Le défi consiste à marier le naturaliste et le symbolique, le réaliste et l’abstrait, l’histoire totalement convaincante et la parabole… c’est-à-dire à réunir le psychologique et le mythique dans un personnage à tous moments… et à marier temps et éternité dans un ensemble homogène.
Au début de l’année, J. C. Oates est occupée à terminer The Assassins, son plus long roman jusqu’alors. Ce qui est particulièrement intéressant dans son journal, c’est qu’elle a conscience d’écrire d’une « façon vraiment nouvelle ». Ainsi qu’elle le note le 12 janvier : « Maintenant écrire un roman est un processus. Une expérience qui évolue. Le roman est sa propre expérience, et a toujours pour sujet l’évolution de la conscience. » Si J. C. Oates continue à signer de temps à autre des critiques littéraires, son immersion dans The Assassins l’empêche d’écrire quoi que ce soit d’autre avant l’achèvement du roman à la mi-février.
Comme à son habitude, elle se lance aussitôt après dans de nouveaux projets : une série de nouvelles qui traitent en partie de « spiritualisme » et qui seront regroupées en 1977 dans Night-Side ; et des notes pour son roman suivant, Childwold [Haute enfance1], publié en 1976. Elle pense même avoir envie d’écrire une biographie, mais cela restera sans suite.
Au printemps, l’écrivain et son mari partent pour un long voyage en voiture de Windsor à Washington, où elle fait une lecture à la librairie du Congrès. Ils se rendent ensuite à New York, ainsi que dans différents endroits de l’État de New York, dont Millersport, où habitaient les parents de J. C. Oates. Le côté sociable de la personnalité de l’auteur s’exprime à l’occasion de ces voyages et, outre différentes apparitions en public en rapport avec ses écrits, elle rencontre d’autres auteurs, tels que le romancier texan William Goyen et la célèbre dramaturge Lillian Hellman.
En juillet, un autre voyage, de trois semaines celui-ci, conduit le couple dans plusieurs villes du Canada – Toronto, Montréal, Québec – , puis dans les États du Maine, du Massachusetts et du New York. J. C. Oates écrit le 27 juillet que les voyages sont un « besoin », insistant une fois encore sur le plaisir intense que lui procurent ces coupures dans sa solitude rigoureuse et sa discipline d’écriture. D’une certaine manière, cependant, elle ne cesse pas d’écrire ; même en voyage, elle continue de prendre des notes pour son nouveau roman et pour des nouvelles. Elle sait que Childwold (elle « trouve » le titre pendant ses voyages, un panneau indicateur quelque part sur une route de montagne) sera l’un de ses projets les plus expérimentaux et les moins viables commercialement. Ainsi qu’elle le note, le roman aura la forme d’un « poème en prose », qu’elle essaiera cependant de « déguiser en roman » (et au moment de la publication, son éditeur, Vanguard, répugna en effet à mentionner qu’il s’agissait d’un poème en prose).
L’intensité acharnée avec laquelle J. C. Oates travaille à un roman, une fois qu’il est assemblé dans son esprit, est illustrée par une interruption inhabituelle dans son journal entre le 9 août et le 28 septembre. Pendant ces six semaines, elle écrit plus de 300 pages, achève et remanie son roman jusqu’à en être satisfaite. L’écrivain trouve cette expérience « libératrice » parce qu’elle marie des détails naturalistes (le roman a pour cadre l’ouest de l’État de New York, sa région natale) à un mode d’expression symbolique, reflété à travers les voix de cinq personnages distincts. (Le roman porta un temps le titre Broken Reflections – « Reflets brisés ».)
Une fois le roman achevé, elle se consacre, selon son habitude, à des nouvelles (publiées pour certaines sous le pseudonyme de « Rae-Jolene Smith ») ainsi qu’à des critiques littéraires ; et, comme toujours, elle s’intéresse également cet automne-là à son enseignement, un élément de sa vie auquel le journal rend souvent un hommage éloquent.
4 janvier 1975. […] Lis avec amusement les poèmes d’un collègue sur ses aventures passées, au nombre de neuf si l’on en croit ses allusions ; pensé aussitôt à des poèmes similaires d’autres poètes […] ; me demande si c’est le poète en tant que poète qui parle ici, et non le poète en tant qu’être humain, encore moins en tant qu’homme… faut-il qu’ils rivalisent, et s’agit-il seulement d’un geste de fraternité ? (« Moi aussi j’ai eu ces aventures… moi aussi je suis un poète.) Puis lisant avec stupéfaction les révélations d’un poète bien plus jeune (né en 1943 ! – alors que ces pauvres garçons sont nés des années plus tôt) assorties de photos de ses amies ravissantes, remarquables même, dont plusieurs étaient ou sont des mannequins, des actrices, ayant un petit renom… dont l’une est même morte à l’âge de vingt-cinq ans, manifestement par suicide. Apprécie-t-on les « révélations » quand elles concernent des gens vraiment marquants, alors qu’on n’éprouve qu’un amusement légèrement embarrassé quand elles concernent des gens très ordinaires ayant des problèmes domestiques ordinaires et des maux peu romantiques… pour ne rien dire d’impôts impayés et de petites angoisses névrotiques ? Si c’est le cas, on est plus élitiste qu’on ne voudrait l’admettre… Pour respecter les poèmes d’amour de quelqu’un, il ne faut pas rencontrer la personne pour qui ils ont été écrits. L’élan esthétique semble mieux fonctionner à distance… il nous faut peut-être cérémonie, froideur, impersonnalité… pour croire aux passions violentes.
Et pourtant… comme j’aime les biographies, les lettres, les journaux !… de plus en plus, il me semble. Comme Auden. J’oublie presque tout ce que je lis dans ce genre d’ouvrage (les journaux intimes, à moins d’être aphoristiques, sont éminemment et nécessairement oubliables)… mais je les dévore avec grand plaisir.
[…]
9 janvier 1975. Commencé la nouvelle année plus facilement que jamais jusqu’ici… pas tout à fait aussi épuisant pour l’esprit que j’en ai l’habitude quand je me retrouve face à de nouveaux cours chargés (cinquante-cinq étudiants). Lis en ce moment des biographies, des autobiographies, des poèmes autobiographiques (« à peine déguisés »), qui me permettent de deviner ou de savoir que la vie est à peu près la même pour nous tous ; personne, si spectaculaires que soient ses relations sociales, sa réputation ou son image publique, ne semble vivre grand-chose de plus que ce qui est accessible dans un petit monde relativement cohérent, aimable et civilisé… Mes années d’enseignement dans plusieurs universités, ainsi que de lectures, des conférences et des visites innombrables, semblent indiquer que, franchement, exception faite de villes non intellectuelles lugubres telle que Beaumont, Texas (le Lamar State College où Ray a enseigné huit tristes mois, juste après avoir obtenu son doctorat, et où j’ai écrit mon premier livre2), les étudiants en tant que tels sont remarquablement semblables. Il y a partout des étudiants brillants, dans les endroits les plus improbables… « à l’essai » , ou même « admis temporairement » dans une université… il y a partout des jeunes gens à l’intelligence superficielle, plutôt perdus et peut-être même abusés, dont le cerveau est à ce qu’ils font, mais pas le cœur – qui peuvent répéter certains mots comme des perroquets, mais avec un horrible regard vitreux. Comme Joan Didion le disait dans une lettre, quand nous avons correspondu sur les sentiments que nous avait inspirés une visite à Yale, on peut écouter de jeunes intellectuels très estimés et sans doute fort intelligents se demander avec sérieux et même passion si Joseph Conrad pouvait vraiment savoir ce qu’il disait dans sa préface au Nigger of the « Narcissus » [Le nègre du « Narcisse »]… l’idée générale étant que quiconque a la capacité d’agencer certains mots dans sa tête, puis de les prononcer, est nécessairement supérieur aux grands génies dont ces mots prétendent traiter… Ah ! On a envie de rire, mais peut-être n’est-ce pas amusant ; peut-être est-ce simplement terrible… ?
Le critique et professeur superficiellement spirituel (Roger Sale vient aussitôt à l’esprit, quoiqu’il soit peut-être moins intelligent que la plupart3) s’imagine que, puisqu’il se juge capable, par des mots, de souligner les passages où Shakespeare, Tolstoï, Lawrence, Hemingway ou Bellow se sont « trompés », sont « confus » ou « n’ont pas su » faire quelque chose de soi-disant essentiel à l’œuvre d’art, il est de ce fait supérieur à son sujet, si l’on peut dire… quelle audace, quel aveuglement, une confusion quasi psychotique… qui, en fait, a peut-être pour point de départ une humilité parfaite. Pareil pour le romancier, face à son matériau océanique, et aux personnages vivants, respirants, têtus, qui sortent de ce matériau et réclament de l’interpréter à leur façon. Humilité, puis un plongeon dans l’audace (pour le romancier, du moins ; autrement rien ne pourrait être écrit), et un énorme labeur que personne ne peut expliquer ni même suggérer, et qui est toujours peu convaincant quand il est raconté (Joseph Heller et Something Happened4 [Panique] : que s’est-il donc passé – happened –, et pourquoi cela a-t-il pris aussi longtemps… ?) mais ensuite une sorte d’humilité, à nouveau, une tranquillité, une passivité, une absence de jugement, à mesure qu’on s’éloigne de l’œuvre et qu’on perd possessivité, attachement… qu’on l’abandonne, j’imagine, à la culture, à l’histoire, au temps. Me colleter à la corvée de cerner Stephen Petrie et sa relation avec Yvonne est plus facile quand je me rappelle que, à un certain moment, quand je pensais à et rêvais de them (qui ne s’est assurément pas écrit tout seul, comme jugeait intéressant de le prétendre ma Note de l’auteur), Jules Wendall était imaginé comme le père et non le frère de Maureen. Mais le roman ne pouvait se développer sur ces rails, ce n’était pas le roman légitime, la relation qui demandait à être exprimée. Oui, il y avait un « Jules » et une « Maureen », comme il y avait sans doute une « Madame Bovary » et peut-être même un « Mickey Mouse » apparenté à l’image, mais les relations, les structures denses, complexes, exaspérantes, imprévisibles, celles-là doivent être travaillées… pour donner à ces gens la place de respirer, tout en espérant ne pas périr étouffé, ce faisant.
10 janvier 1975. Choisie par le « Lotos Club » pour un prix littéraire. N’avais jamais entendu parler de ce club, je dois l’avouer. Honorée, j’imagine, quoique attristée… et même naïvement étonnée… par une brochure de ce club qui explique que tous ses membres sont des hommes, qu’il y a « naturellement » une salle à manger pour les dames, mais qu’ « elles » ne sont « naturellement » pas admises dans certaines salles. Le club a été fondé en 1870… au n° 5 de la 66e Rue Est, une façade très anglaise, indéniablement belle, et l’endroit est sans doute (c’est invariablement le cas) très agréable. Si Lillian Hellman a accepté un de leurs prix, qui suis-je pour refuser, gênée par la vision du monde et le monde masculins du club… ? Mais peut-être n’irai-je pas au déjeuner, en fin de compte ; je ne ferai pas d’effort particulier pour m’y rendre ; s’ils déplacent la date de l’événement, très bien ; sinon, pas une perte. Je suppose que The New Yorker est bien représenté… Il est aussi égoïste de refuser certains honneurs que de les accepter. On n’est pas important à ce point.
Ferai une lecture à la librairie du Congrès, le 28 avril.
Petit à petit, davantage de vie sociale… mais avec très peu de gens. Ne peux supporter les foules, même en théorie. La camaraderie, l’amitié, les relations de quelque genre que ce soit sont détruites dans les foules, si gaies et exubérantes soient-elles.
[…]
12 janvier 1975. Un dimanche paresseux, passé à réfléchir. Maintenant que j’ai enfin commencé la troisième partie de The Assassins, après avoir cerné, dans toute la mesure du possible, la personnalité du narrateur, tout est dans l’organisation des scènes, la texture des révélations, un territoire qui n’est pas vraiment familier mais qui n’est plus aussi exaspérant, frustrant, lugubre qu’il l’était hier encore. Le tournant a dû se produire dans la nuit, mais si c’est le cas, c’était symbolique, une étrange réfraction de la conscience sans contenu particulier. Tout est là, évidemment ; et pourtant on ne peut en parler, ni même l’indiquer.
Maintenant que j’écris d’une façon nouvelle, vraiment nouvelle, je me demande comment j’ai jamais eu la patience d’écrire autrement.
Avant, je faisais tout de suite un premier jet, je peinais, avançais en tâtonnant à travers scènes, passages, transitions difficiles… en allant du premier chapitre et de la première page au dernier chapitre et à la dernière page. La dernière page avait souvent été écrite sous une forme vague, le dernier paragraphe était en général connu ou perçu (ce qui est toujours le cas : mais il y a tant de « derniers » paragraphes, maintenant, tant de possibilités !). Puis, le premier jet achevé, je le relisais avec un stylo et barrais des phrases, écrivais dans les marges, ajoutais de nouvelles pages et avançais, péniblement, laborieusement, jusqu’à parvenir à ce que je croyais être (mais je me trompais) ma vision définitive du roman. Si ma conscience plus informée était mécontente de quelque chose, je réécrivais des passages, développais, contractais et éliminais, comme le font tous les écrivains, j’imagine, sans toujours aimer l’impression de lourdeur, de densité, l’impression de combattre… Ce que je ne savais pas à l’époque, c’était que toute conscience plus neuve, plus développée (même si ce n’est que d’une semaine, d’un jour) trouve évidemment très difficile d’accepter les limites, les attentes, sans parler des réalisations, de l’ancienne. Je livrais donc bataille à l’« ancienne » et, une fois encore, retravaillais le manuscrit entier jusqu’à la fin, souvent avec d’innombrables insertions, des paragraphes barrés, des points d’interrogation dans les marges et des notes minuscules (si minuscules, souvent, que j’avais dû mal à les lire, la fois suivante) pour développer un point, décrire plus complètement… Le manuscrit avait alors l’aspect d’un conglomérat hideux de hiéroglyphes, de codes aux stylos rouge et bleu, de notations fiévreuses et de questions indéchiffrables… mais c’était là, accompli, une mission accomplie pour un temps. Puis je mettais le tout de côté, généralement pendant des semaines, et travaillais à des nouvelles ou à des poèmes… sans cesser de penser en lisière du roman, sortant parfois le ms pour ajouter encore d’autres notes… toujours davantage… jusqu’à ce qu’au bout de six mois environ (impossible de me souvenir, maintenant ; et bien sûr il y a eu un ou deux romans que je n’ai jamais pris la peine de réécrire, prise par l’excitation de quelque chose de nouveau, et dont j’ai jeté les brouillons au bout de quelques années parce qu’ils ne m’intéressaient plus) je me mette au travail pas-toujours-très-intéressant de réécrire et de revoir (mais jamais en profondeur puisque je l’avais déjà fait – ou le croyais) et achève une ébauche finale. Dans les premiers romans, j’étais d’une fidélité quasi religieuse au brouillon précédent, je ne changeais que des mots ici ou là, généralement en abrégeant, en condensant. Et je procédais par ordre chronologique. C’était agréable mais aussi un travail. Puis, une fois le manuscrit achevé, c’était achevé dans mon imagination… quoi que ce fût pour moi. Une série d’événements, une expérience unique, vaste et profonde, un groupe de gens, un cadre (généralement imaginé comme faisant partie des personnages, ayant son propre rôle subtil à jouer)… et un thème intelligible. Jamais de confusion sur ce point. Je savais ce que les romans voulaient dire, ou ce qu’ils voulaient vouloir dire. Les personnages étaient parfois mi-réels, mi-imaginaires… ils existaient bien, en eux-mêmes… mais ils participaient aussi à un contexte plus large, qui avait une signification, qui était signification.
D’où le souci que l’œuvre apparaisse ou soit « ressentie » comme traditionnelle, même si (y compris dans With Shuddering Fall5 , le plus clairement thématique) ses propositions sont en fin de compte non naturalistes, non réalistes, peut-être même antiréalistes, selon le sens donné à ce terme par Howells6. Je voulais le ton du naturalisme, pensant que l’improbable, introduit dans un tel univers, serait lui-même croyable et donc pas improbable. Hume rejette les miracles parce que si le miraculeux arrivait – il ne serait plus miraculeux7. Cette méthode est bonne, je me sens bien dans le naturalisme, j’aime la clarté des détails… passion pour le monde physique, sensuel… je trouve agaçant les gens comme Beckett qui ne se donnent même pas la peine de commencer par ce monde… comme l’ont fait James Joyce et Proust… des écrivains aimants, amants… fidèles au monde primaire. (Et Lawrence aussi, bien sûr ; et Faulkner.) Pour cela, j’ai dû accepter d’être étiquetée comme écrivain « naturaliste » dans la tradition de Dreiser (que je n’ai hélas jamais lu… et dois lire un jour, avant qu’il soit trop tard ; je dois lire Sister Carrie [Sister Carrie] et An American Tragedy [L’Amérique tragique]) même si c’était seulement le matériau du « naturalisme » qui m’intéressait, et pas la façon de le traiter. Le « réalisme cru », etc. « Sans compromis ». « Montre au grand jour ». Etc. On veut cela, certes – mais davantage, bien davantage. L’éternel et le temporel sont un. Le roman naturaliste et la parabole sont un… quoique avec certaines difficultés techniques. Tout est style : toute entreprise humaine est stylistique. « Dieu » n’est pas une entité, mais un processus ou une expérience ou un déroulement, une « évolution-Dieu », toujours un mouvement, une fluidité, un mode de perception, une sorte de style. Le contenu n’est rien, sauf perçu, conçu, exprimé par le style. Notre sujet est toujours le style lui-même. C’est évident, et pourtant tant d’artistes deviennent fous furieux quand ils le découvrent… et ne parviennent plus alors à créer qu’un art parodique. Ils moquent, ils profanent, ils vont contre le contenu. Mais on est toujours « contre » le contenu, dans le sens où l’on se sait supérieur à lui (d’une certaine façon). Une petite nouvelle morale vantant la félicité de l’amour conjugal conventionnel est autant une création de mots, un processus de mots, que les inventions plus abstraites de Borges, ou de Joyce… Écrire contre plutôt que pour (Gass par rapport à Bellow, par exemple) n’a rien de meilleur en soi, et il est même plus sophistiqué d’être pour, étant donné que c’est difficile et que cela ne semblera pas sophistiqué du tout au lecteur superficiel. Raison pour laquelle je veux être « traditionnelle » aussi longtemps que possible, car si je deviens abstraite, j’aurais beaucoup de mal à revenir en arrière. Le défi consiste à marier le naturaliste et le symbolique, le réaliste et l’abstrait, l’histoire totalement convaincante et la parabole… c’est-à-dire à réunir le psychologique et le mythique dans un personnage à tous moments… et à marier temps et éternité dans un ensemble homogène. C’est un peu de la corde raide. On veut un réalisme de surface, mais aussi une universalité allégorique ou mythique, en rapport non avec la surface mais avec le vécu intérieur, la vie de l’âme même. Ceux qui ne croient pas à l’« âme » détesteront ce genre d’écriture, ne sachant pas ce qu’elle recherche ; ceux qui ne croient pas au « monde » (parce qu’ils sont très religieux, ou conservateurs, ou névrosés) détesteront le naturalisme, l’impression de « réalisme cru », même quand il n’est pas cru mais plutôt séduisant. Seuls les lecteurs qui sont, d’une certaine façon, au centre… comme moi… qui partagent ma vision… si peu claire qu’elle soit… nécessairement peu claire… pourront être sensibles à mon travail sans le déformer, mal l’interpréter ou le rejeter. C’est un risque que je prends gaiement. Quoique je n’aie peut-être pas le choix.
Maintenant, écrire un roman est un processus. Une expérience qui évolue. Le roman est sa propre expérience, et a toujours pour sujet l’évolution de la conscience… celle du lecteur, de l’auteur, des personnages… du monde lui-même. L’art qui est moins que cela ne m’intéresse plus. Dans Wonderland, je subissais le diktat d’une clarté d’organisation qui interdisait tout développement… je voulais que le roman soit « parfait » dans sa forme… qu’il possède une structure que j’avais mise au point à l’avance. Sa courbe est tragique. C’était une tragédie délibérée, travaillée en détail, structurellement méticuleuse. Bien davantage que cela, mais cette rigueur formelle était l’erreur ; j’avais dû écouter ou lire des critiques dépassées… ne me rappelle vraiment pas la genèse de l’aspect formel de ce roman… mais il se peut simplement que j’aie vu, dans ces années 1965-1970, que certaines voies américaines étaient tragiques et que ceux qui s’y engageaient suivaient une courbe tragique, vivaient un destin tragique. Je ne suis pas en désaccord avec ce jugement aujourd’hui. Il est tout à fait juste. Ce que j’aurais pu envisager, c’était la transcendance anhistorique du local et de l’historique… dans laquelle, bien sûr (en tant qu’artiste), je croyais et vivais de toute façon. Je n’ai donc pas accordé à mes personnages la vision que j’avais et utilisais en permanence, comme un poisson dans son élément, de façon largement inconsciente. Mais le roman suivant, et tout ce que j’ai écrit ensuite, supposent une transcendance totale, la libération de l’aveuglement, des contraintes, de l’ignorance, du péché, quel que soit le nom qu’on lui donne (mortalité ?), et ils partent de ce point-là, tout ayant été accompli. Les tâtonnements du temps sont terminés ; il y a une vision intemporelle ou anhistorique ; et les personnages principaux le sentent mais ne le savent pas. Cela ressemble à nos propres vies ; nous sentons qu’il y a un salut à l’aveuglement mais nous ne le savons pas et ne pouvons pas le savoir. Nous sommes en même temps dans le temps et dans l’éternité. Nous savons l’un et sentons l’autre. Nous croyons à l’un parce qu’il est évident (vraiment ?) mais nous devons avoir foi dans l’autre parce que, mis à part quelques rêves visionnaires ou quelques expériences étranges, il n’y a rien de religieux dans cette certitude ; c’est un fait de notre vie psychique. C’est un attribut de l’âme. C’est notre humanité… Le roman est donc une façon de rêver le passé et de rêver l’avenir. Le temps est brisé, fluide, miraculeux. La première syllabe suppose la dernière. Ce n’est pas de la poésie, ce n’est pas lyrique, parce que c’est également historique et que les êtres humains sont appréhendés dans la société aussi bien que dans leur tête. Il y a de la beauté dans cette création, même si je peux savoir d’avance que les critiques y seront hostiles pour d’autres motifs, ou favorables pour d’autres motifs… jugeant « informes » ce qui est nécessairement libre, fluide et déterminé uniquement par l’évolution de l’âme des personnages. La mort n’est pas une défaite. Pas dans mon monde. La mort est un événement, parmi beaucoup d’autres. Les destinées s’accomplissent, certaines visions limitées sont nécessairement abandonnées (comme Plath et Berryman et mes propres personnages suicidaires et Eugene O’Neill et Hemingway et Faulkner, etc. ont renoncé à leur évolution, pour être allés trop loin dans la mauvaise direction), mais ce n’est pas une défaite, c’est une reconnaissance. Il est si clair dans les derniers poèmes d’Anne Sexton qu’elle reconnaissait et se réjouissait de sa mort imminente… Une beauté élégante dans ce geste, quoi qu’en disent les gens, qui prennent à tort le style pour le contenu…
La fin est donc dans le commencement. Le temps est honoré sans qu’il lui soit permis de nous étouffer. Nous vivons dans le temps et respirons l’éternité. Raison pour laquelle je ne peux lire que ceux qui aiment à la fois le temps et l’éternité, sans déprécier le temps (comme le faisait Eliot) ni l’éternité (comme le font tant de « cyniques endurcis »). L’art est une célébration et contribue à notre développement psychique. Il n’est jamais totalement personnel et jamais impersonnel. Il n’est, en fin de compte, que lui-même : une expérience suprême.
[…]
20 janvier 1975. Un ami qui enseigne James Joyce… parlant de ses sentiments ambivalents non pas à l’égard de Joyce, mais de l’idée de Joyce… ce qui coïncide avec mes propres doutes concernant un roman trop précisément construit. À quel moment l’art ou le génie devient-il simplement coupage de cheveux en quatre… ? Si l’on avait seize ou même sept ans pour travailler à un livre, à quel moment la passion, l’énergie initiale du livre, faibliraient-elles pour laisser la place à une conscience plus froide et plus habile… ? Maintenant que j’écris d’une façon différente, différente pour moi, je suis toujours tentée de remanier. Je m’assois à mon bureau et, au lieu de plonger dans le chapitre suivant, de m’occuper de la scène suivante, je relis et décide que tel paragraphe pourrait être amélioré ; je réécris donc la page, ce qui me conduit à réécrire la page suivante… j’introduis des ajouts, développe, corrige, clarifie, rend la prose plus élégante… Je lève la tête et m’aperçois que des heures ont passé. Je suis « allée » de la page 360 à la page 360 et demie. Et je suis en fait à la page 544.
… La seule femme écrivain figurant dans la grande anthologie publiée par Playboy à l’occasion de son vingtième anniversaire, et je me demande bien si je mérite d’être là, dans tous les sens du mot. Playboy a été si calomnié, si mal compris… mais s’il n’avait pas été aussi mal compris, il aurait peut-être le tirage de Harper’s… Intéressant de lire dans la petite introduction à ma nouvelle (Saul Bird… ! – ce sale môme est partout8) la façon dont les autres me voient. Voici l’image qui s’est répandue dans le monde, la nouvelle elle-même semble démentir ses suppositions psychologiques : une femme pâle et mince, timide au point d’être « presque renfermée »… « terrifiée » à la seule idée de prendre l’avion. Les remarques sur mon écriture sont bonnes, assez bien vues, mais celles sur mon image sont extraordinaires… Non seulement j’ai souvent pris l’avion jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, mais mon père pilotait de petits biplaces pour le plaisir, et je l’accompagnais souvent. À vingt-deux ans, après un vol horrible de Buffalo à Madison, dans le Wisconsin, où tout le monde a sans doute cru que nous allions nous écraser et où les hôtesses étaient vertes de peur, j’ai décidé très rationnellement de ne plus voyager en avion pendant quelque temps. Mais je pourrais très facilement en prendre un n’importe où, ce soir ; je ne suis pas « terrifiée » le moins du monde.
[…]
28 janvier 1975. […] Vanguard travaille sur The Poisoned Kiss : Stories of Portugal. Ce livre me donne la migraine… ! L’écriture de ces nouvelles a été très bizarre, difficile, inexplicable… la gêne qu’elles me procurent est toujours très réelle… car les années ont beau avoir passé, je suis plus incapable de comprendre ce livre que jamais. Ce n’est pas une imposture ; ce n’est pas une œuvre d’imagination dans le sens où je l’entends ; il n’est que lui-même, isolé, sans lien avec rien de ce qui précède ni de ce qui suit. Je m’intéresse à la vie américaine, aux différentes strates de pouvoir… à l’interaction entre les personnalités… aux endroits où aspects temporels et éternels du moi se touchent, se marient, se séparent, reviennent. […]
Toute œuvre de création est mystérieuse, et pas seulement mon expérience avec Fernandes9. […] Je me souviens d’avoir écrit et réécrit, abandonné le projet pour y revenir, exaspérée comme je le suis rarement par mon propre travail. Mon propre travail ! – c’est toujours ce qui m’appelle. Et Fernandes n’était pas mien, n’était pas moi. Et pourtant, qui d’autre ? – car je reconnais certaines cadences, à présent, certaines de mes préoccupations, dans sa prose.
Pourquoi l’inspiration vient-elle, pourquoi disparaît-elle… qui sait ? Pourquoi aimons-nous avec violence, puis cessons-nous d’aimer ? Violence, émotions violentes : toujours temporaires ? Ou sont-elles censées se transformer en quelque chose de plus durable, de plus intelligemment humain ? Une grande partie de mon « inspiration » me vient quand j’enseigne. J’aime l’interaction entre l’esprit des étudiants et le mien, j’aime leurs côtés imprévisibles, leurs questions parfois extravagantes – qui me montrent à quel point nous sommes tous extrêmement différents, bien qu’« unis » en apparence dans une salle de cours. […] L’humilité est peut-être encore plus nécessaire à un professeur qu’à un écrivain… il ne s’agit pas d’être abaissé, encore moins humilié ; simplement d’humilité. Cela garantit notre santé mentale à tous.
1er février 1975. Dîner ici avec des amis, hier soir ; parlé de beaucoup de choses et, tout à fait incidemment, d’« esprits »… de « spiritualisme »… un sujet sur lequel on suppose qu’il y a un consensus sensé et rationnel… eu la stupéfaction d’entendre que nos amis avaient eu des expériences de ce genre, à petite échelle ; ne se sentent obligés ni de « croire » ni de « ne pas croire ». En dépit de l’incident Fernandes, ou d’incidents qui datent de quelques années, et appartiennent par conséquent à un autre moi disparu, quelque chose en moi hésite beaucoup à croire à une continuité de la vie en dehors du corps… une vie, un corps à la fois !… une vie est déjà bien suffisante.
Nous semblons balancer entre croire que la vie a un « sens » et croire qu’elle n’en a aucun. Tantôt c’est l’un qui est entièrement convaincant, tantôt l’autre. Inutile d’essayer de réconcilier ces deux certitudes. Les concepts sont des concepts, de simples mots… la vie est la vie, le moment présent… les ennuis commencent quand nous confondons les deux. L’idée de la « mort » est terrifiante, mais l’« événement » de la mort est neutre, non ressenti comme un concept et donc dénué de son aura émotionnelle. Il est toutefois parfaitement légitime de craindre la douleur. Souhaiter qu’elle nous soit épargnée me paraît simplement intelligent, humain – « inutile » ou « nécessaire » (et le concept d’une douleur « nécessaire » est discutable), en dehors d’une hypothèse théologique posant la récompense des souffrances et du martyre, toute douleur se produit dans un vacuum et n’est qu’un gâchis.
[…]
11 février 1975. Dîner l’autre soir avec John Gardner et sa femme. Des heures de conversation. Il s’imagine que nous sommes l’antithèse l’un de l’autre, et nous le sommes peut-être… il croit que l’art peut être « dirigé » bien plus que je ne l’admets ; il croit que l’on peut plus ou moins déterminer, programmer, ce que l’on va écrire. Peut-être. D’après mon expérience, toutefois, rien de valable (à mes yeux) n’est jamais sorti d’un acte d’écriture hautement conscient, hautement délibéré. Il me dit d’écrire une histoire sur une famille – où tout marche bien, pour changer. « Moi », Joyce Smith, Joyce qui est son amie, Joyce l’être conscient, écrirait volontiers un tel roman pour l’édification générale ; malheureusement, ce moi-là ne s’occupe pas d’écriture et n’accepte aucune mission. Si seulement c’était le cas… John ne semble pas comprendre, ou admettre qu’il comprend (ce qui est très différent) qu’aucun d’entre nous ne « dirige » vraiment sa vie ; que nos vies, nos destins, nous dirigent. Le moi est conscience ; le soi ou l’âme est à la fois conscience et inconscience, passé, présent et futur en une seule essence. Je le sais, sans être capable de l’expliquer. Les explications sonnent creux. Très bien : passons-nous d’explications. Contentons-nous de la continuité de miracles domestiques que nous appelons nos vies…
Si je pouvais diriger ce que j’écris, je n’aurais pas autant de difficultés avec The Assassins. Encore un chapitre à terminer, le chapitre de conclusion. […] Je suis en colère – pour le moment. Il est 5 h 59, un jour sombre et maussade de février et il va bientôt falloir que je pense au dîner (dîner ? manger ? vie réelle ?) et il faut que je pense à lire The Awful Rowing Toward God d’Anne Sexton (dont j’espère faire la critique pour le New York Times10 ) mais j’ai peur de lire ces poèmes parce que j’ai peur qu’elle me manque trop et, plus encore (en toute franchise), j’ai peur de la mort dans sa poésie, de la connaissance de la mort… mais il faut aussi que je pense aux cours de demain, mon jour le plus long, le plus chargé, le plus épuisant (de 11 à 18 heures, à peu près)… la chatte sur le rebord de ma fenêtre tâche d’attirer mon attention pour que je la laisse entrer… et puis elle voudra ressortir, puis entrer de nouveau… et tout cela me met en colère, le roman me met en colère, quand je pense que j’ai déclaré dans des interviews qu’écrire était « facile » (ce qui n’a jamais été le cas, mais je ne me rappelais pas les difficultés) je suis en colère contre cet autre moi, je le renie et éprouve l’exaspération que d’autres disent éprouver parfois à mon égard ; je les comprends. À présent, il est 6 h 05. Et rien n’a changé – hormis la lumière au-dehors –, il fait presque nuit, une température glaciale, par bonheur pas de vent, ma colère s’apaise, mais seulement (je le sais bien) parce que je vais bientôt battre en retraite pour la nuit. Il faut que je note et me rappelle ces heures de confusion, de rage et de nullité.
18 février 1975. […] Écrit la critique du livre de Sexton aujourd’hui (The Awful Rowing Toward God) ; avais relu ses précédents livres et été frappée par la similitude de ses poèmes. Dès le tout premier poème du tout premier recueil (To Bedlam and Partway Back) Anne Sexton connaissait son « sujet » aussi bien qu’elle le connaîtrait jamais. Puissant, triste, dérangeant… parfois spirituel… mais si limité, si douloureusement limité ! Dans The Awful Rowing Toward God, il y a des échos de Plath, Berryman et Roethke, parfois des emprunts directs (les « vers comme des perles », une image de Plath : et « Ms. Dog » qui rappelle le « Mr. Bones » de Berryman), mais je ne voulais pas mentionner cela dans la critique. Anne Sexton avait parlé d’un livre posthume, pensant peut-être à l’exemple et au succès de Sylvia Plath, et elle en a donc un – une réussite considérable en soi, je crois, mais pourquoi faut-il mourir pour souligner l’authenticité de ses souffrances ???? Ce qu’Anne Sexton entend par « Dieu », je n’en ai aucune idée. Son « Dieu » a des caractéristiques masculines. Je pense que ce qu’elle désirait, c’était la mort, « Dieu » n’est qu’un mot ou un concept qu’elle a inventé pour l’employer à la place du mot cruel de « mort ». Dieu ou l’expérience de Dieu est sûrement accessible dans la vie quotidienne, à tout moment… il semble peu vraisemblable de plonger dans la mort pour atteindre « Dieu ».
20 février 1975. Maintenant que le roman est achevé et posté, un merveilleux sentiment de liberté et de tranquillité ; sentiment de n’avoir rien à faire dans l’immédiat. (En fait, j’ai des obligations et des corvées multiples… mais elles ne pèsent apparemment pas sur moi.) Dans le même temps, je pense au prochain roman et à une éventuelle nouvelle, A Middle-Class Education11… donc mon intérêt pour la nouvelle n’est pas vraiment éteint. […] Une journée intéressante, très calme. Ray est allé à l’université et je suis restée entièrement seule à la maison pour la première fois depuis de nombreuses semaines… Curieusement, cela ne m’arrive que très rarement, maintenant. Je ne suis jamais seule !… Étonnant quand on y pense. Je ne suis plus jamais seule très longtemps, et ce depuis des années. Bien entendu, je suis « seule » à mon bureau quand je travaille, comme Ray l’est au sien… mais cela s’arrête là. Les gens qui se sentent seuls parce qu’ils sont « seuls » auraient du mal à croire que la solitude est en soi quelque chose de précieux… auxquels les gens mariés renoncent… du moins quand ils sont aussi intimement, aussi intensément mariés que Ray et moi. (Nous n’avons pas passé plus de deux ou trois nuits séparés l’un de l’autre en plus de quatorze ans.) … Seule pendant trois heures cet après-midi, une maison totalement silencieuse, dehors la neige, du soleil et un ciel d’un bleu vif, et mon esprit vagabondait librement… me suis rendu compte que je n’avais pas rêvé depuis des mois… que je ne « rêve » plus tout éveillée comme je le faisais… Pensé consciemment aux lieux de mon enfance : essayé de voir en imagination la vieille ferme, mon ancienne chambre, la cuisine, la salle de séjour, la chambre des parents, l’école à classe unique avec sa cour de récréation en mâchefer, et le chemin criblé de flaques boueuses, et la maison voisine où vivait cette malheureuse famille… le père violent, alcoolique, la mère ouvrière (il était au chômage)… cinq enfants… dont l’une, une fille d’un an plus âgée que moi, a été ma meilleure amie pendant des années… Les souvenirs me sont venus si nettement à l’esprit !… c’était étonnant. Je « voyais » ma chambre d’enfant… je voyais la vieille commode, le lino, les étagères et les figurines en verre… je les « voyais » alors que je n’aurais pu me les rappeler consciemment ou intellectuellement. Une expérience remarquable. Tant de choses sont là dans notre esprit… Dans Wonderland, les premiers souvenirs de Jesse sont plus vivants, plus profondément gravés en lui que tout ce qu’il a vécu, adulte… cela doit être vrai pour nous tous… Les premières choses que nous voyons, les chambres, les cours de récréation, les jardins, les maisons des gens de notre famille (celle de ma grand-mère, par exemple) semblent s’imprimer dans le cerveau bien plus profondément que tout ce qui vient ensuite. Nous nous abusons, je crois, si nous pensons autrement. En ce qui me concerne, je n’ai aucun désir de revenir à l’enfance… ne souhaiterais pas en revivre ne fût-ce qu’une journée… n’ai aucune nostalgie sentimentale dans ce domaine ; peut-être est-ce seulement les enfances malheureuses qui donnent envie de revivre certains événements ?… pour réparer les choses. Je ne sais pas. En vieillissant, je commence à me rendre compte de la chance que j’ai eue dans mon enfance : une mère, un père, une grand-mère (ma grand-mère paternelle) qui m’adoraient. La campagne, un bel endroit… beau avec simplicité… Ce réservoir de visions et de souvenirs m’entoure en permanence, je suppose ; l’« inconscient » de ma vie personnelle soutient et nourrit la conscience de la vie quotidienne, et il est rarement perçu. Très intéressant, très !… fascinant. Un genre d’expérience de laboratoire aujourd’hui, dont l’objet était ma conscience. Tout le monde est ainsi : de cela je suis certaine. On devrait de temps à autre méditer délibérément, consciemment, sur ces premiers souvenirs. Cela ressemblait à un voyage, et pourtant cela n’avait rien de bizarre, d’hallucinatoire ni même de très émotionnel. Je me sens revigorée, fortifiée…
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23 mars 1975. […] Je lis, lis constamment, quatre ou cinq livres à la fois, mais sans grand sentiment d’urgence ; suis prise en ce moment par mes cours ; le nouveau numéro de la revue est presque bouclé ; j’ai terminé The Sacrifice12 (difficile et biscornue mais tant pis : ma dernière nouvelle, j’espère, sur un homme âgé qui accueille son destin) ; pensées vagues, informes, excitantes, concernant un autre roman… Une famille cette fois, peut-être cinq enfants, dont quatre survivent à l’enfance et dont je suivrais trois jusqu’à l’âge adulte13, des aventures en Amérique, une ascension sociale, de la pauvreté ou du milieu que je connais assez bien à une stabilité bourgeoise, à une sorte de richesse mystique (qui m’entoure toujours, malgré l’évidente crise économique), un retour vers le début, une réconciliation de personnalités en conflit, la fusion d’opposés, le rapprochement des sagesses pratique et visionnaire… mais tout est encore vague, seuls mon impatience, mon excitation, mon intérêt intense semblent nets, indubitables ; mais un autre roman si vite ! … ce n’est pas dans mes projets. De toute façon, je ne serai pas prête à l’écrire, pas même à prendre des notes, avant des mois. Longtemps. Il prend naissance si lentement, les personnages se forment lentement, émergent lentement, lentement, il faut leur laisser leur croissance naturelle… Déjà, The Assassins semble appartenir à une autre vie, à une autre phase de personnalité. […]
26 mars 1975. […] Le romancier est un empiriste, il observe les faits … la « réalité » objective et subjective… il doit se garder d’imaginer qu’il possède ou même peut posséder la vérité ultime. En ce sens, il ressemble à un scientifique, un scientifique idéal. Humble, cherchant ce qu’il ne connaît pas encore, souhaitant le découvrir et non imposer un dogme pré-imaginé à la réalité. Le roman comme découverte. La fiction comme découverte, révélation permanente. La personne qui achève un roman n’est pas celle qui l’a commencé. D’où la joie de la création, les transformations, les changements imprévisibles, certains minuscules et d’autres majeurs. Dès que le romancier cesse d’observer, toutefois, il devient autre chose – un évangéliste, un homme politique. Une personne ayant des opinions… Le romancier doit être du côté de la vie, prêt à renoncer même à ses « croyances ». La vérité absolue est une chimère qui nous attire tous mais qui nous détruira si nous y succombons jamais. L’art surtout est détruit. Ou plutôt : mis de côté. Quand on croit détenir la Vérité, on n’est plus un artiste. Quand nous finissons une œuvre importante, nous devrions constater que, en un sens, nous en savons moins qu’avant de la commencer ; nous sommes perplexes, déroutés, troublés, pleins de questions, prêts à relire, perturbés par le mystère.
28 mars 1975. […] Depuis que j’ai posté The Assassins, je me sens libérée et inhabituellement heureuse, même pour moi ; le sentiment d’un véritable achèvement, d’avoir traversé et résolu certaines questions dans ma vie psychique, étroitement liées à des paradoxes philosophiques, sociaux et historiques de notre époque. Le roman ne résout rien ; c’est une expérience qui ne devrait en fait renvoyer à rien d’autre qu’elle-même. La liberté de l’art, son essence fondamentalement anhistorique… Ai commencé le Hemingway de Carlos Baker et l’ai lu presque d’une traite, fini le livre hier ; me sentais épuisée, émue, peut-être même un peu effrayée. Un livre bien meilleur que le Faulkner de Blotner, parce que Blotner se débattait avec trop de détails extérieurs et ne parvenait pas à saisir l’esprit de l’écrivain14 ; mais ce livre-ci aussi aurait pu s’appuyer sur des citations des œuvres ou des lettres de Hemingway, qui auraient peut-être permis à l’autre de paraître plus intelligent. Il l’était, après tout – un génie ! Alors qu’on retire de l’ouvrage l’impression d’un égotiste fanfaron, gros, gras, grisonnant et à demi dément. Le Virginia Woolf de Quentin Bell reste pour moi la meilleure biographie que j’ai lue depuis des années. J’adorerais écrire une biographie ! … m’immerger dans les détails de la vie d’un autre, pendant des années, revivre ce qu’il a vécu et peut-être même donner une nouvelle vie à cet « autre » être humain… Mais il faudrait que le sujet soit parfait ; suffisamment antithétique à ma propre personnalité, et pas trop mêlé à des potins ni à des intrigues littéraires… D’un autre côté, puisque j’aime les biographies, pourquoi en écrire ? Prendre plaisir au travail d’autres auteurs suffit, inutile de vouloir faire quelque chose de similaire. La musique et les beaux-arts sont merveilleux, en partie parce que je n’éprouve absolument aucune inclination, pas l’ombre d’un intérêt, même vague, même par procuration, à faire la même chose. Tandis que musiciens, compositeurs, artistes, doivent toujours sentir frémir – cette impulsion indéfinissable – cette démangeaison agaçante, soudaine – de quoi ? – d’un désir de créer ?– pas d’imiter, ni même de rivaliser avec, mais de – de faire sa propre déclaration ? – de surpasser ce qui a été fait, à sa façon ? L’écrivain ne peut pas vraiment lire d’autres écrits sans éprouver ces sensations, ce besoin confus, si captivante que soit l’œuvre ; je suppose qu’il doit en aller de même pour les musiciens, les compositeurs et les artistes de toute sorte. Quelle paix, par conséquent, de se tenir devant un tableau et de le regarder. Ou d’écouter de la musique. Paix, tranquillité, une sorte de soumission à l’esprit de l’autre artiste, aucun désir d’ajouter quelque chose de soi. (La critique, la critique professionnelle, doit naître de ce genre de besoin. Le critique veut tellement créer !… faire quelque chose, n’importe quoi !… mais incapable, peut-être, de créer une œuvre originale, ou mécontent de ce qui est possible, il choisit à la place d’inventer des théories sur l’œuvre des autres, d’émettre des opinions dans un langage stratégiquement obscur, parfois de détruire. La critique peut être prodigieusement créative, bien sûr. Extrêmement artistique parfois, extrêmement personnelle. Mais il est rare qu’elle se rapporte à l’œuvre d’art considérée. Elle est une expression de la subjectivité propre du critique. C’est seulement lorsqu’il est patiemment descriptif, disposé à mettre pour un temps ses « sentiments » de côté et à tenter de décrire l’œuvre avec objectivité, que la critique est légitime. Autrement elle est illégitime, ce qui ne l’empêche pas de pouvoir être très intéressante.) […]
3 avril 1975. Tempête de neige fondue, blizzard, tout est (de nouveau) recouvert de neige. Du vent toute la nuit. Des bouts de glace projetés contre les vitres, crépitements, tintements, petites explosions. Un nouvel âge de glace… Hier, mercredi, m’a épuisée. Cours habituels et une séance de deux heures d’une telle intensité qu’il m’a semblé ensuite être une autre, ou la moitié d’une autre, je n’arrêtais pas de cligner les yeux et de me demander si j’aurais la force de rentrer chez moi. Déjeuner à l’université ne m’intéresse pas et je n’ai pas beaucoup de temps ; donc je ne mange pas, n’ai aucun appétit ; puis cet épuisement terrible s’abat sur moi vers 5 h 30 et, à 6 heures, à la fin du séminaire, je suis « lessivée », comme on dit. Cela ne s’accompagne d’aucune émotion : pas de sentiment de dépression, d’inquiétude, ni même d’agacement. Juste de la fatigue… Après le dîner, je me sens mieux, beaucoup mieux en général. Et il m’arrive d’écrire un peu dans la soirée. Mais généralement pas : je me contente de lire, de prendre des notes. Ce qui me permet de savoir que si j’avais un emploi réellement exigeant et que je travaille ainsi cinq jours par semaine, je n’écrirais probablement pas du tout. Le New York Times a publié un petit article sur les femmes qui travaillent très dur – avec ce titre accrocheur : « Workaholics » [Droguées du travail] – et je faisais partie du nombre, mais ce que j’avais dit sur l’enseignement universitaire avait été éliminé. Mais c’est la moitié de ma vie !… peut-être plus que la moitié. Si je n’avais rien à faire d’autre qu’écrire, j’écrirais constamment et serais ce que l’on appelle « prolifique ». Ce que, bien entendu, je ne souhaiterais pas.
Apparemment, je travaille, prends des notes sur trois choses différentes. Il y a trois « visions » différentes, chacune avec un style qui lui appartient en propre. L’une est sardonique, satirique, rapide. Une autre, plus « intellectuelle », dans le sens où elle traite d’idées. La dernière, celle qui m’intéresse le plus, à laquelle je ne peux cesser de penser, est très détaillée, lente, peut-être un roman sur l’enfance d’une femme qui me ressemble assez, avec des différences romanesques importantes, bien sûr… J’ai très envie de refaire un roman « familial ». Mère, frères, sœur, grand-père. Pourquoi le père est-il absent ?… Parce que la famille ne peut pas être parfaite : pas en littérature. « Les familles heureuses »… sont comme nous le savons. Et elles nous apprennent très peu. Le bonheur est vite exaspérant, chez les autres. Il paraît si suffisant. Il paraît si superficiel. « Le bonheur ne se gagne qu’en souffrant », dit Dostoïevski. C’est peut-être vrai. Je ne sais pas. Dostoïevski ne pouvait pas le savoir non plus, puisqu’il aurait pu connaître le « bonheur » qu’il ait ou non souffert ; qu’il ait su ou non avoir souffert. Mais il est incontestable que le « bonheur » et ses variantes – satisfaction, bien-être, optimisme – sont irritants quand on nous les impose. Lorsque je lis une interview de moi – ce que j’ai du mal à faire, je l’avoue – pour de bonnes raisons – je suis agacée par mes déclarations comme je le serais par un inconnu qui les ferait : qui se soucie de la normalité, de ce qui va bien, de ce que « Joyce Carol Oates » prenne plaisir à écrire ? Je devrais dire que c’est une torture et que je ne sais pas pourquoi je le fais. Je paraîtrais plus humaine. Mais ce serait un mensonge : ces derniers temps, je suis aussi collet monté que Conrad et je me refuse à mentir. (Même en passant la douane avec un disque à 2,98 dollars.) Donc je ne peux pas mentir, et la vérité sonne faux, on ne sait pourquoi. Je ne veux pas fabriquer une « image » à l’usage du monde, et pourtant la réalité me déçoit ou me perturbe, lorsque je la vois à distance. Cela étant, le problème est toujours réglé par l’oubli. J’oublie donc. J’oublie beaucoup de choses. Je ne peux pas les prendre au sérieux, et je ne peux pas prendre certaines personnes au sérieux. Mais tout existe, que nous décidions d’en tenir compte ou non. […]
28 avril-10 mai 1975. Voyage à Washington et à New York, retour par Brockport et par la maison de mes parents à Millersport.
Une multitude d’expériences, la plupart extraordinairement positives ; quelques moments étranges, tristes, sombres ; un sentiment d’intérêt renouvelé pour le cadre de mon enfance et beaucoup de plaisir – de soulagement – à voir mon père en bien meilleure santé qu’il y a un an (on lui a dit d’arrêter de fumer et cela a manifestement tout changé). Pris le chemin du retour à contrecœur…
« Un de mes collègues m’a dit : “Si je pouvais être publié dans la New York Review of Books, comme vous, je serais pleinement heureux.” Je lui ai répondu : “Je suis publié dans la New York Review of Books – et je ne suis pas heureux !” » – Alfred Kazin. D’humeur sardonique, au dîner qu’Evelyn donnait pour moi. Un tic étrange, un tic facial, qui lui déforme la bouche à des moments imprévus ; ça ne semble pas le déranger ; il débite des anecdotes amusantes mais donne l’impression d’un homme assez triste, il a fait deux ou trois remarques sur l’ « isolement physique »… il écrit dans un bureau, dit-il, il est seul et ne connaît très bien que très peu de gens à Manhattan, trouve que l’écriture est une vie solitaire. Je n’étais pas d’accord mais ne souhaitais pas discuter. De toute manière, on ne peut pas discuter avec lui, pas vraiment. Peut-être est-il mécontent du piètre accueil fait à The Bright Book of Life [Une vie plus intense], son recueil d’essais sur des écrivains américains. Un ouvrage inégal qui contient quelques bons morceaux et beaucoup de pages rapides et quelconques… Le désespoir enjoué de Kazin m’a un peu perturbée et je n’ai pas réussi à dormir cette nuit-là en me disant qu’il devait en vouloir à ceux qui ne sont pas aussi malheureux que lui. D’un autre côté, il a vivement recommandé Profession : Reporter d’Antonioni, un film excellent, d’après lui ; Ray et moi y sommes allés et, en fait, c’était lent, ennuyeux, prétentieux, une pâle répétition d’autres films d’Antonioni, Blow-Up et Désert rouge, surtout…
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Lillian Hellman nous a invités à déjeuner à l’Italian Pavilion : une femme affable, franche, amusante, brillante. Je l’ai énormément aimée mais me sentais intimidée en sa présence. En fait, j’avais été trop timide pour lui téléphoner… heureusement qu’elle l’a fait, par l’intermédiaire de Vanguard. Le déjeuner a donc été fixé, et Nona Balakian de la New York Times Book Review s’est jointe à nous. Quelqu’un avait dit que Lillian Hellman n’allait pas bien et se refusait à arrêter de fumer, ce qui aggravait sa maladie, mais elle semblait en bonne santé et assurément de bonne humeur. Parlé de Faulkner, de Hammett, de l’état lamentable du théâtre américain, des reprises de ses pièces, dont elle n’avait même pas vu la plus récente (The Autumn Garden, off off Broadway) par crainte de la mise en scène. (Nous voulions la voir mais n’avons pu avoir de billets.)
Chez Bob et Judy Phillips, à Katonah, nous avons rencontré William Goyen, dont je connais l’œuvre depuis longtemps mais pas en profondeur ; dois relire les nouvelles qui m’avaient paru si bonnes, il y a des années ; et aussi The House of Breath [La maison d’haleine], republié comme un « classique américain ». Un homme à la voix douce, bon, bienveillant, manifestement complexe sous des dehors simples, sans complication.
À Washington, lecture de mes poèmes à la librairie du Congrès, une belle introduction généreuse de Stanley Kunitz15, qui est le conseiller en poésie de cette année. Une bonne soirée, beaucoup de gens, le plaisir de parler avec Kunitz, l’un de nos grands poètes et un homme très agréable… Un ou deux jours plus tard, un prix au Lotos Club de New York, quelques mots, une courte séance de questions-réponses d’une demi-heure, un autre groupe de gens bien, très comme il faut en apparence. Dans les deux cas, on m’a traitée comme une reine, dirons-nous, et je me suis parfois demandé si c’était tout à fait réel. Les gens lisent-ils réellement ce que j’écris – avec cet enthousiasme ? Cela semble difficile à croire. Il faut en prendre et en laisser. […]
3 juin 1975. Traversé le Michigan pour aller au Kalamazoo College où j’ai assisté à un cours chargé, puis fait une lecture dans la soirée : une petite université, mille cinq cents étudiants, sept hommes seulement dans le département d’anglais, une impression de vie de famille, tout le monde connaît tout le monde, amitié, décontraction, atmosphère agréable. Lu des extraits de The Poisoned Kiss, discuté des expériences « parapsychologiques », quel que soit le nom qu’on leur donne – « psychologiques », « pathologiques », « frauduleuses », « authentiques » – la personne qui fait ces expériences les fait et ne s’intéresse ni aux catégories ni aux explications. Ensuite, comme toujours, des gens sont venus me raconter leurs expériences bizarres ; on ne peut jamais deviner, quand on s’embarque dans l’une de ces petites aventures, les relations, les affinités étonnantes, les communions d’esprit qui s’ensuivront. Au début, il est toujours ennuyeux de porter le couvre-chef « Oates » – qui attire l’attention sur lui plutôt que sur l’être humain au-dessous ; mais, à mesure que le temps passe, que nous apprenons à nous connaître, cette distinction s’efface. Je pense. À moins que les gens ne regardent et ne mémorisent que de petits bouts épars, non représentatifs, pour une utilisation future ? Stanley Elkin, qui m’a précédée à Kalamazoo, a apparemment fait la lecture d’une novella pendant une violente tempête – une alerte à la tornade, signalée dans la région par une sirène (qui invite tout le monde à se réfugier dans des abris) – mais Stanley ne savait pas ce que signifiait cette sirène ou ne l’a peut-être pas entendue, et il a continué à lire pendant que ses auditeurs souffraient, avec plus ou moins de docilité. Une anecdote merveilleuse… ! Dans l’ensemble, il n’avait pas l’air au mieux de sa forme, il est malade, en fait, moins énergique que par le passé, paraît-il ; pauvre homme, il a toujours été si étrangement agité et pour quelle raison ? Où qu’il aille, cependant, les anecdotes fleurissent. On ne peut pas en dire autant à mon sujet, je suppose. « Joyce Carol Oates et son mari Ray Smith étaient là, la semaine dernière. – Oh… à quoi ressemblent-ils ? – Eh bien, ils sont… ils sont calmes. Ils sont sympathiques. Ils sont… euh… comme nous… comme n’importe qui, j’imagine… rien de remarquable. – Rien de remarquable ? Pas de beuveries, pas de flèches empoisonnées, de disputes, de batailles ? Rien ? – Il y a quelques années, nous avons eu John Berryman, eh bien, ça c’était un poète. Je ne vous ai pas raconté ce qui s’était passé… » etc. Cela dit, j’acquerrai peut-être la réputation d’être fragile, souffreteuse, un genre de malade ambulatoire, étant donné que je suis souvent peinée d’avoir à refuser des invitations (surtout venant de gens bien intentionnés mais opportunistes et, hélas, assommants : des relations qui aimeraient être des amis intimes) et que je prétexte ma piètre santé. Cela me semble une gentillesse – que peut-on dire d’autre ? Un simple « non » est hors de question. Un « non » même complexe est hors de question. Nous disons parfois que nous sommes à la veille d’un départ, ou que des parents doivent nous rendre visite ; je dis parfois simplement, ou Ray dit, que je ne me sens pas bien. Au fil des ans, ces prétextes vont s’accumuler… je ressemblerai à George Eliot ! En réalité, la dernière fois que j’ai été malade et obligée de manquer mes cours pendant une semaine, c’était en 1967, l’année de la grippe asiatique – ou londonienne ? J’étais vraiment malade. Vraiment malade. Assez pour dix ans, j’espère. Mais, depuis, je n’ai jamais manqué un cours à Windsor, jamais annulé une lecture de poésie ni – en fait – quoi que ce soit d’important : ce qui ne se veut pas une déclaration hubristique, mais juste un constat. Un jour, bien sûr, finalement, inévitablement, nécessairement, l’« excellente santé » doit succomber devant quelque chose d’autre… mais j’ai eu une chance remarquable jusqu’à présent.
Ceux qui ont de la compréhension pour la mauvaise santé ou la névrose courent peut-être plus de risques de succomber. Mais ces états sont tout bonnement ennuyeux. Il n’y a rien à en dire – ils sont ennuyeux.
Donald Barthelme a téléphoné, veut ajouter mon nom à un genre de comité – arts littéraires, dans l’État de New York, je crois – il a été drôle, amical, humain – manifestement notre « querelle de famille » a pris fin, et Dieu merci : je rejette ce que j’ai pu dire de brutal, si sincèrement que ce soit. La sincérité est le premier refuge des malfaisants. Il n’empêche que Barthelme a été plutôt méchant avec moi dans Newsweek16 et que nous sommes circonspects sur nos écrits respectifs. J’essaie de le lire, j’essaie vraiment… !
20 juin 1975. Lentement, par morceaux, comme une mosaïque… ou un quilt multicolore… j’assemble Broken Reflections17. Un roman qui m’attire en lui presque inconsciemment. Me suis rendu compte un jour qu’il était beaucoup plus ambitieux que je ne l’avais cru : trois générations, cinq personnages assez complexes, l’évocation de modes de vie que j’ai connus ou dont j’ai entendu parler et qui, peut-être, disparaissent en Amérique. Et pourtant – peut-être pas. L’Amérique est bien plus compliquée, plus dense, qu’on ne s’en doute. Les petits bourgs et les communautés rurales sont toujours là, leurs modes de vie sont toujours là… même si la télévision, les centres commerciaux, les fluctuations économiques sont des réalités très présentes. J’ai parfois la conviction que rien ne change beaucoup. Les gens ne sont pas transformés. Le « changement » est superficiel, c’est presque une invention des relations publiques ou des médias. L’état d’esprit de l’Amérique et de la plupart des pays (des gens ?) est profondément conservateur ; on peut presque parler d’inertie de l’esprit, sur le plan collectif. Il y a quelques années, un de mes étudiants, bénévole dans la campagne de McGovern, disait : « Un homme nous a déclaré qu’il savait que Nixon était un escroc mais qu’il voterait quand même pour lui, et pas pour McGovern et ses drôles d’idées… » Cet homme était au moins sincère. Les Américains tolèrent et encouragent même les « changements » superficiels – les modes vestimentaires ou musicales, par exemple – peut-être afin de maintenir le statu quo à un autre niveau. La révolution sexuelle est un désastre pour beaucoup de gens, à en juger d’après ce que j’ai pu constater. Les étudiantes sont toujours aussi inquiètes, aussi malheureuses de ne « pas être aimées », et c’est peut-être même encore pire maintenant : la proposition de mariage demeure la preuve d’estime, qu’elles vivent avec un jeune homme ou non. Les émotions semblent strictement inchangées. Il y a une maturité précoce d’une nature sexuelle ou physique, cela dit. Peut-être n’a-t-elle rien de « précoce » et fait-elle partie d’une accélération générale de la croissance dans l’espèce. D’un autre côté, il paraît qu’une sexualité précoce est la caractéristique de cultures relativement peu civilisées… et qu’elle constitue, dans les espèces autres que l’humaine, une sorte de stratagème de l’évolution. (La reproduction par des organismes non encore pleinement adultes, ce qui élimine les subtilités improductives ou contre-productives de l’organisme adulte. Je ne pense pas que l’on puisse accuser notre civilisation de « subtilités », cela dit…) Broken Reflections brise en cinq points de vue certaines de mes préoccupations, fondues dans des personnalités qui méritent d’être étudiées, explorées. Mais comment finira-t-il… ? La fin de The Assassins n’a pas été celle que j’avais espérée au départ.
Henry James, dans la préface à l’édition new-yorkaise de La Princesse Casamassima18 : « … cette fiction est née très directement… de l’habitude et du goût que j’avais de marcher dans les rues [de Londres]. Je marchais beaucoup – pour faire de l’exercice, pour m’amuser, pour acquérir… ; et comme je recevais ainsi de nombreuses impressions, ces impressions travaillaient et cherchaient une issue, et c’est ainsi qu’au bout d’un certain temps, le livre est né. » James exprime cela si bien ! Je me suis aussitôt sentie des affinités avec lui. […] Pour de tels écrivains (j’espère être du nombre), l’influence la plus importante n’est pas la littérature, mais la vie même, et moins elle est familière, mieux c’est ; plus les impressions sont confuses, mieux c’est… parce qu’elles finissent toujours par exiger qu’on leur donne une structure quelconque.
26 juillet 1975. Le voyage n’est pas une invention américaine, mais les générations futures le prétendront peut-être ; cela semble si spécifiquement américain.
Revenons de trois semaines sur les routes : Toronto, Montréal ; Québec ; Bar Harbor dans le Maine ; Boston ; Lake Placid ; puis retour chez nous par l’Ontario, ses collines frappées de lumière. Nous avons la tête pleine d’images et de sons. Que de beauté ! qui devient diffuse, irrécupérable. Des aquarelles qui déteignent les unes sur les autres. Des visions de rêve qui s’empilent. Stop ! Assez ! Mais le flot d’images ne s’arrête pas. Si bien que la plupart sont perdues, vraiment irrécupérables, ce qui n’est en général pas le cas des rencontres émotionnelles avec d’autres êtres humains.
Le voyage est un besoin. L’anonymat. Pas nécessairement la beauté – bien que nous ayons été gâtés pendant ce voyage – mais des paysages nouveaux, du changement, des surprises. […] Le voyage est une telle drogue que nous rentrons chez nous à contrecœur. La maison est belle. La rivière est belle. La journée d’aujourd’hui est venteuse, lumineuse, splendide. Tout a poussé : pelouse, roses, mauvaises herbes, fleurs. Il y a de la beauté ici, je m’en rends parfaitement compte, et pourtant je n’avais vraiment pas envie de rentrer, cette fois-ci. L’anonymat du voyage m’attire. Pas de courrier ! Pas de coups de téléphone ! Ne pas être enfermée en permanence dans quelques mètres cubes de conscience : Joyce Carol Oates. Maintenant que je suis de retour, je suis condamnée à passer des heures à servir de secrétaire à cette personne, à répondre à son courrier, à refuser poliment des demandes. Tout en sachant que certaines d’entre elles me sont adressées avec beaucoup de désinvolture et qu’elles seront adressées à d’autres après moi, je me sens néanmoins obligée de répondre. Quand l’étoile publique de Oates monte, la mienne doit nécessairement décroître ; quand la sienne se stabilise ou décline, je suis gagnante. Quel piège doit être la célébrité, la célébrité internationale, ahurissante, boursouflée par les médias…
[…]
… Pris des notes pour Childwold : A Romance for Five Voices, tandis que nous roulions. Un poème en prose, apparemment, mais je pourrai peut-être le déguiser en roman ; personne ne voudrait lire un poème en prose. Mais peut-être s’étirera-t-il jusqu’à redevenir un roman quand je me mettrai à travailler dessus. Pour l’instant, ce sont les voix qui m’obsèdent. Des voix. Moins les mots que les voix. Laney, son grand-père, Kasch, Arlene, Vale. Cinq personnes, cinq voix. Peut-être se fondront-elles toutes en une seule, ou dans le paysage même du comté d’Eden19. À ce stade, et depuis des jours, je me sens presque perdue, presque perplexe. Aujourd’hui, ce n’était pas trop mal, mais hier j’ai éprouvé la certitude amère que cela ne marcherait pas, ne prendrait jamais la forme d’un roman. J’en sais assez, cependant, pour faire confiance au temps. Une nuit de sommeil et mon paysage intérieur change. Je n’ai pas à réfléchir… à planifier consciemment certaines choses. Elles évolueront d’elles-mêmes. Le plus difficile est de se fier à cette évolution, d’avoir foi en elle. Un mauvais moment a un tel pouvoir de conviction… Me rappelle avec une curieuse tendresse la nouvelle que j’ai écrite juste avant de partir, il y a trois semaines : Daisy, Bonham, et leur étrange relation20. Je baigne encore dans l’atmosphère de cette nouvelle. Elle me paraissait si embrouillée quand j’en étais au premier jet, si complexe, si difficile… et puis, au bout de quelques jours de méditation, cela a plutôt bien marché. C’est peut-être ma meilleure nouvelle, si cela veut dire quelque chose… Elle me touche assurément de près, les relations de l’artiste avec son moi de remplacement… les relations tendues du moi avec les forces pures, non civilisées, de l’imagination. Je me demande si l’on remarquera le parallèle avec James Joyce. Comme lui, je suis une joyce criant dans le désert ; contrairement à lui, j’ai tendance à me méfier des jeux de mots, des calembours, des arabesques de pur langage.
Entendu, Joyce était un égoïste ; mais est-ce nécessairement un mal ? Mes périodes d’altruisme ne me paraissent pas vraiment avoir été supérieures aux périodes d’égoïsme de qui que ce soit d’autre. Quelle différence cela fait-il ? Je connais des gens qui convoitent la célébrité, qui troqueraient leurs amitiés contre un peu de publicité gratuite, mais sont-ils nécessairement mauvais… ? Ce que je fais est moi, comme le proclame le poème de Hopkins. Pour ce je vins21. L’oubli de soi prêcheur et moralisateur de certains écrivains naturalistes et prétendus mystiques, qui se veulent des vitres devant la nature et ses merveilles, est en fait une forme de manie égocentrique, si déguisée qu’elle soit. Je trouve cela consternant. Je trouve cela ennuyeux. Mieux vaut l’attitude de Joyce, ou de Nabokov, ou de Roethke.
En un sens, ce n’est pas ce que je veux dire. J’exagère. Le mystique naturaliste offense les autres en prétendant que sa voie est la voie, qu’un intérêt passionné pour les fleurs, les algues, les arbres, les nuages et les insectes est supérieur à un intérêt passionné pour la bourse, par exemple. L’égotiste offense pour des raisons évidentes (quoiqu’ils plaisent assez à certaines personnes, aux disciples nés – l’attitude à avoir en leur présence est tellement simple). Ego ou anti-ego sont assurément des convenances personnelles, et les gens font avant tout ce qu’ils veulent ; ce qui leur procure du plaisir. Pour ce je vins.
Une légère tendance à la tristesse au retour d’un voyage. Dois résister. Dois me plonger dans un travail quelconque. Les épreuves de The Assassins devraient arriver bientôt, et d’autres textes en rapport avec ce roman ; je tâche de ne rien en attendre, ayant appris par expérience que mes espoirs, même modestes, ont tendance à être frustrés.
[…]
9 août 1975. Ma fascination pour Childwold croît, avec une belle indiscipline. Beaucoup de notes. Plus qu’assez pour un roman, j’en ai peur, et pourtant le matériau est loin d’être épuisé… Malgré tout, je reconnais dans cette façon de procéder celle-là même qui m’a permis de me débrouiller de The Assassins, même si ce roman n’a pas été très facile à écrire dans l’ensemble… ni très agréable. Curieuse de savoir ce que les gens vont en penser. Détachée maintenant, mes émotions n’y sont plus ; je pense que c’est sans doute le meilleur roman que j’ai écrit ou écrirai jamais ; Childwold ne pourra pas être aussi « intéressant » du point de vue dramatique, car il sera avant tout lyrique. Je m’en moque : je veux écrire ce que je veux écrire. Il sera dense, concentré sur des réalités intérieures, ignorera délibérément le monde extérieur. Je crois. Mais je ne le saurai pas vraiment avant qu’il soit écrit.
Childwold22 : le nom même est très évocateur pour moi. Suis tombée dessus pendant notre voyage, alors que nous roulions sur une route de montagne, je ne me rappelle pas où. Le nom s’est logé dans mon cerveau, a grandi, exigé de la place dans ma conscience… supplanté l’autre titre, Broken Reflections. Childwold Childwold Childwold.
Un rêve dérangeant la nuit dernière, où des figures de l’« enfance » et moi partagions la même réalité. Deux filles, dont une amie très proche, Jean Windnagle, mon aînée d’un an ; elle était l’un des cinq enfants de la famille pauvre, assez misérable, qui habitait à côté de chez nous. Père au chômage, souvent ivre. Violent. […] Nelia Pynn, une fille qui avait un an de moins que moi et n’était pas du tout une amie, juste une voisine, apparaissait, je lui demandais des nouvelles de sa famille et elle semblait assez jalouse de moi, refusait de me répondre. […] Les Pynn étaient une famille bien, à la différence des autres familles qui me hantent souvent, qui figureront dans Childwold… Tous ces actes brutaux, insensés… cruauté incroyable, grossièreté, obscénité… et même (on s’en vantait) un inceste entre un garçon d’environ treize ans et sa sœur de six ans… les choses faites aux animaux… les cailloux, pierres, poires et pommes vertes jetées lors de batailles spontanées et glapissantes… des enfants débiles devenus grands et méchants. Les choses extraordinaires qu’ils disaient dans le car scolaire à de très jeunes enfants, sur le sexe, les comportements sexuels… en riant, jubilant, roulant les yeux. Ce n’est qu’en me concentrant sur la stupidité (et l’inexactitude) de ces propos que j’ai réussi, avec le temps, à évacuer le poison goutte après goutte ; car c’était un monde souterrain, un monde d’enfant (childwold ?) dont mes parents ne savaient rien. Même quand on nous tourmentait à l’école, moi et quelques autres, nos peurs n’étaient pas prises au sérieux par des adultes qui, tout simplement, ne savaient pas…
28 septembre 1975. Ai revu, et revu encore. Childwold, qui devait faire moins de 200 pages, en compte maintenant près de trois cents. Certaines de mes révisions développent généreusement, d’autres coupent, condensent. La forme du « poème en prose » a évolué vers un genre de roman avec une intrigue, ou du moins un certaine progression dans le temps ; on ne peut pas, après tout, priver les êtres humains de leur vie… ! C’est bien moins difficile que The Assassins, à lire comme à écrire, et à réécrire. Dieu merci, ce roman-là est derrière moi… Comme Wonderland, il semblait blesser, faire mal à mesure qu’il avançait, une douleur presque physique, quelque chose qui devait être fait avec précaution, avec le plus de distance possible (quoique à la fin toute distance ait été impossible). Childwold est libérateur au sens ancien, plus modeste, du terme : il retrace mon propre passé, trouve des métaphores pour certains événements de ma vie, fictionnalise beaucoup pour exprimer ce qui devrait être une vérité simple. Ce n’est qu’à mi-parcours que j’ai compris la forme finale qu’il prendrait – la libération de l’un, l’enfermement de l’autre (bien que le sort de Kasch ne soit pas vraiment un enfermement23 ; c’est une « libération » spirituelle d’un genre mystique, à laquelle, en ce moment, je ne crois pas tout à fait – mais cela reviendra peut-être un jour : j’ai apparemment pris le parti de l’histoire, pour le meilleur et pour le pire, et la transcendance doit intervenir par éclairs mais ne pas apparaître comme le but), une inversion des positions, une inversion très littérale des lieux. Kasch s’enterre à la campagne, Laney la quitte pour explorer le monde. Que Laney soit une forme de moi-même est assez évident, et elle n’est pas censée ne pas l’être, mais j’ai souligné son intérêt pour l’art et pour la biologie plutôt que pour la littérature, et cela très peu, très légèrement, de peur de paraître en faire trop. Je ne voulais surtout pas d’un « portrait de l’artiste »… et, même ainsi, le roman est plus long que je ne le souhaitais. Il pourrait si facilement faire 500 pages ou même 800 ! Mais je voulais, cette fois, écrire quelque chose qui soit petit, réduit, subtil, voire ténu. Un long poème en prose. Un poème dramatique en prose. Cette forme est si merveilleuse, ces exigences si stimulantes que je recommencerais avec bonheur un autre Childwold… mais je dois résister à de telles tentations.
… Il s’est trouvé qu’une nouvelle écrite et envoyée sous un pseudonyme a été acceptée par une revue littéraire distinguée qui, quelques jours auparavant, avait accepté l’une de « mes » nouvelles, envoyée par Blanche24. Si j’avais su qu’elle leur envoyait une nouvelle, je ne leur aurais pas envoyé l’autre… ! Une coïncidence ; comme ce serait intéressant si les deux paraissaient dans le même numéro25 !
Ce premier semestre est vivant, stimulant et coloré – des étudiants de partout, dont beaucoup assez doués : mon jeune Portoricain, ancien combattant du Vietnam, fait des expériences en s’inspirant de mes nouvelles, des variations saisissantes sur « ma » fiction ; lire ces nouvelles est parfois troublant, car elles font écho aux miennes tout en étant très différentes. Étrange, très étrange de voir son influence sur d’autres… d’entendre, d’une autre source, sa propre voix. […]
15 octobre 1975. Fini Childwold, révisions, numérotation des pages, et même le logo que j’espère utiliser (une branche d’if)26 ; mais il reste là, sur mon bureau ; pour une raison ou une autre, je n’ai pas envie de le poster. Je pourrais le travailler et le retravailler sans fin. Chaque page pourrait être développée, chaque scène dramatisée, de nouveaux passages introduits, des passages minuscules pleins d’amour – description, méditation, atmosphère, souvenirs… Mais il est déjà beaucoup plus long que je ne le voulais, 321 pages alors que 200, et même moins, étaient désirées. J’avais espéré 180. Mais il faut laisser ces gens vivre, donner de la liberté à leurs voix…
La nature musicale du langage ordinaire. Si facile de passer à côté, de juger les gens sur les apparences. Si ce qu’ils disent peut être banal, laid, déprimant, choquant, la façon dont ils le disent peut être belle… Qu’on laisse les gens parler et ils s’expriment, par une sorte de chant, délicat, subtil, mystérieux, unique. Il n’y a pas de fin à l’exploration du moi par le biais du langage… Fascinant. Je me suis néanmoins retenue dans Childwold, ne voulais pas être trop « poétique », trop musicale. Un jour, peut-être – avec d’autres gens ?
La facilité de la vie quotidienne, l’incapacité de se prendre au sérieux dans un drame cosmique, dans une « tragédie ». Pourtant cet aspect de la personnalité n’écrit pas les livres. Qui le fait, alors ? … Le diabolique, le sournois, l’espiègle, l’expérimental : des possibilités manifestées par la nature bourgeoise de la personnalité publique ou sociale. Flaubert avait raison, on devrait vivre comme un bourgeois, à quelques exceptions évidentes près (car les bourgeois font un terrible gaspillage de leur temps). Tout art doit être cultivé avec lenteur, amour, patience. À partir de la routine d’une vie normalement heureuse, productive, remplie, fermement ancrée dans un travail qui, en soi, est immensément enrichissant, tant de choses sont possibles… ! Si j’avais une vie difficile, si j’étais instable, comment pourrais-je écrire des romans tels que The Assassins ou The Spider Monkey27, comment pourrais-je explorer de telles vies… ?
On a peu parlé de l’enchantement exercé par certains matériaux. Ce n’est pas que ma personnalité détermine le matériau, mais, de façon singulière, celui-ci se met à affecter ma personnalité, ma vie, mes humeurs (quoique que je n’aie apparemment plus d’« humeurs » à proprement parler, pas comme j’en avais à vingt ans et plus jeune.) Ainsi The Assassins était, en partie, une œuvre déprimante et, pour me dégager de ses dangers, il fallait que j’écrive autre chose, ne serait-ce que des critiques ou même des lettres à des amis ; et, bien sûr, enseigner est une joie permanente. On ne sait jamais ce qui va arriver à l’université… ! Mais si ma vie quotidienne était plutôt malheureuse, la combinaison de cette vie et des matériaux de ce roman particulier aurait été mortelle. Je me demande si d’autres écrivains le savent… ? Il leur faut être très, très prudent. Ce sont très littéralement des questions de vie ou de mort. Certains sujets sont dangereux, ils empoisonnent le sang, s’insinuent dans les rêves et exigent une allégeance totale : et si l’on n’est pas assez fort pour les affronter… ?
18 octobre 1975. Jour lugubre et froid, pluie et plaintes du vent, la première tempête d’automne. Juncos et bruants ballottés par le vent ; les chats à l’intérieur, qui craignent de sortir. Avant cela, des semaines de beauté presque ininterrompue : nous nous sommes promenés dans la campagne, à Point Pelee, à Cranbrook, avons marché des heures. Octobre est le mois préféré de Ray. Aujourd’hui, tout a changé, on se croirait au début de l’hiver, rien à faire d’autre que rester chez soi et regarder. Suis en train de lire les nouvelles de Goyen dont je dois faire une critique pour le New York Times28 ; une agréable coïncidence, mon sentiment sur la prose « musicale » et les nouvelles de Goyen, qui ressemblent à des contes populaires oraux écrits avec une grande sophistication. Presque des poèmes en prose, elles aussi… Lis également Yeats, ou plutôt le relis, réfléchis une fois encore sur Yeats. Plusieurs années que je ne l’ai pas enseigné. Difficile pour les étudiants !… difficile pour moi. Pourquoi voulait-il être aussi difficile ? Sa voix, la voix de The Tower [La tour] et de The Winding Stair [L’escalier en spirale], suprêmement sienne. Tant de poètes l’ont imité, malgré eux… Pas seulement Roethke, mais aussi Frost et Stevens ; Yeats est là, en eux, irrévocable. Je suppose que cela signifie qu’il leur est supérieur. Pas nécessairement : mais c’est vrai, il est supérieur, il les engloutit tous. Effrayant, le pouvoir de Yeats en termes de poésie. […]
… L’écriture critique : un plaisir bien différent de celui que donne le creative writing (un terme impossible). Alors que le critique peut énoncer, l’écrivain doit suggérer, dramatiser ; l’un peut se servir des mots directement, l’autre les utiliser comme une sorte d’intermédiaire pour évoquer la réalité de l’œuvre dans l’esprit du lecteur. Une différence considérable, une différence cruciale. Qui explique le plaisir que je prends à l’écriture « critique » – parce qu’elle fait contraste avec l’autre. Un bon essai critique est, bien entendu, une œuvre d’art, et peut être encore plus difficile à écrire que la fiction. Mais il n’est jamais tenu en aussi haute estime. Bien que j’aie travaillé très dur à mes deux livres de critique littéraire29, et qu’il soit évident que je leur ai consacré de longues heures, des journalistes notent de temps à autre que ces critiques sont « naturellement » au service de mes romans et nouvelles, qu’il faudrait les lire principalement pour mieux comprendre ma fiction… C’est ridicule ! Quel individu sain d’esprit passerait autant de temps à écrire des livres pour en éclairer d’autres ! Un écrit critique naît d’un désir intense de parler à et d’un autre écrivain ; c’est une sorte de collaboration, une synthèse de voix. La critique ne devrait pas être dévalorisée… Oui, c’est une forme d’art, du moins quand elle est gouvernée par un esprit véritablement créatif et généreux, et non par la jalousie du critique envers les « vrais » écrivains.
22 octobre 1975. Yeats, et l’idée que toute pensée est figée en quelque chose d’inhumain… Mais nous avons besoin de ces points ou de ces pics « inhumains » pour naviguer ; nous réagissons contre eux, nous les dépassons, les redécouvrons, les assimilons, les oublions et leur rendons hommage. Tant que nous vivons, nous naviguons entre l’humain et l’inhumain, le temporel et l’« éternel », la fascination pour le temps et l’indifférence pour tout ce qui n’est qu’opportun…
[…]
28 octobre 1975. L’art idéal, l’art le plus noble : travailler avec les complexités de la vie, refuser de simplifier, de « triompher » du doute.
Le moraliste. Le sceptique. Le « visionnaire ».
Ces trois fonctions, points de référence, dans une sorte de combat harmonieux… L’une sans les autres serait désastreuse ; refléterait un monde inconscient, la nature seule sans les jeux de l’imagination.
Le moraliste se tient derrière l’œuvre d’art, assez « subtilisé » , espère-t-on, pour que son existence ne soit pas évidente ; on devrait néanmoins pouvoir s’imprégner de la morale de l’artiste… saisir de temps à autre ses sentiments, ses motivations, sans que ce soit envahissant ni distrayant.
Le sceptique se tient à l’écart, détaché et ironique. Il questionne, pique, taquine, provoque, tourmente sans cesse… Il tord à les essorer les présupposés du moraliste, les vide de sang et de vie, bouscule certains personnages de fiction qui, dans l’idéal, devraient être invulnérables à ces attaques (puisqu’ils représentent les croyances secrètes du moraliste). Le scepticisme de mon œuvre explique son côté ludique mais fait aussi, malheureusement, qu’elle est mal comprise. Le sceptique est pourtant au moins aussi important que le moraliste… en abandonnant cette position ou ce masque, comme je le fais de temps à autre (dans l’enseignement, par exemple, où on ne peut se permettre d’être trop ironique – les étudiants se méprennent facilement) on abandonne la complexité riche, provocante, du monde pour offrir une vision simplifiée (mais plus accessible)… L’impulsion « primaire » semble venir du moraliste, mais la secondaire du sceptique. Mais cette relation est fluide et imprévisible.
Le visionnaire. Du combat entre le moraliste et le sceptique naît, parfois sans effort direct de ma part, une sorte de synthèse ou de vision de ces éléments en conflit… difficile à expliquer, mais évident dans le contexte de l’œuvre elle-même. L’œuvre n’est qu’elle-même : les mots, le son de ces mots, le jeu des rythmes, les relations entre les personnes de la fiction qui sont à la fois fictives et réelles (c’est-à-dire universelles – ou, plutôt, des expressions d’attitudes humaines qui transcendent le particulier). C’est une expérience et, comme toute expérience, elle est ineffable, sacrée. L’œuvre d’art est sacrée. L’agencement des mots est sacré et doit être abordé avec respect, avec précaution…
D’abord le matériau, le cadre, les personnages dans leur mode primaire ou brut. Et leurs relations les uns avec les autres, qui constituent ce qu’on appelle « intrigue » (un terme qui indique le mouvement d’éléments dans le temps). Puis, un genre de retour sur, ou d’interrogation, de trituration de ces données brutes ; une exagération de certains éléments, presque jusqu’à la parodie… sans quoi la fiction serait incomplète. Puis, le temps passant, une « vision » finit toujours par se dégager de l’œuvre, si récalcitrant que soit le matériau… Souvent, me réveillant brusquement au petit matin, je saisis – ou presque – l’unité de l’œuvre et me demande pourquoi je ne l’avais pas totalement appréhendée dès le début…
1er novembre 1975. Couchée à 1 heure du matin, réveillée à 5 heures, pleinement réveillée et incapable même de me bercer de l’illusion que je pourrais me rendormir. Un schéma qui semble se reproduire ; mais pourquoi ? Je suis perturbée par des pensées que je sais sans importance. Je me sens harcelée, provoquée, piquée, tourmentée… et tout cela pour des bêtises ! S’il y avait quelque chose de vraiment important dans ma vie, quelque chose qui aille mal… mais ça ne semble pas être le cas… ou en tout cas je ne sais pas ce que c’est. L’inconscient s’agite et me tourmente, non par des images adéquates, mais par des pensées et des inquiétudes vagues et banales que je sais intellectuellement n’avoir aucune importance. Quelle émotion sous-tend ces pensées, y a-t-il quelque chose de caché, de mal défini, pourquoi cela ne se montre-t-il pas… ? J’en suis à un point de ma vie où je sais que presque tout ce qui est personnel est insignifiant. Ces inquiétudes – quelle valeur ont-elles puisque dans quelques mois, quelques semaines, ou même quelques jours, elles seront oubliées ? « L’esprit est un singe ». On cherche à transcender de telles pensées par la méditation, par un travail conscient. Mais cela ne semble pas marcher… Et puis, j’ai aussi l’impression que je devrais faire attention à ces pensées, que je ne devrais pas essayer de les bloquer.
Je suis si divisée, si ignorante des vérités humaines fondamentales ! – je ne sais pas si « Nous sommes des corps » ou si « Nous sommes dans des corps ».
Eh bien ? Quoi ?
Sommes-nous nos corps, ou ne faisons-nous que les habiter ?
Tantôt je suis convaincue de l’un, tantôt de l’autre. J’espère que, d’une manière ou d’une autre, ces deux vérités apparemment antithétiques – « vérités » ??? – peuvent être résolues. Mais la voie de D. H. Lawrence n’est certainement pas la voie du yoga. Les instincts sont – ou ne sont pas – sacrés. Affiner consciemment notre âme est – ou n’est pas – quelque chose que nous devons entreprendre de façon systématique.
N’ai pas été dans une relation vitale avec mon moi inconscient depuis assez longtemps (sauf, bien sûr, quand j’écris). Mes rêves sont ordinaires ou le paraissent ; ils sont minces, décevants, incompréhensibles, mais pas mystérieux comme ils l’étaient il y a quelques années. Je ne suis arrivée à aucune décision concernant ma vie. Je ne sais pas si je dois continuer à mettre l’essentiel de mon énergie dans mon écriture, ou si je dois « lâcher prise » – le talent artistique hautement conscient est-il une sorte d’égotisme… ou… est-il, en un sens, absence de moi ? En public, je minimise toujours le sérieux de mon attachement à l’écriture. Je ne supporte pas que les gens puissent imaginer – mes amis entre autres – à quel point je suis investie dans l’écriture, dans une méditation incessante, perpétuelle, qui les exclut totalement, comme s’ils n’avaient aucune existence. Cette « méditation » est presque autonome, a peu à voir avec ma vie personnelle. Je serais si blessée que mon mari ait une existence subjective aussi têtue et aussi prolongée dans le temps que la mienne…
« Perfection de la vie » ou « perfection de l’art » : une alternative qui n’est pas raisonnable. Il est sûrement possible d’avoir les deux. On peut essayer, en tout cas. Mais c’est l’art qui exerce la plus forte attraction…
Haute enfance, Stock, Paris, 1978, trad. Claire Malroux (NdT).
J. C. Oates et R. Smith avaient habité à Beaumont pendant l’année universitaire 1961-1962 ; J. C. Oates y écrivit son premier recueil de nouvelles publié, By the North Gate (Vanguard, 1963).
Le critique Roger Sale s’était montré sévère envers deux des livres de J. C. Oates au début des années 70.
Le romancier Joseph Heller (1923-1999) avait mis treize ans pour écrire son second roman, Something Happened (1974). Son premier roman, Catch 22, était paru en 1961.
Premier roman publié de J. C. Oates, paru en 1964.
William Dean Howells (1837-1920), romancier et critique, figure majeure du réalisme littéraire américain.
David Hume (1711-1779), historien et philosophe écossais.
La nouvelle de J. C. Oates, Saul Bird says : Relate ! Communicate ! Liberate ! », avait paru dans le numéro d’octobre 1970 de Playboy ainsi que dans Prize Stories 1972 : The O. Henry Awards (Doubleday, 1972).
Lorsqu’elles furent publiées séparément, les nouvelles du recueil The Poisoned Kiss furent présentées comme « traduites du portugais » et écrites par un auteur nommé « Fernandes ». Mais « Fernandes » était un alter ego fictif de J. C. Oates.
L’article de J. C. Oates parut dans la New York Times Book Review, le 23 mars 1975.
Cette nouvelle paraîtrait dans une édition spéciale à tirage limité, publiée en 1978 par Sylvester & Orphanos Press, puis dans le recueil A Sentimental Education, Dutton, 1980 [Une éducation sentimentale, Stock, Paris, 1983, trad. Anne Rabinovitch – NdT].
Cette nouvelle parut dans Fiction International, vol. 4-5, 1975, puis dans le recueil Nigth-Side (Vanguard, 1977).
Il s’agit du roman Childwold, qui sera publié par Vanguard en 1976.
Hemingway, histoire d’une vie, Carlos Baker, R. Laffont, Paris, 1971, trad. Claude Noël et Andrée R. Picard. Faulkner : A Biography, Joseph Blotner, Random House, 1974 (NdT).
Stanley Jasspon Kunitz (1905-2006), poète américain, lauréat du prix Pulitzer en 1959 (NdT).
Dans un article de Newsweek sur J. C. Oates figurait une citation de Barthelme comparant la lecture de ses livres à « un genre de corvée ».
Premier titre de Childwold.
Roman publié pour la première fois en 1886.
Le « comté d’Eden » est le nom de la région rurale fictive qui servait de cadre aux romans et aux nouvelles de J. C. Oates depuis le début des années 60 ; il s’inspire de la campagne des environs de Lockport, dans l’État de New York, où l’auteur a grandi.
Cette nouvelle, Daisy, s’inspirait des relations entre James Joyce et Lucia, sa fille perturbée. Elle paraîtra en 1977 dans une édition spéciale à tirage limité, publiée par Black Sparrow Press, puis dans le recueil Night-Side (Vanguard, 1977).
Gerard Manley Hopkins (1844-1889), Poèmes et proses, Seuil, Paris, 1957, trad. Pierre Leyris (NdT).
Nom d’un hameau des Adirondacks. Composé des mots child, « enfant », et wold, « haute plaine », « plateau ». Le mot wold est également très proche de world, « monde » (NdT).
Fitz John Kasch est l’un des personnages principaux de Childwold.
Blanche Gregory, l’agente littéraire de J. C. Oates.
J. C. Oates avait commencé à écrire des nouvelles sous le pseudonyme de « Rae-Jolene Smith », et la Yale Review avait accepté et la nouvelle de « Smith » et celle de « Oates ». Elles ne parurent pas dans le même numéro.
Le journal contient de nombreux dessins de J. C. Oates, inspirés par le roman. Certains furent utilisées pour la jaquette de l’édition reliée.
The Triumph of the Spider Monkey, novella publiée en 1976 par Black Sparrow Press.
Cette critique, William Goyen’s Life Rhythms, parut dans la New York Times Book Review le 16 novembre 1975.
The Edge of Impossibility : Tragic Forms in Literature (Vanguard, 1972) et New Heaven, New Earth : The Visionary Experience in Literature (Vanguard, 1974).