Équilibre entre épanouissement privé, personnel (mariage, travail à l’université) et vie « publique », l’engagement dans l’écriture. L’artiste doit trouver un environnement, un mode de vie, qui protégera son énergie : l’art doit être cultivé, doit avoir la priorité.
Cette année-là, comme à son habitude, Joyce Carol Oates est engagée dans un projet ambitieux : la préparation et l’écriture de son plus long roman jusqu’alors, The Assassins, qui sera publié en 1975. Son journal relate ses efforts quotidiens pour trouver le bon équilibre entre son « épanouissement privé, personnel » et les exigences de son art.
Bien que souvent concentrée sur sa vie d’écrivain, J. C. Oates décrit aussi ses rencontres avec ses amis de Detroit et ses collègues de l’université de Windsor ; ses voyages à l’Humanities Institute de Boulder dans le Colorado, où elle fait des lectures de ses œuvres, et à l’université de Yale, où elle passe deux jours en qualité d’ « écrivain invité » ; ses rapports avec d’autres écrivains connus tels que Philip Roth, Anne Sexton et Stanley Elkin ; et ses cours, qui lui permettent d’exprimer le côté sociable de sa personnalité et apportent un contrepoids important au nécessaire isolement de sa vie d’écrivain.
Si elle continue à réfléchir sur ses problèmes avec « A. K. » et sur les questions philosophiques qui l’obsèdent, les entrées de cette année-là montrent une artiste relativement épanouie et équilibrée, dont le sérieux est tempéré par son sens de l’ironie et de l’humour. Comme elle le note le 23 novembre, elle se fait « un devoir de dire régulièrement à ses étudiants que le talent de l’humanité pour l’humour, pour le rire, est peut-être notre plus grand talent ».
4 janvier 1974. Rêves de fin d’année : perturbants comme toujours. Paralysie, cauchemar. Me force à me réveiller – et quel soulagement quand la conscience afflue. Sans conscience (contrôle de l’esprit, des muscles, perception) nous sommes dans une sorte d’enfer infantile.
Nouveau cours – « Littérature et psychologie » – beaucoup d’étudiants, certains vivants et stimulants. Enseigner est une sorte de fête intellectuelle. Une sorte de cirque, de carnaval ; une impression de mouvement ; une foule de voix, de visages, de jeunes esprits passionnés. Et que de questions… ! Fascinant. Je comprends pourquoi certains amis […] ne peuvent pas écrire lorsqu’ils enseignent. Ils enseignent jusqu’à leur moi et il ne reste rien. C’est une tentation.
[…]
3 février 1974. Fini Black Eucharist1, absorbant à écrire mais pas très attachant. Un récit parfaitement impersonnel.
« Un homme est ce qu’il pense toute la journée » – Emerson.
Beaucoup de rêves, cette nuit. Dans l’un d’eux, un ange tombe sur terre… me touche… m’effraie par sa terrible réalité. Je me disais, comme une bonne élève zen, que les images des rêves n’étaient que des illusions dont il ne fallait pas s’inquiéter, et l’ange réagissait en me poussant du coude. « Ce n’est qu’un spectre », me disais-je, mais le spectre n’entendait pas se laisser étiqueter ainsi.
Un rêve obsédant. Nombreuses significations possibles. Complet et beau comme un poème.
28 février 1974. Écrit The Spectre2, poème sur l’ange et le rêve. La réalité des pouvoirs psychiques.
Ai été informée que A. K. continuait son harcèlement. C’est vraiment une histoire idiote.
11 avril 1974. Seizure3 choisi pour le prix Borestone des meilleurs poèmes de l’année. Fondé sur les crises cardiaques et des observations en rapport.
12 avril 1974. Visite au Kalamazoo College. Conrad Hilberry, Herb Bogard et d’autres ; très sympathiques, agréables.
15 mai 1974. Rencontré Philip Roth. Sommes allés dans son appartement, puis avons déjeuné dehors. Séduisant, drôle, chaleureux, courtois : quelqu’un de parfaitement aimable. Nous avons parlé de livres, de films, d’autres écrivains, de New York, de la célébrité de Philip (et de ses conséquences amusantes), des écrivains qu’il a rencontrés en Tchécoslovaquie. Ray et moi l’avons beaucoup aimé. Son appartement de la 81e Rue est grand et agréable, à deux pas de la Met. Art Gallery. Il a une autre maison (et une autre vie, suppose-t-on) dans le Connecticut. My Life as a Man [Ma vie d’homme]4 : un charme irrésistible. Mais on s’étonne que Philip prétende que ce n’est pas autobiographique…
20 mai 1974. Fausse lettre de suicide de A. K. ; m’a bouleversée quelques minutes avant que Ray discerne qu’il s’agissait d’une fiction. Un canular pitoyable… Mais cela signifie peut-être qu’il a décidé de me laisser tranquille. La lettre me rendait responsable de sa mort, puis me reprochait de ne pas avoir écrit de critique sur son livre, etc. J’ai répondu que je regrettais, que je regrettais beaucoup, mais ne pourrait-il pas me laisser tranquille – ne pourrions-nous pas nous oublier l’un et l’autre ? Ne m’attends pas à une réponse.
Pourquoi un homosexuel se préoccuperait-il autant d’une femme ? – son homosexualité est si insolente, si autosatisfaite. Peut-être redoute-t-il d’être un hétérosexuel latent…
23 mai 1974. Anniversaire ; pot à l’université ; conversation agréable avec les gens habituels : Gene McN., Al MacL., Colin A.5, etc. Je vis dans un monde masculin décontracté à l’université. Mes amis les plus proches sont des hommes, et ce depuis quatorze ans, exception faite de Liz Graham et Kay Smith, que j’aime beaucoup6. Mais ce ne sont pas des « collègues ».
« Canular au suicide » dans Paradise : A Post-Love Story. Également, le champ émotionnel d’ensemble de mon projet de roman, Death-Festival7 . (Le sentiment que quelqu’un veut ma mort… imagine ma mort. Glaçant. Fou.)
28 mai 1974. Death-Festival prend lentement forme ; des gens émergent. Yvonne change de forme et de caractère. Hugh, celui qui étonne. Stephen encore indistinct. Andrew devient de plus en plus spirituel, amusant8.
Lu Virginia Woolf de Bell9. Beau livre.
Quelle chance pour Virginia d’avoir eu Leonard ! Sans lui, qui sait ?
[…]
7 juillet 1974. Voyage dans l’Ouest à Aspen, dans le Colorado. L’Humanities Institute, 2 400 mètres au-dessus du niveau de la mer. Beaucoup de gens fascinants ; festival de musique ; alpinistes ; physiciens. Je pense que ce sera ma dernière lecture en public puisqu’elle s’est si bien passée : je vais m’arrêter sur un succès.
7 août 1974. Death-Festival s’appelle maintenant The Assassins. Prend forme peu à peu. Une petite montagne de notes… Hugh Petrie, cruel d’abord, puis, peu à peu, sympathique. Je n’avais pas l’intention de mettre autant de moi dans ce personnage.
Synthèse du réalisme, du symbolisme ; le masc. et le fém. ; critique marxiste-socialiste et psychologie des profondeurs. L’art comme une révélation religieuse. Sinon aucun intérêt.
L’art comme la plus noble activité de l’Âme.
15 septembre 1974. Année universitaire, tumultueuse comme toujours. Conrad – Lawrence – le séminaire sur Faulkner promet d’être stimulant. (Mais trop d’étudiants.)
Premier numéro de l’Ontario Review pour bientôt. Ray a travaillé très, très dur.
Une avalanche de travail, de gens, d’impressions, de stimuli. Succession des jours, qui se fondent vertigineusement dans une sorte de dilatation uniforme du temps. Intemporalité ? Plongé dans la vie, on perd tout bonnement de vue les détails.
15 octobre 1974. Reviens de deux jours à Yale. « Écrivain invité » au Calhoun College – R. et moi dans des chambres au-dessus de la résidence du principal – au moment de signer le livre d’or, impressionnés (comme on doit l’être) par les invités précédents : W. H. Auden, Stanley Kunitz, Northrop Frye, Norman Mailer, Tony Tanner de Cambridge ; et d’autres. Ce qui n’était pas impressionnant, c’était l’endroit lui-même – un boucan incessant à l’étage au-dessus, du vacarme dans l’escalier et dans la cour – de charmants étudiants ivres – , des électrophones bruyants (de la musique classique, soit, mais militaire et martelée). Est-ce cela la récompense d’une sorte de célébrité ? Et qu’a pensé Auden de son séjour ici ?
Déménagé au Sheraton-Hilton après une abominable nuit sans sommeil. Moi que le luxe met mal à l’aise, qui préfère les endroits « simples », je passe mon temps à déménager dans des Sheraton-Hilton, à quitter les chambres que l’on met à ma disposition, les endroits vraisemblablement simples que d’autres aiment. Me serais sentie confuse, mais pourquoi ?
Quoique nous vivions pour rire, nous mourons pour de bon.
Il y a un an, R. et moi sommes allés à Washington participer à une conférence parrainée par la Fondation Kennedy. Nous sommes descendus au Sheraton-Hilton. À un étage élevé, mais bruyant tout de même. Washington bien plus attrayant que nous n’avions osé l’espérer. Nixon était encore à la Maison-Blanche : mais la « Maison-Blanche » pour les touristes n’est qu’un musée bourré d’un fatras d’objets, quelques très mauvaises œuvres d’art, de rares surprises (un Monet au-dessus d’une cheminée, don de John F. Kennedy). Dans un groupe de VIP, visite interminable, guidés par un automate souriant et bavard. J’aurais pu le supporter mais R. a brusquement craqué ; insisté pour que nous nous glissions sous l’un des cordons en velours et que nous nous esquivions – ce que nous avons fait. La joie des libérations soudaines… Se dérober subitement à une obligation assommante, sortir dans le soleil (d’automne), main dans la main… Des amants romantiques fuyant des souffrances légitimes, véritables, ne sont pas aussi joyeusement libérés que R. et moi le sommes couramment, presque quotidiennement pourrait-on dire.
Eunice et Sargent Shriver étaient nos hôtes, conférence plutôt intéressante, même si le nombre d’invités – huit ou neuf « experts » – était trop important. Eu la chance de rencontrer Robert Coles10, cela dit. Un homme merveilleux. Ce voyage à Washington n’a pas été une perte de temps. Nous étions réunis pour discuter des questions d’éthique posées par l’intervention de l’État dans la vie privée (pour essayer de contrôler la croissance démographique parmi les pauvres ou les attardés mentaux), un des très rares points où le catholicisme orthodoxe pourrait avoir quelque chose à dire sur les questions classiques des libertés civiques. Et nous avons discuté ! Certains d’entre nous, du côté des pauvres et des défavorisés ; d’autres (chose gênante, plutôt ceux qui s’occupaient des pauvres et des défavorisés !) plus compréhensifs à l’égard des services et des travailleurs sociaux, dont les problèmes sont manifestement insurmontables. Eunice Kennedy stressée mais amicale ; m’a fait visiter le centre Kennedy au galop, un peu comme la Reine Blanche entraînant Alice dans une course folle, cheveux voltigeant au vent. À ce moment-là, le soir même, en fait, le fils de Ted Kennedy a été hospitalisé et amputé de la jambe ; la « promesse » faite à notre groupe d’une rencontre avec le sénateur n’a donc pu être tenue. Quelle expérience étrange… Les hommes politiques peuvent être fascinants ; la politique jamais. Ou est-ce l’inverse ? Un économiste conservateur du MIT […] a fait en faveur du contrôle de l’État un discours passionné et brutal qui aurait plu à Hitler. Les pauvres ? Mais il faut avoir des télévisions ; il faut avoir des biens matériels. On ne peut donner aux pauvres que ce qui reste, disait [-il].
13 novembre 1974. Enseigné toute la journée – cours de première année à 11 heures – écrivains-étudiants et d’autres pour des entretiens dans l’après-midi – courte visite d’un professeur d’études religieuses (qui, lors d’une conférence récente à Washington, a été stupéfait – comme je le suis – d’entendre des professeurs de religion et de théologie faire référence à mes ouvrages !) – mon séminaire d’écriture de 4 à 6 – et soudain la nuit. La satisfaction d’enseigner quand on ne craint plus d’être jugé – surtout en ces temps de chômage – quand on peut s’exprimer ouvertement, franchement – mais le fait-on jamais ??? Appel longue distance du producteur de l’émission de William Buckley11 – m’invitant en Floride pour leur émission de ce week-end – délai plutôt court ? – malheureusement pas en mesure d’accepter. Ne suis pas passée à la télévision depuis des années, de nombreuses années – ne m’y intéresse pas – quoique mon manque d’intérêt ne soit peut-être pas une vertu.
Il y a un certain type de femme – d’homme aussi ? – qui cherche à se faire une vertu d’un manque d’intérêt pour les énergies du vice. Je ne suis coupable d’aucun vice, mais suis certainement coupable de n’en avoir exploré aucun. Quant à pécher, mes personnages peuvent faire cela pour moi… ! Ils plongent, ils souffrent, parfois ils apprennent, parfois ils survivent. Leurs méthodes de salut dépendent largement d’eux, en dépit de mon évidente « omnipotence ». Le lecteur d’un roman ne peut deviner à quel point le romancier est lui aussi un lecteur… un lecteur d’abord, puis un greffier. L’œuvre d’art travaille à se créer ; il faut seulement ne pas intervenir. La première règle de la médecine : ne pas faire de mal. Mais si c’est nécessaire, le faire avec grâce… !
L’esprit va où il veut. L’ennui n’est pas possible, mais l’absence d’« esprit », si. Difficile de parler de cela, surtout à des gens que les termes mêmes – esprit, âme, psyché – embarrassent. Ils acceptent intellect (s’imaginant que l’on parle avec délicatesse de « cerveau »), mais les autres termes jettent dans la perplexité. Et pourtant – il y a des gens autour de moi, des étudiants en particulier, que l’approche de contenus « spirituels » affecte bien plus que moi : la différence entre nous étant que ces contenus ne m’effraient pas, mais me nourrissent, alors qu’eux sont intimidés, alarmés, désorientés. Naturellement, moi aussi j’ai été effrayée… et je le serai sans doute de nouveau… il y a le danger de la suffisance, d’oublier la nature immédiate, irrésistible des contenus psychiques. Des « rêves », disent les gens, tentant ainsi de se débarrasser de ces visions ; mais le mot « rêves » ne convient pas quand on est visité par l’inconscient… Mais l’esprit va où il veut. Sagesse biblique, psychologie de bon sens. On ne peut se forcer à écrire : je n’ai pas écrit un poème ni une nouvelle depuis des semaines. Et ce genre d’écriture ne me manque pas. Toute mon énergie passe dans le roman, et il n’en reste rien. Est-ce un choix conscient ? Non. On pourrait en parler comme d’un choix – insister sur le fait que le roman est « plus intéressant » à ce stade de ma vie – mais c’est de la rationalisation, ce n’est pas convaincant. L’esprit souffle où il veut… Nous tombons amoureux, nous cessons d’être amoureux : l’« amour » s’abat sur nous, nous conquiert et parfois (quoique pas toujours) s’éloigne. On ne peut le retenir ni le rappeler. Il peut revenir de lui-même, mais on ne peut le rappeler, et certainement pas le forcer à revenir. Insister sur la volonté, sur les activités du moi, est hors de propos pour les choses de l’esprit, quoique sans doute pertinent dans la vie. Je ne « crois » pas à mes propres « croyances » – quelqu’un le fait-il ?
15 novembre 1974. Déjeuner dans un pub-restaurant du voisinage avec R. et des amis – des membres du département – après une réunion. Ennui insoutenable pendant cette réunion – fascinant pourtant que d’autres soient aussi absorbés, aussi intensément concernés. Une trentaine de femmes et d’hommes intelligents – assis dans une pièce sans fenêtre – éclairage au néon – présentation consciencieuse du rapport sur les programmes d’enseignement – l’esprit est tenté de dériver, de s’échapper – et pourtant la présence des autres (assise à côté de mon ami C.) indique que l’on pourrait prendre cela au sérieux. Mais – à quel prix ?
Suis-je vraiment différente de mes collègues ? Mais de quelle façon ? Une différence de degré ? D’espèce ? Suis-je simplement plus scrupuleuse, ou moins ?
Serrés les uns contre les autres à déjeuner. Bien que ne je ne boive pas, mon état de conscience se modifie en présence des autres – en société, mais même dans la salle de cours ou les séminaires – l’impression d’une vie, d’une intensité plus grandes – une sorte d’euphorie. (Les gens qui boivent atteindraient-ils les mêmes hauteurs sans boire ? Mais ils n’en tentent jamais l’expérience.) Le processus est trompeur : on se sent comblé par ces bouts et ces fragments d’autres personnes, mais en même temps on est vidé.
Les tentations du monde : rester éternellement là-dehors.
Reconnaître l’excellence chez un jeune étudiant – vingt-trois ans, venu d’Orient – plaisir, admiration, un peu d’envie pour son matériau (ah, ce que je pourrais en faire ! – mais il n’est pas à moi). À certains écrivains, la simple existence – la survie – assurera une sorte de succès. Ce sont des écrivains nés, ils ne peuvent pas ne pas réussir. Pour d’autres, le « succès » doit être forcé – ils doivent travailler à chaque nouvelle, poème ou roman – les faire naître à force d’agaceries, de tracasseries – car ils sentent, très justement, qu’ils n’ont pas de destinée naturelle, qu’ils vont devoir la créer… La joie appartient certainement aux premiers ; ils n’ont qu’à vivre leur art. Les seconds ? Il est peut-être possible de forcer la joie. Je n’en sais rien.
En s’offrant tout entier, bien évidemment on disparaît. Le déguisement parfait : la transparence. En termes plus maladroits, une promiscuité d’ordre physique permet l’anonymat, un refuge, une possible inviolabilité. Mais c’est sans discrimination : donc sans intelligence. On choisit, on choisit constamment, on ne cesse de choisir, on ne peut pas ne pas choisir, car poser à l’impuissance, à l’inertie, est aussi un choix. Mon « choix » est la transparence d’un « je » prévisible dans le contexte social où il se trouve – donc déguisé, camouflé dans le paysage. Les gens appellent cela « la personnalité » – mais évidemment c’est une forme de comportement, conscient chez certains, inconscient chez d’autres. La plupart des gens se complaisent dans un comportement rituel apotropaïque : ils appellent cela avoir une vie sociale. Et s’imaginent que ce n’est qu’une habitude, une façon de passer le temps – alors qu’en fait c’est le temps lui-même. Et nous ne sommes généralement pas hors du temps.
Revenue de l’université en fin d’après-midi, épuisée. C’est déjà l’hiver – les roses de notre jardin, couvertes de neige – tout est dur, ruisselant, différent. Et ce n’est que la mi-novembre… Pour combattre la fatigue, me suis mise aussitôt à mon roman : mais peu de progrès. Le narrateur, qui doit mourir, ne veut pas mourir – continue à parler, à s’agiter, à supplier de vivre – qui gagnera ? Mais j’ai déjà gagné. J’ai gagné d’innombrables fois. La lutte devrait devenir plus facile, mais en fait c’est le contraire : mes personnages aussi ont grandi, ils sont plus sophistiqués, plus rusés et inventifs. Ils ne veulent pas toujours être enfermés dans une œuvre d’art, une tapisserie. Ils veulent leur vie à eux. Et pourtant – sans tapisserie pour les présenter, pour les définir, ils n’existeraient pas du tout. Le fait crucial de l’art.
15 novembre 1974. Vendredi, un seul cours à 11 heures – cinquante minutes intenses à tourner autour du Chasseur Gracchus de Kafka et de nos opinions en général sur la mort – puis déjeuner à Detroit, avec Elizabeth Janeway12 rencontrée grâce à mon amie Kay Smith. Une journée lugubre, froide, hivernale, venteuse – Detroit sous son pire jour – déjeuner au vingt-cinquième étage d’un immeuble du centre – étonnée comme toujours quand je rencontre quelqu’un dont j’ai lu les œuvres : nous sommes tous si différents de notre prose…
Mal représentés ? Non. Pas représentés du tout.
Elizabeth Janeway, chaleureuse, la parole facile, efficace ; habituée à voyager, aux émissions télévisées, aux tables rondes, à parler en public. En tournée de promotion pour un livre récent. Un déjeuner très court, beaucoup à dire, peu de temps pour le dire – puis Kay et Elizabeth sont parties, Kay pour l’accompagner à l’aéroport, et suis restée seule dix minutes, à boire du thé, à regarder la tempête de neige au-dehors. Sentiment d’envie, pour des vies ou des modes de vie – des façons de vivre – qui me sont inaccessibles ; mais inaccessibles, après tout, parce que j’ai choisi ma vie et que, inévitablement, je ne peux en choisir une autre.
Équilibre entre épanouissement privé, personnel (mariage, amitié, travail à l’université) et vie « publique », l’engagement dans l’écriture. L’artiste doit trouver un environnement, un mode de vie, qui protégera son énergie : l’art doit être cultivé, doit avoir la priorité.
Vivre comme un bourgeois, selon Flaubert. N’est-ce pas ce que nous faisons tous ? La plupart d’entre nous, en tout cas ? Des survivants.
Non abordé, non exploré : les tentations de l’enseignement, se donner si entièrement aux exigences immédiates du cours que rien d’autre ne reste. Commune mais trompeuse, l’attitude sceptique à l’égard de l’enseignement. Je ne la comprends pas. Dès le début, à l’université de Detroit – il y a onze ans ! – la tentation était de me perdre dans l’enseignement, dans la complexité fascinante des étudiants, dans le contexte social bizarrement jovial, frénétique, de l’université. Des tentations très réelles, parce que les récompenses sont si immédiates – si affectives. Après une longue journée épuisante – à l’université de 10 heures à 18 heures – il me reste peu d’énergie pour ce qui est privé (mon travail d’écriture) mais beaucoup pour la poursuite du même flux de conscience, rapide et brillant. Euphorique, pourrais enseigner des heures d’affilée. Et… ?
Goethe : « Les gens continuent à me tirer dessus alors que je suis depuis longtemps hors de portée. »
Certains d’entre nous ne sont jamais à portée : jamais totalement représentés par une œuvre d’art quelle qu’elle soit. Au moment de la publication, déjà détaché – absorbé dans autre chose – un « inconnu » – vulnérable sur le plan personnel mais imperméable aux critiques sur son art.
Est-ce une stratégie ? Non. On ne choisit pas sa nature, encore que les habitudes, les adaptations de sa nature soient peut-être librement choisies…
La destinée jette une ombre à rebours, y compris sur notre anatomie : sur les images que nous avons formées de notre « anatomie ». Le féminin comme une habitude, une illusion, un moyen d’adaptation paresseux… pour protéger sa vitalité, se mettre en retrait d’une immédiateté superficielle assommante (réunions de département) pour réfléchir à quelque chose de permanent (le roman avec lequel je me débats en ce moment) : quelle est la meilleure façon de se protéger de cette immédiateté ? Se retirer derrière l’image, derrière le masque du féminin. Naturellement, c’est plus facile quand on a ces tendances : quand on est plutôt calme, peu agressif, peu ambitieux, peu dominateur…
Lawrence dit que l’artiste est un menteur. Parfait. Peut-être. Mais si nous mentons, c’est par politesse – ou par inconscience. Qui mentirait alors qu’il pourrait dire la vérité ? Mais la vérité est si rarement accessible…
17 novembre 1974. Ensoleillé, doux et revigorant comme un jour de la fin mars. Beaucoup d’oiseaux, surtout des juncos, qui picorent sur notre terrasse. Un lapin apparaît – et puis disparaît. La rivière est paisible et très bleue.
À moins d’un effort conscient – presque un effort des muscles, des cordes musculaires qui contrôlent les yeux – très peu du monde physique entre dans la relation écrite que nous faisons d’une vie. Pourquoi ? – pourquoi le monde intérieur, les préoccupations d’un aspect de la conscience, devraient-ils exclure le monde extérieur ? – alors qu’en fait (comme nous le savons tous, Samuel Beckett tout autant qu’Arnold Bennett) le monde qui nous entoure le plus immédiatement est celui que nous regardons, et qui modèle nos univers imaginaires bien davantage que nous ne l’admettons […] Vivre ici à Windsor, sur les rives de la Detroit, dans un cadre relativement tranquille – bien que nous ne soyons qu’à une quinzaine de minutes de l’université – m’a permis de développer des aspects de moi-même qui ne se seraient pas exprimés à Detroit : absolument vain de le nier. Là-bas, notre maison a été cambriolée un jour en notre absence, nous l’avons retrouvée sens dessus dessous – tiroirs vidés, vêtements jetés sur le sol – mes modestes bijoux éparpillés partout (très peu avaient disparu : preuve de la perspicacité du voleur), d’étranges taches de sang sur le parquet de la salle à manger. Le traumatisme psychologique d’un cambriolage… de voir ses affaires et ses objets intimes étalés sur le sol… une expérience très réelle, inoubliable, et pourtant jusqu’à présent je ne l’ai évoquée que dans un poème. Peut-être est-ce, était-ce, trop fort… ? Et puis il y a eu l’émeute de 1967 – les émeutes – des incendies à quelques rues de chez nous, dans Livernois Avenue, les pillages et la panique générale, les gardes nationaux postés à proximité : une expérience qui a sa valeur, sans aucun doute, mais que l’on n’a pas vraiment envie de revivre. Pis encore, nous étions à New York quand cela a commencé, le bruit courait que le maire et le gouverneur avaient été tués, que Detroit était en flammes… Alors nous sommes rentrés le plus vite possible, nous éprouvions le besoin de rentrer, et nous sommes arrivés dans la ville par l’est, par Seven Mile Road, étonnés de tout trouver comme d’habitude – le calme – le soleil – les belles pelouses vertes avec arroseurs du nord-ouest de Detroit – ce n’est qu’aux abords de Livernois Avenue que le spectacle était plus sinistre, plus sensationnel. En tant que propriétaires, nous ressentions les émeutes comme une menace, nécessairement ; mais les émeutiers, eux, ont dû éprouver une merveilleuse euphorie, le sentiment d’une liberté soudaine, absolue, insoupçonnée – la liberté de détruire, qui est d’ordinaire le privilège des classes dirigeantes. Si j’avais été le « Jules » de them, me serais-je conduite comme « Jules »13… ? La réponse est : Bien entendu. Tout le monde l’aurait fait. Mais nous ne sommes pas « Jules » et ne pouvons juger.
Malgré tout, il faut tenter de porter des jugements. Il est mal de tuer, il est « mal » d’être violent. Mais il est encore plus mal, plus répréhensible de mettre des êtres humains dans des conditions – psychologiques et morales – où leurs énergies ne peuvent s’exprimer que par la destruction, le meurtre. La violence est un aveu d’impuissance. La violence est une sorte d’impuissance. Mais qui a provoqué l’impuissance, qui est responsable… ?
Windsor aussi a ses problèmes, ses difficultés urbaines, une pollution qui tombe du ciel (venue des usines de Detroit, de l’autre côté de la rivière, et principalement de Detroit Edison), des problèmes de drogue importants, dit-on. Mais on n’y trouve pas cette atmosphère de défaite, ou de découragement. Les problèmes sont assez importants pour attirer l’attention sur eux, assez petits pour paraître solubles. Ils ne seront pas résolus, évidemment – il n’est pas dans la nature de la majorité des problèmes d’être « résolus » – mais entre-temps personne ne désespère.
Trouvé une lettre d’Anne Sexton, postée le 4 juin 1973.
Elle s’est suicidée il n’y a pas longtemps ; empoisonnement à l’oxyde de carbone chez elle à Weston, dans le Massachusetts.
Le choc de trouver cette lettre – Et le mélange de peur, d’abattement, d’excitation à la relire – Le souhait de pouvoir de nouveau lui écrire, comme je l’avais fait, et qu’elle réponde – et encore, et encore – de la sorte la mortalité vaincue, le destin contrecarré…
Étrange que je n’aie pas remarqué, ou en tout cas pas pris au sérieux, certaines remarques de sa lettre qui étaient très, très tristes, d’une façon désespérée. Ma tendance à interpréter les autres comme s’ils étaient moi en train de parler… et que leurs mots ne soient que mes expressions. Il est très vrai (et qui y échappe ?) que nous ne saisissons le monde qu’à travers le filtre de notre personnalité ; ou, selon les termes d’une école de psychologie, que nous « projetons » nos traits de caractère sur les autres et ne les appréhendons que rarement tels qu’ils sont…
Et pourtant ? Comment autre chose pourrait-il être possible ?
Anne Sexton : « Oui, il est dans ma nature d’être presque constamment inquiète, et ma faim d’amour est aussi immense que celle de vos mangeurs dans Wonderland14 [Le pays des merveilles15]. Lorsque je sens l’inverse, je ne sais pas comment y prendre plaisir, et pourtant cela fait partie de la vie et, en tant qu’écrivain, je devrais aimer être en rapport avec l’angoisse. »
Différences incompréhensibles de personnalité. Petite enfance ? Destinée biochimique ? « Rôles »… ? Pour quelqu’un de suicidaire comme Anne Sexton, avoir survécu jusqu’à l’âge de quarante-cinq ans me paraît un exploit, un triomphe. Virginia Woolf, qui a vécu jusqu’à cinquante-neuf ans, est encore plus extraordinaire. Les suicides sont toujours jugés comme des aveux de défaite, mais pourquoi ne pas voir une sorte de réussite dans le fait qu’elles aient vécu aussi longtemps qu’elles l’ont fait ? Se sachant suicidaire dès un très jeune âge, Virginia Woolf a résisté – a fait des efforts héroïques pour s’attacher au monde extérieur – comme Anne Sexton – comme nous tous. Pourquoi ne pas se concentrer sur les succès, les petites et les grandes joies de ces vies, les authentiques réussites artistiques ? Après tout, n’importe qui et tout le monde meurt ; la manière exacte ne peut avoir beaucoup d’importance.
« Tout faire, tout dire et tout penser en homme qui peut sortir à l’instant de la vie16 » – Marc Aurèle.
Beaucoup d’individus, beaucoup de possibilités de « sorties ». À chacun selon ses goûts, ses choix, son intellect… son courage. Je soupçonne le tabou du suicide de n’être en fin de compte que l’irritation et le ressentiment de ceux qui restent. La société est le pique-nique que certains quittent de bonne heure, la fête à laquelle ils ne prennent pas de plaisir, la comédie musicale qui ne leur paraît pas valoir le prix d’admission.
19 novembre 1974. Fragments de moi disparus, auxquels je ne peux croire, que je ne peux me rappeler aujourd’hui. Où est la personne – désignée par le terme vague de « moi » – qui jouait des heures au piano ? – tous les jours ? Une sorte d’immersion agréablement démonique dans cet insaisissable de la musique – qui s’évapore malheureusement dès que l’on cesse de se concentrer. Et les frustrations, le désir de perfection technique – perfection ! – on se serait contenté d’une sorte de compétence décontractée – de n’offenser ni l’oreille ni le cerveau. Mais la musique était finalement insaisissable, immédiatement insaisissable et, les années passant, j’ai travaillé de moins en moins, et puis plus du tout, pas une seule fois avec sérieux depuis que nous nous sommes installés ici, à Windsor… et ce brave piano bien soigné et bien convenable reste dans le coin de la salle de séjour, éternellement silencieux… Comment croire que j’aie jamais travaillé aussi dur… comment accepter le fait que ce « moi » ait disparu à jamais… que je ne sois plus capable d’écouter sérieusement, avec concentration, que si peu de compositeurs… comme si la musique, les musiques, étaient une île grignotée par la mer, constamment érodée, au point que ne demeure que la musique que l’on pourrait dire d’un ordre supérieur… Ravel et Debussy, bien sûr, toujours, mais en dehors d’eux c’est principalement une musique religieuse que nous écoutons, et écoutons encore, sans avoir conscience que cette musique est « religieuse » et sans peut-être savoir ce que ce terme veut réellement dire. Toutes les œuvres auxquelles on peut s’attendre – Bach, Fauré, Mozart, Beethoven (quoique moins qu’à une époque), etc., et des œuvres inhabituelles comme les Vêpres de Rachmaninov… Voilà la musique que je n’aurais jamais pu jouer, jamais pu essayer de jouer ; peut-être ai-je abandonné le piano parce que c’était totalement hors de ma portée, les sons que je voulais vraiment entendre, et qu’il n’y avait pas vraiment de nécessité que ce soit moi qui les crée. Pourquoi, après tout, quand il y a tant de musiciens doués… ?
La musique contemporaine, expérimentale et non traditionnelle : bien trop cérébrale pour durer. La musique électronique est intellectuelle, élitiste au pire sens du mot, une continuation mineure et sans intérêt de Charles Ives… comme si les poètes contemporains se contentaient de « développer » un aspect unique de Whitman… sans avoir conscience de son véritable enseignement : à savoir qu’on est soi-même, un individu, et non la simple copie de quelqu’un d’autre. Il y a donc un genre de musique « moderne », se voulant avant-gardiste, qui se mêle sans heurts aux bruits parasites de la ville (pas de la nature : la nature n’est pas aléatoire) … une musique plus ou moins réduite à la valeur émotionnelle de mots. Mais la musique est tellement plus que des mots… ! C’est un tissu conjonctif, les pulsations entre les mots, un para- ou méta-langage, bien trop précieux pour être réduit à des idées. Mais quand j’écoute une œuvre charmante et pleine de vie de Rorem ou de Copland, et même de Poulenc, puis que j’écoute une œuvre de… (injuste, oui, mais disons Mahler, pour ne pas dire Mozart ou Bach) … j’ai conscience des problèmes déprimants, colossaux, que le compositeur moderne doit affronter, que l’écrivain moderne n’a pas eu à affronter… Dieu merci, je ne suis pas compositeur… que pourrait-il y avoir de plus impitoyable, de plus difficile et de plus ingrat ? Toutes les musiques sont simultanées, aujourd’hui : la classique, la « primitive », l’électronique, la très populaire. Ce n’est pas le cas de la littérature. Pas vraiment. Le prochain roman de Saul Bellow ne sera pas en concurrence brutale avec Crime et châtiment ; mais la prochaine œuvre de Rorem, si elle est jouée par un orchestre symphonique, sera juxtaposée aux « grandes » œuvres habituelles… et ne manquera pas de s’exposer à la critique parce qu’elle paraîtra impardonnablement différente.
[…]
Le premier numéro de la revue est prêt ; en cours d’expédition ; Ray et moi très satisfaits. Ray a fait le plus gros du travail, essuyé le plus gros des frustrations, l’idée de départ étant – je suppose – de moi ; mais de mes centaines d’idées brillantes, combien viennent effectivement au monde visible ?
Les éditeurs méconnus de notre époque…
John Martin de Black Sparrow, par exemple. Qui travaille constamment, par amour de ce qu’il fait, pour – je crois – assez peu d’argent. C’est un travail si absorbant, sortir une revue, un défi constant de chaque jour et même de chaque heure – le plaisir garanti d’avance d’une certaine façon (il y aura un numéro ! – il sortira !) – si bien que l’on n’a pas à s’inquiéter. Et puis, en général, les revues ne sont pas critiquées comme le sont les livres. Les éditeurs fournissent une structure où d’autres sont présentés. Être éditeur est agréable comme être écrivain ne l’est pas toujours, car ce que l’on écrit est la présentation, et on ne peut pas en être dissocié… même si évidemment tout art est un « don » à la culture, et que l’artiste finisse par en être détaché. Aucun choix là-dessus.
Date de publication de The Goddess and Other Women et de New Heaven, New Earth17, début décembre. Ces essais sont mon livre le moins ambigu, très moral et très sérieux, « mon cœur mis à nu » ; il ne devrait pas être mal compris comme la plupart de mes autres livres. The Goddess contient des nouvelles que je ne peux pas regarder, sinon en feuilletant le livre avec une feinte désinvolture… certaines lignes, certains paragraphes sont si douloureux… le dialogue qui saute aux yeux, et mon étonnement que ces mots soient bientôt lus par d’autres… Ce livre est, encore davantage que la plupart des autres, un curieux mélange de « fiction » et de vie « fictionnalisée ». Ce qui me gêne parce que intime, ce qui me plaît parce que impersonnel, œuvre d’art plutôt que journal, doit sembler plus ou moins identique au lecteur qui ne connaît pas ma vie ; ce qui est « réel », indiscernable de ce qui est « imagination ». Je me considérerai libérée des événements qui sous-tendent ces récits lorsque je pourrai les lire comme un simple lecteur, ne pouvant et ne se souciant pas de distinguer entre « réalité » et « imagination ».
22 novembre 1974. Déjeuner avec de vieilles amies – Liz, Kay, Marge18– dans un restaurant français de Detroit – toutes les quatre de très bonne humeur – pourquoi ? – Kay nous ayant informées qu’Eliot Janeway (dont la femme, Elizabeth, était à Detroit – déjeunait avec nous – il y a une semaine – une semaine seulement ?) avait prédit dans le journal de ce matin une dépression pire encore que celle des années 30. À part Kay qui en sait assez pour le croire, nous acceptons cela plus ou moins sur parole – mais sans vraiment l’accepter, en fait, incapables d’assimiler des nouvelles aussi lugubres – incapables en tout cas d’en faire quoi que ce soit. Avons parlé de livres, d’écriture, d’amis communs. Très agréable. Avais eu mes étudiants de première année à 11 heures – parlé des subtilités de l’« existentialisme » dans les écrits de Kafka – s’il est « existentialiste » d’ailleurs – qui ne l’est pas, cela dit ? – mais le matin reculait, s’éloignait. Tant de vie – de conversation – dans si peu espace ! – de la même façon, ayant écrit les livres que j’ai écrits, m’étant immergée dans la conscience de tant de gens, ma propre « vie » a été remarquablement prolongée : pas une mais multiples, et pas de fin en vue. L’imagination triomphe non seulement des limites apparentes du corps, des limites apparentes de la psyché, mais du temps lui-même. Notre marge de divinité…
Fascinant, les discussions sur parents/enfants. Deux d’entre nous au déjeuner n’avaient pas d’enfants ; deux en avaient. Quels rapports ? – quelles responsabilités ? Rare, la sagesse d’une mère comme Kay, qui ne se reconnaît aucun « mérite » pour ses enfants exceptionnels – et se libère ainsi de reproches inévitables pour celui qui ne tournerait pas aussi bien. Ou le contraire : qui peut le prédire ? Mais il est vrai qu’au-delà d’un certain point nous ne pouvons nous accorder le mérite d’un autre, ni nous sentir coupable pour lui ; nous devons nous accorder mutuellement liberté, bonne volonté, bienveillance, rien de plus.
Amitié : plus satisfaisante que l’amour romantique. Encore que l’amour romantique, si l’on est sage, puisse être transformé en amitié.
Rentrée à Windsor à 15 h 30, la secrétaire du département m’a appris que Ray était sorti avec des amis – suis allée le retrouver dans un pub du quartier – celui où nous avions déjeuné la semaine dernière – la semaine dernière seulement ?– passé un bon moment à rire et bavarder avec eux – en espérant que ma présence – c’est-à-dire ma féminité – ne changeait pas trop l’ambiance. Comme cela doit embêter les hommes, quand une femme arrive, d’avoir à être plus attentifs – « attentifs » – sensibles aux convenances […]. Ray plein d’entrain, soulagé d’être débarrassé des réunions de la commission P et T (Promotion et Titularisation), de voir la fin de cette longue semaine. Sommes partis à contrecœur vers 6 heures. Des heures et des heures de conversation, de rire, une étrange irrévérence exubérante et au déjeuner et au pub – on pourrait bien affirmer qu’il n’y a de réalité précieuse qu’avec des amis, avec les autres, dans des relations où sa propre individualité est pratiquement éteinte.
De retour à la maison, contente de trouver quelques abonnements à l’Ontario Review, un compte rendu sympathique de The Goddess dans le NYTimes (par Marian Engel19 – perspicace, généreuse, merveilleusement peu vacharde, contrairement à des critiques plus représentatifs du Times : mais ce sont surtout des New-Yorkais)20, tout un assortiment de lettres. À présent, le contrecoup de la journée se fait sentir, nous sommes épuisés tous les deux. Aucun appétit au dîner. Incapable de travailler au roman, mieux vaut m’asseoir avec l’un des chats et finir le livre que je suis en train de lire (par une agréable coïncidence : The Honeyman Festival de Marian Engel). Une journée qui semblait au moins en contenir trois, tant chaque heure était dense. Chaque instant est assurément une petite éternité ? – on sent l’épuisement de cette curieuse « éternité » quand on revient dans le « temps » à la fin de la journée.
23 novembre 1974. Anniversaire de nos fiançailles. 23 novembre 1960. Nous sommes rencontrés le 23 octobre dans un café d’étudiants de Madison, dans le Wisconsin ; officiellement fiancés un mois plus tard ; mariés le 23 janvier 1961. La curieuse répétition de ce nombre 23 dans ma vie… Signifiant, insignifiant ? Inscrite à l’université de Syracuse, y suis arrivée le 23 septembre 1956 (un tel bouleversement psychique que je me rappelle encore l’état d’hébétude dans lequel j’étais – et l’atmosphère mi-mélancolique, mi-survoltée de la résidence où j’habitais) ; mon premier livre, By the North Gate, publié le 23 octobre 1963. Je crois que c’était en 1963. Les événements ultérieurs de 1963, les événements publics, ont évidemment brouillé et éclipsé la vie personnelle… si bien que l’on a tendance à refouler cette date, en termes d’existence personnelle.
L’assassinat de Kennedy : un événement que tous ceux qui l’ont vécu, tous ceux qui ont la moindre sensibilité, ne transcenderont jamais tout à fait. Le fardeau de mon écriture, des romans. Ceux qui ont vécu la mort d’un président… une sorte de péché originel… bien que nous soyons impuissants, innocents, bien loin de la scène de…
The Assassins : un livre d’heures.
Roman extrêmement difficile, titillant. Absorbe toutes les énergies, au point que taper un poème demande trop d’efforts : voilà des semaines que je remets à plus tard de taper deux ou trois poèmes minuscules – ce qui ne me ressemble pas. Pas une seule nouvelle. À part Poetics 10521, cauchemardesque, vraiment horrible ; rachetée (si elle l’est) par l’humour.
Me fais un devoir de dire régulièrement à mes étudiants que le talent de l’humanité pour l’humour, pour le rire, est peut-être notre plus grand talent. La capacité de s’adapter. L’imagination. Plus elle est débridée, mieux c’est. Pas de retenue – pas de « bon sens » – décence – etc.
Anniversaire, dîner au restaurant, un film ensuite. Contents d’être seuls ce soir (samedi). Me rappelle la vie sociale délirante d’il y a quelques années – incroyable que nous y ayons vraiment participé – étions-nous des gens différents ? Tant d’énergie dépensée… Par contraste avec la « vie sociale », l’amitié demande de l’intensité, une sorte de tendresse. On ne peut pas entretenir des relations avec beaucoup de gens. Quantité limitée d’amour, d’affection, d’intérêt, d’attention. Impossible d’y échapper : ce doit être la nature. L’amitié est en danger quand la « vie sociale » s’emballe. Au lieu d’amis, on a des connaissances. Au lieu de gens à qui on peut parler sincèrement, on a des listes de gens à inviter à dîner, à qui il faut envoyer des cartes de vœux, et on se demande qui doit à qui, quoi que l’on « doive » sur cet étrange marché. Partir en Angleterre a été notre salut – en opérant une rupture irrévocable – en nous délivrant d’engagements que nous avions eu l’imprudence de nous laisser entraîner à prendre – en nous apprenant à dire Non, non merci, non – bien plus difficile qu’on ne l’imagine. Élevée à être polie, encouragée à être plutôt gentille (pas au prix de l’intelligence, toutefois) […]. Je doute pourtant qu’il faille toujours choisir entre être « gentil » et être « intelligent ». Il est toujours possible de se conduire d’une façon, et de laisser ses personnages se conduire d’une autre ; de les y encourager, en fait.
Fini le premier tiers de The Assassins. Un sentiment d’anxiété à la fin, en m’identifiant à Hugh. Mais – il doit être laissé à son sort – son destin inévitable – l’accomplissement du schéma – ses « valeurs » (son Dieu) faisant de son suicide comique une conclusion courue d’avance. « Nous sommes ce que nous révérons » – nous devenons ce que nous haïssons – le moi irritable, isolé et combatif finit par se détruire lui-même. Ce qui fait horreur à Hugh : le mystère. Il ne peut vivre avec le mystère. Il faut qu’il sache – qu’il sache tout. Autrement ne peut vivre, trouve la vie intolérable.
1er décembre 1974. Un dimanche. Blizzard au réveil, ce matin – gémissements du vent – neige déjà haute dans notre jardin – derrière, la rivière bouillonne, parcourue d’énormes vagues qui remontent à contrecourant et de biais – Belle Isle n’est plus visible. Comme nous n’avons pas à sortir, nous trouvons cette tempête agréable. La maison confortable. Un chat errant, recueilli hier tout juste, se prélasse voluptueusement sur le piano – trotte jusqu’à la cuisine pour manger – encore et encore –, retourne dormir – sans se douter qu’il – ou plutôt elle – a échappé de peu à l’anéantissement. L’an dernier, il y a eu une inondation mais cette année avec un peu de chance il n’y en aura pas. Fin novembre, début décembre. Toujours une tempête. Allée quasiment impraticable. Des juncos derrière, sautillant dans la neige, ils ont trouvé une espèce de refuge dans la cheminée. Pas d’autres oiseaux. La neige tombe, tombe sans arrêt, depuis avant l’aube et il est maintenant 1 heure et les buissons sont lourds de neige et les flocons tourbillonnent dans l’air et, de là où je suis assise, on voit à peine les peupliers au bord de la rivière. Hier, journée plutôt chargée – courses diverses – vendredi et jeudi, journées très difficiles en raison des réunions de département et de commission à l’université – émotions qui s’envolent, puis plongent, sombrent avec l’épuisement – et donc la journée d’aujourd’hui est merveilleusement bienvenue, revigorante.
L’homme : l’être qui se berce d’illusions concernant la nature. Il s’imagine l’apprécier et même l’aimer. Mais il n’aime qu’une relation avec la nature – une relation bienveillante – où c’est lui qui domine. Sinon la tempête serait une catastrophe ; nous partagerions le sort du chat errant, manifestement abandonné ; nous nous débrouillerions beaucoup moins bien que lui, en fait. Quand on a rejeté certaines illusions, compris certaines illusions, on est libre d’apprécier les véritables circonstances de son existence : des relations, rien que des relations, pas d’entités, pas d’absolus. Nous sommes ce dont nous faisons l’expérience.
Travaille à la deuxième partie du roman. Une énorme chemise de notes – débuts de scènes – ébauches de caractères, descriptions – intérieurs – idées décousues, écrites avec beaucoup d’intensité il y a des mois – certaines sur le papier à en-tête du motel d’Aspen – cette intensité, mystérieuse aujourd’hui, comment la retrouver ? – et ce moi-là ?– comment se rappeler cette certitude passée ? Mais si on ne peut se souvenir, on peut inventer. Le travail consacré à un roman, le travail conscient, est impossible à estimer ; le romancier devrait l’assumer, ne devrait pas être immodeste au point de prétendre avoir travaillé dur. Cela m’a toujours paru enfantin, de l’apitoiement sur soi-même, une coquetterie pour s’attirer compassion et compliments… Mais peut-être ai-je tort, ai-je toujours eu tort, peut-être aurais-je dû ne rien dire du tout plutôt que de donner l’impression qu’écrire est « facile » ? Car en un sens, c’est facile, c’est totalement naturel. Quand ce n’est pas facile, ce n’est sans doute pas très bon. En même temps, ce n’est pas facile du tout parce qu’il faut constamment réfléchir, s’interroger, s’inquiéter, arranger et réarranger. Organiser des montagnes de matériaux. Je dois avoir 500 pages rien que pour la deuxième partie ; lesquelles doivent être radicalement condensées ; et qui va le faire, sinon « moi », au sens le plus conscient, le plus calculateur de ce mot ? Une partie de la personnalité a eu sa liberté, la liberté exaltante de couler, filer, et maintenant une autre conscience, plus sombre, doit prendre le relais… mais je tourne autour de cette tâche depuis des jours, tout en me disant misérablement et avec culpabilité que cela doit être fait : et qui s’en chargera ?
Quand j’écrivais Do With Me What You Will en Angleterre, sur cette table de la salle à manger de notre appartement de Mayfair : le premier jet avait plutôt bien avancé jusqu’à ce que je bute sur un obstacle, dans la deuxième partie. L’élan d’une première partie de roman est toujours une joie, et puis la deuxième partie doit, d’une certaine façon, recommencer – revenir à une sorte de zéro émotionnel – si l’on veut être fidèle aux personnages concernés. Qu’il est facile d’écrire un roman sur une seule personne – un point minuscule de conscience suffisant pour traiter des complexités de n’importe quel événement, si simple soit-il. Jamais de neige à Londres, cette année-là, une pluie permanente, des nuages permanents, le soleil invisible toute la journée ou brillant quelques minutes, puis se couchant assez brutalement vers 4 heures. Pas un climat pour moi. Un endroit pour écrire, peut-être, pour abattre un gros travail d’écriture, mais pas un endroit où vivre – pas pour moi. Les contrastes sauvages du climat nord-américain – le Midwest – chaleur extraordinaire et froid extraordinaire – beaucoup de neige – beaucoup de soleil – bien plus à mon goût. L’anatomie n’est peut-être pas une destinée, après tout, mais le lieu de notre naissance, si, sans doute : une destinée d’un genre mineur. Si j’étais déportée sous les tropiques, ou exilée dans l’Alberta ou le Yukon, soit je perdrais cette personnalité et deviendrais carrément quelqu’un d’autre, étrangère à moi-même (et certainement à l’écriture), soit je mourrais.
« Confesser » que l’on a travaillé dur à quoi que ce soit, quelle immodestie !
L’arrogance – l’impudeur – insolente.
Le désir d’approbation ; la demande (implicite) que tout le monde applaudisse, que l’assistance acclame l’artiste travailleur, souffrant, simplement parce qu’il a souffert, ou qu’il le prétend. S’il me fallait douze ans pour écrire un livre, je ne l’admettrais pas. « J’ai mis trois jours à vous préparer ce repas. » « J’ai mis toute la journée à nettoyer par terre, et maintenant regardez ! – vous ne m’appréciez pas ! » L’écrivain qui parle naïvement de ses souffrances implore en fait qu’on l’aime. Il nous fait du chantage. Amour, acclamations, succès. Chantage.
Bien que je me sois débattue avec l’organisation de ce roman, un critique au moins – dans l’une des meilleures revues – l’a dit dépourvu de structure, pur flux ou pure énergie. Dépourvu de structure. Et se sentir obligée, dans ce cas, de ne rien dire, de ne pas se donner la peine de réagir – frustrant – attristant – car on est manifestement destiné à être incompris presque constamment, à moins de faire un effort conscient pour orienter les notions critiques – comme Mailer le fait ou essaie de le faire – et cela se défend-il moralement ?– sans parler du temps que cela prend. Conrad détruisant dans ses préfaces tout le mystère et la complexité de ses romans en parlant longuement et tendrement des « originaux » de ses personnages. Il se sentait obligé de le faire – mais pourquoi ? Pour prouver à ses lecteurs qu’il était « l’un des leurs », qu’il n’inventait pas beaucoup et qu’on pouvait donc lui faire confiance ? Mais pour moi une préface fait partie d’une œuvre d’art ; imaginative, fictive, ludique, peut-être vraie et peut-être para-vérité. Conrad, on le croit tristement, croyait dire la vérité.
Au bout de quelques heures, le nouveau chat se sent parfaitement chez lui. Abandonné par ses propriétaires ? – ils n’ont pas signalé sa perte. Rien dans le journal, aucun avis à la Humane Society. L’inconnu, l’intrus, bien plus à l’aise dans la maison que nos deux chats – dont le territoire est contesté – qui se déplacent furtivement, les yeux immenses, frémissants, prêts au mélodrame. La comédie des animaux imitant celle des humains. Leurs pensées plus simples à la surface de leurs corps – dans leurs muscles, en fait. Des acteurs. Immédiatement empoignés par leurs instincts, comme nous le sommes si facilement par nos « émotions ».
Un département universitaire, le microcosme de n’importe quelle organisation, qu’elle soit intellectuelle, militaire, sportive ou à but lucratif. Et « sociale » aussi, d’une façon fascinante. Les liens « sociaux » qui peuvent se nouer sous la pression de l’organisation sont importants – laissent une empreinte qui demeurera des années – pas vraiment des « amitiés » dans la plupart des cas, mais plutôt plus intéressant. Escarmouches politiques, catastrophes frôlées de peu et victoires, conversations, discussions et débats interminables – tout le monde est si sincère dès qu’il s’agit de questions professionnelles (parce qu’elles touchent à l’ego, chez la plupart des hommes, en tout cas) – alors que personne ne l’est nécessairement en société. On peut être sincère, mais ce n’est pas nécessaire. D’autres traits de caractère sont plus désirables.
La naissance soudaine d’alliances lorsque des « ennemis » extérieurs apparaissent – la cimentation des liens – des alliés nouveaux et surprenants : il faut vivre cela pour vraiment l’apprécier. En miniature, c’est l’histoire politique du monde. Ce n’est pas un jeu, c’est à peine cynique, cela fait partie de la vie même – ces alliances et ces liens à demi conscients et cette joie irrépressible.
Ne pas avoir travaillé, ne jamais avoir connu cela – quelle perte !
2 décembre 1974. Bloqués par la neige – de grands amas de neige partout – les rues quasiment impraticables – la police conseillant à tout le monde de rester chez soi – les universités et les établissements secondaires fermés, et quelle curieuse déception – un lundi matin qui n’est pas un lundi matin, mais des limbes incolores. En préparant mes cours hier, d’une façon un peu oblique, je n’aurais pu deviner à quel point j’avais hâte de retrouver mes étudiants – la surprise continue de l’enseignement résidant dans cette rencontre en chair et en os, ce contact des esprits, impossible de prédire exactement ce qui va se passer. À présent, il est 11 heures, l’heure où je devrais retrouver mes première année, et je suis assise ici à mon bureau – dehors les buissons croulent sous la neige – pas un oiseau en vue – un ciel rougeoyant et menaçant au-dessus de Belle Isle, mais sombre partout ailleurs. La nuit dernière, des éclairs de temps à autre – très inhabituel à cette époque de l’année pour une tempête de neige. Sans télévision, sans grande envie de chercher une station de radio utile, Ray et moi sommes hors du temps – c’est la première chute de neige, le premier jour d’un monde purement blanc, uniforme, impossible de deviner où se trouvent trottoirs ou sentiers, et tout est étrangement immobile, assourdi. Quelques mouettes au-dessus de la glace brisée près de la rive, les seuls êtres vivants en vue ; elles doivent pêcher… ? Un colvert solitaire barbote, sans aller nulle part en particulier. Et je ne peux même pas me servir de cette tempête pour écrire une nouvelle, parce que je l’ai fait il y a un an – il y a un an très exactement, sans doute – quand nous avons essuyé une tempête semblable, avec cette différence que beaucoup d’entre nous avaient été surpris à l’université et avaient eu du mal à rentrer chez eux. (The Snowstorm, que Mademoiselle a publié en juillet, un mois où les vérités inquiétantes, chaotiques, que j’essayais de traiter, ne pouvaient qu’apparaître comme des métaphores, être réduites à des métaphores.
Lis le premier Lady Chatterley22 – qui devient bien trop didactique dans la seconde moitié – dommage, car son élan, sa vie, me semble supérieurs à la version que Lawrence finit par publier. Inutile de réécrire, de remanier interminablement, la vie d’une œuvre s’éteint peu à peu, comme c’est le cas chez James une bonne partie du temps – qu’il ait effectivement remanié ou non. James : peu satisfait de la forme de la nouvelle. Aujourd’hui je le comprends, aujourd’hui je commence à partager son sentiment, car si quelques personnages viennent à la vie et méritent leur vie et ont des revendications sur ma vie, comment puis-je les effacer au bout d’une quinzaine, d’une vingtaine de pages… ? Car beaucoup d’entre eux continuent à vivre. Il n’est pas vrai que l’on crée, développe, puis élimine des personnages de « fiction ». Il y en a beaucoup, beaucoup, qui méritent plus de vie… des formes plus amples… la novella23 dont James parlait avec tant de chaleur, the blessed nouvelle, qui cherche sa propre forme organique. Une vérité dérangeante, cependant : toutes les nouvelles, si abrégées soient-elles, pourraient être des romans… des épopées ! Mais nous n’osons l’admettre. La vie est tout bonnement trop courte. La difficulté de choisir, de sélectionner… plus problématique chaque année, bien plus facile quand j’ai commencé à écrire parce que alors, apparemment, je n’avais pas autant de latitude, n’en savais pas autant, n’avais pas autant d’expérience, de sensibilité aux autres. Le développement d’une sorte de nouvelle « anecdotique », le genre de surréalisme insouciant qu’écrit Barthelme, fait pour s’adapter aux revues qui publient peu de fiction et uniquement des textes assez courts – quand on a écrit une histoire de ce genre, quelle satisfaction y trouve-t-on ? Elle s’efface, s’évapore, ce n’est qu’un tissu de mots, reliés par l’intensité, l’intensité fiévreuse de la volonté de l’écrivain (par opposition à son imagination), un tour de force de la volonté, pas la moindre émotion. La nouvelle tirant vers la poésie, vers le tissu-de-mots d’un certain genre de poésie… Le danger de l’ingéniosité à la place de la profondeur intellectuelle ; l’anémie, la stérilité, l’idée de la froideur plutôt que la chaleur, la peur d’être démasqué à la base de cette littérature – peur d’être embarrassé, d’être ridiculisé en public, etc. Très peu de risques, mais peu de récompenses.
… Écris sur la mort, écris sur l’effet d’une mort violente sur les autres, les survivants, les frères et la veuve de l’« assassiné »… perturbant d’une façon que je n’avais pas prévue… en profonde sympathie avec le frère qui tente de se suicider, le caricaturiste que j’avais voulu caricaturer, doucement, irréparablement, exigeant toujours sa demi-vie, sa vie tordue avortée de demi-vivant… et maintenant l’épouse, la veuve, venant à la conscience… apparaissant la nuit dernière dans un de mes rêves, dont je n’arrive pas à me souvenir. Voilà des mois que mes rêves me semblent sans grande importance ; je ne me les rappelle pas et ne fais pas beaucoup d’efforts ; l’énigme des rêves me dépasse, je ne peux dégager une vérité poétique, si vague soit-elle, de cet aspect de ma personnalité… et pourtant il y a environ un an, vers le nouvel an 1972, plusieurs rêves frappants m’ont marquée… je m’en souviens très bien, mais j’ai l’impression que c’est arrivé à quelqu’un d’autre. Quels rêves intenses ! Je les ai tous notés ailleurs, mais les lire maintenant me coûte, je peux à peine me forcer à les lire, cela me paraît si lointain, si mystérieux, si autre. Manifestement, nous passons par différentes phases dans nos vies : tantôt à l’écoute du monde extérieur, tantôt à l’écoute du monde intérieur ; recevant notre énergie tantôt de la conscience, tantôt de l’évocation de l’inconscient. Depuis un bon moment, maintenant, je suis dans la conscience – plutôt sociable, animée, ironique, curieuse du monde (mais pas de la maya idiote des « nouvelles »), j’écris beaucoup de lettres, réponds même à mon téléphone à l’université (Dieu sait pourtant qui peut appeler ! – c’est un risque, impossible de savoir s’il y aura à l’autre bout du fil un détraqué de Waco24, Texas, ou le président courtois et apparemment amical d’un département d’anglais – celui de l’université Northwestern, il y a peu – m’offrant un poste) – et dans cette phase-ci, je trouve franchement difficile de comprendre, de me rappeler l’autre phase. Mon journal précédent, écrit à la main25 – évidemment ! – pourrait être celui de quelqu’un d’autre, tant il est réfléchi, solennel, voire sentencieux, et extraordinairement idéaliste – mais très sincère, je suppose. Cet autre moi ! – et pourtant je sais très bien que je redeviendrai ce « moi », quand l’inconscient en décidera ainsi… car la conscience a très peu de prise sur elle-même, très peu. Un unique rêve lucide ou numineux peut bouleverser complètement les conceptions que l’on se fait du monde et de soi : je dois m’en souvenir, ne doit pas être étonnée si cela se reproduit, ou quand cela se reproduira.
Jung : la psyché est une fonction autorégulatrice. Si c’est vrai, et ça l’est sans doute puisque que l’homéostasie est la fonction de survie de tout être organique, on ne fait de rêves forts et suggestifs que lorsqu’on a besoin d’eux, et le reste du temps la vie onirique est sans importance. D’où mes moments difficiles – A. K. menaçant ma vie ou feignant de la menacer (quel est le pire ?) – et l’écriture de Wonderland – et bien sûr l’épreuve de ces deux morts qui était le cœur de Pays des merveilles, sa genèse affective – le monde onirique est venu à ma rescousse, apparemment. Et à Londres, dans notre appartement de Mayfair qui donnait sur Park Lane, éternellement passante – excitant d’abord, puis déprimant, ce flot éternel et impersonnel de taxis et d’autobus à impériale – touristes, visiteurs, spectateurs, gens aisés, parodies de nous-mêmes – quelle damnation, le tourisme ! – puis peu à peu nous avons remarqué les clochards, des femmes et des hommes âgés, des alcooliques, des mourants enveloppés de chiffons, traînant des ballots informes, à demi humains, marmonnant ou grognant dans le métro – vautrés sur les bancs du parc, indifférents aux gens riches passant devant eux pour se rendre à l’Inn-on-the-Park, au Hilton, à L’Épée d’or, où nous avons si souvent dîné – ces êtres humains, vieux, malades, mourants, devenant peu à peu le premier plan, et le reste d’entre nous l’arrière-plan – les résidents permanents du parc et des métros – les autres de simples touristes ne faisant que passer, insignifiants.
Plus que de simples images ou des métaphores : des gens réels ! … Et pourtant pas très « réels » à leurs propres yeux. Nous nous sommes mis à les remarquer constamment, même dans les énormes foules du Speakers’ Corner, le dimanche matin, un groupe assez reconnaissable de six ou huit vieillards (mais étaient-ils vraiment vieux ? Ils le paraissaient)… buvant à même des bouteilles dissimulées dans des sacs en papier… chantant et exécutant même quelques pas de danse de temps à autre… mais assis le plus souvent sur les bancs du parc, sur certains bancs près desquels les touristes ne passaient pas, sur un terre-plein central juste sous nos portes-fenêtres et nos balcons étroits… Il faut devenir indifférent au malheur des autres ou être détruit par lui ; ou faire quelque chose ! Mais quand toutes les solutions, tous les modes d’action, sont impossibles ? À quoi sert le savoir sans pouvoir ? Pouvons-nous recevoir la « puissance » en même temps que la « science », pour inverser la question de Yeats ? Nous sommes beaucoup à savoir beaucoup de choses – et après ? L’impuissance de l’intellectuel se traduit par une ironie à la mode, une ironie chic, qui est mortelle – une véritable obscénité, en fait. Le savoir ne devrait pas mener à ce genre de mort de l’esprit. Et pourtant – n’est-ce pas la leçon particulière de notre époque, les intellectuels de gauche n’ont-ils pas appris que toutes les propositions qu’ils font, tous les candidats qu’ils soutiennent, seront sûrement rejetés par la majorité des électeurs ? Voilà pour l’alliance des masses et des intellectuels ! Mais il y a d’autres liens, d’autres voies ; et le monde extérieur, que l’on appelle « histoire », n’est sans doute pas le monde.
Non, dans ces moments cruciaux, la vie onirique m’a aidée ; elle m’a assurément aidée en Angleterre. La rencontre de John et Joan Gardner, Bob et Pili Coover, Stanley Elkin et sa patiente épouse26, que je n’ai pas réussi à très bien connaître : au plus bas de ma vie psychologique, plus près de la dépression que je ne l’ai jamais été, atteinte par les morts chez moi (une en juillet, et nous sommes partis pour l’Angleterre environ six semaines plus tard…) que je ne savais pas comment affronter, comment pleurer, et puis ces ennuis stupéfiants avec A. K. (qui exigeait que j’écrive une critique favorable de son pitoyable roman et que je l’envoie à John Leonard de la New York Times Book Review !), qui habitait à Londres à cette époque-là, et qui était manifestement bien plus perturbé que Ray et moi n’avions été capables de l’imaginer… et le déracinement, le tohu-bohu, l’apparente absurdité de toute cette activité dans Oxford Street et Park Lane… sans parler du matérialisme franchement stupide de Mayfair, les horreurs imbéciles en vente dans Curzon Street et dans les galeries d’Audley Street, baignoires dorées, baignoires en marbre, statues, vases, chandeliers, épicerie fine à des prix exorbitants, des saloperies de luxe ! – encore et partout dans ce quartier de Londres –, tant pis si ailleurs des gens meurent de faim, ailleurs n’étant pas l’Inde ni l’Afrique mais la porte même des boutiques et des magasins élégants, les clochards avec leurs ballots misérables et leurs sacs en papier dissimulant des bouteilles de vin… Nous ne savions pas alors à quel point nous détestions Mayfair, et combien il nous pesait d’avoir toujours l’air admirer cette partie de l’Angleterre, d’être courtois, bien élevés, décidés à ne pas être des Américains critiques ou rustres… quel soulagement quand nous avons déménagé dans King’s Road, un coin de Belgravia touchant Chelsea, toujours cher mais au moins humain, et une vie d’une tout autre qualité… Les rêves que j’ai faits alors étaient utiles, sans que je sache de quelle façon ; je ne me les rappelais pas au réveil, mais je sentais qu’ils étaient reconstituants, thérapeutiques, reposants – un contrepoids aux tensions de la conscience, si nécessaire. La psyché est donc son propre thérapeute. Dans une certaine mesure. Il paraît qu’au-delà d’un certain seuil d’endurance, la psyché craque, et que les rêves reflètent alors la réalité diurne – plus moyen d’y échapper, de prendre de la distance – on s’expose alors à des troubles psychologiques terribles, la léthargie de la dépression étant l’un des moindres. C’est dans ces creux de l’esprit qu’on se suicide, je suppose. Donc si la drogue ou l’alcool nuisent au sommeil, et donc aux rêves, ils conduisent l’individu sans défense à la mort – à son propre suicide – si sa vie consciente est pénible… Les gens ne le savent pas, ils s’en moquent ?… à moins que la plupart soient paisiblement suicidaires, sans l’admettre?
Le médecin qui m’a prescrit des barbituriques, il y a quelques années, quand je n’arrivais pas à dormir : un criminel, en fait. Des doses énormes, si puissantes que je mettais des heures à me réveiller, le jour suivant, et s’en souciait-il ? – le savait-il ? – un examen de routine se réduisant à quelques questions, deux minutes pour écouter mon cœur ou faire semblant – et rien de plus. Ai pris ces somnifères pendant quelques mois, puis les ai jetés dans les toilettes – un instinct de survie – immense soulagement ensuite, l’impression d’avoir échappé à quelque chose de dangereux. D’où mes connaissances, ma compréhension pour ceux qui sont dépendants… mais ma désapprobation finale… car ce genre de chose est vraiment suicidaire, comme peuvent en témoigner ceux d’entre nous qui en ont fait l’expérience.
La psyché ne peut être manipulée, les rêves ne devraient pas être altérés, la conscience non plus, pas plus que nécessaire…
Bizarres rencontres avec Stanley Elkin, qui étalait ses diverses maladies, physiques et mentales, en les tournant en plaisanterie – et il est très drôle ! – d’une drôlerie irrésistible – alors que, au plus bas à ce moment-là, je m’efforçais de le cacher, supposant que mes problèmes n’intéresseraient personne – ce qui aurait naturellement été le cas – sauf à les transposer en anecdotes ou en plaisanteries, lesquelles seraient alors devenues socialement acceptables. Lui et moi totalement contraires, pas deux personnes plus différentes, d’autant plus étonnant que nous soyons toujours en relation – si l’on peut dire – des années plus tard. Souvenirs de Stanley dans cette maison jumelle horriblement déprimante qu’ils louaient à Pimlico (si difficile d’accès) : parodiant Long Day’s Journey into Night [Long voyage vers la nuit] d’O’Neill, qui se jouait alors à Londres avec sir Laurence Olivier, en tombant à répétition sur la moquette sale, en gémissant sur lui-même – et tout le monde riait avec délice – il est vraiment très drôle. Pourtant, ne se parodiait-il pas lui-même ? – une partie de l’humour venant de ce que nous connaissions ses ennuis mortels et son refus de les prendre au sérieux. Sauf que, naturellement, il ne pensait qu’à eux. Plus tard, quand nous nous sommes quittés, il a fait rire Bob Coover de façon presque hystérique en mimant comment il triompherait quand Coover serait mort et enterré – en fauteuil roulant à cette date (Stanley souffrait, ou souffre, de sclérose en plaques – c’est du moins ce qui se disait), il roulerait et re-roulerait avec jubilation sur la tombe de Bob – très drôle, hilarant sur le moment, surtout parce que tout le monde avait bu. J’ai vraiment trouvé ça drôle sur le moment. Moins ensuite : mais qui se soucie d’« ensuite » ? L’essence d’une soirée, l’essence de l’humour, est ce qu’elle a de vivant sur le moment – on ne devrait pas l’analyser après coup – comme l’amour ? – et pourtant on ne peut s’empêcher de se rappeler l’étrange pathos hystérique de cet humour, le fameux « humour macabre », qui raille, ridiculise la mortalité et en fait un sujet d’hilarité… Mais vivre avec un homme comme lui, comment est-ce possible ????? La consolation de l’alcool pour certaines personnes. Le danger pour ceux qui n’aiment pas cela de paraître ou d’être réellement collet monté. S. m’en a davantage voulu de ne pas boire que d’être un écrivain plus lu que lui… « plus lu » étant un genre d’exagération, dans mon cas, mais important pour lui.
Immense bonheur de retrouver l’Amérique du Nord ! Cette maison, ce quartier, ce travail, ces collègues et amis ! Cette année sabbatique a été précieuse, profondément appréciée, et pourtant « on ne l’eût pas souhaitée plus longue » – fût-ce d’un seul jour.
12 décembre 1974. Journées délicieusement tranquilles. Lundi à l’université, plusieurs jours à la maison ; corrigé des examens ; lu ; travaillé au roman. En suis maintenant à la page 350 après des passages difficiles… le désir étrange d’écrire une allégorie avant que le roman soit vraiment commencé (quand tout semble si intensément clair) et la nécessité de développer, de donner voix à tout ce qui n’est pas simple… En dépit de mon admiration pour des écrivains tels que Hawthorne et Flannery O’Connor et (même) Kafka, comment ont-ils pu résister au besoin de donner vie et donc complexité à leurs personnages… ? Il y a quelque chose de si brutal, de si cruel, de si détaché du monde dans l’allégorie délibérée. Sans tendresse, il ne peut y avoir de véritable violence, sans violence aucune possibilité de tendresse.
Vendredi dernier, diverses conversations intéressantes. Ma sensibilité aux différences entre les gens, aux pressions exercées par certains environnements sur certaines personnalités – et pas sur d’autres. Mon ami J. est à la fois un habitant de Detroit, un « Américain » et un individu unique ; mon ami G., un ex-habitant de Chicago, aujourd’hui citoyen canadien27 ; mais on dirait que je suis sans racines, sans foyer, sans identité spécifique. Peut-être cela tient-il à mes origines rurales… la nature étant une sorte d’universel, par contraste avec les particularités importantes des villes. Là, les quartiers ont beaucoup d’importance… chaque centre-ville est unique… ses bâtiments sont marquants, acquièrent (comme à Lockport pour moi28) une importance presque mystique, se gravent profondément dans l’imagination. Les magasins où l’on traînait à l’adolescence !… le lèche-vitrine, les rêveries, les milliers d’observations insatiables… Mais la campagne est la campagne. La nature est la nature. En allant en voiture à Washington, l’été dernier, j’ai été frappée par quelque chose de familier dans le paysage, alors que je faisais ce trajet pour la première fois … Il n’est pas vrai, bien entendu, que la « nature » soit simplement la « nature » ; les régions varient, les atmosphères varient, la Californie du Nord est un autre monde comparée à celle du Sud… mais il y a une certaine unité, une certaine acceptation calme… Les nationalités ont peu de sens, le « patriotisme » est difficile, les gouvernements sont lointains, abstraits, légèrement absurdes (surtout à notre époque). La nature est victorieuse, un absolu sans mélodrame, une constante ; la nature de notre passé est toujours accessible dans le présent, une source de grande consolation. Il m’est donc difficile de participer à des conversations passionnées sur l’« identité nationale »… Je ne suis pas loin de penser que les gens abordent ces sujets, faute d’en avoir d’autres. Et puis ils discutent, ils avancent leurs arguments massue, et ils s’en vont…
Une conversation étonnante avec R. Je lui ai demandé s’il pensait souvent à la mort – à la vie-et-la-mort – à des questions philosophiques – à cette étrangeté que sont la personnalité et la conscience humaines – ces questions irritantes qui m’obsèdent constamment, à chaque heure de ma vie. Sa réponse a été simple : « Non. »
Sur la rivière, les laquiers et les cargos maritimes sont décorés pour Noël. Certains ont des arbres de Noël illuminés, d’autres des arrangements imaginatifs de lumières colorées, principalement rouges et vertes. Étranges bateaux silencieux qui passent dans la nuit… beaux, mystérieux… une très jolie coutume.
Nous sommes très détachés de Noël et de cette période de fêtes, cela dit. Aucun lien. Cadeaux ? – nous n’en faisons pas. Très peu de cartes de vœux. Pas de cérémonies entre nous – aucune de caractère officiel, en tout cas. Curieux que d’autres aient le temps pour ce genre de rites, répétitivement, année après année…
29 décembre 1974. Rien écrit dans ce journal depuis des jours ; incapable de dire pourquoi. Beaucoup de choses se passent et continuent de se passer, dans cette bizarre accélération de fin d’année où la vie antérieure semble être rappelée à la mémoire, observée sans émotion, avec étonnement. Il y a un an, la veille du jour de l’an, j’ai fait des rêves marquants et inoubliables ; j’espère y échapper cette année. La psyché peut être envahissante, peut détourner votre concentration de tâches qui doivent être faites (préparer ses cours, tenir une maison), produire une curieuse mélancolie et une aspiration à la transcendance que la vie quotidienne ne peut satisfaire…
Dîner avec Jerry Mazzaro29, avons parlé de poésie, des problèmes à Buffalo (trop de gens caractériels dans un espace trop petit), de l’amour du processus d’écriture, dont il est en fait impossible de parler, qui ne peut qu’être expérimenté. Il m’a dit qu’Anne Sexton était morte en buvant du champagne, une brique sur la pédale d’accélérateur de sa voiture. Vérité ? Rumeur ? Étant donné que des bruits courent sur moi, je ne peux pas toujours croire ce que j’entends dire sur les autres. La mort est un fait… les moyens de la mort, jamais.
Magnifique dîner indien chez les Atkinson, Colin et Jo. Conversation décontractée, peu de tension, leur nouvelle maison à proximité de l’université est confortable et solide. Sentiment de vies différentes, de vies autres. Personnalités compatibles mais pas prévisibles. Drame en cours. En prenant de l’âge, on est émerveillé par la diversité qu’il y a entre nous ! Quel spectacle nous devons offrir ! Colin et Jo nous ont raconté une histoire à dormir debout me concernant… empruntée à them et enjolivée, manifestement : on m’attribue l’agression (la menace d’agression) de Nadine contre Jules30. Malheureusement ma vie ne peut espérer rivaliser avec ma fiction.
Soirée chez les McNamara, beaucoup de gens, agréable quoique fatigant. L’esprit est affaibli et doit ensuite être fortifié. L’art de s’effacer. Écouter, observer, étudier. Des complicités implicites entre certains d’entre nous qui sommes maintenant de « vieux » amis, des échanges sans paroles, des regards, etc. Le miracle des relations humaines. Pourquoi certains d’entre nous sont-ils des amis intimes, d’autres de simples amis et d’autres encore des connaissances… ? Pourquoi certaines personnes s’entendent-elles si spontanément, si chaleureusement… et d’autres pas du tout ? Les « rapports sociaux », un mystère. On les recherche instinctivement, et pourtant ils sont généralement insatisfaisants. Seule l’amitié, seules des relations à long terme ont un sens. Et même alors, une si grande partie de notre vie est éclipsée, secrète, comment nous connaître facilement les uns les autres… ? Peut-être le moi des rêves joue-t-il un rôle. Je rêve de mes amis, et peut-être s’agit-il vraiment d’eux et pas de symboles ou d’émotions en images… Quoi qu’il en soit, cela échappe à notre contrôle. Nous poussons en amitié comme les plantes, nos racines se mêlent, une forme d’amour plus lente et moins dramatique. Cette croissance est quelque chose qui arrive et ne peut être forcée, mais elle peut être encouragée. Et encore, parfois c’est impossible.
Une dernière soirée en 1974, celle du nouvel an. L’année 1975 paraît encore irréelle. Je fais déjà des projets pour 1976. Quelle infinité de temps ! Difficultés techniques avec The Assassins ; assembler les pièces du puzzle sans user de la force. Un roman qui ne sera pas publié avant longtemps, peut-être jamais… bien plus important pour moi, cependant, que tout ce qui va paraître dans un futur proche.
Toujours aucun intérêt pour des nouvelles. La forme de la nouvelle est-elle trop courte, trop maigre, pour ce que je me sens obligée de faire ? Pas de poèmes non plus… L’esprit va où il veut.
Cette nouvelle, que J. C. Oates n’inclut jamais dans aucun recueil, fut publiée à l’automne 1977 dans Canto, une revue littéraire éphémère.
Ce poème parut dans la revue News Letter (été 1974), puis dans le recueil Women Whose Lives Are Food, Men Whose Lives Are Money, publié en 1978 par Louisiana State University Press.
Ce poème avait paru à l’automne 1973 dans Ohio Review, et sera repris dans le recueil The Fabulous Beasts (Louisiana State University Press, 1975).
Ce roman de P. Roth parut en 1974. [Gallimard, Paris, 1976, trad. Georges Magnane – NdT.]
Gene McNamara, Alistair MacLeod et Colin Atkinson, ses collègues du département d’anglais de l’université de Windsor.
Elizabeth Graham et Kay Smith furent des amies intimes de J. C. Oates pendant ses années d’enseignement aux universités de Detroit et de Windsor.
La nouvelle Paradise : A Post-Love Story, librement inspirée de ses relations avec A. K., fut publiée à l’été 1976 dans la revue Shenandoah. Death-Festival est la première mention du roman qui sera plus tard ré-intitulé The Assassins et publié en 1975 par Vanguard.
La famille Petrie – Andrew, Yvonne, Hugh et Stephen – est au centre du roman sur lequel travaille J. C. Oates.
La biographie de la romancière britannique (1882-1941), écrite par son neveu, Quentin Bell, était parue peu auparavant.
Auteur prolifique, Robert Coles est psychiatre pour enfants et professeur à Harvard.
Célèbre journaliste, animateur de 1966 à 1999 de l’émission « Firing Line » (NdT).
Elizabeth Janeway (1913-2005) était une critique et romancière féministe.
Dans ce roman de J. C. Oates, Jules Wendall participe aux émeutes de 1967, à Detroit, et abat un policier.
Wonderland (1971) regorge d’images de nourriture et de gens qui mangent. Au cours d’une scène macabre, un jeune interne fait griller l’utérus d’un cadavre et le mange.
Stock, Paris, 1975, trad. Martine Wiznitzer (NdT).
Pensées pour moi-même, trad. Mario Meunier, Flammarion, Paris, 1993 (NdT).
The Goddess and Other Women, un recueil de nouvelles, et New Heaven, New Earth : The Visionary Experience in Literature, un livre d’essais, tous deux publiés par Vanguard.
Comme Elizabeth Graham et Kay Smith, Marjorie Levin était l’une des amies de Detroit de J. C. Oates, n’appartenant pas au milieu universitaire.
Écrivain canadien (1933-1985) (NdT).
La critique positive de Marian Engel, Women Also Have Dark Hearts, était parue dans le numéro du 2 novembre 1974 de la New York Times Book Review.
Cette nouvelle, qui n’a jamais été reprise dans un recueil, fut publiée par la revue Descant à l’autommne 1977.
La première publication de L’Amant de lady Chatterley, de D.H. Lawrence, datait de 1928.
Longue nouvelle (NdT).
La secte des « Davidiens » était installée dans les environs de Waco depuis 1935 (NdT).
Ce journal « précédent », écrit avant 1973, n’existe plus.
Les romanciers américains John Gardner (1933-1982), Robert Coover (né en 1932) et Stanley Elkin (1930-1995) firent partie du cercle des relations amicales de J. C. Oates pendant son année sabbatique à Londres.
« J. » et « G. », John Ditsky et Gene McNamara, étaient ses collègues du département d’anglais à l’université de Windsor.
J. C. Oates est née à Lockport, dans l’État de New York, et a grandi à quelques kilomètres de cette ville.
Jerome Mazzaro (né en 1934), poète et critique américain ; il enseignait à l’univesité de Buffalo.
Dans them [Eux], Nadine, la petite amie perturbée de Jules Wendall, lui tire une balle dans la poitrine.