… Une saison paisiblement luxuriante : si seulement elle n’avait jamais de fin ! – et nous ne nous en lasserions jamais ni l’un ni l’autre, en fait – jamais.
Dans les premiers mois de 1982, Joyce Carol Oates se trouve dans une situation caractéristique : elle vient d’achever un roman majeur et ne parvient pas à en commencer un nouveau. L’œuvre qu’elle a provisoirement intitulée Mysteries of Winterthur refuse de prendre vie dans son imagination ou, plus précisément, elle n’arrive pas à trouver la « voix » du roman en dépit des nombreuses notes qu’elle a prises. Comme toujours, elle met à profit cette période intermédiaire pour écrire des textes plus courts – et notamment les nouvelles qu’elle inclura dans ses recueils Last Days (1984) [L’homme que les femmes adoraient] et Raven’s Wing (1986) [Aile de corbeau1] ainsi que des essais, qui paraîtront dans le recueil The Profane Art (1983).
Au printemps, cependant, elle surmonte son blocage et consacre une bonne partie de l’année à réfléchir à et à écrire ce nouveau roman dense et difficile. Mysteries of Winterthurn [Les mystères de Winterthurn], ainsi qu’il serait finalement intitulé, lui pose d’énormes difficultés, dira-t-elle plus tard, parce que, combinant le genre policier à énigme et l’œuvre littéraire sérieuse, il exige une discipline et une concentration extraordinaires. Une fois sa série de romans postmodernistes achevée, toutefois, elle en viendrait à considérer Mysteries of Winterthurn comme son préféré, en partie en raison de son identification avec son héros, le détective Xavier Kilgarvan.
Comme le montre le journal, l’intensité de son absorption dans ce roman ne l’empêche pas de profiter de ses nombreux amis de Princeton, ni de donner de temps à autres lectures et conférences. Dans l’ensemble, cette année sera l’une des plus « idylliques » – pour reprendre l’un des mots favoris de Joyce Carol Oates – de la décennie couverte par ce journal. Quoique devenue un auteur de réputation internationale, comme elle le reconnaît elle-même, elle demeure plus éprise que jamais de sa vie privée et intellectuelle, dont ces dernières entrées continuent à rendre compte avec éloquence, jour par jour, moment par moment.
2 janvier 1982. À mi-parcours de la nouvelle Magic2. Promenade le long du canal à Yardley cet après-midi, soleil hivernal, idées de renouveau, nouvel an, glace et boue sur le sol, silhouettes d’arbre exquises, etc., contre le ciel… l’idée me vient à l’esprit, pourquoi ne pas adopter le visuel, le monde extérieur, réellement et précisément « extérieur », et non sa représentation en mots… si envoûtante qu’elle soit. (Mortellement, parfois. Obsessionnellement, parfois.)
… Introduire dans ma vie pas simplement une diversion, un passe-temps, mais une vraie voie de travail, prendre des photos, battre la campagne, regarder pour de bon, calculer, ruminer… sans intervention du langage, sans nécessité d’aspirer au professionnalisme ni même à une compétence. Si j’en faisais une résolution, une véritable proposition… ?
… Merveilleuse soirée le 31 chez les D’Ivilliers, en l’honneur de Chantal et John Hunt. (Qui étaient les précédents propriétaires de notre maison. John est directeur adjoint de l’Institut depuis quelques années et va maintenant occuper un poste similaire à Boston.) Puis un long jour de l’an oisif, interrompu seulement par une longue conversation téléphonique avec Elaine, et par une promenade revigorante avec Ray jusqu’au lac et retour. Magic exerce un charme puissant. Il est inutile d’essayer d’expliquer ou même d’évoquer les émotions intenses éprouvées hier après-midi, à peu près à cette heure-ci (crépuscule cédant la place à la nuit), en partie la nature énigmatique de ce que vit Stryker, en partie la structure perturbante de la nouvelle elle-même. Aujourd’hui, tout est sous contrôle, mais ce n’était pas le cas hier. Et j’étais submergée par un sentiment extraordinaire de « liberté » qui n’était pas vraiment bénéfique… la liberté qui est un accroc dans le tissu, la tapisserie, de la vie organisée… Mais c’est impossible à expliquer. Stryker doit le faire à ma place si j’arrive à trouver le langage pour l’exprimer.
[…]
7 janvier 1982. Travaille aux poèmes en prose, faim et désir, me rappelant Simone Weil… pensant aux événements si divers d’hier… Le paradoxe du journal (de la tenue d’un journal) est que je dois m’efforcer chaque fois que j’écris de ne pas dire de mensonges… mais si je ne peux pas, ou ne veux pas donner tous les aspects de la vérité, n’est-ce pas l’équivalent d’un mensonge…
L’esprit qui tourne lentement sur lui-même, obsédé par son propre mouvement. À long terme, ce qui reste est le produit de ce mouvement : autrement ces intuitions brillantes, ces accès étonnés d’euphorie, de désespoir, de colère, etc., s’évaporent tout simplement dans les airs… ce qui est leur place. Dans l’art, aussi imparfait soit-il, il y a au moins une certaine permanence – un essai de permanence. Par conséquent c’est dans l’art que nous devons, etc.
Avec Magic, j’ai l’impression d’avoir franchi l’un des nombreux petits cours d’eau de ma vie psychique, psychologique plutôt… pour ce que vaut cette observation (l’autre jour, quand je l’ai finie, j’ai pensé : « Mon Dieu, j’ai sauvé ma propre vie » – mais c’est du mélodrame, ma vie n’a jamais été menacée d’être perdue ni même égarée – qui est « Stryker », après tout ? – j’étais apparemment obnubilée par l’idée de transcrire l’expérience [de S.R.], cette horreur emblématique, en d’autres termes) : avec Anatomy, j’ai un rythme si tranquille qu’il ne peut susciter ni tension ni inquiétude… Il faut que je relise Simone Weil pour découvrir pourquoi elle me déplaît apparemment autant. Ou pourquoi je la désapprouve. Désapprouve ses admirateurs… ? (J’ai été étonnée de trouver en Susan Sontag une disciple de Weil. Mais, curieusement, singulièrement, Susan est une disciple née. Un portrait de Simone Weil, méditative, le regard sombre, est punaisé sur le mur de Susan, au-dessus de son bureau : Weil qui était antisémite, Weil qui est devenue catholique d’une façon plus qu’instable…) Donc, Magic est terminée ; postée ; c’était une forme de magie pour l’écrivain, ce que je ne dois pas me permettre d’oublier.
… Qui est ce « je » qui écrit ? Qui est ce « je » amené à prendre son sujet tellement au sérieux ? … « C’est la vie, répond-on. Il faut occuper son temps à des activités, il faut manger, et dormir, et faire quantité de choses “ordinaires” mais gratifiantes, non comme des ponts menant à la sainteté de l’“activité artistique” mais comme des îles… dans la grande mer houleuse de… » Mais ici nous terminons dans un silence discret. (Hier, j’ai reçu un paquet des lettres que j’avais écrites à Kay, la plus ancienne datait de 1970, la plus récente, peu avant sa mort, se terminait par cette faible prière : Nous espérons que tu quitteras bientôt l’hôpital. En ouvrant l’enveloppe, j’ai éprouvé un véritable vertige. Et pendant des heures, j’ai été étrangement désorientée, épuisée… Lire les lettres que j’avais écrites, me rappeler tant d’événements passés… absolument et catégoriquement passés… et pas particulièrement regrettés… et pourtant, en même temps, nous étions si heureux, si totalement plongés dans ce-qui-sera-le-passé… Découvert aussi que si je n’ai jamais menti à Kay, si je ne mens (je pense) à aucun de mes correspondants, je ne dis pas la vérité dans un sens large, significatif… le « je » fictif que j’invente se modifie nécessairement en fonction du contexte… qui lira la lettre, sera-t-elle ou non « entendue » par un tiers, etc. ; dans le cas de Kay, j’ai apparemment inventé une personnalité sérieuse, travailleuse, très gentille, très courtoise, très occupée (l’accent mis sur les occupations venant de notre désir de ne pas être trop souvent invités)… que je ne reconnais pas particulièrement. Pas de mensonges, et pourtant un genre de mensonge. Ou suis-je trop dure ? Trop critique ? … Si je me demande où ma personnalité existe vraiment, sous quelle forme elle s’exprime le mieux, la réponse est évidente : dans les livres. Entre les deux plats « solides » d’une couverture. Le reste est la Vie, merveilleuse à coup sûr, mais qui n’a pas à être préservée ni particulièrement regrettée. En dépit de ses soirées agréables (dîner hier soir avec Elaine et English), de ses triomphes non méprisables (Esquire a acheté la troisième et la plus difficile de mes nouvelles sur le mur de Berlin ; ms une partie de Bloodsmoor).
12 janvier 1982. Journées très froides inondées de soleil. Températures frisant les moins 20, très inhabituel pour ce coin du monde. Je travaille très lentement et (peut-être) à contrecœur à une nouvelle que je veux lyrique… la fille qui « voit » un crime… une agression sexuelle… dans le parc Waterman… le parc Atwater de Lockport3. Marian Mattiuzzio parlait de filles qui « avaient mauvaise réputation parce qu’elles allaient avec des garçons sur la pente du côté du canal » (?). Que puis-je rappeler à ma mémoire au bout de tant d’années ? … trente et une, trente-deux… remarquable !… ai-je vraiment vécu aussi longtemps ? Mais il me suffit de fermer les yeux pour « voir » le parc Atwater avec une netteté extraordinaire. Et pour sentir l’odeur des vestiaires des filles… où les enfants (petits)… mais il y en avait aussi de plus grands… se mettaient en maillot de bain, etc. Et il y a Main Street, et le pont, et… je suis submergée par un sentiment de perte. Mais si j’étudie cette perte sans sensiblerie, je découvre que c’est en fait la nostalgie du temps, le regret que le temps ait passé… en m’entraînant avec lui… en m’amenant ici : à cette idylle curieusement pauvre en événements, un long mois de janvier paisible et paresseux, Crosswicks terminé et Winterthur si vague, s’assemblant si vaguement… que cela n’aboutira peut-être jamais à rien… que je le regretterai ou ne le regretterai peut-être pas… Le ton élégiaque de la nouvelle. Mais comment le communiquer. Comment trouver le ton juste, la voix juste…
[…]
… Travaille à des poèmes en prose isolés. An Anatomy of Hunger. Lis sporadiquement, sans conviction… Essayé Evelyn Waugh pendant une semaine (Brideshead [Retour à Brideshead]), qui est un élégant roman-feuilleton, très joliment écrit quoique finalement absurde : le moment le plus fort étant celui où le vieux bonhomme se signe sur son lit de mort, hilarant pour une ex-catholique comme moi ; Pinfold [L’épreuve de Gilbert Pinfold], une idée excellente mais exécutée sommairement et, semble-t-il, à la hâte, comme si, incapable d’affronter les circonstances de sa propre dissolution dans la folie, Waugh recourait du coup à la comédie ; A Handful of Dust [Une poignée de cendres], autant de profondeur qu’une bande dessinée, des personnages qui reçoivent un nom mais guère davantage ; Put Out More Flags [Hissez le grand pavois] que j’ai abandonné au bout de quelques pages… « bien écrit, mais… » on s’en moque) ; commence The Dean’s December [L’hiver du doyen] de Bellow, lent, morose, lourd, didactique, infailliblement intelligent et saisissant ; ai renoncé à faire la critique de quatre livres pour le NY Times, des recueils de nouvelles trop minces et trop faibles pour nécessiter mon jugement ; me fais une joie de lire le journal de V. Woolf, le troisième volume, que je viens d’acheter… là, une présence infailliblement intelligente. […]
15 janvier 1982. Travaille à The Witness. Épineux et frustrant. Que représentent ces étranges petites histoires ? Dieu seul le sait ; moi pas. Peut-être n’ai-je pas envie de savoir.
… Oiseaux affolés par la faim en ces jours de neige glacials. Neige poudreuse en rafales de l’autre côté de la fenêtre, ciels arctiques rose pâle, des juncos gonflant bravement leur plumes grises pour survivre. Anesthésier leur faim, leur frénésie. De la nourriture déposée le long de la terrasse…
Si peu d’idées pour Winterthur. Un paragraphe ou deux, des notes sommaires, je n’imagine pas qu’il puisse en sortir quoi que ce soit de valable… Notation d’épreuves à Princeton. […]
… L’énigme de la fiction. Tout est surface, savoir-faire, conception, « ton ». Voilà les éléments qui préoccupent l’écrivain, qui l’obsèdent. Paragraphes. Phrases. Mots. Mais au-delà de la page, au-delà de l’histoire elle-même, qu’est-ce qui essaie de parler ? D’une certaine manière, les longs romans étaient plus faciles pour mes nerfs que ces petites nouvelles. Elles montent, émergent, doivent être traitées, puis polies, et « polies » encore, et puis elles sont « achevées » – je sais du moins qu’elles le sont – et je suis forcée de passer à autre chose. Et tout cela sans référence à quoi que ce soit d’extérieur, à une exigence quelconque, si fantastique soit-elle. (Ce que je veux dire : personne ne se soucie le moins du monde que je me casse la tête sur ces nouvelles, que je me lève très tôt le matin, tendue et pleine d’appréhension, que je sois distraite en compagnie de mes amis, etc., et je suis la première à reconnaître que ce n’est que justice. Pourquoi diable quelqu’un s’en « soucierait »-il… ! Ce n’est pas comme si j’étais correspondante à Varsovie, en ce moment4. Malgré tout, je suis fascinée par la façon dont ils arrivent sans crier gare ; les blocs de langage, les voix. Et cette fascination se manifeste aussi par un intérêt profond pour la langue des autres – Bellow, etc. Habituez-vous aux rythmes, aux cadences, aux virgules, à la brièveté, à la simplicité ou à la complexité des phrases, et vous êtes en phase avec le moi enfoui, l’âme véritable. Par conséquent, on connaît Bellow en lisant sa prose avec sa voix. Par conséquent, on sonde les profondeurs d’un autre… Ces formes curieuses, incontestables, d’« immortalité »…)
23 janvier 1982. […] Ravis aujourd’hui de rester à la maison. Toute la journée. Neige fondue, pluie glaciale, boue, froid, ciel blanc opaque, confort parfait à l’intérieur. Mon humeur affable vient en grande partie de l’histoire simple et éhontément romantique à laquelle je travaille. (Est-ce que je crois aux histoires « romantiques » ? Oui certaines fois pour certaines personnes. Oh oui !) À savoir Hull and the Motions of Grace5. Si seulement je pouvais éviter mes nouvelles problématiques… ces casse-têtes épineux qui m’obsèdent et me font (indéniablement) souffrir… The Witness, Magic (Seigneur ce qu’elle m’a donné du mal), The Victim, etc., la liste se perd dans un passé insondable. L’humeur détermine-t-elle l’histoire, ou l’histoire l’humeur ? Pourquoi, peut-on également se demander, l’idée de la mortalité peut-elle être extraordinairement obsédante et douloureuse à certains moments, et, à d’autres, sembler n’être qu’une « idée » dépourvue de tout contenu émotionnel… ?
… Impossible de savoir. Ne sais pas, en tout cas.
[…]
… Très peu d’idées pour Winterthur. Vais-je écrire ce roman, je me le demande ; à moins que (pour une raison que je n’arrive pas à déterminer) il ne prenne pas… ? La forme ne convient peut-être pas ? La structure imaginée ? Et Fergus n’est pas tout à fait comme il faut. Il faut peut-être que je change son nom ? Quelque chose ne marche pas… mais je ne veux pas commencer un autre roman, de toute façon… Je ne peux supporter la pression d’une immense histoire exigeant d’être racontée, en ce moment. Si je pouvais passer le reste de ma vie d’écrivain à faire des bagatelles comme Hull and the Motions of Grace, quel plaisir ce serait… et en fait Hull n’est pas tout à fait une bagatelle si l’on considère combien de mes réflexions de l’hiver j’y ai mis. Le high des amphétamines est, ou était, ce curieux « flash » agité, nerveux, que j’éprouve ou éprouvais parfois en écrivant Crosswicks, Magic, etc., mes œuvres « difficiles » (ou devrais-je dire dangereuses ?). Effrayant mais délicieux mais terrible mais… peut-être pas très sain ? Cœur qui s’emballe, pouls qui s’emballe, cerveau qui s’emballe, flots d’images, récit insistant pour être raconté, pas assez de minutes dans la journée pour tout noter, le soulagement (considérable !) seulement quand je parviens à revoir, à donner à l’ensemble une structure cohérente. Est-ce que je souhaite revivre cette aventure ? Ma foi non. Ma foi oui. Ma foi peut-être. Me manquera-t-elle si elle ne se produit plus jamais ? Nous verrons…
13 février 1982. Fini une très courte nouvelle, Sonata, l’autre jour ; travaille et revois mon essai sur les images modernistes de la femme6 ; les délices singulières et sans doute très honteuses de ce genre d’écriture. (Où l’on ne fait que parler. Argumenter. Sans avoir à évoquer.)
… Boitille à cause d’une petite opération au pied, hier. Nous sommes des organismes de précision si délicats qu’un petit déséquilibre en produit un autre ailleurs, et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’âme elle-même se mette à boiter. Tout à coup il devient trop pénible… d’aller dans la lointaine « nouvelle » pièce chercher un livre. Et notre cocktail de la Saint-Valentin demain…
… Agréable soirée chez Lucinda et Bob Morgenthau, jeudi. Les Goldman y étaient aussi, en bonne forme. Nous nous entendons à merveille, tous les six ; et si les Showalter avaient été là, la soirée aurait été incomparable. […] La promesse d’autres soirées chaleureuses, d’autres dîners et déjeuners à venir.
… Prends des notes pour Winterthur. Lentement, lentement. Ma façon de voir Xavier ne cesse de changer. Je le « vois » maintenant beaucoup plus incertain, timide même, que je ne l’avais d’abord envisagé. Je n’ai pas encore la voix – mais j’ai décidé de ne pas me tourmenter – « c’est un point mineur après tout » – ces choses-là prennent du temps. Si tenir un journal m’a appris un petit quelque chose, c’est à être tolérante envers moi-même… la lenteur de certaines procédures, la paresse fondamentale au fond… (Bizarre que je présente au monde une image manifestement intimidante de travail et de réussite ; mais que je sache être véritablement d’une indolence stupéfiante… ce dont j’éprouve parfois une vraie honte, et parfois de l’amusement, de l’étonnement…)
… Une vie en train de se faire. Mais n’est-ce pas toujours ainsi. On dit que les gens meurent dans une sorte de brouillard… en n’éprouvant ni terreur ni regret… une sorte de brume recouvre tout… un peu comme la naissance… par conséquent, pourquoi craindre la « mort », n’est-ce pas simplement un spectre ?… La réponse, bien entendu, est qu’on ne craint pas – je ne crains pas – la mort, mais l’atrophie de la vie et la souffrance… vu ma lâcheté physique. Et l’ennui, l’inactivité, le vide, le néant sous la forme agréable d’une tasse de thé que l’on a portée trop souvent à ses lèvres, la même gorgée de thé tiède : on voit vite le tableau.
… Février est tout ce que n’a pas été janvier : ensoleillé, chargé, très vivant, et il passe vite […] Une soirée chez les Showalter vendredi dernier ; divers déjeuners pendant la semaine (avec Waltz Litz, Jerry Charyn, Stephen K., Bob Patton – un professeur invité de Rice, études victoriennes, très sympathique) ; journée à NY (dernière réunion du comité de littérature à l’Academy, Dieu merci, quoique à vrai dire j’y aie pris plaisir – Bill Heyen va finalement recevoir un prix, après mes immenses efforts, après que j’ai plaidé sa cause si clairement, si souvent, en ne m’attirant que le sourire sceptique de Howard Nemerov et un bref hochement de tête négatif… Howard avait parcouru ces Swastika Poems il y a longtemps, s’en était formé une opinion inexacte et hâtive, très difficile à déloger. Mais j’ai fini par la déloger.) Et Robert Stone, qui a déjà reçu de nombreuses distinctions mais en mérite une autre. (Suis-je déçue que mes romans soient invariablement écartés au profit d’autres… année après année ? J’imagine. En fait, oui. Pendant quelque temps, en tout cas, quand on publie les listes. Mais cela me dérange moins de perdre face à un écrivain ayant le sérieux et le talent authentiques de Stone. Et d’Updike. Et de tous les autres…) L’apitoiement sur soi-même : est-il toujours, ou n’est-il en fait jamais, mal placé ?
15 février 1982. […] Mysteries of Winterthur. Cette entrée est là pour noter… cet état d’esprit morne apathique frustrant qui ne va nulle part… et ici, sur mon bureau, des piles de notes folles… des instructions parallèles pour des scènes qui ne seront peut-être jamais écrites… trois ou quatre versions du même événement… un/des langages stridents, maladroits… un narrateur en concurrence avec un autre… mais je n’arrive apparemment pas à trouver le narrateur avec qui commencer ce voyage… à qui faire confiance, confier…
[…]
… Ma solitude, ma stase. Pense sombrement à une nouvelle qui s’intitulerait In Parenthesis7. Mais je suis trop inerte, trop paralysée ou trop paresseuse pour que mon imagination la fasse naître. Je reste assise ici, entre parenthèses. Peut-être resterai-je ainsi éternellement.
24 février 1982. Travaille à Last Things8. Douloureux et lent. Je ne peux dire pourquoi je reviens à ce (vieux) sujet… mais j’en éprouve apparemment un profond désir, celui d’écrire plus intimement, avec plus de connaissance et d’empathie que je ne l’ai fait en 1966. (Ces paradoxes ne s’expliquent pas… À quarante-trois ans, ayant manifestement « réussi », j’éprouve un mystérieux sentiment d’identification avec mon ancien étudiant, mort depuis longtemps, Richard W. ; un sentiment d’identification plus fort qu’à l’âge de vingt-sept ans.) Cette histoire est « familière », bien entendu… mais je dois écrire à nouveau sur elle… écrire, imaginer à nouveau… de l’intérieur cette fois… je ne sais pas pourquoi. Devrais-je savoir pourquoi ? Je ne le sais pas.
… Bizarre que, au moment où je prenais des notes pour cette nouvelle, j’aie fait une conférence (sur l’échec) à Princeton, dans la salle de la faculté Woodrow Wilson et que, au bout d’une vingtaine de minutes, j’ai été interrompue par une folle… un personnage local… pas folle à lier mais pas saine d’esprit non plus… pâle, tremblant visiblement, vêtue d’un long manteau noir… mains enfoncées dans les poches… distrayant l’auditoire au point que ce que je disais n’avait plus d’importance. Elle a interrompu la conférence en me prenant à partie : « Cela a assez duré. Nous sommes venus écouter le poète, pas vous. Pour écouter le professeur Oates, pas vous. » J’ai essayé de lui expliquer que j’étais « Oates » mais elle a dit : « Cette introduction a assez duré. Nous sommes venus écouter le poète… » etc.
… Fin d’hiver, accumulation d’épisodes, d’événements, phases étranges d’émotions (mi-familières, mi-étrangères). Comme Whitman, je n’ai pas la moindre idée de qui ou de ce que je suis. Comme Whitman, je suppose qu’il me faut vivre avec. En accord secret avec l’accusation de la folle : « Cela a assez duré… » (Avais-je vaguement envie qu’elle sorte une arme et se mette à tirer ? Ai-je été « légèrement déçue » qu’elle se contente de s’en aller… ?) Selon Elaine, tout le monde dans la salle avait peur et l’avait surveillée dès son arrivée (elle était entrée en retard, en se faisant remarquer) parce qu’elle avait les mains profondément enfoncées dans les poches, et naturellement ils pensaient, supposaient, attendaient, fantasmaient…)
… Je pourrais mourir en « victime sacrificielle », sous forme d’événement public, voire de spectacle : mais je doute pouvoir « mourir » seule avec beaucoup d’élégance. D’où le souhait à demi enfoui, inexprimé, que l’incident ait tourné autrement. (« Voilà qui résout le problème contrariant que me posait mon prochain roman », aurais-je pu dire, avant de sombrer dans un coma fatal.)… L’esprit nécessite une tribune publique ; la force d’âme nécessite une tribune publique ; « JCO » est une persona publique et c’est là qu’elle s’épanouit le mieux. Mais je ne suis pas particulièrement impatiente de refaire une conférence ou une lecture…
[…]
4 mars 1982. Heures de travail voluptueuses : mes poèmes en prose (révision tout récemment de Self Portrait as a Still Life9), mon projet de roman (bribes, notes, début de Miss Georgina’s Morning… une surabondance de matériau). Mysteries of Winterthur vient lentement, lentement. Pour l’instant, toujours pas de voix. Pas de clé et par conséquent pas d’entrée… Mais les poèmes en prose sont merveilleusement absorbants. La forme elle-même est infiniment flexible, suggestive. Quelque chose dans l’aspect même des poèmes sur la page. Ce ne sont pas tout à fait des poèmes et pas tout à fait de la prose…
Déjeuner avec Julian Jaynes, hier. Il a raconté à Stephen et à moi l’histoire bizarre du cerveau d’Einstein. (Une histoire « princetonienne ».) Il nous a également dit, avec tristesse, qu’il ne pensait pas que ses collègues en psychologie se soient donné la peine de lire son livre – qu’ils ne le prenaient pas au sérieux – trouvaient qu’il n’était pas dans le « courant dominant » de sa spécialité. (Alors que lui pense assurément le contraire. Il met l’accent sur l’empirique… L’empirique, l’empirique : un mot d’ordre, à n’en pas douter, en psychologie.)
Cet après-midi, Elaine et moi comptons assister à Princeton à une conférence intitulée « Théories de la littérature américaine et pourquoi elles excluent les femmes ». (Je me console en imaginant que, si je suis exclue, c’est parce que je n’ai pas encore travaillé assez dur. Car, après tout, c’est là une situation à laquelle je suis seule en mesure de remédier.) … Enseigné hier et lundi : vaguement étonnée que, dans l’ensemble, tout se passe aussi bien, sans anicroches. Je ne suis pas fatiguée le moins du monde après ces séminaires d’un heure et demie et mes entretiens avec les étudiants, sans parler des déjeuners animés et cancaniers avec Bob Fagles, Stephen ou XXXX. […]
9 mars 1982. Fini Harrow Street at Linden10 et regarde par la fenêtre des merles qui picorent des baies de houx. Journée grise peu prometteuse. Rafales de neige. Et nous devons partir pour New York dans vingt minutes… Richard Moore fait une lecture ce soir chez Books & Co… nous dînons avec lui, X. J. Kennedy, Bob Phillips et d’autres. Ces journées grises sinistres, uniformes, indéterminées… En accord sans doute avec le climat intérieur…
[…]
… Comme j’aspire à l’absorption, la tyrannie, l’intensité anxieuse d’un roman… ambitieux, complexe, voire touffu… Les nouvelles que j’avais espérées « faciles » se sont en fait révélées difficiles. Ce qui s’est passé, j’imagine, c’est que j’ai transféré dans l’écriture de nouvelles l’intensité propre à l’écriture des chapitres, mais que je ne peux me reposer sur aucune continuité, ne peux évidemment « connaître » mes personnages avant que plusieurs journées problématiques ne se soient écoulées… Et puis, je me dis brusquement : Pourquoi écrire ? Pourquoi, alors que personne, ou quasiment personne, n’en a rien à faire ? Et si, comme ce matin même, je tape et tape et retape un unique feuillet jusqu’à ce que dans ma démence je le croie « parfait », qui, même parmi mes « admirateurs », s’en apercevra… En parcourant à nouveau Funland et Magic, sans parler de nouvelles plus anciennes (oserais-je relire At the Seminary11 ?), je peux repérer les passages qui m’ont coûté tant d’angoisse… et le seul fait de les relire me perturbe comme si les mots mêmes contenaient… quoi ?… des barbelures invisibles, des crochets … insinuations écœurantes… Mais personne d’autre dans ce monde suprêmement indifférent ne s’y arrêterait un instant ; et pourquoi le devraient-ils… ? Je suis peut-être folle, mais d’un autre côté je ne le suis sans doute pas assez.
Mike [Keeley] est revenu de Grèce et d’Italie, et nous déjeunons donc ensemble demain. Une soirée ambitieuse ici vendredi soir pour le 52e anniversaire de Ray ; théâtre et dîner samedi avec Elaine et English ; et la semaine prochaine nos vacances de printemps, théoriquement… J’aime cette vie mais ai besoin de la « voir », ce qui m’est rarement possible quand je me casse la tête sur des problèmes de syntaxe et de sons. Les plaisirs sont si habituels et intimes et impossibles à traduire qu’en faire simplement la liste est absurde. Et maintenant il s’est mis à neiger pour de bon. Et maintenant nous devons partir pour New York.
20 mars 1982. Une journée totalement insignifiante. Qui devrait/ne devrait pas être notée. Nous rentrons d’une promenade et d’un jogging énergiques au lac Honey ; le soleil brille ; l’air est froid ; nous nous sentons revigorés ; retour à nos bureaux pour une heure et demie de travail avant le déjeuner… Il me semble important de noter ces événements banals, ces non-événements. Des espaces de temps où il ne se passe rien. C’est la texture de nos vies, impossible à communiquer à un tiers, sans véritable valeur… les mots ne peuvent exprimer ce qui n’est pas « digne » d’expression ou de permanence… et pourtant, et pourtant : c’est notre vie.
Ray a fait un bilan de santé complet, hier ; c’est la première fois qu’il subit certains examens. Et maintenant nous attendons les résultats.
… Vendredi dernier, le 52e anniversaire de Ray. Un dîner ici, avec Betty Fussell (qui a apporté l’une de ses magnifiques mousses au chocolat) ; George Pitcher (Ed était encore à l’hôpital après son opération de la prostate) ; Mike Keeley (fraîchement rentré de Grèce, semblable à lui-même) ; Elaine et English ; les Fagles ; les Morgenthau. Une soirée agréable, mémorable en fait, mais j’ai apparemment épuisé ma capacité à jouer les hôtesses pour un moment.
… Travaille à Mysteries of Winterthur. Je ne cesse d’expérimenter des styles, des voix. Impossible de commencer à écrire avant d’avoir la voix. Mais impossible de me retenir. Ces histoires qui veulent être racontées… ! Tout le reste est éclipsé. Je ne peux même pas m’obliger à penser à une nouvelle, un poème en prose… Tout est Xavier, mystère, Winterthur, Winterthur. Mais je n’ai pas la voix, le fil qui conduit au centre, je n’arrive pas à trouver l’entrée mais ne dois pas désespérer… écrire des notes et des bribes de scènes suffit… taper un matériau provisoire… car, après tout… après tout… The Crosswicks Horror est terminé ; et je dois assembler un recueil de nouvelles pour 1983 ; et un recueil d’essais.
… Êtres humains, variations d’humeur. Tantôt en haut, tantôt en bas. L’esprit souffle où il veut. Et pourtant quand quelque chose de réel menace – la maladie d’un « être cher », comme on dit – toutes ces absurdités spécieuses sont écartées avec impatience.
… Le roman, l’entreprise imaginative, comme son ami le plus proche. Son conseiller le plus intime. Est-ce contre-productif, alors, d’avoir un ami, un conseiller intime, un amant, un conjoint réel… ? Logiquement ce devrait être le cas ; en réalité, non.
… Approche de mon 44e anniversaire. En juin. Quel « effet » cela fait-il… ? Franchement, aucun « effet ». Intérieurement, je n’ai pas l’impression d’avoir beaucoup changé. Extérieurement… ? Ces changements sont progressifs, donc charitables. Je m’étudie dans la glace et trouve que j’ai eu plus mauvaise mine – les traits plus tirés, fatigués, hébétés – quand j’avais vingt ans. Et pendant cette période curieuse, inexplicable, au début de la trentaine, où je ne pesais parfois que 44 kilos. Alors que maintenant j’en pèse… mais je n’en sais rien : 48, 49, 46 il n’y a pas longtemps. La perception que j’ai de ma personne « physique » est irrégulière et a tendance à être hâtive, embarrassée. Raison pour laquelle écrire, courir, marcher, a son attrait… on n’est tout simplement pas là. La voix sociale est réduite au silence. La voix de l’insomnie aussi.
Mysteries of Winterthur. Une douceur inexprimable teintée de terreur. Le fait même, la sensation, l’aura de… Winterthur, qui signifie mystère, qui signifie Xavier, ce fragment de mon âme. Grandir à Winterthur ; être expulsé de Winterthur ; survivre à Winterthur… « Le jour béni est imminent. Ma foi ne fléchira jamais. Dieu ait pitié de nous tous. »
24 mars 1982. Ces étranges journées à l’éclat dur où l’on n’est pas de force à affronter la lumière du soleil. Pas de force à affronter les rythmes de l’esprit. Je me sens immobilisée bloquée, bonne à rien ; une sorte de pâle copie carbone de ce que je suis censée être, ou étais… Le tic-tac intérieur, bien trop bruyant. Je me suis jetée dans Winterthur avec des résultats si décevants. Les premiers chapitres ne sont qu’une récitation de Faits, terne et sans style… beaucoup trop long… beaucoup trop diffus, confus… mais apparemment je m’en moque… ma stratégie n’en est pas une… continuer à peiner… buriner… mais cela a-t-il une raison d’être ?… cela va-t-il quelque part ?… ou est-ce un autre détour ?… un cul-de-sac ?… et si cela « réussit », qu’est-ce que cela signifie… À déjeuner aujourd’hui avec plusieurs collègues […] Mike a compati avec moi (tristement, je crois) il devait penser à son propre échec relatif : un roman sur lequel il a travaillé un an ou plus a été rejeté quasiment partout ; il est « connu » comme traducteur alors qu’il veut être un romancier, être un bon romancier ; il a le sentiment que le monde universitaire l’a vidé de son énergie. […]
… Peut-être ai-je besoin d’un changement : peut-être mon « histoire d’amour » avec Princeton tire-t-elle à sa fin. Je devrais travailler avec de meilleurs étudiants si je dois travailler avec des étudiants qui écrivent. (Par meilleurs j’entends simplement des étudiants de troisième cycle – Princeton n’a de programme que pour les étudiants de licence – mes étudiants sont assez brillants, assez merveilleux pour leur âge, mais l’écriture n’est pas polie, n’est pas « professionnelle »… je suppose que je suis condescendante sans le vouloir, mais on ne peut appliquer de véritables critères critiques/professionnels à des étudiants de licence… Cela dit, la perspective de quitter Princeton est intimidante. Je ne pense vraiment pas en être capable. Nous sommes amoureux de cette maison, du paysage, nous nous sommes fait tant de merveilleux amis… Renoncer à tout cela pour une abstraction (travailler avec de « meilleurs » étudiants) serait de la folie.
[…]
28 mars 1982. « L’amour de enfants est quelque chose de bien fugace », dit Lewis Carroll dans une lettre.
… Tape des notes pour Winterthur. Mon besoin d’« écrire »… en contradiction avec le fait que, pour le moment, je ne suis pas prête à écrire un roman ; pas ce roman-ci. Je dois donc me contenter de taper des notes, griffonner des idées, des bouts de dialogue. La « légère dépression » que connaissent parfois les écrivains quand ils viennent d’achever une œuvre est peut-être ce que j’éprouve à un niveau subliminal. (Je veux parler de Crosswicks.) Mais cette « légère dépression » est soluble dans la compagnie (beaucoup de soirées ces derniers temps), l’enseignement, les longues promenades et la course à pied, les dîners en tête à tête avec Ray, les soirées de lecture. (En ce moment j’étudie la médecine légale et lis l’édition à 1 000 dollars d’Alice in Wonderland, la Pennyroyale, dont je suis censée faire une critique.)
[…]
… Il faut que j’écrive des nouvelles très courtes. Un défi : les comprimer en 4 ou 5 pages. En suis-je capable… ? Mais pourquoi pas12… ! L’idée de mystères me harcèle. Ces mystères minuscules. L’intérêt de Xavier pour les énigmes, les devinettes, les mystères, l’insondable et l’insoluble. Mais pour quelque chose de très court, le même intérêt fonctionnerait, peut-être très bien.
… Winterthur, mon Pays des merveilles. De l’autre côté du miroir. Mais je ne peux pas (encore) le transmuer. Je suis entravée par le réalisme, le naturalisme et même l’« histoire ». (L’« ahistorique » ne m’intéresse pas.) Je dois patauger dans une exposition si longue avant d’arriver à ce qui me passionne, à ce qui prend vie et compte terriblement… pourquoi il en est ainsi, je n’en sais rien. La nuit dernière, encore réveillée à 2 heures du matin, à 3, le cœur s’emballant à l’idée, excitation mêlée de peur, d’écrire ce matin : la façon dont le chapitre (je me traîne toujours dans « The Toymaker’s Son ») tournera. Et puis, une heure d’écriture, et j’ai vu que cela allait en fait très mal. Mais je ne peux pas désespérer. Je suis déjà passée par là, non… ? Je tâtonne, me traîne à quatre pattes, ne sais pas vraiment où je vais, n’ai pas encore de voix, un roman sans style est une impossibilité… mais il ne faut pas que j’y pense comme à un « roman », de simples notes pour un roman, et je me sens alors plus calme… La nuit précédente, incapable de dormir, une insomnie fiévreuse, appréhension et désir que le matin vienne vite ; alors j’ai travaillé une heure au roman… réuni des notes, ruminé, essayé de penser à une organisation… suis finalement allée me coucher en me sentant vaguement optimiste ; et puis, au matin, j’ai vu que ça ne marcherait pas ; tombait à plat ; un vrai fouillis ; trop de « notes » et pas assez d’action ; et Xavier n’est qu’à la périphérie du roman ; et je suis immobilisée, bloquée, frustrée, voire un peu effrayée. Mais tout de même, je suppose que c’est comme d’habitude. Je suppose que je survivrai. (Les obstacles deviennent de plus en plus formidables, les chances de « réussite » de plus en plus éloignées. Entre-temps, ces nouvelles très courtes pourraient être revigorantes et même thérapeutiques.)
30 mars 1982. L’anniversaire de mon père, et tout semble aller bien à la maison. Dieu merci ; et j’ai un peu honte d’avoir passé ce coup de téléphone avec autant d’agitation. (Je n’avais pas eu de nouvelles de mes parents depuis un moment.) […]
… Grande réception la semaine dernière chez Elaine et English, j’y ai rencontré Maureen Howard pour la première fois, et elle m’a énormément plu. Sans prétention, intelligente sans le côté « brillant » agaçant, drôle mais pas agressivement spirituelle… Quelqu’un de très sympathique. […]
… Travaille à Winterthur. J’ai dû amasser quelque 75 pages. Dont combien sont à peu près décentes ? – 50, 30, 10, 1 – ? Dimanche, une sorte de crise : je me rendais littéralement malade en insistant, forçant, m’entêtant à essayer d’organiser ce matériau récalcitrant… et Ray m’en a parlé avec calme, m’a raisonnée, m’a tirée de mon cul-de-sac obsessionnel en plaisantant… et j’ai vu qu’il avait raison, évidemment… avec son bon sens, sa sagesse… tout ce que je sais (qu’on ne vit pas pour écrire, par exemple, qu’on n’est pas justifiée par l’écriture) mais avais oublié dans l’exigence du moment. Un roman ne peut pas être forcé. Il n’a tout simplement pas de voix, pas de texture. Mais puisque je veux l’écrire, puisque rien d’autre ne semble valoir la peine pour le moment, tout ce que je peux faire, c’est m’y attaquer à petits coups… taper des notes… réarranger des notes… qui ne sont pas très bonnes, ou pas bonnes du tout ; et qui ne le seront peut-être jamais ; je finirai peut-être par tout jeter… Malgré tout, une sorte d’instinct me pousse à y travailler. Et à prendre mon temps. Winterthur doit être inventé, ou rêvé, comme un monde parallèle. Mais rien ne peut être forcé. Rien ne peut être forcé.
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Longues promenades et courses à pied, ces temps-ci. Un mardi doux et ensoleillé sur la Delaware. Nous avons marché deux heures le long du canal au nord de Washington’s Crossing. Couru avec nos chaussures magiques ; marché ; observé les oiseaux (l’autre jour, nous avons vu nos premiers rouges-gorges) ; un déjeuner assez moyen au Washington Crossing Inn ; conversation sur notre avenir – tout prend forme si gracieusement, financièrement, professionnellement et autrement. En résumé, une belle journée. Amen.
[…]
13 avril 1982. Ned Rorem, séduisant et mélodieux, parlant au Westminster Choir College de la composition et autres mystères. Ned, qui « n’a de quaker que le nom », attiré par la musique « sensuelle ». Le paradoxe Silence/Son. La belle musique de Ned et sa prose hideuse. Ned lui-même, gracieux et s’exprimant presque trop bien : il sait les réponses à des questions non encore formulées… J’ai été choquée de l’entendre dire que, depuis qu’il compose, ses mélodies ne lui avaient pas rapporté 20 000 dollars. Est-ce possible ? … alors que les interprètes gagnent des fortunes en une seule soirée… en jouant la musique de Ned.
… Travaillé une bonne partie de la journée à The Bat13. Ma sympathie pour Carroll. L’amour, l’emballement pour un genre particulier d’enfants filles. Les luxurieux se méprennent sûrement sur Dodgson/Caroll… ? J’en suis venue à détester la tyrannie à la mode qui réduit les motivations romantiques à des simplicités freudiennes… tout est répression, déni… tout est déguisement. En fait, tous les êtres humains ne sont pas mus par des énergies sexuelles ; beaucoup sont asexuels par tempérament et par disposition génétique, sinon par choix. Par ailleurs, beaucoup sont devenus asexuels, ou non sexuels, du fait d’une trop grande activité sexuelle… Mais The Bat a essentiellement pour sujet les surprises. Des pans d’enfance/de personnalité oubliés. (Tant de nous-mêmes est perdu, nié, gaspillé, mal interprété, doté de dimensions fictives… Une fois que ces anecdotes sont construites, ce qui reste de la vérité est recouvert par l’invention. Entrée des métaphores. Les structures imposent leur propre logique. Je vois « Joyce » émerger de… quoi que j’aie été … mais quoi que j’aie été se voit déjà attribué une signification frauduleuse en raison de « JCO » et d’un fallacieux sentiment de nécessité/inévitabilité. Même la modestie dans ces conditions est scandaleuse.)
[…]
… La littérature comme structures verbales ingénieuses préservant certaines expériences… ces expériences enfermées à l’intérieur des structures… libérées, décodées, par des lecteurs (futurs)… s’il y en a. D’où l’inviolabilité de l’art. Mais il n’est permanent qu’autant que l’est le langage ; vivant qu’autant que les lecteurs le permettent. Voyons : la littérature comme une série de stratagèmes grâce auxquels l’expérience est préservée… Mais non, « stratagèmes » est absurde… comment rendre compte de la beauté, de la fatalité, du simple charme… Je suis donc forcée d’admettre que je ne sais pas. Que tout est improvisé, le fruit du hasard… La chauve-souris en toile métallique sortant du tiroir…
[…]
19 avril 1982. La vie dans son ensemble, ou presque, va bien… à merveille, en fait. Mais je suis là, devant ces piles inconvenantes de notes pour quelque chose qui s’intitule Mysteries of Winterthur, et je me demande si je ne devrais pas m’en débarrasser, si je ne devrais pas jeter les 65, 70 malheureuses pages que j’ai écrites… un premier jet ridiculement « brouillon »… un récit coagulé, bloqué, figé, contrarié… qui refuse de prendre vie… (le cliché « prendre vie » est adapté ici)… voilà pourtant quelques jours que je ne me suis pas sentie une « ratée », peut-être parce que je travaille à des textes plus limités, plus pratiques. J’aime The Bat… c’est le genre de choses qu’on peut faire… alors que Winterthur… Écrire ces mots, les taper allègrement, n’exprime pas le mécontentement que j’éprouve. Et le sentiment aussi que ce « mécontentement » est très familier. Mais en même temps… impossible de communiquer par ce moyen la gravité, la tristesse, la stupeur, le ressentiment, l’impatience, la colère sourde… tout ce que je peux éprouver… mon dégoût pour moi-même… La langue qui refuse de vivre sur la page ; une prose qui n’est pas de la prose mais de simples mots tapés à la machine ; mais j’ai déjà bien du mal à m’obliger à taper. (Je « tape mes notes », religieusement – transforme le chaos de notes gribouillées en quelque chose de frauduleux ressemblant à un premier jet… mais c’est ridicule… le « roman » sous sa forme actuelle ne pourrait pas davantage prendre son envol qu’un dirigeable en plomb… béton, roc, plomb… Le numéro tout entier est ridicule.)
… Si bizarre, alors, que, de façon imméritée, la vie aille bien. (Une phrase jamesienne. Toutes les virgules, la contrainte, le « mouvement en avant » qui hoquette.) … Déjeuner aujourd’hui avec Elaine, Helen Langdon (la charmante sœur de Margaret Drabble, historienne d’art), une Anglaise de l’université de Southampton nommée Isabel ( ? – perdu son nom)… ici pour donner une conférence à Princeton sur un aspect de Browning. Hier, longuement marché et couru… tout est ensoleillé, tulipes et jonquilles et narcisses… le cœur du printemps… Dîner chez les Keeley la semaine dernière et le sentiment que la « bande » était réunie […] Étrange que ma vie extérieure se passe si bien, que j’y prenne un plaisir non feint, et certains textes mineurs aussi – ces nouvelles, etc. – alors que le roman n’évolue pas du tout… Je « sens » Xavier si profondément, mais c’est de l’intérieur. Je suis aussi bloquée et perplexe que lui.
[…]
Ai-je toujours eu autant de mal, au démarrage d’un roman… ? Il faudrait que je relise mon journal ; mais je ne le croirais pas vraiment… l’opacité de ce moment, le travail d’escargot de cet après-midi, ne peut pas avoir eu d’équivalent dans le passé. Pourtant la perspective de renoncer n’a vraiment pas d’attrait. « Renoncer »… abandonner…
… Je ne travaille pas à partir de l’inconscient, peut-être ; tout est forcé, voulu, délibéré, intellectuel… pas de musique… pas de langue particulière. Programmatique… je suis devenue trop habile façon postmoderniste ; mais j’avais pensé que la langue rachèterait peut-être l’effort… Malgré tout, je vais continuer ; je n’ai aucune intention de renoncer. Ce qui s’est (manifestement) passé, c’est que le « mystère » que Xavier ne peut résoudre est devenu pour l’auteur le « mystère » de la raison pour laquelle le roman refuse de prendre vie… comme Leah avec son Empire mystique inaccessible… qui était Bellefleur soi-même. (Mais j’ai fini par conquérir Bellefleur. Et je n’ai aucune certitude que la même chose se passera avec Winterthur…)
24 avril 1982. Shirley Hazzard14 au séminaire Gauss de jeudi, infiniment courtoise, sereine, séduisante, très informée… son sujet était « Le mot solitaire : Virgile et Montale ». Mais il n’y avait pas grand monde au séminaire… Nous avions dîné plus tôt avec les Keeley. Assise dans la salle (un petit amphithéâtre confortable du bt d’architecture), j’ai pensé… comment est-ce arrivé, comment se fait-il que je sois ici ; que Victor Brombert (qui a présenté Shirley avec son impeccable élégance) soit un ami ; et Mike ; et les Weiss15 ; et les autres… Comment, vraiment, est-ce arrivé ; et ai-je intelligemment, convenablement, conscience de ma chance… je crois que oui. Mais Winterthur fait mal. La tranquillité et la richesse de la vie « extérieure » (notre dîner, hier soir, par exemple – Ed et George, Elaine, Paul Fussel16 : dresser la table, préparer à manger pour ces personnes-là me semblait un vrai privilège. Mais si nous osons supposer que nous avons mérité nos amis, devons-nous admettre avoir mérité nos ennemis… ?) – ce monde sociable que d’autres (il faut le supposer) considèrent avec envie – un étrange équilibre avec mon monde « intérieur » – qui est rarement sous contrôle, problématique, difficile – la persona sociale n’est pas moins réelle que l’autre – où suis-je, en fait ? – mais elle paraît moins réelle parce que (même si, comme Mrs Dalloway et Virginia Woolf à l’occasion, nous aimons sortir) si éphémère. Ce moment, parce que noté, et en dépit ce qu’il a de dérisoire (suis-je en colère contre moi-même, ou ai-je sombré dans une sorte de désespoir paisible et hébété…) est moins éphémère.
… Hier, alors que je marchais, la structure « double » de Winterthur m’a paru nécessaire… mais puisque je l’ai déjà utilisée, dans Bellefleur, pourquoi cela a-t-il pris aussi longtemps ?… Cette fois, ce doit être plus court, plus compact, comprimé, énigmatique… Si ma volonté avait sa propre énergie inspirante, sa propre vigueur, j’écrirais des heures, des heures… je me jetterais dans l’histoire de Xavier et la terminerais… mais j’en suis incapable. Je tape une page ou deux, je gribouille des notes, me lève pour aller dans la salle de séjour, travaille mon Invention à deux voix de Bach (n° 8 – que, bizarrement, j’arrive apparemment à jouer sans l’avoir lue de bout en bout : mais je suis certaine de ne jamais l’avoir jouée)… La résistance singulière du matériau. Je suppose que je devrais renoncer. Recommencer. Commencer quelque chose de neuf. Je perçois cet « échec » comme un genre de punition. Mais est-ce que je me déteste ; est-ce que je veux souffrir ; au contraire, je perçois que je pourrais même mériter une récompense de temps à autre… pour avoir fait un cours, pour avoir fini une nouvelle, pour exister… L’immanence du Divin, pas la transcendance. (Nous parlions de cela, hier soir. Mais personne à table ne semblait penser que je pouvais avoir raison… La logique nous apprend que s’il y a un « élément divin » dans l’univers ou dans le monde, cet élément est en nous et par nous et grâce à nous. Un fantôme distant, détaché, absurdement patriarcal, est fort peu probable… même si mes personnages abusés ne prient personne d’autre que ce papa. Cela dit, au-delà de la logique du « si »… ?)
… Lis le journal de Sylvia Plath et les mémoires de W. S. Merwin, Unframed Originals. Jusqu’à présent, curieusement, je me sens plus d’affinités avec Merwin ; et sa prose est bien plus riche… quoique, bien entendu, il écrive pour publication, alors que Plath n’écrit ou n’écrivait que pour elle-même. (On s’interroge – pourquoi cette pauvre femme n’a-t-elle pas détruit ses journaux avant de tenter de se suicider ? Elle semble avoir été totalement incapable de se projeter dans l’avenir – un avenir qui l’exclurait mais inclurait, pour le bénéfice de Ted Hughes […], la moindre page et les moindres lignes qu’elle ait écrites. Le sort le plus cruel et, d’une certaine façon, le plus stupide.)…
… À l’instant, fait du vélo à Pennington. Toujours plus gaie et plus optimiste concernant le roman (chap. « The Diamond-Etched Love Letter ») quand je rentre de l’une de nos sorties toniques.
7 mai 1982. Travaillé par intermittence toute la journée, et ai écrit les cinq premières pages de Mysteries of Winterthur… dont je suis provisoirement satisfaite : mais, au moins, je sais que je vais dans la bonne direction, et j’ai cessé de tâtonner pitoyablement à la recherche de la porte d’entrée. Quant à la voix – elle est presque au point (je devrais dire dans le ton) – et devrait s’adapter progressivement à l’histoire.
… Des jours, une semaine d’aventures inhabituellement intéressantes. Dîner avec Anne Tyler et son mari Tighe, à Baltimore, dimanche […]. J’ai pour Anne des sentiments très forts, de sympathie immédiate et profonde… en dépit de sa réputation de « recluse » (elle ne lit même pas les critiques de Dinner at the Homesick Restaurant [Le déjeuner de la nostalgie], et se risque encore moins à faire lectures et tournées promotionnelles), je la trouve merveilleusement « normale » à tous égards… l’esprit vif, drôle, intelligente, totalement sans prétention. Et c’est également une magnifique cuisinière. Si seulement nous habitions plus près l’une de l’autre, je suis convaincue que nous serions amies – peut-être même amies intimes – et c’est également ce que j’éprouve concernant Gail Godwin.
… Washington, une matinée dans l’aile est de la National Gallery, azalées, fleurs, restes de tulipes, une longue promenade dans l’Arboretum national, déjeuner du mardi à la librairie du Congrès en l’honneur de la conseillère en poésie sortante, Maxine Kumin, et du nouveau conseiller, l’élégant et charmant Tony Hecht […]. La circulation à Washington était fatigante, et le labyrinthe des rues aussi déroutant que dans notre souvenir, en dépit de nos bonnes intentions et de mes efforts de pilotage, au moyen d’une carte assez grossière… ce qui fait que nous ne sommes guère impatients de retourner dans cette ville ni d’ailleurs dans aucune autre. Passé deux jours idylliques sur la côte orientale de la baie de Chesapeake (une nuit à St. Michael, un genre de village de pêcheurs), avec pour seul point négatif le fait que j’avais emporté les pesantes épreuves de A Bloodsmoor Romance et que j’ai bel et bien essayé de les lire et de les corriger. (Par moments, des moments bizarres, je me suis sentie intimidée par l’autorité de ce roman – sa voix, sa structure, son incroyable assurance. Comment pourrai-je jamais refaire quelque chose de semblable ? À moins que je l’aie fait, avec Crosswicks… ? Par contraste, le ton de Winterthur semble si hésitant.)
… (Ai visité les jardins et le musée Du Pont à Winterthur, Delaware, en fait. Mais cela n’était que… récréatif, plaisant ; deux heures agréables ; pas très utile ni instructif. Tout ce que je désire, après tout, c’est ce nom obsédant de Winterthur. Un mot suisse, manifestement – une ville ou une région suisse – prononcé « Winter-tur ».)
Rentrée hier à la maison pour y trouver un carton entier de courrier. Et hier soir, dîner élégant chez les Brombert (invités d’honneur, Shirley Hazzard et Francis Steegmuller), et le séminaire Gauss de Shirley, impressionniste, merveilleusement informé, inimitable (qui, hier soir, avait pour sujet la postérité littéraire… sur laquelle Shirley et les Princetoniens avaient beaucoup à dire, quoique sans jamais aborder le fait – peut-être trop évident ? – que l’on n’écrit pas au premier chef, ni même au second, pour étayer son ego contre les ravages du temps, mais pour communiquer avec ses contemporains… et pour travailler, jouer, avec la langue… pour scruter l’« intégrité » mystérieuse de ce qui exige d’être écrit, quoi que ce soit). À côté de ces mandarins éloquents et infailliblement géniaux, je me sentais à la fois narquoise et grossière, comme un espion prolétaire, un bolchevique, dans le bastion de la bourgeoisie.
15 mai 1982. La plus exquise des journées, qui stupéfie par sa beauté… appels d’oiseaux dans le bois (parmi eux, parmi les chants connus, le gazouillis des roselins pourprés – ils ont fait un nid dans notre nichoir à rouges-gorges) … une biche solitaire, traversant nonchalamment notre jardin… le soleil entrant à flots dans cette pièce merveilleuse… et encore, encore, une corne d’abondance de merveilles et de bénédictions : qui doivent être notées ici, de même que cette information : vaille que vaille, Mysteries of Winterthur prend forme… et une certaine agitation frénétique de ces dernières semaines s’est calmée (pour renaître, je suppose, la semaine prochaine – deux jours à NY : une lecture de poésie à la NYU, lundi ; le déjeuner de l’American Academy-Institute et son interminable cérémonial, mercredi, suivis par un dîner chez Bob et Lucinda)… En ce moment, Ray est en ville ; tout le monde dort (c.-à-d. les trois chats, rendus paresseux par cette douce chaleur) sauf moi ; le monde est vraiment sur le point d’éclater en… paradis ?… le genre d’image presque surréaliste, idyllique à friser la parodie, sur lequel on ne peut écrire très facilement ni élégamment, mais il le faut, je pense, il le faut vraiment, pour éviter le principal défaut de la plupart des journaux et journaux intimes – qui ne notent que désastres, plaintes, spéculations mordantes. Oui, il y a un paradis et, oui, nous y vivons parfois, en le méritant ou ne le méritant pas…
… À mi-parcours du deuxième chapitre de Winterthur, « Trompe-l’œil », et il me semble avoir la voix que je désire. Il semble clair maintenant que mes plans structuraux de départ doivent être modifiés – il s’agit d’un vrai roman, pas d’une maigre novella dans le genre « policier à énigme » – impossible d’en caser cinq mais vais essayer trois, un chiffre plus pratique. La vie de Xavier divisée en trois ?… à seize ans, trente-six, cinquante-six… ? Une possibilité.
… Le plaisir absolu d’une telle solitude. Parce que, et peut-être uniquement parce qu’elle est temporaire. Encadrée par mariage, amis, coups de téléphone, courrier, parents qui viendront fin juin… « carrière »… et tout le reste. On ne peut vraiment pas écrire sur ce sujet autrement que sous la forme du journal parce que cela sonne comme de l’autosatisfaction. Se savoir bienheureux est savoir aussi qu’on ne le mérite pas, tout comme d’autres ne méritent pas d’être damnés, mais et après ?… que peut-on y faire ?
[…]
20 mai 1982. Encore une splendide journée chaude et ensoleillée ; fini le chapitre intitulé « Trompe-l’œil » ; me suis interdit de préparer immédiatement le suivant… « The Keening »… étant donné que je devrais (non ?) m’accorder un peu d’espace… le temps de souffler. Heures, événements, gens, bouts de conversation, images, livres, pages, éclairs malheureux… roulant dans toutes les directions… Lundi, déjeuner avec Bob [Phillips] dans la plus vieille taverne de New York, 18e Rue Est ; un petit tour rapide chez Braziller pour voir l’aquarelle/jaquette de A Bloodsmoor Romance… qui est plutôt attrayante mais que je n’aime pas vraiment, j’imagine : elle n’exprime pas les ambiguïtés du roman et n’essaie pas d’évoquer la présence masculine… J.Q.Z.17 et le « progrès » de plus en plus diabolique de l’invention… Et l’aquarelle attrayante, jolie en fait, choisie pour A Sentimental Education : quel rapport avec des nouvelles telles que Queen of the Night, A Middle Class Education, etc. ? Mais j’ai fait très peu de remarques critiques à Karen, étant donné que, dans le fond, je ne me soucie pas vraiment de ces détails ; et Karen a peut-être raison – les couvertures sont superbes. (Qui peut avoir tort, ou raison, sur des questions aussi essentiellement mineures…) Lundi soir, ma lecture à la NYU, qui s’est assez bien passée : les étonnements habituels : des enthousiasmes disparates qui devraient être, qui sont peut-être, gratifiants de façon bizarre et tortueuse. […] Rentrée à la maison vers minuit dans un état d’épuisement alarmant ; sombré dans le sommeil, assiégée par ces « images hypnagogiques » curieuses, inexplicables, totalement étranges, que j’ai en général quand je suis exténuée… Et hier, tour à tour perplexe et euphorique, déjeuner et cérémonial de l’American Academy-Institute, qui ont duré presque tout l’après-midi. Agréable conversation avec Mary Gordon, que j’aime immensément (bien qu’elle soit devenue fluette… encore plus jeune… depuis la dernière fois que je l’ai vue ; elle a eu un enfant il y a quelques mois) ; et Norris Mailer (belle comme un Manet – fleurie, enchapeautée, mince, grande) et bien sûr Norman (mal à l’aise dans un costume trois pièces trop chaud, ressemblant maintenant davantage à un avocat prospère qu’à un agent de change/ecclésiastique). […]
25 mai 1982. Silence, soleil de fin d’après-midi, s’insinuant dans mon esprit au milieu des circonvolutions et des méandres des longues phrases de Winterthur… la relation scandaleuse (quoique toujours minimisée) des « torts faits aux femmes ». À mi-parcours de « The Keening ». Ma méthode consiste à aller très lentement, une page à la fois, puis à sortir me promener à pied ou à vélo, ou à jouer du piano… à revenir et réécrire la page… puis à la réécrire en général encore une fois… le problème de ce roman n’étant pas du tout une question d’écriture (je commence à m’en rendre compte) mais de réécriture. Ce qui me convient parfaitement ; évite la sur-excitation, la tension, l’insomnie… puisque rien n’a à être parfait la première fois, rien n’est parfait la première fois, d’ailleurs. (Winterthur se révélera peut-être un roman sans fin. Parce que, à présent que j’ai trouvé la voix, que je commence à me sentir à l’aise avec mon héros alter ego, pourquoi désirerais-je jamais m’arrêter… ?)
[…]
… Le plaisir presque sybarite d’une journée où il ne se passe rien, lente, calme, coupée du monde. Une dose de bonnes nouvelles (John Gardner a choisi Theft, une histoire bien bizarre, pour The Best American Short Stories 1982) dans une très mince pile de lettres… mais pas trop de bonnes nouvelles… un coup de téléphone (ai papoté avec Elaine) en valant une dizaine… une heure intense de lecture dans la cour ensoleillée et des notes prises pour Winterthur… une promenade jusqu’au lac ; une courte promenade à vélo jusqu’à Bayberry Hill ; des préparatifs modestes pour le repas de ce soir (mais à des prix très peu modestes – de la plie fraîche de Dockside) ; rien de plus excitant au programme de la soirée que de la lecture ; préparer d’autres épisodes pour Xavier ; l’exquise félicité de… ce qui constitue notre « vie », quoi que ce soit. Et rien, quasiment rien de professionnel avant le 17 juin, où je fais une communication (si l’on peut dire) à Hartford, dans le Connecticut… « Je n’ai aucun intérêt pour le sexe ni les activités sexuelles, sinon comme matériau “littéraire” ou “psychologique” », dit une de mes connaissances, plutôt raisonnablement, je trouve. Un peu comme un intérêt dévorant pour l’argent, les distinctions de classe, le crime, etc., parce que emblématiques de la Société, mais ennuyeux en eux-mêmes.
31 mai 1982. Depuis des jours, je passe en revue, élimine, revois, réécris les différents essais de The Profane Art… certaines nouvelles de The Rose Wall18 … deux manuscrits que je dois remettre à Dutton la semaine prochaine. Pour une raison ou une autre, détourner mon attention de Winterthur et la reporter sur ces préoccupations plus immédiates m’est une épreuve – bien que la publication de ce roman, ce projet, soient des plus flous…. La loi de l’inertie s’applique chez moi avec force… par quoi j’entends que je souhaite continuer à faire ce que je suis en train de faire ; où que je sois, quels que soient mes emploi du temps, amis, étudiants… Inertie veut aussi dire mouvement. (« Ne t’arrête pas. Ne t’arrête jamais. ») Cela veut peut-être dire ne pas être paralysée par une crise soudaine de malaise (qui ne tombe pas du ciel – en 1982, sûrement pas « du ciel » – mais directement du New York Times : « US Defense Sets Forth Plan for Prolonged Nuclear War19 »).
…Ce que j’écris est en général politique. Mais je ne peux pas être « politique » chaque heure de chaque jour. Cela aussi est paralysant. Cela aussi est le mur – la métaphore du béton – la fin indicible inébranlable. De même que l’on doit vivre comme si l’on était immortel, on doit (je suppose) accorder une sorte d’immortalité à l’espèce… ou à la civilisation, la langue. Ces croyances, illusions, noyaux durs de « vérité »…
… Ce quatuor de romans « de genre » m’absorbe quasiment en permanence. C’est devenu une obsession douce. (Mener une vie extérieure, plongée dans Bellefleur, Bloodsmoor, Crosswicks, Winterthur… un défi tonifiant. Ma fascination pour le monde intérieur rivalise avec ma fascination prétendue sincère pour le monde extérieur : tantôt c’est l’une qui triomphe, tantôt (mais moins rarement maintenant, je pense : pourrais-je jamais re-« tomber amoureuse », comme on dit ?) l’autre… Mais il y a un sophisme inexprimé dans tout cela, ou, en tout cas, quelque chose qui n’est pas pris en considération : le soutien de mon mari, son enjouement, amour, humeurs d’amoureux… Entendre Elaine qualifier Ray de « séduisant »… entendre parler de lui, le voir par les yeux des autres… comme dans un miroir à trois pans, cette image qu’on ne recherche pas… Il est remarquablement séduisant, quoiqu’il ne soit pas photogénique, se raidisse invariablement quand on le photographie… Au bout de vingt et un ans, on court le risque de ne pas voir l’autre, de ne pas le voir activement… deux personnes fondues en une seule, d’une certaine manière… il ne s’agit pas de confiance, de fidélité ni de compatibilité, mais le fait de devenir peu à peu l’un l’autre, ou cette troisième entité curieuse – le « mariage » – comme de se rendre compte qu’on a besoin d’oxygène seulement quand il vient à manquer. […]
Ces grandes allégories bizarres sont donc forgées dans un climat de stabilité et de maîtrise affectives. Sans cela, il leur faudrait lutter pour leur vie.
10 juin 1982. Longues et agréables journées de travail : immergée dans Winterthur et dans la voix obsédante de Winterthur : progression très lente (je suis apparemment à la page 133 – hésite, tâtonne, réécris, refonds – fais parfois trois ou quatre versions d’une seule page avant de poursuivre) mais en tout cas certaine ; et j’y prends en tout cas un immense plaisir. Si peu satisfaisant que soit le premier « jet » gribouillé, je peux au moins bâtir sur lui, une page, un paragraphe, une longue phrase gothique à la fois.
… Hier, enfin du soleil. Une promenade ambitieuse, plusieurs kilomètres, autour de Bayberry, jusqu’à Old Mill Road et dans Pennington, et retour : soleil, rafales de vent, merveilleux : et aujourd’hui le malaise gris est de retour, un ciel comme du béton sale, plafond très bas. Mais nous avons déjeuné avec Mike Keeley, qui part pour la Grèce (de nouveau) et promet d’écrire. (La semaine dernière, une soirée splendide sur la Delaware avec Mike, Richard et Kristina Ford ; dîner Chez Odette, un restaurant plutôt hors de prix mais assurément très beau, une table donnant sur la rivière au coucher du soleil ; conversation excellente – drôle, pénétrante, émouvante. Et maintenant Mike s’en va, et les Ford aussi, pour le Maroc.)
… Lettre amusante de John Updike, le plus spirituel des hommes, qui semble confirmer une invitation qu’il nous avait lancée (avec hésitation, m’avait-il semblé) il y a quelque temps : mais nous ne pouvons nous résoudre à accepter, même si cela nous fait très plaisir, car il n’est sûrement pas sérieux… ? Martha et lui viennent d’emménager dans un endroit nommé Beverly Farms, Massachusetts, et il est impossible qu’ils puissent souhaiter de la visite si tôt.
… Un journal doit noter travers et embarras. Même si je préfère oublier. La sottise qui m’a fait téléphoner à Londres, il y a quelques minutes à peine, pour parler à Elaine, et obtenir un message enregistré. (English m’avait dit qu’elle était joignable à ce numéro, entre 15 et 16 heures, chez Clancy Siegal ; j’ai donc composé le numéro ; et eu quelques difficultés ; et l’appel est passé, le combiné a été décroché – et un message enregistré s’est déclenché : Clancy Siegal qui expliquait qu’il n’était pas chez lui, etc. Quelle idiote je fais, quelles idées absurdes.) Hier, également, à la fin d’une interview d’une heure, chaleureuse et enrichissante, pour le Herald de Miami, Bill Robertson m’a demandé comment je réagissais au fait que presque tous les gens qu’il connaissait à Miami me croyaient folle. Je lui ai demandé de répéter, l’ai dévisagé, ai cligné les yeux avec un air sans doute totalement désorienté ; puis j’ai fini par murmurer que c’était plutôt… eh bien, plutôt… bizarre, sûrement ?… étant donné que j’enseignais dans des universités depuis 1961… et avais publié tant de livres… et… ma foi… sûrement… « C’est comme si on vous demandait si vous aviez la syphilis, ai-je dit, à la fois blessée et furieuse, ou ce que vous pensez du “fait” que les gens imaginent que vous louchez… » Bill s’est aussitôt excusé ; s’est demandé s’il avait formulé correctement sa phrase : les gens voulaient apparemment savoir si j’étais saine d’esprit.
… Je me suis alors dit : tout cela pour quoi ? – rien ? Mon image publique n’est pas celle de l’intelligence trop conventionnelle, trop littéraire, universitaire, que je pense être (en fait) ; mais celle d’une folle à lier… Qui entend des voix, transcrit un charabia et court certainement dans les rues en chemise de nuit, les cheveux épars dans le dos, comme une victime gothique. Pour ce résultat, tant d’heures de labeur assidu, de travail exigeant ; avoir rarement manqué un jour de cours en vingt ans ; vivre ce que j’avais imaginé être une vie résolument « saine ». (Comment je l’explique ? ai-je dit à Bill. Vos amis doivent être extraordinairement stupides.)
… Mon immersion dans Xavier, le (romancier)/détective. Programmé pour épouser Therese en cinq pas de géant, il semble maintenant destiné à épouser Perdita en trois. Perdita, la ténébreuse, la meurtrière, le bel ange de la mort… Mais je ne peux pas, et ne devrais pas, voir dans l’avenir. L’avenir est le présent d’un certain jour, que je ne peux usurper.
… La tentation de l’exagération cauchemardesque. Le gothique poussé à l’extrême pour que l’intolérable soit, bizarrement, tolérable. (Parce que c’est finalement de l’exagération, et que ce n’est pas « réel ».) Jamais je ne pourrais aborder directement la mort de Kay ; ou ma mélancolie intermittente concernant le vieillissement de mes parents, celui de Ray et de moi-même, etc. ; mais je peux traiter habilement ces questions par l’intermédiaire d’un récit distancié… je peux même le faire de façon ludique. Tout est codifié, modifié. Mon penchant éhonté pour le roman d’amour (chaque roman n’est-il pas une nouvelle histoire d’amour ? un nouvel engouement ?) peut se donner libre cours par le biais du roman – par le biais de la « littérature ».
… Hawthorne : « J’ai parfois produit un effet singulier et non désagréable, de mon point de vue, en imaginant une suite d’incidents où le mécanisme spirituel des légendes fabuleuses se combine avec les personnages et les habitudes de la vie quotidienne. »
Mais les personnages de Hawthorne sont trop souvent des « mécanismes » spirituels. Ils ne respirent pas – exception faite de Hester, peut-être, et d’un ou deux autres. Mais les nouvelles, les allégories… des mécanismes un peu rouillés mais qui « marchent » encore. Pauvre homme : comme il a vite baissé ! – tout le goût de la vie, qu’il avait trouvé après sa première jeunesse, en fait – épuisé (il est mort d’une tumeur au cerveau, a conjecturé un biographe. Ce qui explique beaucoup, sinon tout).
… Une partie de la maison est repeinte. Cette odeur écœurante. De la peinture blanche sur l’avant-toit dehors ; un jaune très pâle dans la cuisine pour un effet « ensoleillé »… Instincts ménagers. La consolation, le plaisir simple de « tenir » une maison. (Parlé des enfants avec Mike à midi […] Je me sens bizarre, presque coupable (mais pourquoi ?) parce que je n’ai jamais voulu d’enfants… N’ai jamais voulu avoir un enfant ; ni avoir des enfants grands ; ni une grande famille turbulente. Quoique, si j’y réfléchis, je ne veuille pas ne pas avoir une vie plus conventionnelle… L’instinct maternel semble absent chez moi. Ou a été satisfait autrement – par le mariage, sans doute. Mon talent pour la tendresse doit être tempéré par une patience limitée… Au bout d’un certain temps, en présence d’enfants ou de gens particulièrement simples d’esprit, j’ai envie de me retirer dans mon monde, dans mes pensées… Je trouve trop fatigant, trop ingrat, de feindre d’être plus sociable que je ne suis. Quand j’entends des mères parler bébé à l’A&P (ou, presque aussi souvent, gronder), je me demande – comment y arrivent-elles ? Des jours, des semaines, des mois. Des années ? … Mais évidemment elles n’y arrivent pas toutes. Avoir des enfants ne confère aucune bénédiction ; ne rend personne « normal ». Prenons Plath, Sexton et d’autres. Ces responsabilités supplémentaires, ce fardeau supplémentaire de préoccupation et d’inquiétudes ont dû aggraver les choses pour ces pauvres femmes.
[…]
19 juin 1982. Cette heure exquise du soir (19 h 15) où tout semble suspendu ; parfait. Aujourd’hui, une journée qui a commencé avec un sentiment de chagrin confus (un rêve remarquablement net sur la Mort : la maison habituellement impeccable de Kay en proie au désordre, au laisser-aller, puis, dans le journal du matin, la nouvelle consternante de la mort de John Cheever, à l’âge relativement jeune de soixante-dix ans) semble s’être muée peu à peu en une journée merveilleusement longue, pleine, productive, reposante et même agréable… après l’agitation de notre voyage à Hartford, le retour marathon d’hier soir à la maison (au lit à 2 heures pour dormir à 3…), l’habituelle corne d’abondance de pensées et d’impressions qui suivent ce genre d’expédition…
[…]
… Hier, roulé sans nous presser dans les collines de l’ouest du Connecticut. Fermes, paysage vallonné, prairies, champs, « montagnes » (moins de 500 mètres d’altitude) boisées ; une promenade dans une petite ville nommée Kent ; paysages d’une beauté incomparable, odeurs… trèfles de différentes sortes, foin frais coupé, herbe… marguerites, ciboulette sauvage, Dieu sait quoi encore. Puis, longé l’Hudson au sud de Newburgh… une longue promenade près du fleuve… retour sinueux par le parc Palisades… puis via la 202 jusqu’à Morristown (où nous avons dîné, mais terriblement tard – 22 heures)… puis retour à la maison, hébétés et vraiment trop fatigués. Mon Versailles, mes Inde et Japon, ces balades en voiture, simples, idylliques, lentes et méditatives, dans une campagne préservée…
… Travaille aujourd’hui, la majeure partie de la journée, très lentement, en réécrivant beaucoup, à « The Little Nun » de Winterthur. Passe de ce travail laborieux au ménage. (Mes parents arrivent lundi ; demain, Elaine et English, et Angeline Goreau, viennent prendre un verre, etc.) Une promenade à vélo le long de Bayberry. Ce journal. Traîne des pensées mélancoliques sur le rêve d’hier soir, la nouvelle de ce matin concernant Cheever. (Car Kay vivait dans un genre de Cheever-land. En écrivant Expensive People [Des gens chics], je me suis aventurée sur ce territoire – à ma façon. Devrais-je « réécrire » ce roman, je ne sais comment ? Car, bien entendu, c’était un récit de ma propre histoire d’amour avec cette phase de (ma) vie bizarre, excentrique, imprévisible. Et la mort de Kay, mi-suicide, mi-« naturelle », demeure un mystère… Quoiqu’on puisse aussi la voir comme un genre de meurtre : un genre de meurtre conjugal : inconscient, non prémédité, un acte de complicité, si entrelacé à l’AMÉRIQUE des années 50, 60, 70, que c’en est presque une Allégorie autodéclarée… Mais je n’ose pas y penser prématurément.)
25 juin 1982. Le flot d’émotion que j’ai à peine pu contenir, à l’aéroport de Princeton, en raccompagnant mes parents. De nouveau. « Je t’aime tant », a murmuré ma mère en me serrant dans ses bras, en essayant, comme moi, de ne pas pleurer… Mais je ne peux pas ne pas pleurer… Je pense à : ces êtres jeunes, séduisants, plutôt glamour (à en juger par les vieilles photos)… et aussi à ma (jeune) grand-mère… Bien plus jeune que moi. Sur les photos. Puis, en chair et en os, si changés… pas dépourvus de séduction, sûrement pas, mais changés… changés… Mon esprit se fixe sur de vieux souvenirs. Des bribes de conversation. Un mystère sur le point d’être révélé. Une arrière-cour aperçue par une fenêtre ou une porte oubliées… La vie dans Main Street, à Lockport. Les visites à ma grand-mère (mariée alors à un certain « Bob Woodside ») dans Grand Street. Puis ailleurs. Toujours des appartements de location. Des maisons à charpente en bois. Nullement pauvres, mais n’appartenant pas non plus à la classe moyenne à l’aise… Et la ferme en faillite de Millersport… Toute l’émotion, toute la passion que je tiens si fort à transmettre mais sans le pouvoir… sans le pouvoir. Je contemple ces vieilles photos et ma tête se vide. Mon père séduisant avec ses épais cheveux noirs, appuyé contre un planeur dans une prairie oubliée, un après-midi de dimanche de fête oublié. Tout le monde a bu de la bière ou de l’ale, l’humeur est gaie, insouciante, certainement pas contemplative… et pourtant, assise ici à Princeton, NJ, moi qui suis un auteur « de réputation internationale », une descendante, une femme de quarante-quatre ans, je regarde et contemple et refoule mes larmes… Pourquoi, je n’en sais rien : n’est-ce pas l’histoire éternelle, l’unique histoire tragique, notre désir humain de permanence et la nécessité (in)humaine du changement… Le temps nous traverse mais ne nous emporte pas. Ou s’il nous « emporte », ce n’est que pour nous abandonner sans cérémonie dans des lieux dont nous n’avions aucune idée… (Je n’arrive même pas à taper à la machine. Je ne peux pas, peux pas, peux pas organiser ces pensées. J’ai l’impression d’avoir été dépouillée de ma peau. Ma peau extérieure. N’être que sensibilité douloureuse, écorchée – mais sans langage. Je ne peux pas exprimer ce que je ressens. Je ressens tant de choses ! – j’en ai le cœur qui bat – pouls – poignets – mais je ne peux pas exprimer ces émotions – tout se fond en larmes, en sanglots irrépressibles.) … « Si un homme avait fait à ma mère ce que ton père a fait à ta mère », a dit quelqu’un à mon père quand il était adolescent à Lockport (alors que ses parents avaient divorcé depuis longtemps, que son père avait déménagé à Buffalo), – je le tuerais. Je le chercherais et je le tuerais. » … Mais qu’a fait exactement mon grand-père Oates à ma grand-mère Blanche ? … et pourquoi mon père n’a-t-il jamais été en mesure de le découvrir ? (La réticence des Morningstar – la famille de ma grand-mère ; la fierté.) (Cette fierté néfaste, que je peux comprendre, j’imagine : elle a refusé d’accepter une pension alimentaire pour elle ou pour ses enfants, si bien que mon père et elle ont vécu très difficilement, elle a été femme de chambre quelque temps à Lockport, a travaillé dans des usines à Lowertown ; mon père a quitté l’école, travaillé où il pouvait… De ce fait, il n’avait pas la moindre chance. Pas de possibilité d’aller à l’université, ni même de terminer ses études secondaires ; avec son intelligence… ! Et ma mère, la dernière de neuf enfants, donnée, si l’on peut dire, à la sœur (sans enfants) de sa mère et à son beau-frère… Et pourtant c’étaient des gens si courageux, pleins d’entrain, beaux… ma mère extrêmement jolie (même si cela ne se voit pas sur la plupart des photos – cette qualité éthérée dont je me souviens), mon père assez fringant … Gideon Bellefleur dans son essence… Mon Dieu, me dis-je, si seulement je pouvais être transportée dans leur monde, leur époque !… quand ils avaient dix-neuf et vingt ans, disons ; qu’ils venaient de se rencontrer ; la capacité de récupération extraordinaire de leur caractère, même alors… Et le monde de ma grand-mère ; Blanche Morningstar (Morgenstern) ; cette jeune femme sombre dont je semble avoir hérité les traits, en partie… les yeux un peu enfoncés, l’expression ironique, la sobriété, l’entêtement, le penchant pour le secret… l’amour des livres… l’amour des bibliothèques… Si je pouvais souhaiter un rêve, je souhaiterais être transportée à cette époque ; en 1936 ou 1937 (mettons) ; ou plus tôt, 1914 – et après, quand ma grand-mère était jeune. Mon Dieu, avec quelle force je le souhaite.
… Mais je n’ai d’autres ressources que les souvenirs incertains des autres ; et les miens, des images on ne peut plus vagues. Si seulement, un jour, l’Imagination pouvait exaucer mes prières. Si l’Imagination était Dieu…
… Mais leur séjour a été merveilleux. Entièrement agréable. Beaucoup de compagnie, de rires. (Car ces gens-ci, Carolina et Frederic, ne sont plus ces gens-là : c’est un couple de retraités extrêmement reconnaissants de leur chance tardive, et fiers de façon touchante de leur fille et de leur gendre.) Ils sont arrivés lundi ; mardi, nous avons dîné ici avec Elaine et English ; mercredi, nous sommes allés au bord de la Delaware pour déjeuner sur le canal et nous promener le long de la berge ensoleillée, et, le soir, un concert en plein air au Graduate College (où nous avons entendu ce merveilleux et déchirant quatuor de Ravel) ; jeudi, nous sommes allés à Princeton, avons rendu visite à Ed et George pour admirer le jardin splendide de George, vu le musée d’art, etc., et sommes allés dîner – un genre de banquet chinois – ma mère, gamine et drôle, mon père très drôle – plus heureux – et (apparemment) en meilleure santé qu’ils ne l’ont été depuis des années. Mon père a joué du piano, « St. James Infirmary », des morceaux de Hoagy Carmichael, etc., mais tout cela est mêlé et confus… Nous avons passé pas mal de temps à travailler dehors, dans les plates-bandes de fleurs (mon père a aidé Ray à clouer un treillage pour les roses) ; nous avons fait de nombreux commentaires sur les roselins mélodieux dans la mangeoire ; le calme idyllique ; la beauté de l’étang, des bois, du temps… j’aimerais pouvoir les garder ici, tout en les laissant vivre leur vie ; ce qui est, j’imagine, ce qu’ils souhaitent pour moi. Mais au moins… au moins nous avons eu ces journées, et d’autres… Partager l’âge adulte avec ses parents est si sacré… jamais je n’aurais imaginé… mais je ne peux exprimer ce que je ressens… c’est maladroit, banal, désordonné, confus… je n’arrive pas à m’exprimer, j’ai l’impression que ma peau extérieure manque, m’a été ôtée, et le moindre souffle fait souffrir… et pourtant je veux cette souffrance… et pourtant j’ai une peur terrible d’une souffrance (pire). […] Je suis si vulnérable, j’ai l’impression… j’ai l’impression que… Mais je ne sais pas : c’est peut-être purement inventif : je n’arrête pas de pleurer ou d’avoir envie de pleurer : mais n’est-ce pas toujours ainsi… Toute émotion, un flot, incontrôlable, inorganisé. Je ne pourrai jamais relire ceci, alors pourquoi l’écrire ? … aussi vite que je suis capable de taper… Une masse de pensées confuses et incohérentes. Ce que j’aimerais faire (mon Dieu, comme j’aimerais), c’est écrire un roman sur ces gens… en commençant par ma grand-mère Blanche, à l’âge de seize, dix-sept ans, disons… et réussir à leur redonner cette vie… et à voir le monde par leurs yeux… Mais comment trouver la distance qui convient, le détachement nécessaire… ? Cette froideur de l’auteur, cette abstraction impitoyable – faire parler Xavier Kilgarvan à ma place, mais si indirectement, avec tant de détours – un véritable labyrinthe : les défis sont tous cérébraux, puisque les passions sont toutes refoulées ou déroutées. Mais écrire directement… franchement… Quelque chose comme des mémoires… Mais… j’ai le sentiment que c’est une impossibilité… L’émotion ne peut me conduire très loin ; sans parler de l’angoisse d’exposer quelque chose d’aussi personnel à des inconnus… En re-créant ma grand-mère et mes parents, je les falsifierais, non seulement explicitement mais par la simple imposition du langage ; d’une voix. C’est seulement un sentiment que j’ai… si poignant… mélancolique… Et puis la réalisation que, bien entendu, je ne connaissais pas ma grand-mère – pas vraiment : le fait qu’elle était ma « grand-mère » a empêché toute connaissance, toute compréhension objective, pendant de nombreuses années ; et aujourd’hui, ma curiosité, quoique insatiable, dépend d’observations secondaires et périphériques… Je suppose néanmoins que je devrais me satisfaire, comme le dit Ray, de les avoir rendus immensément heureux, presque jusqu’à l’incrédulité, par « mon » succès dans le monde visible, d’avoir fait d’une certaine façon que, magiquement, incroyablement, leurs longues années de privation semblent en avoir valu la peine… participant peut-être d’un récit incompréhensible mais totalement fascinant…
29 juin 1982. Pluie battante ; travaille à Winterthur ; le plaisir euphorique d’approcher de la fin de la première partie (à mi-parcours d’« At Glen Mawr Manor : The Attic »), tempéré par un désir très réel, très tangible, de ne pas finir… mais de rester éternellement avec cet aimable Xavier. Où donc trouverai-je un personnage qui égale mon « détective », après cela ?… Il me vient à l’esprit que je vis toujours dans plusieurs temps : le présent, le passé, l’avenir-en-termes-de-livres. Ma mélancolie face au passage inévitable et inéluctable du temps est toujours atténuée par le sentiment que ce passage est nécessaire pour qu’un livre puisse être achevé… J’attends avec impatience l’automne en raison de Bloodsmoor (et non parce que je veux que ce bel été passe) ; et 1983 parce que, si tout va bien, Crosswicks devrait paraître. J’ai donc une sorte d’investissement dans le passage même du temps… Cet état de choses dure depuis 1963 à peu près. Je me demande vaguement – qu’est-ce que le Temps en dehors de ce processus particulier ? Je le découvrirai un jour.
… D’un autre côté, quand cela se produit brusquement (quand un ancien mode de vie, une ancienne habitude, cesse brusquement), ils ne nous manquent pas souvent, de toute façon ; quelque chose de nouveau apparaît. Enseigner à Windsor ne me manque pas vraiment, mes anciennes connaissances ne me manquent pas vraiment, non plus que mon « ancien » moi, qui résidait là-bas dans le Middle West. Peut-être la loi des x et des non-x d’Aristote…
[…]
13 juillet 1982. […] Agréable absorption dans Winterthur. Et à présent le déchirement – la conclusion d’une partie – et les plans tâtonnants pour la deuxième partie. Mon grand plaisir dans la vie est d’être toujours in medias res ; jamais terminée ; jamais chassée du paradis de – comment appeler cela ? – la langue-en-mouvement. Le processus, l’invention. Un tissage incessant.
… On lève les yeux, après tout, pour découvrir un paysage entièrement étranger. (Il paraît que Harper’s a commandé un « éreintage » de mon roman20. Bizarre dans la mesure où Harper’s a publié l’un de mes longs poèmes il y a quelques mois… deux poèmes, en fait, dans des numéros différents. Selon Lois S., cet intérêt devrait me flatter ; mais je pense que, tout bien considéré, je préférerais qu’il me soit épargné.)
[…]
… Beaucoup de sorties, ces derniers temps. Je commence à me sentir comme le professeur St. Peter21 qui souhaite seulement être seul. Cela dit, je suis seule une bonne partie du temps ; le rythme doit être pris, depuis le temps. […]
7 août 1982. […] Plaisir merveilleux à Winterthur. Si l’on pouvait être éternellement au milieu d’un roman (page 345 environ). Si seulement, si… L’élan du récit, le langage exactement comme il faut, ce qu’on veut immédiatement traduit en ce qu’on obtient… bien que je fasse une fixation sur les révisions et éprouve un véritable frisson de plaisir à l’idée de refaire une page, et encore… parce que la quatrième ou cinquième fois, c’est si finement, si ingénieusement « juste »… tandis que la première ou la deuxième, ça ne l’est que presque… La révision est un péché mignon, et pourquoi pas ? – j’ai l’éternité.)
… Le tournant en ce qui me concerne a dû se produire, maintenant que j’y repense, il y a quelques années… à Windsor… quand on m’a appris mon élection à l’American Academy : une sorte d’« immortalisation » stupéfiante… que je ne mérite pas, j’imagine, mais, après tout, qui la mérite ? … de même que le revenu modeste que les livres ont généré et continuent à générer… et la sélection incroyable pour le prix Nobel… Autant d’événements éblouissants, improbables, peut-être même impossibles ; et pourtant ; on se sent (en détachant les yeux de la tâche astreignante en cours) « bien parti ». Que dans une grande mesure tout cela soit franchement immérité devrait m’inquiéter, et ce sera peut-être le cas, un jour, mais je m’efforce quotidiennement, heure après heure et minute par minute, de faire au moins semblant que ça ne l’est pas : car, après tout, si je dois être, suis destinée à être « Joyce Carol Oates » et personne d’autre – si en fait « JCO » ne peut revenir sur cette terre, – ne suis-je pas obligée de profiter d’elle/ça/quoi que ce soit, cette fois-ci ?
[…]
… Dieu culmine dans le moment présent, et l’univers ne sera jamais plus parfait. – Comme l’a vu si puissamment Thoreau (que je lis le soir). (Lis aussi les poèmes merveilleux de Maxine Kumin ; et commence le très intrigant Novel on Yellow Paper de Stevie Smith ; et farfouille, sûrement pour rien, dans la vie et les lettres de Susan Warner ; et puis il y a la distraction délicieuse de notre chat de sept semaines, Ginger, tout innocence, griffes et dents… le plus adorable des petits démons. Ah ! vivre éternellement ainsi… être à cela, dans l’espace, éternellement.
26 août 1982. Me suis tellement éprise de Winterthur que je ne peux apparemment me résoudre, assise à ce bureau, à penser à quoi que ce soit d’autre, et encore moins à écrire ; j’ai du retard dans ma correspondance ; et dans ce journal ; et me sens très coupable de ne pas voir certaines personnes, de ne pas rappeler, etc… Quand je n’écris pas, je lis et prépare mon cours sur le « genre »… relis en ce moment le merveilleux Jane Eyre… quand je n’écris ni ne lis, je suis apparemment dehors ; ou chez des amis. Aujourd’hui, par exemple, nous avons fait une magnifique petite sortie à Whitehouse, NJ… déjeuner au Ryland Inn (une vieille auberge de campagne – XVIIIe peut-être – superbement décorée – élégante – cuisine et service excellents – on dirait un texte publicitaire, mais c’est justifié ! – et nous avons découvert l’endroit assez fortuitement) … et une longue promenade à vélo dans Whitehouse… dans la campagne… l’époque des fleurs sauvages (salicaires, chicorées, carottes sauvages, une fleur jaune luxuriante dont j’ai oublié le nom, et diverses fleurs de chardon violettes ou lavande…) Mon amour habituel pour le mois d’août ; le rythme parfait de notre vie ; un travail assez intense le matin, tous les matins presque sans exception ; puis une pause jusqu’à 4 heures ou 4 heures et demie… puis travail de nouveau jusqu’à 7 heures environ… puis dîner (toutes sortes de légumes de jardin : courgettes, tomates, poivrons, concombres, roquette, et même des raisins… et les fleurs, soucis, gueules-de-loup, zinnias, sont aussi en pleine floraison, en pleine explosion…).
… Une saison paisiblement luxuriante : si seulement elle n’avait pas de fin ! – et nous ne nous en lasserions jamais ni l’un ni l’autre, en fait – jamais.
[…]
5 septembre 1982. Merveilleux séjour de mes parents : cinq jours parfaits : un tour à Philadelphie pour voir le musée d’art ; nos promenades et sorties habituelles dans les environs (une randonnée ambitieuse à Watersheds, une visite aux vergers Terhune, des balades autour de Princeton, Hopewell – les magasins d’antiquités –, etc.). Et maintenant la maison paraît incomplète, en partie vide, et si je me laissais aller (mais je devrais être plus raisonnable depuis le temps) je pourrais devenir très…
Mais rien n’aurait pu mieux tomber que la critique remarquablement généreuse que Diane Johnson a faite de Bloodsmoor dans le Times22 – tout à fait ce qui convenait pour mes parents, qui s’en sont réjouis – et celle du Book World de Chicago – comme Walter Kaufmann l’a dit un jour, ceux qui sont réellement fiers de votre succès sont vos parents. Alors que j’ai tendance à éprouver surtout du soulagement (pas d’éreintage, des bouquets de roses à la place, se voir épargnée pour cette fois les méchancetés que l’on mérite sans doute, secrètement), mes parents sont sincèrement ravis. Dieu merci, donc.
[…]
… Fini le procès : la « défense » ridicule de Valentine ; page 500 ; répugne à continuer (et à terminer le roman aujourd’hui ????) ; mais répugne aussi à réfléchir sérieusement au semestre universitaire… bien que je vienne de taper mon programme pour le 301 et doive établir celui du 340 demain… (Je dois être bien bizarre pour éprouver cette étrange excitation à reprendre les cours… après plus de vingt ans d’enseignement… bon, vingt… Presque un vrai frisson, comme si j’allais me lancer dans une grande aventure et non dans un travail connu, et toujours très enrichissant… La camaraderie ; le bon sens des étudiants ; le lieu même… tout est merveilleusement agréable… Mais cela joue de façon importune sur ma concentration, j’imagine : je veux rester dans Winterthur et ai horreur de le quitter prématurément ; je veux aussi retourner à Princeton, à mon moi aimable de professeur, pour ne rien dire de la compagnie de mes charmants collègues…
[…]
18 septembre 1982. Une semaine d’une activité et d’une intensité extraordinaires. Ici à la maison, mon contre/monde, mon anti/monde… où j’écris et revois page par page, péniblement, délicieusement et lentement deux nouvelles… L’une, laconique, Improvisation, et l’autre, plus longue, plus risquée, sans doute parfaitement impossible, Night. Death. Sleep. The Stars23. Hors de la maison, hors de la « nouvelle pièce » où je travaille, une sorte d’anti/monde à cette pièce-ci (qui appartient de droit à Winterthur) … hors de la maison entièrement, il y avait l’université et des centaines de gens, dont beaucoup d’inconnus, des visages merveilleusement neufs et d’anciens visages fascinants… notre première semaine de cours qui, comme d’habitude, s’est très bien passée ; même si j’ai été emportée par les mêmes vagues d’excitation et d’exaltation nerveuses que tout le monde… lesquelles se prolongent en fait jusqu’en cet instant (samedi 18 heures). Strophe et antistrophe agréables, idylliques… j’ai le sentiment de pouvoir m’aventurer loin sur le plan psychique parce que chez moi, ici, mon imagination est enracinée dans une structure de langage : j’avance peut-être lentement (il m’a fallu une semaine entière pour écrire Night…, en travaillant assez intensément tous les matins et une heure ou deux tous les après-midi) mais au moins j’avance… cette consolation !
[…]
… Eh bien. Finies mes « vacances » loin de Winterthur. Demain je change de terrain d’opération pour revenir dans ce bureau, beau quoique moins spacieux, et commencer à revoir la deuxième partie ; et il faut que je réfléchisse sérieusement à l’intrigue de la troisième qui, pour l’instant, est obscure, épineuse, énigmatique, problématique… même si je connais maintenant la fin merveilleuse : Xavier (diminué) et Perdita (diminuée) enfin heureusement mariés ; et Therese mariée aussi – à un gentleman qui la mérite. Toute cette tristesse grotesque finit donc comme il faut ; un sort ironique pour un détective que d’épouser une meurtrière ; mais – y a-t-il sort plus approprié, en fin de compte ?
21 septembre 1982. Journées entièrement merveilleuses. Aujourd’hui, par exemple, une oasis au cœur de l’activité : la journée entière passée à la maison… à revoir la deuxième partie de Winterthur (beaucoup plus à fond – mot à mot, en fait – que je ne l’avais prévu : mais quel plaisir)… et à réfléchir, à griffonner des notes, pour la troisième partie… laquelle devrait conduire un Xavier las des succès et du monde à une fin résolument heureuse… qui, pour être ironique, amèrement et drôlement ironique, espère-t-on, n’en est pas moins satisfaisante (au moins sous un angle psychologique/secret !).
… Hier, l’agitation de l’enseignement etc. ; demain, la double agitation de l’université et de NY… qui, loin de paraître menaçante et repoussante, semble en fait engageante, pour je ne sais quelle raison. Voici notre programme : j’accompagnerai Ray au bus de 10 h 10 ; irai à l’université préparer Turn of the Screw [Le tour d’écrou] pendant une merveilleuse heure environ (je veux réfléchir sérieusement à la préface de James que je n’avais en fait jamais lue entièrement avant ce matin : sa remarque sur une écriture « froide calculée » ou quelque chose comme cela… bizarre que j’aie un jour écrit une nouvelle sournoisement intitulée The Turn of the Screw : quel plaisir) ; déjeuner avec Angeline Goreau et très probablement Stephen […] et Russell Banks et un ou deux autres […] ; puis mon long, très long cours, qui devrait être fécond (des étudiants brillants doivent lire leur essai sur Screw… certains d’entre eux, je l’espère, dans le style alambiqué de James, comme je l’ai suggéré… ou du point du vue d’autres personnages de cette novella : la félicité d’enseigner à Princeton parmi des jeunes gens brillants et pleins d’imagination) ; puis un genre de limousine arrivera pour me conduire à Manhattan… à l’Union League Club… où une réception doit avoir lieu, en partie pour fêter la publication de Bloodsmoor, mais surtout pour la nouvelle collection de poche Obelisk (dans laquelle figure A Sentimental Education) ; puis, dîner dans un restaurant français réputé exquis avec Mike et Karen Braziller ; puis retour à la maison de nouveau en limousine… Une journée aussi pleine et complexe que soit en mesure d’affronter quelqu’un de mon caractère et de mon tempérament, et encore… ; mais disposer de journées comme aujourd’hui ou comme jeudi (une autre oasis de calme, travail, introspection, lecture, train-train domestique, jogging jusqu’au lac) rend ce genre de célébration maniaque non seulement possible, mais même agréable.
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29 septembre 1982. Hier, achevé (achevé de revoir) la deuxième partie ; et maintenant un peu d’espace … Autrement, une vie bousculée : dans une heure, je dois partir pour l’université et ma journée toboggan (long séminaire, introduction de Stephen Koch à 16 h 30, puis une réception et un dîner) ; et de bonne heure demain matin nous partons… direction Boston College où je dois jouer, avec amabilité et conviction, j’espère, le rôle de JCO. Ensuite, nous rendrons visite aux Updike à Beverly Farms […]. Et pendant ce temps, Winterthur, Bloodsmoor, emploi futur (apparemment j’ai mal compris ou, plus probablement, on ne m’a jamais dit précisément que je pouvais rester à Princeton aussi longtemps que je le désirais, dans ce cadre non officiel de temps partiel…) et dix autres sujets, tous insignifiants, me tournent dans la tête.
… Relis Varieties of Religious Experience [L’expérience religieuse : essai de psychologie descriptive] de James. Et suis forcée de constater à quel point je me suis radicalement écartée de… cette perception d’une « unité cosmique/mystique » que j’avais apparemment naguère, vers 1971-1972 et quelques années après. Non que je ne croie pas que cet état de conscience soit une possibilité humaine très réelle ; je sais qu’elle l’est ; aussi « réelle » que la première page déprimante (que dis-je ? – toutes les pages) du NY Times ; simplement, il ne m’est plus accessible. À présent, en lisant ce livre merveilleux, il me semble que chaque titre de chapitre – « L’âme saine », « L’âme malade », « L’âme divisée », « La sainteté », etc. – rivalise de plein droit avec les autres ; on pourrait opter pour n’importe quel position ou « état de conscience », puisque tous sont plus ou moins égaux…
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25 octobre 1982. Belles journées productives, tour à tour surchargées et sereines. Aujourd’hui, toute la journée, je travaille à Winterthur. (Une pluie froide sinistre. Mais à l’extérieur – les feuilles, j’entends, l’air humide mélancolique, la solitude.) Si j’éprouve une tension concernant le roman, c’est parce que, si inévitablement, si typiquement, il devient trop long ; et cependant l’histoire exige son espace et sa forme, ses propres rythmes… Mais tout cela est évident. Tout cela a déjà été dit.
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… Année très paisible et très clémente, côté prix Nobel : aucune rumeur sauf une, plutôt prévisible (CBS demandant par l’intermédiaire du Département si je serais disponible pour une conférence de presse au cas où…). Sinon, rien ; et je suis très contente du choix de Marquez, si Nadine Gordimer doit une fois encore (parce qu’elle est une femme ?) être écartée. Il semble de plus en plus ridicule que ma candidature ait jamais été prise au sérieux – que, l’an dernier, le bruit ait couru que je faisais partie des sélectionnés. Mon Dieu ! quelle tempête de protestations, quelles cruelles attaques j’aurais essuyées, si j’avais remporté ce prix problématique, car je suis un écrivain « controversé », c’est le moins qu’on puisse dire… Ce qui signifie que bon nombre de gens détestent cordialement ce que j’écris ; et parmi eux figurent certains critiques très brillants, intelligents, éloquents et influents.
7 novembre 1982. Belle journée d’automne éclatante et froide. Beaucoup de soleil. Assise ici parmi notes et bouts de Dieu sait quoi, je me sens « intacte et innocente comme un agneau ». … L’étrange disparité entre ce que nous savons de nous-mêmes et ce que le monde imagine savoir. Un sujet que je ne creuserai pas parce qu’il est trop banal. Mais j’y ai pensé avec beaucoup de force l’autre jour, à la Vingtième Conférence des femmes écrivains de Hofstra, où j’ai été si généreusement applaudie… et « fêtée ». … Où l’on m’a déclaré sans rire que j’étais l’écrivain américain exceptionnel. Multiples serrements de mains, toutes sortes d’éloges (improbables ?)… Sous ce flot, je me sens obligée de dire : Mais vous devriez savoir tout ce que j’ai raté, vous devriez prendre en considération les déclarations de mes détracteurs, qui, comme le veut l’expression, sont légion. Fais-je preuve d’une forme bizarre de malhonnêteté en ne disant pas ce genre de choses ? – en écoutant en silence ? – souriante ? – en attendant que cela passe ? Les flatteries manipulatrices, je sais y faire face, c’est si gros, mais celles-ci, qui paraissent sincères, et qui sont en tout cas désintéressées… très bizarre, bizarre.
… Mon discours, « La foi d’un écrivain (femme) », à Hofstra, le 4 novembre. Elaine et moi sommes allées en voiture à Long Island, en partant assez tôt (8 heures) : mon exposé ; déjeuner ; la communication d’Elaine (The Dead et la critique féministe) ; un retour habile à 17 heures qui nous a évité réceptions, un dîner, etc. Mais c’était vraiment splendide. Et si l’adulation n’est pas ma tasse de thé, j’ai éprouvé très fort le sentiment, le lendemain, que je devrais essayer de l’apprécier… puisque je prends tellement à cœur l’inverse, la haine, les vitupérations. (Je veux dire que je suis plus encline à y croire parce que je me connais de l’intérieur et sais combien mon processus d’ « écriture » peut être péniblement difficile, lent, pesant, pitoyable… Taper et retaper la même page cinq fois ou plus. Ces lentes couches concentriques. Le tout extrêmement frustrant puisque, de toute façon, le roman – je veux parler de Winterthur – est déjà trop long. Je note que j’ai écrit 645 pages pour le moment et ai encore au moins six chapitres à faire. Les coûts de production étant ce qu’ils sont, que faire ! – à part continuer, continuer, laisser le roman remplir l’espace qu’il voudra, au mépris de son destin économique.)
… Ainsi, en écrivant des romans plus longs, je suis condamnée à gagner moins d’argent en 1983, 1984 et – ? Il n’y aura peut-être pas de vente en poche du tout pour Crosswicks. (Ma stupéfaction d’apprendre que les maigres 50 000 dollars de Bloodsmoor sont en fait un bon prix sur le marché actuel de la réimpression. Mais ce n’est pas très bon, comparé au 345 000 dollars de Bellefleur. Je dois donc me poser la question – cela m’importe-t-il ? Cela m’importe-t-il vraiment ? Cela ne devrait pas, j’imagine, puisque j’ai la possibilité de publier d’abord Jigsaw, bien plus court ; mais je préfère Crosswicks. Ce sera donc Crosswicks24, pour le meilleur ou pour le pire – pour le pire selon toutes probabilités… Car même ceux des éditeurs qui ont « aimé » Bloodsmoor n’ont pu se permettre une réimpression ; et il est difficile d’imaginer que quiconque « aime » Crosswicks.)
… Lis les romans scientifiques de Wells, comme on les appelle – The Time Machine [La machine à explorer le temps], The Invisible Man [L’homme invisible], The Island of Dr Moreau [L’île du docteur Moreau], etc. Feuillette fréquemment les Carnets américains de Hawthorne. Hier soir, une grande réunion agréable chez les Keeley et dîner ensuite avec Elaine et English. … […] Notre chaton roux dort en boule à mes pieds. Une longue et belle journée tranquille devant moi. Travail à Winterthur que j’aime au point que cela me fait presque peur… la perspective de le terminer est trop terrible pour être envisagée… Et pourtant, je n’ai commencé à l’écrire, à l’écrire vraiment, qu’en mai. Avant cela, des semaines passées à besogner péniblement, à griffonner, soupirer, regarder par la fenêtre, sans résultat. C’est cet état-là que je redoute. Être toujours in medias res…
25 novembre 1982. Thanksgiving… Et une belle journée éclatante et froide. Et rien de prévu. Et mes révisions de Winterthur si faciles et si mineures (étant donné que j’ai revu tout du long) que le roman me donne l’impression d’être achevé ; l’auteur est exclu ; une phase de ma vie (et de la Vie) est terminée – pour le meilleur, comme on dit, ou pour le pire. Mais terminée. Mais – pourquoi ne pas être plus subtile ? – une autre phase a aussitôt commencé, non moins valable.
… (Ces étranges impulsions comiques et contradictoires. Craindre qu’un long roman ne soit pas mené à son terme, que quelque chose se passe – une catastrophe dans le « monde extérieur » ou dans l’intérieur ; puis craindre de perdre du temps, de tuer le temps, de mal l’employer, de se voir refuser la consolation d’un Temps Bien Employé – quand le long projet est enfin achevé ; et qu’on s’occupe de choses plus mineures. Impulsions contradictoires. On peut reconnaître leur caractère comique et néanmoins ne savoir comment y faire échec. Les transcender ? Unifier ?)…
… Au cœur de l’entreprise littéraire passionnée, il faut que résonne une petite voix plaintive/irritée qui déclare : « Avec cela, je vais faire mes preuves et, ayant « fait mes preuves »… ne serai-je pas de ce fait immortelle ? Mais cette voix s’est tue chez JCO, j’en ai peur. En premier lieu, ni Crosswicks ni Winterthur n’affecteront ma vie ou ma réputation de façon importante : étant donné leur longueur et leur encombrement, aucune édition de poche n’en voudra, et j’aurai de la chance si j’obtiens une seule offre de réédition ; et puis, plus sérieusement (plus puérilement ?), ces romans de « genre » seront mal interprétés par les critiques qui ne m’aiment pas, et jugés négligés, violents, informes, pénibles, ennuyeux, choquants, etc. quelle que soit la somme de travail que j’y ai consacrée. Car une fois que certaines étiquettes sont appliquées, on ne peut tout simplement pas leur échapper ; naturellement, des critiques et des lecteurs bienveillants pourraient les contester, dans l’espoir d’une « controverse » – si ce sont des écrivains ; mais il serait infiniment irréaliste de penser que JCO peut triompher de la « JCO » fictive dans certaines imaginations têtues.
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… Ah ! Princeton et ses myriades d’esprits. Hier soir, nous avons fêté une sorte de Thanksgiving avec les Showalter et les Goldman ; hier, Mike Keeley m’a emmenée déjeuner dans la splendide salle à manger ensoleillée, toute en verre, de Prospect House, qui donne sur le vieux jardin (de Mrs Ellen Wilson), un déjeuner de célébration aussi – Thanksgiving et le nouveau contrat de Mike avec Simon & Schuster, basé sur la partie de son roman que j’avais lue et aimée, l’été dernier.
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29 novembre 1982. […] Pour une fois, grâce à une conduite sage, Ray et moi avons réussi, du moins le pensons-nous, à éviter de graves attaques de grippe. En restant à la maison au lieu de sortir, en nous tenant plus ou moins au chaud ; absorbant des liquides, etc. Pendant un jour et demi, couchée sur le canapé, ici, sous une couette, j’ai lu des textes pour la revue et Middlemarch et divers poètes, tels qu’Ashbery, Chuck Wright. Prends des notes décousues pour des nouvelles… Pendant que Ray lit Winterthur : l’expérience vise à déterminer sa réaction à l’élément « policier à énigmes » ; mais en fait ses commentaires intelligents et son enthousiasme (évidemment non feint) ont été merveilleusement gratifiants. Dîner, déjeuner, avec un lecteur aussi attentif !… c’est remarquable, vraiment ; et extrêmement utile. Ray n’ayant pas relevé un ou deux « indices » dans la première partie, il sera intéressant de voir si Elaine le fait. Sinon, c’est peut-être qu’elles sont trop obscures… En amateur, je pense que, dans ce genre de fiction, c’est le degré de complexité ou d’obscurité qui détermine le public. Ceux qui lisent régulièrement des romans à énigmes ont un œil de lynx et sont exigeants, ceux qui n’en lisent jamais le sont moins, et c’est ce dernier groupe que j’espère séduire… Quoi qu’il en soit, que Ray lise le roman tel qu’il est et en discute avec moi est une expérience délicieuse. Il ne m’a suggéré aucun changement, il trouve que c’est bien rythmé et même brillamment fait… mais, comme mon père et ma mère, il semble tenir à moi ; et est peut-être un peu prévenu en ma faveur.
… Vagues idées de nouvelles qui ne se résolvent ni en images ni en voix. For I Will Consider My Cat25… Je ne veux pas que cette nouvelle se réduise à une simple anecdote, un genre de caprice satirique ; d’un autre côté, c’est drôle… d’une certaine façon. Mais je n’ai pas la voix. Mais – pourquoi ne l’ai-je pas ? Parce que je ne l’ai pas. La voix. La voix m’échappe. […] Demain, je fais une lecture à l’U. du Delaware. En feuilletant des nouvelles récentes, je suis tombée sur Last Days et ai passé un moment à la relire… il me semble me rappeler que j’avais eu du mal à l’écrire… ? Mais elle se lit très bien ; je suppose que je devrais avouer que j’en suis contente ; et envieuse d’avoir pu écrire avec autant de force, à cette époque-là. Parce que, en ce moment, je ne suis apparemment capable que de revoir. Ce que je pourrais faire éternellement, j’en ai bien peur… (Je comprends maintenant l’état d’esprit des écrivains célèbres pour leurs révisions, Nabokov, Flannery O’Connor, Joyce. L’« idée créatrice » originale est en fait une rareté ; on ne peut la commander. Quant à écrire, réécrire, etc., etc., à taper et retaper une page, comme je l’ai fait de façon si systématique et répétitive pour mes derniers romans – cela ne demande ni inspiration ni génie ni talent, juste du temps.)
4 décembre 1982. […] Journée grise et morne. Bruine. Chaleur anormale pour un mois de décembre. Travaille ici dans notre chambre d’ami, notre « nouvelle » pièce, blanche, claire, vitrée. Une page ou deux, une pause au piano, une autre page, le récit qui avance avec sa lenteur coutumière. Si triste, si dégradant, si inévitable, si… humain… d’écrire dans un style « contemporain » achromatique, un peu plat, un peu drôle/satirique/malin… après l’extravagance de Winterthur. Penser que je ne peux plus entendre cette voix… entrer de nouveau dans ces métaphores imaginatives… la merveilleuse fantaisie de Xavier… le « héros détective »… Penser que je suis expulsée… (Je dois paraître très bizarre. Pourtant ce n’est pas l’effet que je me fais. C’est comme si… comme si… quoi donc… passer d’un monde en Technicolor à un monde en noir et blanc… Marcher de nouveau sur terre. La terre plate.)
… Charlotte Brontë disait avoir vécu presque entièrement dans son imagination après les morts d’Emily, Branwell et Anne. Elle écrivait alors Shirley. (Shirley, que je ne trouve pas remarquablement « imaginatif ».) Elle remercie Dieu de lui avoir donné la consolation de l’écriture, de l’imagination… La réalité, je la trouve apparemment insuffisante – mais est-ce vraiment le cas ? – je n’en sais vraiment rien – cette réalité – la « vie » – me paraît extrêmement riche et stimulante. Mais elle ne peut être contenue dans une structure ni rendue par le langage. Et le langage est l’élément de beauté inestimable. … La stratégie de la narration aussi. Si belle, si… durable. (C’est la nature périssable de la « réalité » qui déçoit. Très prenante, oui, mais cela ne suffit pas tout à fait.) … Dans cette phase de ma vie d’écrivain, je veux contourner la détresse psychique d’être-entre-deux-projets-dignes-du-nom, dont je ne me souviens que trop nettement. L’an dernier, j’avais fini Crosswicks et souhaitais désespérément commencer Winterthur, bien longtemps avant qu’il ne soit prêt à être écrit. Je n’avais pas de langue, pas de narrateur, ne sentais pas vraiment Xavier ni les autres… Pure folie ; et j’ai passé des journées misérables ; consciente de ce que cela avait d’idiot, mais incapable de me libérer de cette obsession. […] L’exploration de l’imagination, les méandres de l’âme, y a-t-il autre chose qui ait un intérêt profond ? Même For I Will Consider My Cat Jeoffry, que je considère comme une nouvelle mineure, en ce premier jour d’écriture, même cela, ne puis-je le transformer… je ne sais comment ?… par mon désir d’y mettre tout ce que je sais ???? (Mais ce sera mineur. Et pourquoi devrais-je résister ? Je ne peux pas toujours être en train d’écrire un roman. Je ne peux pas toujours avoir une conversation intéressante avec un ami, ou enseigner à une classe vivante, ou lire un livre excellent. On doit redescendre de ces hauteurs… Ce n’est que raisonnable. Je me veux raisonnable dorénavant.)
[…]
18 décembre 1982. […] Travaille encore, avec lenteur et laborieusement, ici dans la « chambre d’ami ». Winterthur est achevé ; mon cœur aspire à – ; mais peu importe ; les jours passent, le 21 décembre approche, le jour le plus court/la nuit la plus longue de l’année ; j’ai déjà connu ces étranges spasmes de l’âme et en connaîtrai vraisemblablement d’autres. Ai passé une bonne partie de la semaine dernière sur The Seasons26. Une nouvelle étrange, cruelle et néanmoins (j’imagine) libératrice. Dans le sens où le personnage féminin est « libérée ». … Ou, en tout cas, ne se satisfait plus de demeurer une victime. (Un matériau bien familier. Les chatons/chats, surtout. Mais je pense avoir évité la sentimentalité.) […] Je me sens oisive, groggy, la tête bourdonnante du langage laconique, pince-sans-rire, de The Seasons. Pourquoi écris-je ce genre de nouvelles ? Éclairent-elles mon âme ? Ou celle de quelqu’un d’autre ? Quelle est l’origine (sans parler du but, de la destination) de l’art ? Des poches rayonnantes ici et là, des crevasses mystérieuses. En un sens, j’en sais moins qu’à vingt ans, quand j’écrivais les curieux « contes » intransigeants de By the North Gate. Et si je dois vivre jusqu’à soixante ans, eh bien… quelle parenté avec cette Joyce-ci, qui se tracasse et revoit heure après heure pour composer de courtes fictions que personne n’aimera beaucoup… ?
31 décembre 1982. Un après-midi froid et couvert qui glisse imperceptiblement vers la nuit. Beaucoup d’activité sous peu, toutefois – notre soirée du nouvel an chez les Weiss. (Mais Elaine est malade, une grave infection à l’oreille, elle ne viendra pas. Les Goldman de NY ne viendront pas non plus. Mike Keeley est au Cambodge, Stephen Koch ne pourra sans doute pas venir… Nos amis les plus proches ne seront donc pas là, malheureusement.)
… Belles journées tranquilles, ces derniers temps. J’ai eu le temps de travailler des heures d’affilée… des nouvelles, surtout… des dessins à la plume (particulièrement adaptés à ces journées d’hiver noir-sur-gris-sur-blanc : arbres hivernaux, étang hivernal, etc.). Il me semble avoir été inactive, et même assez paresseuse, mais c’est la saison […].
… Courses au marché de Pennington. Clients de fin d’après-midi, conducteurs, un sentiment d’impatience, suspens d’avant le nouvel an. Le mauvais rhume qu’a eu Ray pendant deux jours se termine enfin. Ma quasi-grippe s’est dissipée sans s’être vraiment installée. (Quand je pense à Elaine, à Stephen et à d’autres amis, et à leurs maux divers, je suis forcée de conclure que, jusqu’à présent, Ray et moi jouissons d’une bonne santé remarquable. Rhumes, petites grippes… Pas un jour d’absence à l’université depuis combien d’années ? … une quinzaine, sans doute. Ce qui est remarquable, étant donné que, en fait, on devrait prendre des journées de maladie de temps à autre : ne pas le faire a un côté zélé et boy-scout.)
… Lettre sympathique de Robert Brustein de l’American Repertory Theater. « J’admire extrêmement votre œuvre », dit-il. Est-il sérieux ? Quelle œuvre ? Sûrement pas les pièces… J’admire extrêmement votre œuvre, Mr Brustein, ce que j’en ai lu dans la TNR [The New Republic], des critiques brillamment sauvages, le genre de petites phrases anodines (on les trouve aussi chez Stanley Kauffmann) qui donnent probablement un mal fou à d’autres écrivains. … Prépare la copie, etc., pour The Profane Art. Un livre qui me procure une satisfaction tranquille. Pas de prix à la clé, un nombre de lecteurs assurément modeste ; pas beaucoup de critiques (ce qui peut être une bénédiction pour moi, en ce moment) ; mais c’est un livre solide, composé sur plusieurs années, réécrit en grande partie. Il y a un réconfort, une consolation, une satisfaction, dans les petites choses. (Après la déception relative – commerciale, précisons ; celle de Karen et de Dutton, et la mienne dans une certaine mesure – de Bloodsmoor. Qui est arrivé sur le marché à l’heure funeste où le marché se mettait à chuter. Se relèvera-t-il ? Pauvre Ontario Review Press ! Pauvres « revues littéraires » ! Avec la fermeture des bibliothèques, la fermeture ou les difficultés des librairies… La fin de 1982 n’est pas très réjouissante pour les littéraires mais, bon, nous ferons tout de même la fête, ce soir. Le simple fait d’entrer en 1983 est un grand privilège.)
Stock, Paris, 1989, trad. Anne Rabinovitch (NdT).
Cette nouvelle parut dans l’Antioch Review (automne 1982).
Cette nouvelle, The Witness, parut dans le numéro printemps-été 1983 d’Anteus et fut reprise dans Last Days.
Déclaration de la loi martiale le 13 décembre 1981 par le général Jaruzelski (NdT).
Cette nouvelle parut dans la Northwest Review (hiver 1983).
La nouvelle Sonata Quasi una Fantasia parut dans Fiction (hiver 1985) ; l’essai At Least I Have Made a Woman of Her : Image of Women in Yeats, Lawrence, Faulkner parut dans la Georgia Review (printemps 1983) et fut repris dans The Profane Art.
Cette nouvelle parut dans Chelsea (octobre 1985).
Réintitulée Last Days, cette nouvelle parut à l’été 1983 dans la Michigan Quarterly Review et fut reprise dans Last Days [L’homme que les femmes adoraient]. Elle s’inspirait de ce qu’avait vécu Joyce Carol Oates avec Richard Wishnetsky, un étudiant perturbé de l’université de Detroit qui finit par se suicider. Une nouvelle plus ancienne, In the Region of Ice, s’inspirait également de ses relations avec cet étudiant.
Ce poème parut dans la Southern Review (printemps1983) et fut repris dans le recueil Luxury of Sin (Lord John Press, 1984).
Cette nouvelle parut à l’automne 1983 dans la Massachusetts Review et fut reprise dans Raven’s Wing [Aile de corbeau] (Dutton, 1986).
Cette nouvelle était parue dans la Kenyon Review (été 1965) et avait été reprise dans Upon the Sweeping Flood (Vanguard 1966).
Cette idée aboutirait à deux volumes de « récits miniatures » : The Assignation (Ecco, 1988) [Le rendez-vous, Paris, Stock, 1993, trad. Catherine Dreyfus-Soguel] et Where Is Here ? (Ecco, 1992).
Cette nouvelle parut dans Shenandoah (été 1982).
Écrivaine (née en 1931), auteure notamment du Grand incendie et du Passage de Vénus (NdT).
L’éditeur et poète Theodore Weiss et sa femme, Renee, étaient des amis de J. C. Oates et de R. Smith à cette époque.
Les écrivains Paul et Betty Fussell étaient également de leurs amis.
Initiales d’un des personnages du roman, John Quincy Zinn (NdT).
Il s’agit du recueil de nouvelles qui serait finalement intitulé Last Days [L’homme que les femmes adoraient].
« Le Pentagone expose son plan pour une guerre nucléaire prolongée » (NdT).
La critique extrêment négative de A Bloodsmoor Romance par James Wolcott, Stop Me Before I Write Again : Six Hundred More Pages by Joyce Carol Oates [« Arrêtez-moi avant que j’écrive à nouveau : encore six cents pages signées Joyce Carol Oates »], parut dans le numéro de Harper’s de septembre 1982.
Allusion à un roman de Willa Cather, La maison du professeur (NdT).
Cette critique, Balloons and Abductions [« Ballons et enlèvements »], parut dans la New York Times Book Review du 5 septembre 1982.
Improvisation parut dans News Letters (hiver 1983) ; Night. Death. Sleep. The Stars parut dans Queen’s Quarterly (automne 1983) et fut reprise dans Last Days [L’homme que les femmes adoraient].
Joyce Carol Oates décida en fait de remettre à plus tard la publication de Crosswicks. Mysteries of Winterthurn parut en 1984.
Cette nouvelle, For I Will Consider My Cat Jeoffry, parut dans la Michigan Quarterly Review (été 1984).
Cette nouvelle parut dans Ploughshares (automne 1983) et fut reprise dans Prize Stories 1985 : The O. Henry Awards (Doubleday).