-1972), poète « confessionnel » américain (suicidé).
Mircea Eliade (1907-1986), philosophe et écrivain roumain.
L’institut Esalen, fondé en 1962 et situé à Big Sur, en Californie, prônait un mélange de philosophies orientales et occidentales, organisait des « ateliers expérientiels » et servait de lieu de rencontre à des philosophes, psychologues, artistes et penseurs religieux. Tassajara était un centre zen situé dans la Californie rurale.
J. C. Oates avait été très proche de sa grand-mère paternelle, Blanche Morgenstern Woodside, morte au cours de l’été 1970.
J. C. Oates avait fait ses études à l’université de Syracuse de 1956 à 1960, et conservé des rapports d’amitié avec certains de ses anciens professeurs.
J. C. Oates et R. Smith commencèrent à publier l’Ontario Review, une revue littéraire semestrielle, en 1974.
Une étude sur la poésie de D. H. Lawrence, publiée en 1973 par Black Sparrow Press.
Au cours des années 70, J. C. Oates participa de temps à autre aux congrès annuels de la Modern Language Association. Son œuvre y fit également l’objet de tables rondes.
« A. K » continuait à empoisonner la vie de J. C. Oates. Selon lui, le « paquet » était une boîte de préservatifs.
Leslie Fiedler (1917-2003), critique et romancier américain, et relation professionnelle de J. C. Oates.