Je suis apparemment détachée de moi-même. Qu’est-ce que le moi… Je suppose que je suis détachée de mon moi fini, personnalisé ; je m’identifie à une autre région de l’être, plus profonde.
1977 est une année de transition pour J. C. Oates sur les plans personnel et professionnel. On lui a proposé un poste de professeur à l’université de Princeton pour l’année universitaire 1978-1979 et, tout en sachant que Windsor et ses amis lui manqueront, elle décide d’accepter : le journal fait allusion à sa solitude fondamentale à Windsor, à l’absence d’un environnement intellectuel stimulant, et lorsque R. Smith et elle s’installeront finalement à Princeton, à l’été 1978, c’est précisément ce qu’elle y trouvera.
J. C. Oates recherchait la compagnie d’autres artistes à chacun de ses voyages, et cette année-là elle se rend à Washington, et à Baltimore où elle rencontre John Barth et Anne Tyler, qu’elle apprécie beaucoup tous les deux. Elle reçoit aussi à dîner son ami John Gardner, dont la vie passait alors par des changements d’une nature nettement plus mélodramatique.
Sur le plan artistique, la transition se caractérise par une sorte d’attente de Bellefleur, l’« énorme » roman gothique postmoderniste qui sollicitait déjà puissamment son imagination, mais qu’elle n’était pas encore prête à écrire. Joyce Carol Oates travaille donc à des projets plus secondaires, terminant un court roman intitulé Jigsaw, et un autre un peu plus long, The Evening and the Morning, inspiré par une série de meurtres d’enfants dans les banlieues de Detroit ; elle décidera finalement de ne publier ni l’un ni l’autre. Cette année-là, elle écrit aussi une novella, A Sentimental Education [Une éducation sentimentale] et son assortiment habituel de nouvelles, essais, poèmes et critiques.
Si l’auteur est flattée que le congrès de la Modern Language Association consacre une séance à son œuvre en décembre 1976, la célébrité a d’autres conséquences plus déconcertantes. À plusieurs reprises en 1977, elle est la victime d’illuminés qui viennent l’importuner à l’université ou lui écrivent des lettres perturbantes. Il n’est donc pas étonnant qu’elle médite souvent sur l’écart entre « Joyce Carol Oates », son image publique de romancière internationalement célèbre, et « Joyce Smith », qui souhaite souvent une sorte d’« invisibilité » lui permettant de poursuivre ses métiers d’écrivain et de professeur dans la paix et l’anonymat.
En dépit de quelques aspects négatifs, toutefois, il est frappant de voir à quel point le journal revient souvent sur le bonheur personnel de l’écrivain : l’épanouissement que lui apportent l’enseignement, son mariage avec Raymond et son absorption quotidienne dans l’écriture.
1er janvier 1977. Rentrés hier soir de dix jours de vacances à New York. Avons roulé des heures dans le blizzard ; tout à fait par hasard, j’ai conduit pendant les deux tiers du trajet et profité de l’occasion pour préparer le plan du roman de Claude Frey… Notre voiture était ballottée par le vent, la visibilité était mauvaise, la neige balayait la route, c’était hypnotisant, épuisant… presque hallucinatoire… Kilomètre après kilomètre, heure après heure, et néanmoins en approchant de Windsor, j’ai presque éprouvé un sentiment de déception. … The Masquerade, un titre possible. Ressemblant par sa structure (et, j’espère, par le plaisir et la facilité de sa composition) à All the Good People I’ve Left Behind.
Notes pour un poème : Night Driving, New Year’s Eve 19761.
Une série de visites chaleureuses, très agréables. Mes parents sont en excellente santé… mon père prend des cours d’art à l’université de Buffalo, a fait des choses étonnamment bonnes… ma mère occupée comme toujours. D’East Amherst sommes allés à Woodstock, où nous avons invité Gail Godwin et Robert Starer2 à déjeuner dans un joli restaurant d’un village voisin. Ils sont merveilleux tous les deux, charmants et stimulants, un couple idéal. Ils ont acheté, en retrait de la route (la Glasgow Turnpike), une maison avec de hautes fenêtres et une immense cheminée, qui appartenait à un artiste. Gail termine un roman sur un artiste, tape apparemment sur « beau » papier après la première soixantaine de pages, n’éprouve pas le besoin de remanier beaucoup. Intéressant à apprendre, étant donné que je suis partie dans l’autre direction… un premier jet à la main et de nombreuses petites révisions. Le caractère de Gail semble très proche du mien, et ses anciennes photos ressemblent aux miennes… jusqu’à sa mère qui ressemble à la mienne, au moins sur ces photos… ! J’espère les voir plus souvent, elle et Robert, lorsque nous séjournerons à New York, cet été.
Une activité frénétique à NY. […] Dimanche soir à la première des séances3, j’ai écouté des interventions sur mon œuvre qui ne m’ont guère intéressée, même si j’ai apprécié les efforts des critiques et leur évidente sincérité. Ils sont tous si sympathiques qu’il est difficile de savoir que dire, mais j’ai au moins eu la sagesse de refuser de commenter chaque intervention au fur et à mesure comme m’y invitait le modérateur ; cela aurait été terriblement injuste et aurait sans doute déstabilisé les critiques. […] J’ai éprouvé un sentiment d’irréalité, naturellement. Tous ces gens réunis dans une salle surchauffée de l’Americana Hotel à cause de moi. De ce que j’écris. Un personnage de fiction aurait peut-être trouvé cela intimidant, mais je dois avouer que je m’y suis parfaitement habituée et que j’y vois maintenant avant tout un événement social. Les gens ont besoin de se réunir fréquemment, et ils ont besoin d’être alimentés en idées ; ils ont besoin les uns des autres pour leur enrichissement intellectuel et spirituel. Il est agréable de penser que je suis devenue, pour certains, une source d’enrichissement… une présence stimulante dans leur univers. Et l’activité intellectuelle des critiques était impressionnante. Je crains que dans l’atmosphère générale de la MLA ces travaux authentiquement brillants ne passent inaperçus…
[…]
Énormément marché en dépit du froid et de vents cinglants. Traversé Central Park, arpenté Park Av., 3e Rue, 6e Av., 5e Av. Petits-déjeuners dans des delicatessen, dîners dans des restaurants chinois, hongrois, italiens, pas trop chers quoique hors de prix par rapport à Windsor. Notre chambre à l’Americana était parfaite, au quarante-neuvième étage avec vue sur l’Hudson, extraordinaire au crépuscule et la nuit. Constate que la vie citadine m’attire beaucoup… l’animation, le spectacle, la foule, les klaxons des taxis et les sirènes… le sentiment d’une vie bourdonnante, incessante. J’ignore quel effet aurait une telle vie sur mon écriture mais je ne pense pas qu’elle lui nuirait. Stimulations… distractions… Une matinée passée dans la 57e Rue à visiter des galeries (notamment l’exposition Kathe Kollwitz à la Kennedy, qui était extraordinaire, et celle de Christopher Pratt à la Marlborough) me vide de toute émotion d’un côté, mais m’inspire de l’autre.
[…]
Toujours un peu mélancolique concernant Son of the Morning. Mais j’aurai le plaisir minutieux de remanier encore quelques pages ce week-end. Puis j’en aurai vraiment terminé, j’imagine… et serai forcée de me plonger dans The Masquerade et dans une ou deux nouvelles qui attendent.
[…]
4 janvier 1977. Terminé la nouvelle Gargoyle4 qui n’est pas entièrement satisfaisante mais qui, à sa façon réduite, nette, méchante, réunit un certain nombre de choses que je dois traiter. Relis Dubliners [Gens de Dublin] et la biographie de Joyce par Ellmann pour mon séminaire de demain. Lis Margaret Laurence pour mon cours « Littérature et société ». (Une salle bondée hier à 11 heures – quatre-vingt-dix étudiants ou plus – comment suis-je censée m’y prendre avec autant de monde ?) Lis le nouveau roman de Walker Percy, Lancelot [Lancelot] pour une critique dans The New Republic5.
Percy : les gens ne sont plus horrifiés ni émus, ils sont simplement intéressés ou non.
Trouvé un « Poème d’amour à Joyce Carol Oates » sur la porte de mon bureau, hier. L’ai lu rapidement, sans beaucoup d’intérêt. Les lettres qui arrivent – enthousiastes pour la plupart, quelquefois critiques – ne m’intéressent plus vraiment. Je suis apparemment détachée de moi-même. Qu’est-ce que le moi… Je suppose que je suis détachée de mon moi fini, personnalisé ; je m’identifie à une autre région de l’être, plus profonde.
Vraiment… ?
Qu’est-ce que cette affaire de « personnalité », après tout ? Être obligée de se préoccuper passionnément de l’apparence, du statut, de la boursouflure d’un moi individualisé ? […] Tout ce qui me préoccupe apparemment quand je suis à l’université, c’est l’œuvre que j’enseigne (comme j’aime Joyce ! – et quel plaisir de le faire découvrir à des étudiants sensibles) et certains élèves. Il se trouve que je suis professeur titulaire, mais si je ne recevais pas d’avancement, année après année, j’aurais du mal à me forcer à m’y intéresser, je pense. Il semble si vain, d’une certaine façon, de se préoccuper de son statut dans le monde compétitif…
Dois écrire une histoire sur Mlle Lerner et Edith, l’enfant de douze ans qu’elle brime sans beaucoup de subtilité. La fictionnalisation d’un événement qui m’est arrivé en classe de cinquième… ou peut-être de quatrième… au collège de North Park. Effleuré dans Childwold. Et ailleurs, peut-être dans them. La situation sans issue d’une enfant manipulée par un adulte qu’elle est incapable de comprendre. Le nom de ce professeur de gym… je l’ai oublié… mais je me souviens si nettement d’elle : une expression malveillante, souriante, à la fois moqueuse et accusatrice… peau sombre, yeux sombres, cheveux sombres bouclés ou frisés… Elle m’a dit un jour : « Tu as l’air si seule », alors que je n’étais pas seule du tout : mais elle devait souhaiter me voir ainsi. Elle m’a choyée quelque temps, puis s’est mise à me harceler. Un enfant est si vulnérable… ! Je me rappelle mon horrible sentiment de culpabilité et la terreur déraisonnable que j’avais des autorités de ce petit établissement ridicule, des sentiments totalement disproportionnés (car il y avait des enfants vraiment méchants dans ce collège, et même un ou deux héroïnomanes ! – au début des années 50 – et des filles grotesquement précoces, prématurément formées […] qui devaient être un peu folles par-dessus le marché). J’étais une fille tellement sage, studieuse, travailleuse… si timide et si scrupuleuse que je faisais une victime parfaite. Cela semble absurde aujourd’hui mais à l’époque les persécutions de cette femme ont été un cauchemar. (Un autre professeur, Mlle Smith, m’a tourmentée à propos d’un carnet de secrétaire de classe – vierge, d’ailleurs – que j’avais perdu je ne sais comment dans le car. Pauvre petite Joyce, idiote et sans défense ! Elle fait presque la paire avec Maureen Wendall.)
6 janvier 1977. Fini la critique du Lancelot de Walker Percy pour The New Republic. Un roman décevant, pour tout dire ; et comme j’aime beaucoup Percy – que je l’ai beaucoup aimé, plutôt –, comme je sens que c’est quelqu’un de très bien sur le plan personnel – il m’a été difficile d’écrire cette critique. J’aurais peut-être dû renvoyer le livre. Je ne sais pas. Renvoyer les livres est lâche, mais écrire des critiques négatives est cruel. Cela dit – il aura sûrement beaucoup de bonnes critiques, étant donné que sa réputation est bien établie et que la plupart des critiques ne remarqueront pas à quel point ce roman est boiteux, ou ne souhaiteront pas le reconnaître.
Reçu The Triumph of the Spider Monkey. Maquette et reliure très belles. Je ne sais pas vraiment quoi penser de cette novella… est-elle inspirée ou tout simplement abominable… choquante… un peu folle ? Je ne pense pas que j’aimerais rencontrer son auteur.
À propos de folie : un homme de Detroit a débarqué dans mon cours de 11 heures, hier. Il voulait me parler. Il était entré la veille dans le bureau de Kathryn Mountain en disant : « Où diable est Joyce Carol Oates ? » et en se comportant de façon très étrange. Il a passé la tête à trois reprises dans le séminaire de troisième cycle de John Sullivan en me réclamant. Très, très bizarre, un ton ricaneur, faussement intime. Je lui ai demandé s’il était inscrit à mon cours, et où était son attestation d’inscription ; il a répondu qu’elle était chez lui ; il a essayé de me parler d’autre chose mais j’ai dit que, s’il n’était pas étudiant, il ne pouvait assister au cours ; il a dit avec colère : « Vous en avez après les hommes, hein » et il est parti… Une chance qu’il y ait eu des étudiants présents. Il respirait indéniablement la folie ; les étudiants et moi avons échangé des coups d’œil, avec cet air faussement amusé… mais que faire d’autre ? John S. a prévenu la police du campus. Mais que peut-on faire ? Il y a maintenant cent quatre étudiants entassés dans cette salle (et pas assez de sièges, de sorte qu’ils sont debout au fond et assis par terre) et personne, évidemment, ne peut les surveiller tous. Espérons que cet homme ne réapparaîtra pas. Il semblait égaré mais pas vraiment dangereux. Doit faire un genre de projection sur moi… mais Dieu seul sait laquelle… bizarre qu’il pense que j’en « veux aux hommes »… doit me confondre avec les féministes… Mais non, il est juste fou, pourquoi me fatiguer à m’interroger sur son compte ?
Ma « célébrité », pour ce qu’elle vaut, apporte donc son lot de récompenses méritées.
[…]
8 janvier 1977. […] Remue-ménage hier. À mon arrivée à l’université n’ai pas pu donner mon cours de 11 heures parce que pendant la nuit Mike Smith, mon assistant, avait reçu un coup de téléphone d’un homme qui lui avait annoncé vouloir me tuer. « Je vais la tuer, je vais la tuer !… Elle nous hait, elle nous hait tous. Je vais la tuer et vous m’aiderez… » Mike, qui a été contrôleur judiciaire, a eu la présence d’esprit de noter la conversation (si on peut dire). Je ne vois pas pourquoi quelqu’un pourrait avoir envie de me tuer, tout cela est embarrassant et… s’est révélé une laborieuse perte de temps… passé deux heures avec des enquêteurs… été interrogée ainsi que le Dr Sullivan et Mike Smith et Kathryn Mountain sur le meurtrier en puissance (qui est de toute évidence l’homme étrange que des gens ont vu mardi et mercredi, et qui est venu faire un tour dans ma classe). Par chance, mon autre assistant, Max, a pu se charger de mon cours et s’en est bien sorti. Mais je me sens si peu à ma place et si… contrariée… En fait, pas vraiment : je suppose que c’était un moment intéressant, du moins au début. Mais les enquêteurs prennent les dépositions à la main et sont très, très lents et très administratifs… Geoff Hayman, division des enquêtes spéciales, est l’homme que je suis censée appeler si le meurtrier en puissance se manifeste. Je me traînerai, en sang et pantelante, jusqu’au téléphone public le plus proche pour appeler l’enquêteur Hayman, poste 20.
[…]
L’absurdité de la violence… Pas seulement pour le criminel, mais pour la victime. Je ne pense pas que j’apprendrai ni ne pourrais apprendre quoi que ce soit de cet incident. Ou peut-être que si ? Ma curieuse tolérance amusée. Il faut bien mourir de quelque chose, après tout. D’un autre côté, peut-être que nous ne « mourons » pas vraiment… ?
Il n’empêche que la création prend fin ; l’écriture prend fin. Mais il faut bien qu’un jour cela aussi… prenne fin.
Le conflit en moi entre un stoïcisme bizarrement policé et détaché (et même pervers)… et l’enthousiasme, la curiosité qui me caractérisent davantage. Et l’énergie concernant l’avenir.
Mais qu’est-ce donc que le stoïcisme ? … l’esprit stoïque ? Est-il véritable ; ou n’est-ce qu’une réaction impuissante contre le Destin ? (Pas contre le Destin mais contre l’impuissance elle-même.) Est-ce que j’ai l’air d’accepter mon sort parce que je l’accepte vraiment, ou parce que je sais que je ne peux rien y faire ? … Ah ! mais je peux ou pourrais faire beaucoup. Ma vie étant menacée, je pourrais faire pas mal de choses. Je pourrais cesser d’enseigner quelques semaines, je pourrais m’en aller, je pourrais même engager un garde du corps […] Le stoïcisme serait-il une conspiration avec la mort ? Avec la mort de l’esprit ? Je ne le sais franchement pas. Embrasser son destin est poétique, mais courir l’embrasser… ? Non, je n’y crois pas ; je ne l’accepte pas. Si mon instinct me pousse à ne rien faire d’autre que de retourner enseigner lundi comme d’habitude (et ce cours malchanceux a été déplacé dans une salle hideuse au sous-sol d’un bâtiment hideux : une salle de physique !), ce n’est pas parce que je souhaite mourir, mais simplement parce que je prévois que cette menace ne sera pas mise à exécution, et que toutes les précautions que je pourrais prendre en viendront à paraître inutiles.
[Un collègue] me dit qu’on ne trouve Childwold nulle part dans la région de Detroit, pas même dans les librairies Dalton et Hudson. Qu’on ne l’y a jamais trouvé depuis sa publication (secrète) en octobre. J’ai dit à John d’un ton d’excuse que mes livres ne s’étaient jamais bien vendus, et il a répondu : « Vous ne pensez pas que la mauvaise distribution de Vanguard y est pour quelque chose ? » J’ai dit que je n’en savais rien. La distribution n’est certainement pas le point fort de Vanguard, je ne dirais pas le contraire, mais ils ont toujours été si arrangeants pour publier mes livres. […] Au fond de moi, j’ai si peu de certitude… de foi… de, quoi ?… d’espoir… concernant ce que j’écris… et aucune capacité (ou aucun désir) de l’évaluer objectivement. Plus mes livres se compliquent et me plaisent, moins le « monde littéraire » les apprécie. Ce qui est triste mais ne me paralyse pas.
9 janvier 1977. Achevé First Death6 (nouveau titre de Miss Lerner & Me) et en suis assez satisfaite. La vulnérabilité effrayante des jeunes gens… enfants, adolescents… des souvenirs me sont revenus pendant que j’écrivais cette nouvelle et j’ai éprouvé, presque, un sentiment de terreur… à l’idée de ce qu’aurait pu être ma vie. Dans mon cas, l’affaire de la tenue de gym et les persécutions impitoyables de mon professeur pendant des semaines (je suis même allée dans son bureau lui dire que j’avais cherché partout, et elle a eu la bonté – ou la folie – de répondre qu’elle était contente des efforts que je faisais !) se sont combinées à un incident bizarre (j’ai raté le car scolaire un matin où je devais faire quelque chose d’important, je ne sais plus quoi, au collège, et mes professeurs principal et d’anglais ne me l’ont jamais « pardonné », comme si je l’avais fait exprès) pour faire de mon année de quatrième une sorte de cauchemar qui a duré des mois… Les preuves semblaient s’accumuler contre moi, sans que j’aie le pouvoir de me défendre ni même de m’expliquer ; comment un enfant de douze ans peut-il expliquer quoi que ce soit à un adulte de façon convaincante ? Aujourd’hui, tant d’années ont passé et je suis autonome depuis si longtemps qu’il me faut faire un effort pour me rappeler l’étrange vulnérabilité terrifiante des enfants, continuellement jugés et manipulés par les adultes qui les entourent. Se concilier ceux qui ont le pouvoir par tous les moyens – n’est-ce pas simplement notre instinct de survie ? Se plier à leurs volontés jusqu’à ce que l’on soit libéré d’eux ? Puis les dépasser ?… La tragédie, c’est que beaucoup ne veulent ou ne peuvent pas se concilier les autres. Une certaine maussaderie violente dort en nous tous, attendant de s’exprimer. J’aurais aisément pu franchir la ligne… cesser tout simplement de me préoccuper des attentes insignifiantes de mes professeurs, de ce qu’ils « aimaient » et « n’aimaient pas », de leurs « préférés » et non préférés. Par chance, j’ai continué à faire l’effort d’être une « fille sage » (c.-à-d. être obéissante, accepter les absurdités, continuer à travailler dur, alors que j’avais l’impression – je n’exagère pas – que ma vie était en ruine autour de moi, en espérant qu’un jour mes péchés me seraient pardonnés et que je serais de nouveau admise dans le cercle magique du club des meilleurs élèves… et cela a fini par arriver en troisième après cette année triste et idiote vécue en paria, si bien que je me suis hâtée de pardonner à mes persécuteurs, et que ma colère n’a fait surface que des dizaines d’années plus tard… considérablement modifiée par les nécessités de la fiction).
[…]
15 janvier 1977. […] Quelle est la valeur de l’enseignement ? À tout le moins, on a conscience d’éveiller des idées… des émotions… des lueurs de sentiment… chez les étudiants. Inutile d’être idéaliste pour le voir ; c’est tout à fait évident. À côté de cela, il y a le côté stimulant, vivifiant. On n’approche jamais aussi près d’un texte, par exemple, qu’en l’enseignant à une classe réceptive. L’adventice du monde universitaire a son attrait. (Le fou ne s’est pas montré hier. Je l’avais presque oublié. Notre longue cale de navire ténébreuse et caverneuse, qui a aussi des allures d’incubateur – façon Meilleur des mondes –, aurait été parfaite pour un brin de folie normale.) Mes contrariétés sont plus comiques que déprimantes. Il se trouve que tout le monde dans le département vit des choses de ce genre – ou presque. Libérée de ce train-train, qui est tout à tour grisant et ridicule, j’aurais trop de temps à consacrer à l’écriture et à ma subjectivité. La nature claustrale de notre vie, ici, mon isolement dans ce bureau, deviendraient trop attrayants… On chancelle donc sous le choc d’un incident tragicomique après l’autre en espérant ne pas se faire faucher en chemin.
[…]
16 janvier 1977. L’engagement religieux de l’écrivain, du romancier en particulier. Engagement dans et engagement à. Le monde extérieur honoré autant que l’intérieur. Il faut être prêt à être mal lu, mal compris, mal interprété (même si – reconnaissons-le – cela fait parfois très mal).
Mes accès de découragement, d’appréhension. De confusion. À quoi rime le travail de toute une vie s’il peut valoir à l’écrivain autant d’opprobre… de cruauté… L’individu lambda n’ouvrira jamais un journal ni un livre pour y lire des attaques contre lui, il ne tombera jamais non plus sur des justifications apparemment « objectives » de sa vie : il ne verra jamais son reflet dans la confusion aléatoire du monde public. (Aléatoire ? Musique accidentelle ? Je crois, oui – une métaphore valable pour un monde de conflits dépourvu d’harmonie.) Mais naturellement l’écrivain ne doit pas attendre, ne doit pas dépendre du monde public. L’écrivain doit tirer sa force de lui-même ; ou de quelques amis et êtres chers.
Parfois, très franchement, le monde épouvante. Il est cruel avec trop d’exubérance, fou avec trop d’emportement. (Par exemple, l’amie de Kate, la fille [d’un collègue], onze ans, récemment agressée et assassinée. Défigurée par la décharge à bout portant d’un fusil de chasse. L’assassin encore en liberté.) Ce n’est pas pour concurrencer cela que j’écris des fantaisies aussi brutales que The Triumph of the Spider Monkey mais pour dire ma stupéfaction… ma tristesse abasourdie… ma colère aussi, car la satire est une forme de colère, une forme formelle très stylisée. Parfois, cependant, c’est le seul exutoire.
Quand la complexité recule, l’esprit satirique émerge. Quand la sensibilité est nécessairement étouffée ou engourdie, l’esprit satirique s’épanouit. (Car on peut sentir trop. On peut être blessé trop irréparablement et poussé à la poésie – et quand la poésie s’arrête, il en va de même de la volonté de vivre.)
L’équilibre harmonique d’une vie de sensations, d’émotions et de pensées. Le danger du déséquilibre. J’ai pensé avec malaise pendant des mois que mes émotions étaient mortes… ou émoussées… mais les événements de la semaine dernière et ma réaction indiquent qu’il n’en est rien. Au fond de moi demeure l’adolescente de quatorze ans encore pleine d’espoir, d’incertitude, qui observait le monde avec minutie, passion, respect admiratif. Et peur. Car le monde est brutal, quoi qu’en dise l’imagination poétique ou religieuse.
[…]
… Le romancier travaille avec l’individu, le particulier, pour arriver à quelque chose qui dépasse le particulier. Peut-être. Idéalement. Le romancier ne part pas d’une idée pour travailler à rebours. (Ah, mais pourquoi pas ? – il y a bien des sortes de romans et la tienne n’est sûrement pas la seule.)
Les romans les plus riches, alors. Les romans les plus agréables. Les romans que j’aime.
Toute déclaration sur « le monde » est une façon de défendre ses préoccupations du moment. N’est-il pas juste de le dire ? Mais dès la déclaration faite, elle devient l’histoire de quelqu’un d’autre. L’esprit file plus loin, impatient et ludique.
Raison pour laquelle je suis aussi peu sérieuse. Aussi ludique.
Raison pour laquelle, néanmoins, je suis aussi attachée à l’écriture.
La crainte d’être, au bout du compte, trop sérieuse. Trop apparemment sérieuse. La malédiction d’un certain genre de roman anglais – le souhait de ne pas être sérieux, de papillonner, léger d’esprit et de cœur. Il faut du courage pour être absolument sérieux. Pour risquer de paraître absurde. Ou d’être absurde.
[…]
23 janvier 1977. Notre seizième anniversaire de mariage aujourd’hui : stupéfiant ! Nous avons fêté cela par un déjeuner chez Archibald et par un tour dans les galeries de Birmingham7 (Klein-Vogel, Yaw, Hilberry). Il semble incroyable que nous soyons mariés depuis seize ans. Ou étaient-ce d’autres gens qui se sont mariés ce jour-là à Madison… ? (Mariés un lundi juste avant mon examen de vieil anglais.) Ray et moi sommes si proches que je nous soupçonne de ne pouvoir imaginer ni l’un ni l’autre à quel point nous sommes dépendants l’un de l’autre…
Impénétrable, l’état de non-mariage. La « liberté » du non-amour. Que ferait-on d’une « liberté » aussi infinie… ?
Et pourtant, la difficulté très réelle d’évoquer un bon mariage dans la fiction. Un amour normal et sain, un mélange de romantisme et de camaraderie et le très pratique… Cela peut être présenté à la fin d’un récit, peut-être (comme dans Son of the Morning) mais cela peut difficilement en faire partie. La fiction demande le conflit ; l’harmonie ne convainc pas. Ce que je vis dans ma vie quotidienne, je ne peux en faire de la fiction… Il nous est peut-être nécessaire d’écrire sur ce que nous ne possédons pas, sur ce qui est éloigné et étrange ; dépendre de l’imagination ; sinon il y a peu d’incitation à écrire.
Bizarre que je me sois sentie découragée par les critiques, l’autre jour. On m’avait dit qu’il y avait une critique « épouvantable » dans The New Yorker… mais quand j’y suis allée voir, elle ne m’a pas paru particulièrement critique… pas du tout cruelle, en tout cas. La journaliste, Susan Lardner, n’a tout simplement pas compris Childwold, et la présentation qu’elle en faisait n’avait pas grand rapport avec le roman8. Une sorte de compte rendu de lecture de classe de troisième, exprimant de la perplexité. Mais j’en suis venue à m’attendre à ce genre de choses, notamment de la part du New Yorker et, d’une certaine façon, il est très éclairant de voir à quel point ce que j’écris paraît obscur aux autres – à des gens raisonnablement intelligents et sensibles. Suis-je vraiment aussi difficile, ou est-ce le résultat de leur lecture superficielle… ? Pour moi, bien entendu, il n’y a pas de difficulté, et pas d’obscurité. Childwold était un roman très direct, chaque personnage était parfaitement campé et très réel – pour moi, du moins. Je ne m’attends toutefois pas qu’il soit populaire ou très aimé.
Mort d’Anaïs Nin. Regrettable. Mais elle a au moins vécu assez longtemps pour se voir reconnue… des critiques excellentes dans le Times et ailleurs. (On m’a invitée à participer à une messe du souvenir pour elle, à Los Angeles, mais il m’est impossible d’y aller.) Nona Balakian a évoqué l’antipathie violente exprimée par certains membres du NY Times à son égard … des hommes, principalement. Mais c’est le sort de l’écrivain « controversé ». Je n’y échappe pas moi-même. Parce que certains lecteurs détestent violemment mes livres, d’autres se sentent obligés de les défendre. Et parce que certains les apprécient, d’autres se sentent obligés de les attaquer. Un sort accidentel. Anaïs Nin était profondément blessée par la cruauté des critiques, leur méchanceté à l’égard de ses romans, surtout. Mais qui n’a pas été blessé ? Et qui n’a pas contribué à blesser… ?
[…]
Ma foi dans certains processus en dépit de mes doutes intellectuels. L’intellect est superficiel, manifestement… Lis Harold Bloom9 et suis impressionnée par sa grande culture d’un côté, sa naïveté de l’autre. « Anxiety of influence ». Stevens10 a lu Whitman, a lu Wordsworth. Et alors ? Stevens a lu beaucoup d’autres auteurs, parlé à des gens, subi l’« influence » de son foie, de l’attraction de la lune, de la qualité de son petit-déjeuner. Cela nous donne des choix de mots épars, pris ici et là, reliant prétendument Stevens à Whitman. La superficialité de l’intellect quand il se préoccupe essentiellement de connexions simples. Des jeux. Tous les critiques adorent-ils les jeux… Dans un jeu, quelqu’un est ça, quelqu’un gagne et quelqu’un perd. La vie est réduite à un plateau de jeu, à une paire de dés, ou à des cartes, des cases noires et rouges. Une distraction, une façon de tuer une heure. J’espère que la critique littéraire est un peu plus que cela…
Idéalement, elle honore, développe notre connaissance et notre compréhension de l’œuvre, sert d’interprète. Idéalement, elle est humble. Mais les critiques déconstructionnistes n’ont qu’impatience, ou désespoir, pour la critique telle qu’elle a été pratiquée… car leur rôle de « serviteur » est dégradant. Ils veulent être des poètes et des philosophes, mais n’ont pas de sujet. Ils se tournent donc vers de vrais poètes et de vrais philosophes autour de qui ils tentent de tisser une sorte de toile de mots, une construction fantaisiste tantôt agréable tantôt ennuyeuse, mais toujours accessoire. On perd fort peu de chose en ne lisant pas une critique de Whitman… on perd la moitié de la terre en ne lisant pas Whitman.
L’envie et la rancœur de certaines critiques. (Je pense principalement à Bloom – envie déguisée en désir rationnel de démystifier. Du coup Stevens et d’autres sont déconstruits. Détrônés. C’est le fantasme de désir de la psychanalyse, qui veut réduire les êtres humains à des pulsions impersonnelles pour que le psychanalyste puisse régner sans craindre de rébellion. Êtres humains = pulsions non humaines. Explicables en termes de dynamique biologique. Que cela ne soit pas convaincant n’a pas empêché que cela se répande dans certains milieux depuis maintenant des dizaines d’années.)
[…]
25 janvier 1977. […] Mon dés-intérêt pour ce que les gens appellent les « problèmes des femmes », la « littérature féminine ». Les femmes ont-elles une sensibilité particulière ? Non. Il existe des individus ayant des dons et des compétences uniques pour interpréter le symbolisme complexe du monde, mais ce n’est assurément pas une question de sexe. L’idée même est stupéfiante.
Si les sans-pouvoir doivent revendiquer un pouvoir, c’est naturellement un pouvoir invisible et incalculable.
Énergie, talent, vision, intuition, compassion, capacité de se consacrer à une tâche unique pendant de longues périodes, capacité d’être fidèle (et à ce qu’on écrit et à ceux qu’on aime) – cela n’a rien à voir avec le sexe.
L’opportunisme des « spécialistes » contemporains – qui cherchent à construire une « littérature féminine ». Est-ce simplement par désir d’être publiés, d’être promus ? Croient-ils aux idées tirées par les cheveux qu’ils avancent ? … La sensibilité d’une Virginia Woolf, par exemple. Elle est sienne, uniquement sienne. Non parce qu’elle est une « femme » mais parce qu’elle est, ou était, Virginia Woolf. Pas plus sensible que Henry James, Proust ou James Joyce, et donc pas plus « féminine » dans le sens étroit et trompeur que les gens donnent à ce mot aujourd’hui… Mais il faut bien que les critiques trouvent quelque chose à écrire. La profession l’exige.
[…]
26 janvier 1977. Vu hier soir la version cinématographique de In the Region of Ice11 et été très émue. Les acteurs étaient magnifiques, la photo saisissante, même la musique de fond était de bon goût. En noir et blanc : ce qui donnait une ambiance années 50, lointaine et triste. J’aurais préféré que le personnage de Richard fasse plus maniaque, plus dangereux. Pas Richard : Allen. Sœur Irene était très bien jouée… Au départ, cependant, j’étais extrêmement embarrassée. Comme le film était projeté dans la série de l’Ontario Film, après un film canadien (que nous n’avons pas vu), le public se composait en grande partie d’universitaires… mais je ne pouvais pas voir ce film autrement, et il fallait que je le voie, à cause du mal que s’était donné Andre Guttfreund pour l’envoyer. Finalement, tout s’est bien passé, cela n’avait rien de gênant, Ray et moi avons été tous les deux très émus par ce que Peter Werner et ses acteurs avaient réussi.
Souvenirs de cette période de ma vie. À l’université de Detroit, toute jeune professeur, sans doute plus aventureuse que je ne le suis aujourd’hui (ou que je ne souhaiterais l’être) ; confrontée à un étudiant brillant qui, peu à peu, ou peut-être très vite, a sombré dans la folie… Le plus alarmant de l’histoire était ma naïveté. Je n’ai cessé de voir dans Richard W. un étudiant vivant, stimulant, combatif (et détestable) dont j’aurais dû apprécier la présence dans mon cours parce qu’il défiait mon autorité, et non un fou qui allait vite devenir dangereux. Le souvenir de Richard dans mon bureau, assis à ma table. En revenant d’un cours, je l’ai trouvé en train de fouiller dans mes papiers, il s’est retourné et, avec son rire de dément, il a dit quelque chose de vaguement intimidant… Mais mon instinct me poussait (et me pousse toujours, j’imagine) à tourner ce genre de conflit désagréable à la plaisanterie ; à échanger des banalités nerveuses avec le fou. (D’autant que j’avais du mal à le croire « fou ». Cette notion même me paraissait démodée, idiote, conservatrice… n’étudions-nous pas Dostoïevski, Sartre, Camus, Céline et Nietzsche dans mon cours ? Richard savait parler brillamment de littérature, même s’il n’était pas toujours cohérent, et des mois ont passé avant que son apparence, son comportement et son rire surexcités commencent à m’effrayer.) J’ai donc écrit In the Region of Ice en pensant plus ou moins sérieusement à le lui faire lire. Je devais penser que cela pourrait lui servir d’avertissement : regarde, tu risques de te suicider si tu continues comme ça ! Le texte avait été accepté par l’Atlantic Monthly quand Richard a tué le rabbin Adler en pleine synagogue à Southfield, puis s’est suicidé. J’aurais été incapable de deviner l’étendue de sa violence, de sa rage et de sa confusion.
… Richard avait de l’affection pour moi mais pas assez pour vouloir me tuer. Me précédait sur sa liste, en même temps que le rabbin Adler, une professeur d’histoire – ou de sociologie – nommée Charlotte Zimmerman, son superviseur. Qui, depuis, a quitté l’université de Detroit, disparu de mes relations… Richard était parfois charmant, parfois absolument insupportable. Je l’aimais bien, sans nul doute. Il n’a jamais fait appel à moi comme à sœur Irene, mais même alors, qu’aurais-je pu faire ? – comment aurais-je pu réagir ? Après sa mort, ses autres professeurs se sont demandé comment ils auraient pu le « sauver ». Ils ont dit se sentir « coupables ». Pas moi : je n’avais pas autant de pouvoir sur lui. Sauver un autre d’un tel destin, le détourner du scénario qu’il a mis tant d’obstination à créer – quel miracle ce serait ! Je n’avais même pas l’égoïsme convenant à la jeunesse, ou à une jeune femme assez séduisante n’ayant qu’un ou deux ans de plus que son admirateur agressif et condamné. Il est mort depuis plus de dix ans, maintenant. À quoi rimaient son meurtre et son suicide théâtral ? La mort, c’est seulement être mort, muet, inerte. Je déteste jusqu’à l’idée de la mort de R.
27 janvier 1977. Encore un froid mordant aujourd’hui. Mais du soleil ; plutôt une belle journée. Travaille au roman de Claude Frey, qui s’appellera peut-être Jigsaw. Notes et ébauches de scènes écrites à la main. Le roman se développe de façon plutôt informe autour de la personnalité de Claude, qui est devenue plus mélancolique que je ne m’y attendais… La nostalgie frustrée de la cinquantaine pour l’enfance et l’innocence. Plus que cela : le désir de la beauté, le désir de préserver la beauté. Mais à essayer désespérément de la préserver, on la détruit.
Son of the Morning me manque toujours. Mon immersion dans la conscience de Nathan, dans sa relation intense avec Dieu. L’écriture de ce roman me manque si passionnément… au petit matin, surtout ; et le soir (il est 9 h 30 en cet instant, un jeudi). Les nouvelles ne m’absorbent apparemment plus comme elles le faisaient. Il y a si peu de conscience dans une nouvelle, je m’y implique si peu, je veux dire ; à peine a-t-on créé un être humain qui vit et respire (sic) qu’on en a terminé avec lui. La forme divine est le roman, qui inclut le monde entier… qui peut provoquer une altération de conscience chez l’auteur si tout marche comme il faut… […]
Le terrible défi de James Joyce. Après Ulysse et Finnegans Wake, que reste-t-il ? L’expérimentation pour elle-même semble stérile et vaine. Surtout quand on ne peut espérer ni souhaiter faire mieux que Joyce. Ce que Joyce ne fait pas est immense, bien sûr, et pourtant l’attention se porte sur ce qu’il a fait… et rendu impossible aux autres de faire.
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Vais donner un cours sur Le meilleur des mondes demain ; dois parler brièvement de la satire. Puis en route pour le Michigan Inn et un déjeuner avec mes amies, si le temps n’est pas trop redoutable… Suis obsédée par un sentiment de paresse ou d’indignité. Obscur sentiment d’insuffisance. Une de mes nouvelles12 dans Viva avec une illustration assez belle mais je n’ai pu me forcer à acheter la revue, elle est si vulgaire, si… si vulgaire. Qu’est-ce que je fais là-dedans, que fait mon nom sur la couverture… ! Et le mois dernier dans Playboy. Je ne sais pas comment ces choses arrivent et me sens trop hébétée pour y réfléchir, comme si mon sort n’était pas entre mes mains : à la fois honteux et totalement insignifiant… Ma vie aussi est un puzzle13, un étrange jeu baroque.
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29 janvier 1977. […] Le sentiment du divin, du sacré. Un authentique frémissement il y a quelques années : 1971. Et pendant des années ensuite. Puis une sorte de déclin, une perte progressive… perte aussi indicible que la réalité. Comment l’expliquer, comment trouver le langage adapté… Impossible. La perte de Nathan était bien plus grande que la mienne parce que le divin, en lui, était bien plus puissant. Je suis loin d’être aussi abattue et brisée qu’il ne l’était… et je ne souhaiterais pas non plus être aussi enivrée de Dieu qu’il l’était à la fleur de l’âge. « Les mouvements de grâce, la dureté de cœur, les circonstances extérieures. » La grâce, sûrement : le mot correct : accidentelle et totalement imprévisible. Échappant au contrôle humain. Le divin peut vous engloutir, vous soulever, puis se retirer : disparaître tout simplement. […]
6 février 1977. […] Dans quelle mesure, je me le demande, tous les individus sont-ils les spectateurs de leur vie. Jetons-nous tous un regard par-dessus notre épaule pour réexaminer la personne que nous avons été, connaissons-nous tous (comme moi) des moments où nous nous sentons parfaitement détachés de l’acteur qui joue son rôle comme s’il était terriblement sérieux… Personnalité : persona. Masque. Le vrai moi est ailleurs. Plus profond. Inaccessible à la conscience. Avoir foi en Dieu signifie peut-être avoir foi dans ce moi inconnu, plus profond, plus sage et, en un sens, impersonnel. Avoir foi dans la foi. Aimer. Être fidèle à. Continuer à être en quête de. Continuer la quête.
Quelqu’un a dit, mon ami John Gardner en fait, qu’à certains moments nous savons que tout ce que nous avons, ce sont nos rapports les uns aux autres… que nous sommes ici ensemble et que nous devons en faire un monde. Mais je ne suis pas d’accord. Je pense qu’il se trompe. Sa psychologie est superficielle, son sens du mystère programmatique et artificiel. Il écrit comme s’il était un critique en train d’écrire – d’écrire activement. « Comme ça. Je vais vous montrer », dit le professeur de piano, en prenant la place de son élève. Et il joue pour l’édification de son élève. John « joue » de la même façon – tire des intrigues en longueur pour illustrer son imagination essentiellement didactique. Mais il ne croit pas totalement à ce qu’il fait. C’est ce qu’il a dit, et ce que son comportement semble suggérer. Il craint d’être un bonimenteur, une sorte d’escroc, de réussir à se faire passer aux yeux des gens pour un « vrai » écrivain… et par conséquent de ne jamais le devenir. (Mais il le pourrait, sans aucun doute. Si seulement il renonçait à son moralisme pesant, ses leçons de morale, son idée trop universitaire de ce qu’un roman devrait être pour mériter l’attention de la Nouvelle Critique.) … Pas de nouvelles de John depuis que Joan et lui se sont séparés. Délicat de continuer une relation quand on a toujours fréquenté un couple, pas un individu ; et que ce couple a disparu. D’après les rumeurs, il vit dans une petite ville de l’État de New York, non loin de Bennington, avec une ancienne étudiante de Bennington qui a vingt ans de moins que lui. Le genre de situation qu’il a toujours condamné avec mépris : les hommes qui quittent femmes et enfants pour des femmes plus jeunes. Il m’a même reproché (il était ivre) de ne pas avoir proposé dans mes livres de bons modèles familiaux bien sains à ses enfants. Comme si on écrivait pour les enfants… qui, de toute manière, ne se laissent pas abuser par la propagande. Un homme généreux, intelligent, talentueux, inventif, et cependant capable de cruautés troublantes. Tellement ivre lors de notre dernière rencontre qu’il n’a pas pu se lever de table avec nous… M’aime-t-il ou me déteste-t-il ? Je suppose que ses sentiments sont ambigus. Mais après tout il ne me connaît pas. […]
12 février 1977. […] La remarque de Flaubert selon laquelle le contenu d’un roman n’est rien, pourrait ne rien être ; que le style est tout. Dans l’écriture d’un roman, c’est assurément vrai. Trouver la voix, le point de vue, l’angle de vue original qui soit le bon – tout est là. Ce n’est qu’ensuite qu’il semble que les personnages pourraient prendre vie indépendamment du langage : pourraient être repris, mettons, par quelqu’un d’autre et emmenés plus loin. On dirait de l’occultisme… mais est-ce simplement le sens commun ? Ou (comme une bonne part de ce qui est « commun ») s’agit-il de pures sornettes ? Un roman est un écheveau de mots. Il est mots. Vraiment ? Il semble être des mots, alors. De même que les photos des journaux, vues de près, semblent faites de points. Ou un tableau, d’une série de coups de pinceau. Mais la « réalité » n’est pas dans le détail, elle est dans l’organisation, dans l’arrière-plan miroitant, la toile de fond… le monde évoqué par les mots. Le romancier pourrait par conséquent perdre les personnages de son roman, ses personnages « inventés », au profit de quelqu’un d’autre… prenant à tort le détail (les mots) pour la réalité cohésive d’ensemble. […]
… La tragédie contemporaine. Le petit, exagéré ; le grand, minimisé. L’impossibilité d’une relation entre l’individu et sa – ou une quelconque – communauté. Un critique nommé Pickering14 m’a reproché d’avoir écrit des nouvelles sur des banlieusards déracinés, sans liens sociaux ; mais que doit-on faire, étant donné la situation actuelle ? La nostalgie ne me dit rien. Regarder par-dessus mon épaule, la larme à l’œil, ne me dit rien. On reproche aux écrivains d’écrire sur ce qui existe, comme s’ils étaient responsables des bouleversements de leur temps… La banalité de la plupart des critiques qui se sont attachées à mon œuvre. Écrites à la hâte, incohérentes, ne comprenant rien. Quelle valeur ? Très peu. Il n’est pas rare que des critiques se trompent sur l’intrigue. Suis-je naïve d’avoir attendu plus de considération, suis-je naïve d’être déçue… ? Même les critiques « positives » sont bien souvent mal informées, ignorantes. Que faire ? Continuer à écrire, je suppose ; essayer d’écrire mieux que par le passé ; rester stoïque. On peut dire à tout le moins que j’ai gagné beaucoup d’argent – assez pour être indépendante financièrement le reste de ma vie – si c’est une consolation.
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20 février 1977. Fini l’essai sur Lawrence : le Götterdämmerung de Lawrence15. Vraiment très satisfaisant, un plaisir ; surtout le travail de ce matin, relecture, révision et notes de bas de page. Il n’y a rien qui égale tout à fait ce travail d’analyse et de conjectures… se pencher sur une grande œuvre d’art, réunir différents fils, développer des idées qui naissent peu à peu… dans le cas présent, sur une période d’une dizaine d’années. Quel que soit le sort final de cet essai, l’écrire aura assurément été un plaisir.
Je sens le besoin, maintenant, d’écrire davantage d’essais… et même d’écrire une longue étude sur quelqu’un dont j’admire le travail… La satisfaction étrange, étonnante, indéniable, de la critique littéraire : « critique » est un mot bien pauvre pour la désigner, d’ailleurs.
En dépit de sa magnifique beauté et de sa perfection, ou de sa quasi-perfection, en dépit de sa voix merveilleuse, de sa musique, l’œuvre d’art est curieusement muette : timide, réservée, effacée : jusqu’à ce que quelqu’un vienne la prendre dans ses bras, la soulever dans les airs en s’écriant pour que tous entendent C’est un chef-d’œuvre ! Je vais vous dire pourquoi et, ce faisant, j’avancerai naturellement certaines de mes idées…
La littérature comme un dialogue incessant. Pour dire quoi que ce soit sur quelqu’un d’autre, je dois faire davantage que simplement le présenter, davantage même que l’interpréter ; je dois présenter ma propre opinion ; ce faisant, je crée une sorte de sous- ou de para-littérature qui complète l’œuvre originale. En considérant la littérature du point de vue du critique, je comprends que, d’une certaine façon, ma propre œuvre est là pour être commentée. L’écrivain veut qu’on ressente son œuvre, et peut-être (mais pas toujours) qu’on la loue ; il ne veut pas vraiment qu’elle soit l’occasion pour d’autres d’exercer leur génie… considérant, à juste titre, que le critique est en concurrence subtile avec lui et ne peut éviter de gagner ; ne peut éviter d’éprouver la satisfaction, si déraisonnable soit-elle, de « gagner ». Mais comme je suis également critique, au moins une partie du temps, et que je m’enthousiasme pour les plaisirs non négligeables de la critique, il me faudra être plus tolérante à l’égard des commentaires des autres sur ce que j’écris. Il faudra que je considère les critiques comme des rivaux amicaux, des gens très semblables à moi, parfois attirés par certaines œuvres parce qu’ils souhaitent s’en prendre à elles, mais attirés irrésistiblement, ce qui est tout ce qu’un écrivain peut demander.
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La duplicité de l’art, qu’aucun non-artiste ne peut comprendre : le simple fait d’exprimer une idée est en soi infiniment agréable. L’idée peut être littéralement n’importe laquelle – « optimiste », « pessimiste », sérieuse ou légère. Derrière l’écriture, sans nul doute, il y a un sérieux fondamental. Car personne ne construirait une maison pour ne pas y vivre… personne, du moins, ne construirait une maison sans l’intention d’y vivre. Oui, nous sommes tous sérieux, terriblement sérieux. Et pourtant… et pourtant nous sommes étrangement libres, même de ce sérieux. L’artiste est libre, je le vois si clairement parfois, si clairement… Bien qu’exprimant certaines de ses pires craintes dans Women in Love [Femmes amoureuses], Lawrence a éprouvé du plaisir à les exprimer ; à arranger, organiser et écrire. En mettant au monde quelque chose d’entièrement nouveau, nous participons au mystère (on peut bien l’appeler ainsi : quel autre mot convient) de la création, ce qui est toujours un plaisir. Ensuite, comme Lawrence, nous pouvons être vaguement alarmés par la nature de ce que nous avons fait. Il s’est dit surpris de ce que Women in Love soit aussi « apocalyptique » quand il l’a lu d’un bout à l’autre. Cette réaction est entièrement vraisemblable, et n’ôte rien à la sincérité de l’artiste. Il s’exprime à la fois par l’œuvre et par son intermédiaire. Mais aucun non-artiste ne pourrait comprendre cela, pas plus que l’artiste lui-même, séparé de son art pendant quelque temps, ne peut se rappeler pourquoi elle est si inévitablement vraie…
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24 février 1977. […] Plaisir du renouveau et peur du changement. La mort de l’espèce et la survie – on peut l’imaginer ainsi ! – de l’individu. « Il y a en nous des semences de science, comme dans un silex des semences de feu ; les philosophes les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors davantage. » Mais il ne s’agit pas de science, n’est-ce pas ? Pas de santé mentale, en tout cas. Que pouvait savoir Descartes en dehors de ses constructions spéculatives, de sa maquette d’univers mécanique garantie par l’Église… L’univers autoclave des anciens philosophes. Descartes, Platon, Spinoza. L’univers ouvert de Nietzsche. Systolique, on se meut entre eux, incapable de décider, incapable de savoir. Dans une exposition égyptienne au musée, hier, contemplant une momie dans un sarcophage en piteux état, autrefois décoré, Ray a remarqué : « Cela paraît absurde, hein ? … autant d’histoire », et j’ai répondu : « Que veux-tu dire par là ? Qu’est-ce qui n’est pas absurde ? Quelle valeur cela a-t-il ? » mais je ne savais pas exactement ce que je voulais dire, et Ray n’a rien pu répliquer. Comme le notait sagement le Bouddha, ce genre de spéculation ne mène nulle part. Et n’est même pas très stimulant… Oui, dans notre vie « réelle », le matériel est tout : le flux de la vie, la richesse, la complexité et la banalité épisodique des détails ; le sens compte très peu. Mais dans l’art le sens est très important. La structure est toujours importante. Les antistructuralistes profitent de l’art traditionnel, et seraient perdus s’ils ne l’avaient pas pour point de référence. Je veux être enchaînée pour pouvoir briser triomphalement mes chaînes. Mais si je suis déjà libre, si rien ne me contraint, si personne ne se soucie des conséquences de ma liberté… à quoi rime mon art ? (L’absurdité aussi du Dieu tout miséricorde. Une sorte de sirop, de guimauve, de Dieu méduse collante…)
Liberté. Esclavage. De nouveau le rythme systolique. L’homme oscille entre ennui et angoisse, disait Schopenhauer, d’après mes souvenirs en tout cas. Peut-être ne cherchait-il qu’à faire de l’esprit, comme Oscar Wilde ? Il se trompe ou, en tout cas, il n’a pas raison, pas entièrement. Mais à certains moments de la journée, il est terriblement convaincant.
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4 mars 1977. En plein dans Joyce. « Enjoycée »16. Lis aussi Simone Weil. Et sur elle. Que penser, d’ailleurs… ? Où d’autres voient ou prétendent voir de la sainteté, je vois une illusion tragique, peu différente de celle de Nathan Vickery. Lui aussi s’est approché de la mort et a souhaité mourir, mais il ne l’a pas fait : je trouve son odyssée fictionnelle plus louable que celle, réelle, de Weil… Le saint comme Artiste de la faim. La pénétration merveilleuse de Kafka. Mais si l’on refuse de manger, ce n’est pas toujours faute de nourriture appropriée ou tentante… cela peut être simplement par désir de montrer sa volonté, de dramatiser sa victoire sur les instincts de la chair. Simone Weil s’est suicidée, bien entendu. Elle a réussi à tuer son corps. Ce qu’elle aurait interprété comme un « triomphe » sur lui et la réalisation d’une union avec « Dieu ».
Pour avoir éprouvé des tentations de ce genre… pour en avoir été affligée… je les comprends de l’intérieur. Et elles sont terribles. Terribles.
Ma nouvelle sur la femme menacée par un détraqué: dois l’écrire bientôt. L’incident s’est produit en janvier, rien ne s’est passé depuis, la nouvelle devait au départ avoir un ton et une conclusion comiques… mais mon intérêt s’est modifié et je veux maintenant traiter la situation franchement, sérieusement, voire tragiquement… Marian Kern. Marian, « Marie », la maternelle : Kern, le fantassin (archaïque). La femme qui est à la fois féminine et guerrière17.
Sa sexualité niée et oubliée. Son désir de vivre dans la volonté, dans l’intellect, dans le service actif des autres… (Tout en les tenant à distance en tant que personnes, se refusant à être touchée.)
Le roman ne cesse de nous ramener sur terre. Aux émotions les plus simples. À des destins nettement définis. D’où sa sagesse et sa santé fondamentales. Le poids gravitationnel de l’Ulysse de Joyce : comme il conquiert Stephen D. ! « Virtuosité », dit Frank Budgen. « Pourquoi pas ? »… Une Simone Weil est absolument bannie d’un monde aussi tumultueux.
En quoi s’abusait-elle… ? Pas sur le plan religieux, mais sur le plan philosophique. Sur les Absolus. Il n’y en a pas, bien entendu, sinon dans les textes et (temporairement, pour les besoins de la conversation) dans l’esprit des gens. Mais elle se comportait comme s’il y en avait. Comme s’il devait y en avoir. On meurt sur terre pour un Absolu ailleurs, comme un acteur dont les souffrances sont regardées et enregistrées… et s’il se révèle qu’il n’y a pas d’Absolu, pas d’ailleurs, on ne l’apprend jamais ; on est simplement mort. Quelle est la différence éthique entre quelqu’un qui meurt pour un Absolu, comme Simone Weil, et quelqu’un qui meurt par dépit, par entêtement, par simple désir de mourir et d’en avoir fini avec les complexités et les déceptions de la vie… ? Les gens qui croient à la divinité des mots voudraient que le premier soit un saint, le deuxième un suicidé. Mais cela ne me semble pas aussi tranché.
La façon dont les intellectuels se dupent eux-mêmes ! – avec quel entrain timide ils élèvent l’un des leurs à la sainteté ! Ce serait hilarant si ce n’était aussi consternant.
5 mars 1977. […] À l’Institute of Arts de Detroit cet après-midi. Ciel lugubre d’un gris vide. Ville bombardée. Verre brisé, gravats, bâtiments à moitié construits qui paraissent abandonnés. Une sorte d’oasis chez Topinka, puis au musée. Exposition de gravures sur bois. Deux Munch, quelques Dürer : le genre sadique-hystérique, « mort-sur-un-cheval-à-bascule », pénible au bout de tant de siècles. Quelle impulsion humaine pousse à imaginer les souffrances des autres… Une authentique tendance teutonne. Mais Munch est différent ; Munch est superbe. Quelques œuvres de Leonard Baskin, pas ses plus convaincantes… L’aile américaine était aussi lamentable, sinon pire, que dans mes souvenirs. Vraiment navrant. Des illustrations de revue ; des sous-imitations des impressionnistes. Un homme appelé Metcalf, assez agréable à l’œil… La London Arts Gallery au Fisher Center : une boîte de soupe Campbell exposée fièrement comme si on était en 1960 et non en 1977. Dans la pauvre petite galerie Willis, une exposition de sculptures… des chaises en bois partiellement peintes. Qui se donne la peine d’entrer pour examiner ce genre d’art ? Art jetable. Cynisme fatigué. Faillite de l’esprit. Et le Fisher Center, quasi désert. Les magasins ferment les uns après les autres. Ne rouvriront jamais. Longs couloirs sonores. Policier et télévision en circuit fermé. Ray et moi dans l’escalier de marbre, montant pleins d’espoir vers les galeries d’art pour les découvrir désertées et par les clients et par l’art.
La trahison du langage. La trahison de l’esprit par le langage tel que parlé. La trahison du Moi par sa propre conscience extravertie et par les autres dans leur détachement pressé. Notre sort ; notre croix. La rumination d’Ulysse. La communion est éphémère, l’isolement permanent. Les gens de Joyce habitent leur peau. Se touchent rarement. Bloom « fait l’amour » à l’image de Gerty MacDowell, une ignorance voulue. Ne souhaite pas savoir. Il faut un décor de théâtre… illusion… falsification. Sinon la persuasion érotique fait défaut.
[…]
10 mars 1977. […] Les mots magnifiques de Joyce. Dans « Ithaque » notamment. Si brillant, si extraordinairement grand… Il faut que j’écrive quelque chose sur Ulysse, un autre essai, simplement parce que j’ai parfois l’impression que je meurs d’envie d’annoncer (annoncer ?) le génie de Joyce. Il a fait ce qu’il a fait, et si superbement. Et pourtant, en toute sincérité, je souhaiterais Ulysse plus court. « Bœufs du soleil » est trop précieux, et assurément trop long ; pareil pour l’épisode de l’abri du Cocher (aussi mortellement ennuyeux et déprimant que Joyce le voulait, et même davantage), et Stephen sur la plage, l’épisode Protée, est trop compact, condensé, avec des allusions inutilement obscures et précieuses, pas assez imaginé dans la chair. Les autres chapitres, cela dit, sont uniformément – pas tout à fait uniformément – bons, disons que les autres chapitres sont réussis selon leur propre mesure, laquelle est évidemment très élevée. Ithaque reste mon préféré, sans perversité. Et Pénélope, bien sûr. Le Cyclope suit de près. Et Gerty MacDowell. Ah ! j’oubliais Circé : Circé, bien sûr. Et le premier chapitre aussi… Je n’ai aucun mal à croire que Joyce était épuisé après avoir écrit ces chapitres et qu’il éprouvait une « profonde apathie »… on est presque dans le même état après les avoir lus.
Joyce : ma propre prédilection pour le mariage des élans « classiques » et « romantiques ». Des termes difficiles, mais ils indiquent simplement que l’on impose les rigueurs du monde « naturaliste » à son imagination, et son imagination au monde. Le documentaire-comme-vision, la vision-comme-histoire. Et naturellement il a raison à propos des structures mythiques et des techniques – ce ne sont que des moyens de raconter son histoire. Des ponts pour ses troupes. Et après – qu’importe si les ponts sont détruits ?
13 mars 1977. […] Très heureuse ces jours-ci. Pourquoi ? L’absence du divin qui est presque une sorte de présence. Même le dieu « intérieur » peut disparaître… Très occupée par le monde. Prise par lui, emportée heure à heure et d’un jour à l’autre, y prenant un plaisir immense mais sans m’abuser outre mesure. Ce n’est pas moi qui fais tout cela mais une autre, une autre qui s’acquitte de ses responsabilités, et pourquoi pas avec autant d’enthousiasme que possible ? La difficulté de faire cours à autant d’étudiants dans un cadre inhospitalier s’est totalement évaporée au bout de quelques semaines, et nous passons tous de bons moments : tous ceux qui ont le niveau, du moins. À la marge, il y a ceux qui ne devraient pas être à l’université, ceux qui ont été exploités en cours de route, à qui on a donné des notes artificiellement gonflées ; la vie intellectuelle aura peu d’attrait pour ceux-là… La quotidienneté de l’enseignement. Jour après jour. Fascinant. Une roue qui tournoie. Mouvement brouillé. Hypnotisant – sauf si l’on est déjà passé par là et que l’on reconnaisse les symptômes. Tout cela passera, me dis-je avec contentement, tout est en train de passer, est passé. Ce qui ne change rien à la valeur et au plaisir fondamentaux de l’expérience.
15 mars 1977. […] Une assez bonne journée hier à l’université. L’atelier d’écriture a duré plus longtemps que d’habitude ; nous avons tant à dire, non seulement sur ce qu’ils écrivent mais sur d’autres livres… Joan Didion, John Cheever, John Gardner, Philip Roth, Simone Weil. Ce sera le groupe […] qui me manquera sans doute le plus. Enseigne The Luck of Ginger Coffey18 à mes première année avec un certain succès : des classes ni passionnantes, ni décevantes. Court incident perturbant avec un « écrivain » de Detroit qui a publié un livre à compte d’auteur. Il m’avait téléphoné il y a quelques semaines pour me demander des conseils, je lui avais parlé, il m’avait écrit une lettre à laquelle j’avais répondu et, hier, il est arrivé juste avant mon séminaire avec l’intention de me parler… et je lui ai dit que je n’avais pas le temps. Il était souriant, très courtois, et a changé du tout au tout : s’est mis très en colère, est parti furieux. Il est allé se plaindre dans le bureau du président, disant que lui et moi étions des égaux, en fait, et que j’aurais dû lui parler. Quand John Sullivan lui a fait remarquer que je ne pouvais pas recevoir les inconnus qui arrivaient sans prévenir dans le bâtiment, il a répondu que lui aussi aurait bientôt à faire face à ce genre de situation – que lui aussi serait célèbre. Manifestement John ne lui a pas donné satisfaction (voulait-il que je sois renvoyée ?) parce qu’il a quitté son bureau en disant qu’il irait voir le doyen.
Encore un fêlé qui bout de colère contre moi. La façon dont son sourire s’est effacé pour laisser la place à une expression de rage meurtrière était impressionnante. Ma vie va-t-elle dégénérer en mauvais mélodrame de télévision… ? Le département d’anglais doit être las de ces gens qui débarquent et qui harcèlent, sinon moi, les secrétaires et John Sullivan.
Maigre, en plus, le matériau littéraire qu’on peut tirer de ce genre d’expérience…
20 mars 1977. Encore de la neige. D’énormes amoncellements de neige. La roseraie où j’ai travaillé l’autre jour, où j’ai dégagé avec précaution les pousses de narcisses et de tulipes, est complètement recouverte. Chute de neige toute la nuit. Électricité coupée pendant quelque temps. Vent. La rivière couleur ardoise, agitée, sans direction. Hiver éternel immense toujours figé. Stase. Aucun temps ne passe dans ce silence.
Travaille à Jigsaw.
Lis Cent ans de solitude. Et relis Nathanael West pour mon cours de premier cycle.
Question : écrire un journal stimule-t-il des pensées d’une nature détaillée et précise qui sont déjà dans l’esprit… ou cela les crée-t-il artificiellement… Tous ceux qui tiennent un journal deviennent sensibles à ce qu’ils vivent ; il se peut même qu’ils notent des sentiments qu’ils n’ont pas, ou qu’ils n’auraient pas s’il ne leur était pas nécessaire de tenir leur journal. D’où le « narcissisme » dont on accuse certains diaristes, Anaïs Nin par exemple. Cela dit, à partir du moment où l’on est le sujet de son journal, on doit nécessairement et inévitablement écrire sur soi… même si certains aspects de la vie privée, et notamment le quotidien de cette vie, ne sont pas très intéressants. Le fait d’être en train de travailler à un nouveau roman compte-t-il pour moi… En toute honnêteté, non. Je travaille, je travaille dans la frustration, dans la perplexité et quelquefois avec plaisir, mais frustration, perplexité et plaisir ne m’intéressent pas vraiment, en définitive tout ce qui compte pour moi c’est l’écriture elle-même, le produit fini. Un journal d’écrivain, par conséquent, est le compte rendu d’un processus, une façon d’arriver à une fin, et comme c’est cette fin qui importe vraiment à l’écrivain, le processus tout entier est une sorte d’invention… plus exactement, l’attention qu’on y porte est une invention. (Pourtant, me reporter à l’époque où j’écrivais The Assassins m’intéresse, ne serait-ce que pour découvrir que la situation était aussi frustrante à ce moment-là, sinon davantage. Cela me donne une sorte d’espoir. Un espoir fallacieux ?)
La vérité tragique et comique de la vie : on prend si peu de part aux grandes préoccupations du moment. Ferveur politique, conscience des injustices du monde, espoirs d’amélioration, peurs, terreur, crainte, etc. s’évaporent sous la terrible chaleur de notre préoccupation pour notre vie de tous les jours. Mon pays doit être important parce qu’il m’appartient, dit Stephen. Très bien : mais a-t-il une importance en dehors de son appartenance à Stephen ? En dehors de la transformation opérée par l’esprit de Joyce ? Pour autant que je puisse en juger, les gens semblent avant tout préoccupés par leur famille, leur salaire, la « reconnaissance » dont ils jouissent dans le monde. Quand l’amour va mal, rien ne va bien19. C’est bien le cas, non ? Quand l’amour va bien, d’autres préoccupations montent à la surface pour nous irriter et nous effrayer. Salaire. Carrière. Respect. Très étroit, tout cela, et pourtant très humain. On peut imaginer que le saint ou le mystique transcendent le personnel… mais peut-être ne font-ils que l’oblitérer, l’effacer. Et après ? Le vide est enchanteur, naturellement. Tout en reconnaissant les plaisirs très réels du mysticisme pour le mystique lui-même, je semble avoir perdu la foi, douter sérieusement des rapports que le mystique entretient avec ou de sa conscience supérieure de l’univers. L’ouvrier profondément tracassé par son salaire dans notre économie en inflation perpétuelle ne me paraît ni moins légitime ni moins admirable que le « saint » qui s’est simplement détourné de préoccupations aussi apparemment futiles. Nous sommes tous égaux. L’univers, l’univers humain en tout cas, est impitoyablement démocratique.
[…]
24 mars 1977. Travaille à Jigsaw. Absolument enchantée par la façon dont se développent les relations entre les personnages. […] La vie, pas fragmentée, mais sous toutes ses facettes. Vue de tous les côtés. En plusieurs dimensions. Dans notre vie, nous sommes forcés de tenir un rôle jusqu’au bout ; de donner de l’énergie à un point de vue. Raison pour laquelle l’art est si séduisant. Le romancier donne chair à de nombreux points de vue, qui acquièrent têtes, bras, jambes et corps, qui prennent vie, parfois avec avidité et brutalité… Penser que j’aurais pu vivre ma vie sans être écrivain me laisse déroutée. Qu’aurais-je bien pu faire… ? Comment aurais-je supporté une existence étroite comme un tunnel, centrée sur moi (ou sur une famille), la canalisation de tous mes sentiments intimes dans ce qui est purement personnel… famille ou carrière…
[…]
29 mars 1977. Travaille à Jigsaw, vais arriver aux 100 pages. La méthode paraît plus facile qu’elle ne l’est en réalité. Lorsque j’aurai fini, je serai forcée de tout refaire. Ou d’entreprendre un autre roman, qui soit véritablement organisé autour d’images et non autour d’une intrigue.
Bonne nouvelle : In the Region of Ice a remporté un oscar hier soir. Des gens ont téléphoné, et mes parents ont envoyé un télégramme. Comme Ray et moi n’avons pas pris la peine de regarder l’émission (je supposais que je ne gagnerais pas, et la cérémonie des oscars ne m’intéresse pas), nous avons appris la nouvelle ce matin quand Gene McN. a appelé pour me féliciter.
Belle journée chaude malgré un peu de vent. Nous avons fait deux promenades, matin et après-midi.
Encore quatre jours de cours. Demain je commence The Day of the Locust [L’incendie de Los Angeles]20, qui devrait intéresser les étudiants. Pour mon séminaire, continue Joyce. (« Circé ». Lis sur Dada.) […]
Dada : le caractère éphémère de tout ce qui est réaction, tout ce qui est anti. D’où mon manque d’enthousiasme pour « la littérature de l’épuisement » et pour la parodie en général.
Lecture des épreuves de Daisy. Aimerais écrire davantage sur ce sujet – la relation énigmatique entre le génie chez le père, et la folie chez la fille. Ce qui est volontaire chez l’un est involontaire et totalement incontrôlé chez un autre. Quel dommage… Joyce et Lucia. Le moi diurne et nocturne. Quel est le lien, en fin de compte ? Nous nous connaissons si peu : une foule habite notre sommeil, dont nous ne gardons qu’un souvenir vague. Il y a là très peu qui soit nous.
22 heures. Ai écrit presque toute la journée. Dois arrêter ; dois lire un peu. Écrire est pour moi ce que danser est pour Rhoda, mon héroïne condamnée : une drogue, douce, irrésistible et épuisante.
[…]
5 avril 1977. […] Voletant au bord de ma vision comme des flammes folles, gaies et dorées : les gens de mon prochain roman21. Des géants, vus du point de vue d’une enfant. La petite Crystal naît et observe certaines choses bizarres… grandit jusqu’à l’âge de six ou sept ans… perd ses pouvoirs extraordinaires (une sorte de clairvoyance ludique, la capacité de prévoir l’avenir)… et le roman se termine. Ce devrait être extrêmement agréable à écrire… ! Hier soir j’ai travaillé dessus, ébauché l’intrigue complexe, et je l’ai nettement préféré à Jigsaw… qui est trop froid à mon goût, trop délibéré. […]
8 avril 1977. […] Très longue journée, mercredi, la dernière de l’année universitaire. Le cours « Littérature et société » s’est bien passé, avons fini Day of the Locust sur une touche spenglérienne. Puis un séminaire sur Ulysse de 2 à 5. Assez épuisant, c’est le moins qu’on puisse dire. J’ai déconcerté certains étudiants en critiquant Joyce : ce qu’il faut bien faire un jour, après tout. Était-il inévitable qu’Ulysse soit aussi fanatiquement structuré, que tant de choses soient imposées au flux d’expériences qui appartient de droit aux personnages… ? Molly, par exemple, est une création superbe et on honore la vie en elle. Mais Joyce intervient, en introduisant les animaux du zodiaque ou le tarot dans son monologue, par exemple… des passages cérébraux, étrangers à la nature de Molly. Et puis il faut reconnaître qu’un système fermé où l’on rend compte de tout relève de la pathologie plus que de la santé. Car l’essence de la santé mentale, c’est la capacité de tolérer l’ouverture, le doute, l’ambiguïté… […]
11 avril 1977. Travaille régulièrement à Jigsaw. Y prends plus de plaisir qu’avant. L’aurai fini vers la page 210. Ce qui en fera le plus court de mes romans : pour moi, un genre d’exploit.
Deux jours de temps extraordinaire. Dimanche de Pâques autour de 25 degrés, et aussi chaud aujourd’hui, malgré le vent. Aperçu plusieurs roitelets. N’ai pas vu leur couronne rubis, mais suppose que ce sont des roitelets puisqu’ils ne ressemblent à aucune des parulines qui passent par ici. Des forsythias en fleur partout. Des jonquilles derrière. Les tulipes plus lentes, pas encore fleuries. Les hyacinthes très pâles, paresseuses. Un moment de l’année délicieux, enchanteur. Et pourtant il y a trois jours à peine, il faisait si froid que nous pouvions à peine faire notre promenade. […]
Pense à mon prochain roman, prends des notes. Bellefleur. Un beau nom de famille qui pourrait faire un bon titre. Bellefleur. Rayonnant à partir du bébé Crystal Bellefleur, qui possède des pouvoirs de « clairvoyance » qui déclinent peu à peu (ou brutalement ?). Le roman peut s’achever lorsqu’elle a six ou sept ans, même si le temps du roman peut dépasser sept ans – peut couvrir un siècle si je me débrouille avec assez d’adresse.
Bellefleur : l’univers vu par l’œil d’un enfant. Des géants pour père et mère, parents. Leurs activités, gigantesques, exagérées, colorées, dramatiques. Je veux une tornade, un ouragan et une inondation… plusieurs histoires d’amour violentes… des vengeances, des duels, des décès… des résurrections… le motif de l’avion (mon père qui volait et m’emmenait avec lui)… qui s’écrase à la toute fin du livre sur la maison ancestrale. Et libère Crystal de ses « pouvoirs » alors que, avec sa sœur et son frère Brom, elle s’en va vers l’âge adulte… laissant derrière elle Leah, l’entêtée… J’imagine toutes sortes de choses tapageuses. Mais un entrain fondamental, si bien qu’un épisode violent sera suivi par un autre, plus gai, et que la mort en viendra à ne pas paraître morbide mais à sembler un simple événement dans une longue histoire complexe. Ce qui a tout déclenché, assez curieusement, c’est l’idée d’un mur de jardin et d’un enfant jouant dans ce jardin. Mais je pense que dans la version finale il n’y aura pas de mur… encore qu’il pourrait y en avoir un… l’idée principale est que pour un enfant le monde est enchanté, un lieu magique. Les parents et les autres adultes sont des géants aux pouvoirs remarquables. Et l’enfant lui-même a des « pouvoirs » qui ne sont pas compris… Un roman voluptueux, bourré de gens et d’événements, à l’opposé de la structure rigoureuse de Jigsaw et de son atmosphère « froide ». Mais Jigsaw aussi est agréable. C’est un plaisir d’y travailler. Je ne veux pas qu’il soit supplanté et écarté par Bellefleur… qui s’arc-boute déjà contre les vannes, désireux d’inonder mon imagination de ses personnages gigantesques et de ses aventures improbables… Raconter des histoires. Lu une partie du Decameron l’autre jour et me demande pourquoi raconter des histoires ne m’a jamais attirée. La pénétration psychologique est fascinante, bien sûr, mais raconter peut être fascinant aussi si on s’y prend avec assez de légèreté… en refusant de s’embrouiller dans les probabilités… en conservant toujours sa liberté. Et qui a déjà écrit un long roman dense ayant pour centre une enfant qui ne vieillit pas, alors que tous les autres vieillissent… Rendre justice à la vision magique du monde d’une enfant : une vraie gageure.
12 avril 1977. Belle journée chaude ; on se croirait en été. Fait une longue promenade. Relu Unholy Loves [Amours profanes]. (En évitant délibérément une conclusion « dramatique », j’affaiblis le récit. Il pourrait se terminer autrement : Brigit comme Alexis sont des êtres émotifs, instables. Il me semble pourtant que cette conclusion faible, provisoire, hésitante, est la plus satisfaisante…)
Coupe de cheveux – beaucoup trop courte. La coiffeuse m’a demandé si j’étais encore à l’université, ce qui aurait dû m’alerter : elle me croyait bien plus jeune que je ne suis. J’ai la coupe idéale d’une fille de quatorze, quinze ans. Malheureusement, j’en aurai trente-neuf dans deux mois.
D’autres idées pour Bellefleur. Manifestement ce roman s’écrira tout seul, une fois commencé ; et il sera sans doute bien trop long. Je m’en moque. Jigsaw est un exercice trop contraint pour moi, il omet beaucoup trop.
Lu des revues à la bibliothèque – Ms., Redbook, Time, Newsweek. Frappée par la banalité, les réflexions pseudo-profondes assommantes ; les idées sans originalité exprimées avec véhémence. (Alors que j’avais de la sympathie pour le « féminisme », je trouve cela très ennuyeux, maintenant […]. Qu’est devenue la fraîcheur du Mouvement… Deux, trois ou quatre « idées » exprimées en boucle sous des formes différentes. Les hommes « colonisent » les femmes, ce sont des impérialistes, etc., l’impasse fatigante des polémiques, de gens insensibles incapables de percevoir les nuances de sentiment et de pensée… Je ferais mieux de me tenir à distance des [idéologues] : ils ne voient qu’en noir et blanc.)
Un faisan dans le jardin ce matin. Il émettait un son curieux. Beaucoup d’oiseaux – des parulines non identifiables. Un blizzard il y a quelques jours, et maintenant l’été. Le corps doit avoir du mal à s’adapter.
[…] Possible que j’aille à Princeton en 1978-1979. Terriblement loin dans le temps. Ce serait idéal, cela dit : une ville agréable, des gens stimulants, New York à proximité.
La pelouse de derrière inondée de soleil et de forsythias. Rivière très paisible. Ciel bleu pâle, vents estivaux, une impression de paradis immérité.
Suis-je aussi paresseuse que j’ai l’impression de l’être… Perdu la journée, quasiment. Cerveau au ralenti. Demain le chaos de cent vingt examens, et pourtant je laisse cette journée filer sans faire grand-chose. Mécontente des poèmes22, en fait… mécontente de tout… et néanmoins inerte, indifférente… J’exagère sans doute. La cessation des conflits aboutit à une sorte d’inertie douce. J’aimerais accorder plus de prix aux émotions, comme je le faisais autrefois. Mais. … Austère, économique, précis, dépouillé : humanité seulement entre les lignes. Voilà Jigsaw, et ses rigueurs m’ont peut-être découragée.
[…]
26 avril 1977. […] À moins de peser un certain poids, disait Virginia Woolf, elle avait des visions et entendait des voix. Ce qui suggère un lien profond entre « folie » et équilibre chimique du corps ; et peut-être un lien entre le jeûne et les visions des saints.
Jeûne et méditation entraînent assurément une modification de la conscience. Nul doute que Simone Weil en ait fait l’expérience, et qu’elle l’ait attribuée à une intervention divine. À un certain point, on éprouve non seulement de l’euphorie mais une conviction étrange, troublante… et une suspension totale des tendances « sceptiques » d’un état de conscience plus ordinaire. Euphoriques, nous sommes ouverts aux cieux mêmes : nous pouvons croire presque n’importe quoi, pourvu que ce soit suffisamment extravagant. En limitant délibérément son alimentation, Simone Weil a suivi une tradition ancienne, et récolté ces bénéfices discutables que sont visions, rêves, voix, certitude religieuse. (Ce qui ne signifie pas que les croyances des mystiques soient nécessairement fausses. Elles ne sont pas nécessairement quoi que ce soit.)
Une image venue de l’inconscient est toujours précieuse parce qu’elle nous appartient. Elle peut être effectivement très importante et participer d’une sorte de divinité – mais il n’y a aucune raison de supposer qu’elle vienne d’une source extérieure et qu’elle soit porteuse d’une vérité objective. Quand l’euphorie envahit le cerveau, les idées spéculatives se cristallisent rapidement en « vérités » dogmatiques. Les souhaits – que l’univers soit gouverné par l’amour, par exemple – se métamorphosent en faits irréfutables. Les rêves sont des « visions » envoyées par Dieu. Les déclarations faites au visionnaire par d’autres (parents, prêtres) se métamorphosent en paroles divines. Inspiré de la sorte, le visionnaire peut parler ou écrire pendant de longues périodes, avec extase, et sa conviction est telle qu’il peut triompher des doutes des autres – au moins pour un temps. Une sorte de folie contagieuse. Pas nécessairement une folie malveillante… mais une chimère tout de même.
Une chose est certaine : le mystique connaît une profonde intégration de la personnalité. Curieusement, être nié ou transcendé renforce le moi ; une sorte de lumière solaire rayonne, venue de l’Âme… de cette région puissante échappant au moi conscient. Ce qui est mesquin, petit, temporel, s’efface, ce qui est « éternel » émerge. Un miracle neurologique et psychologique qui peut être plus doux que tout ce que le monde extérieur a jamais offert (à l’exception peut-être de l’amour érotique) ; il n’est donc pas étonnant que le mystique s’accroche à sa vision en dépit des doutes d’autrui. Cela vaut pour Simone Weil. Elle s’affamait, récitait interminablement le « Notre Père » en grec, s’est détournée du monde qui l’avait déçue, s’est détournée même de sa propre vie physique de femme ; et en a été récompensée par des « révélations ». Son essai sur la méditation et la beauté est excellent. Mysticisme standard. Si « standard » est le mot qui convient dans ce contexte ; mais excellent, néanmoins. Ah ! l’art de se duper soi-même aussi entièrement et aussi brillamment ! – la sainteté est-elle autre chose ?
Concernant les visions des saints et des mystiques : ils ont réellement des révélations. Mais rien ne permet de croire que ces révélations s’appliquent à d’autres qu’à eux-mêmes. Des étincelles qui s’allument dans le nerf optique – pas dans l’univers. On pourrait presque envier pareille myopie.
Il y a quelques années, j’ai eu moi aussi un genre de « vision ». Et les vérités qui se sont imposées à moi par la suite sont des vérités auxquelles j’accorde un grand prix. Je ne doute pas d’elles, elles ne quittent pas mon souvenir, me sont aussi intimes que le battement de mon cœur. Mais venaient-elles de « Dieu »… ou de mon propre moi enfoui… ? (À moins que les deux ne fassent qu’un, comme aurait pu le supposer Jung ?) Cela n’a pas d’importance, quelle qu’ait été la source de la révélation, elle a été assez puissante pour changer ma personnalité et, dans une certaine mesure, le cours de ma vie et mon écriture. Ses effets ne se sont pas encore fait entièrement sentir. Il faudra des années avant que je puisse la faire passer sans tension dans ce que j’écris… La certitude (ah, ah : certitude !) que notre vie phénoménale est différente de, voire brouillée avec, notre vie « essentielle », la vie de notre âme ; la certitude que nous sommes tous liés, et que nous sommes en fait une seule substance ou une seule âme immense ; la certitude que tout ce qui est, est bien – ne serait-ce que parce que cela n’aurait pu être différent, depuis le commencement même de ce que nous appelons le temps. Cela ressemble à du mysticisme, j’imagine. Je n’en ferais pas toute une affaire. La mort se dissipe comme un voile ; la peur de la mort se dissipe ; la personnalité elle-même se dissipe et s’efface. Très merveilleux tout cela. C’est vrai – je crois. Mais à ce point de ma vie, je constate que j’aime le fini, le particulier, le personnel, l’original, le séculier. Je ne veux pas l’« éternité » – je veux le temps. Ce qui est, est. Je me moque que ce soit bien ou mal, vulgaire, vain ou même sain. Je le veux parce que c’est ; et parce que cela ne durera pas. […]
4 mai 1977. Rentrés d’une semaine de vacances. Johns Hopkins et Washington, essentiellement. La lecture à Johns Hopkins s’est passée bizarrement, quoique assez bien, j’imagine : l’introduction de John Barth23 était sprirituelle et enjouée, mais respectueuse sur le fond (Oates, une sorte d’écrivain du XIXe siècle souhaitant s’approprier le monde), les étudiants m’ont paru réceptifs, intéressés et prompts à rire, une fois passée leur perplexité habituelle face à une femme qui est délibérément amusante… […] J’ai lu des poèmes et conclu avec Lamb of Abyssalia [L’agneau d’Abyssalia], que la salle a semblé suivre assez bien, même si je doute qu’il soit sage de lire cette nouvelle-là à voix haute… Ensuite, un grand soulagement. Comme Samuel Johnson l’a dit de Paradise Lost [Paradis perdu] : on ne voudrait pas que ce soit plus long.
Baltimore : une ville étonnamment belle et agréable… ! Les Barth, John et Shelley, habitent une banlieue appelée Guilford, non loin de l’université. Un énorme bâtiment stuqué, deux étages, avec un jardin d’hiver et ce qui semblait être une petite salle de bal (ou une seconde salle à manger ?) ; une maison très joliment meublée, confortable et raffinée […]. Jack Barth est un homme bienveillant, drôle, érudit, mince, séduisant, habillé avec une élégance classique, beaucoup plus accueillant que je ne l’avais imaginé […].
À Baltimore, rendu visite à Anne Tyler et à son charmant mari, psychiatre et professeur, Tighe (un Iranien dont je ne connais pas le nom de famille : dois me renseigner). Tighe nous a fait un délicieux chiche kebab perse. Tous les quatre avions apparemment beaucoup à nous dire… avons parlé longuement de littérature, d’enseignement, de Freud, de la vie en général… sommes allés nous promener dans Homeland… avons fait des projets pour nous retrouver cet été. J’aime immensément Anne Tyler ; ainsi que son mari. (Ray les aime beaucoup tous les deux, lui aussi.) Anne est spirituelle et intelligente, très séduisante mais sans ostentation, mince et gamine (elle a un an de moins que moi), mère de deux filles (onze et huit ans)… un excellent écrivain. C’était très gentil à elle de nous inviter à déjeuner ; j’avais imaginé que nous les inviterions au restaurant. […]
Avons fait la route de Pittsburgh à chez nous sous la pluie. Me sens fatiguée, agitée, la tête qui tourne. Projets de deux nouvelles, dont l’une sera sans doute longue : un jeune homme de dix-neuf ans prénommé Duncan, fils d’un pasteur cultivé (mort ?), étudiant en médecine qui quitte temporairement l’université, surmené, guindé, timide, nerveux, tombe amoureux de sa cousine Antoinette, quatorze ans, gamine, assez puérile… franche, hardie, aventureuse24… L’île de Skye, État du Maine, pour cadre. Duncan se croit cérébral, détaché, maître de ses émotions ; la tragédie de la relation est qu’il n’en est pas maître et que cette erreur d’appréciation mène à la mort de sa cousine… Dans l’idéal, la nouvelle devrait être sobre, compacte, sévère, « classique ». Ce serait un défi d’essayer une atmosphère tragique, un ton tragique. Structure : aussi dépouillée que possible. Très peu de personnages, très peu de scènes. […]
… Lu Falconer de Cheever25. Assez décevant : les personnages platement stéréotypés (la femme de Farragut, ses codétenus), les épisodes improbables (qui ne sont pas mis en valeur avec intelligence ou esprit comme dans ses récits plus adroitement surréalistes), la fin délibérément « positive » – et peu convaincante. Ma foi. Qualifié de « chef-d’œuvre américain » par mon ami Walter Clemons de Newsweek. Est-ce le cas ? Et suis-je aveugle à ses mérites ? […] Mais il y a de beaux passages éparpillés dans le roman, qui ont trait à des idées abstraites ou aux souvenirs de Farragut. Certaines des phrases de Cheever sont assurément belles, gracieuses, troublantes. Le problème vient peut-être de ce qu’il est par nature un nouvelliste et ne parvient pas à tenir la longueur. Dans une nouvelle comme The Swimmer [Le nageur], l’unique image surréaliste est merveilleusement développée, mais dans Falconer, trop d’images rivalisent maladroitement entre elles et ne débouchent sur rien. (Les chats de la prison, par exemple, sont à peine mentionnés avant leur massacre, et ne le seront plus jamais ensuite. Pourquoi ? Je soupçonne Cheever de n’en avoir aucune idée.) La « résurrection » de Farragut est un procédé grossier, presque éculé ; embarrassant. Elle doit avoir une grande importance personnelle pour Cheever, qui a lui-même frôlé la mort et été « ressuscité »… mais il n’a pas transformé le processus en une œuvre d’art significative, ici.
Lis Le pavillon d’or de Mishima. Mishima est davantage un artiste que Cheever, et davantage un penseur. Mais bien qu’il se préoccupe très consciemment de « beauté », il n’y a pas grand chose de beau, de passionnant ni d’émouvant dans ce roman. On peut l’admirer sans être capable de l’aimer. Il ne fait aucun doute, cependant, que Mishima était une sorte de génie. Terrifiant, en fait. Il avait écrit cinquante livres à l’âge de trente-deux ans… et a continué à en écrire d’autres avant son suicide, une dizaine d’années plus tard… Oui, un talent extraordinaire, une voix extraordinaire, sinistrement « rationnelle » alors même que son personnage (Mizoguchi) sombre dans la folie. […]
12 mai 1977. Travaille, curieusement, à un manuscrit de nouvelles qui s’intitulera sans doute Sunday Blues26. Réécris des pages, des passages, des scènes… « connecte »… relie thèmes, images, événements… gens. Ce volume ne sera pas publié avant de longues, longues années, il est donc peut-être un peu irréaliste d’y travailler ce matin ; mais mon imagination semble avoir bifurqué dans cette direction. (Agréable découverte : plusieurs des nouvelles sont déjà reliées. Et d’autres peuvent être très élégamment réunies.)
Le caractère peu satisfaisant d’une « anthologie » de nouvelles sans structure ni thème unifiant. Un bric-à-brac, rassemblé au petit bonheur. Les nouvelles de By the North Gate n’étaient pas aussi consciemment « connectées » que dans les recueils suivants, mais il y avait au moins une unité de thème.… Cela dit, si je pouvais retourner en arrière et remanier, si j’avais la liberté de changer le passé, que ne pourrais-je accomplir en une matinée concernant ces premiers livres… !
Une nouvelle étonnante et pas vraiment agréable : Blanche a vendu The Mime à Penthouse ! Mais je n’aurais pas à la lire dans ce contexte. Si j’avais besoin de cet argent (1500 dollars), je serais contente et reconnaissante, mais je n’ai besoin ni de cet argent ni de cette notoriété, ce qui me pousse à me demander pourquoi je ne dis pas à Blanche de ne pas envoyer mes nouvelles à ce genre de marchés… Est-ce simplement de la timidité ou… est-ce que je me sens coupable parce que les ventes aux revues pour lesquelles j’ai le plus d’estime (Hudson Review, Chicago Review, Southern R.) ne rapportent presque rien à Blanche… Un agent doit être libre d’agir, je pense ; sinon mieux vaut ne pas en avoir du tout. (J’ai tout de même demandé à Blanche de ne plus jamais rien envoyer à Gordon Lish, et elle semble avoir reconnu qu’Esquire était un débouché peu intéressant.)
… Très belle lettre d’Evelyn sur Son of the Morning27. Et belles maquettes de couverture de Betsy Woll pour Night-Side. Je préfère la maquette de Betsy au tableau de Magritte que j’avais d’abord proposé. Dommage que Childwold n’ait pas eu une meilleure maquette, plus adaptée… c’était sans doute la moins séduisante, la plus franchement laide de toutes mes couvertures.
… Lis des nouvelles, ai fini Le pavillon d’or finalement (étrange conscience reptilienne, fascinant), prépare l’histoire tragique de Duncan et d’Antoinette… qui doit rester sobre, nette, dépouillée… Longues journées paresseuses, agréables. Idylliques, en fait. La maison et la pelouse n’ont jamais été plus séduisantes. Tulipes et glycine dans le jardin ; bourdons ; senteur d’herbe frais coupée. Notre seul problème est une petite armée de matous pelés au regard fixe qui rôdent autour de la maison de jour comme de nuit, avec une préférence pour la nuit. Alors que nos chats demeurent indifférents, dorment la majeure partie du temps. L’« amour » et son hypnose sont-ils affaire de fonctionnements impersonnels transpersonnels, ou… mais… Bon. Mieux vaut ne pas approfondir. […]
13 mai 1977. Journées infiniment paresseuses. Je dois lutter contre un profond sentiment de nullité. À moins que ce ne soit un sentiment de profonde nullité… […]
Tenir un journal est narcissique. Est-ce une accusation légitime… ? Tenir un journal n’est pas toujours agréable. Qu’est-ce qui pousse donc à continuer ? Le sens de l’ordre, peut-être. La curiosité. Dans plusieurs années d’ici, je pourrai chercher à la date du 13 mai 1977 ce que je faisais, ou plutôt ce que je ne faisais pas. Et me voir à l’âge de trente-huit ans et onze mois regarder en aveugle vers l’avenir, vers un moi futur inconnaissable. Des glaces reflétant des glaces. En tant que compte rendu de la vie d’un écrivain, ce journal est peut-être trompeur parce que, lorsque j’écris avec le plus de fureur, je n’ai pas de temps à lui consacrer, sinon après coup. (Mais le sentiment que j’ai de mes obligations à son égard m’en garde proche, même quand je préférerais sauter une entrée.)
Tous les êtres humains sont narcissiques, et le diariste n’échappe pas à cette accusation. Mais, à la différence des autres, il affronte son narcissisme quotidiennement. Et – on peut l’espérer – il en triomphe en s’en moquant… Ne sommes-nous pas tous, nous les êtres humains, avec notre immense vanité, profondément amusants ?
Lis sur la doctrine de l’âme de Swedenborg. Qui assigne à l’âme toute la machine du corps et de ses organes sensoriels et lui donne une importance spirituelle. Possible ? Impossible ? Mais une notion métaphorique pleine de richesse, en tout cas.
Réécris des pages de Jigsaw. L’écriture d’un roman me manque toujours. Nathanael Vickery aussi. Et si je n’écrivais plus jamais de roman qui me remue aussi profondément que Son of the Morning… ? Une sorte de désert, alors, où les choses pousseraient mais sans luxuriance : a minima, courtoisement. Je suis toujours capable d’écrire une prose courtoise. Mais une imagination débridée, audacieuse, choquante… Ce n’est pas toujours accessible.
Travaille à partir de notes anciennes à la nouvelle sur le déjà-vu. Oserai-je l’intituler Déjà Vu28… ? Je devais être dans un curieux état d’esprit quand j’ai pris ces notes, il y a quelques mois. Très étrange… Mon équilibre est tel que je ne pourrais jamais basculer très longtemps dans un état de conscience vraiment inhabituel, j’imagine. Je suis la personne la plus saine d’esprit que je connaisse – à l’exception peut-être de Kay Smith […]. Il est étrange mais peut-être pas remarquable que j’éprouve autant d’intérêt et une compréhension aussi constante pour les gens dérangés… perdus. Si j’étais un peu déséquilibrée moi-même, je suppose que j’écrirais des récits ordonnés, classiques, par peur panique de m’aventurer hors du domestique où le chaos de l’univers est réduit à des proportions navigables.
Vu hier soir Annie Hall de Woody Allen, qui m’a bien plu. Mais les plaisanteries new-yorkaises échappaient à la plupart des spectateurs de Windsor. Ce film parle autant de New York que de l’ex-amour d’Allen.
16 mai 1977. Fini Déjà Vu hier soir et l’ai remanié aujourd’hui. Dimanche, assise dans le jardin, en train de prendre des notes pour la nouvelle, j’ai eu des pensées ou des bribes de pensées… des émotions… assez dérangeantes. L’idée de déjà-vu est dérangeante en soi. Une illusion, disent les psychologues. Et c’est sûrement illusoire. Mais les ondes puissantes de conviction et de certitude ne se laissent pas écarter aussi facilement. Parfois on sait qu’une expérience n’est pas vraiment neuve… Cette nouvelle m’a perturbée comme ne l’ont fait que quelques autres nouvelles et un ou deux romans. Écrire sur Roland Hewitt a réveillé certaines peurs… des souvenirs… J’ai été bouleversée plusieurs heures, dimanche. La possibilité de tomber dans un état comme celui de mon protagoniste est si horrible, une sorte d’enfer, et pourtant cela pourrait arriver à n’importe qui, cela pourrait m’arriver… […]
Suis allée à Birmingham aujourd’hui, ai marché quelque temps, fait un tour dans une librairie, rendu visite à Liz. Déjeuné (avec Ray, précisons) au Midtown Café. Un après-midi charmant, paisible, plutôt romantique. Il m’est passé par l’esprit que le temps libre dont les couples à la retraite profitent avec reconnaissance (comme mes parents, qui sortent maintenant souvent, alors qu’ils le faisaient peu par le passé) est quelque chose dont Ray et moi disposons depuis notre mariage, il y a seize ans.
[…]
18 mai 1977. Anormalement chaud et humide. Temps de tornade. Ciels orange et verdâtres, vents de 90 km/h, pluie battante, une impression de chaos. Suis allée me promener tout à l’heure et ai eu du mal à rentrer. Des millions de graines tourbillonnent dans le vent, sont projetées contre les fenêtres.
Lis Neige de printemps de Mishima. Rythme lent, étrangement « vénéneux » (c’est ce que pense son protagoniste de lui-même), très habilement fait. Avec Mishima, on est sous le charme d’un génie mauvais, sans nul doute ; on peut l’oublier trop facilement, cela dit (comme je suis en train d’oublier l’atmosphère troublante du Pavillon d’or, que je ne relirai sans doute jamais). Le glissement vers la mort, mélancolique plutôt qu’énergique, semble marqué dans ces œuvres. On se demande si Kawabata et Mishima représentent l’évolution inévitable d’un certain type de conscience (la conscience japonaise par opposition à l’occidentale) ou s’ils sont, comme tous les romanciers de génie, sui generis.
Coup de soleil sur les bras et les jambes.
Tous les écrivains se considèrent-ils secrètement comme des « génies »… ou avons-nous tous le sentiment secret que nous ne savons absolument rien…
Vilaine lettre aujourd’hui d’un ancien flatteur, un jeune (je suppose) écrivain de Californie qui, il y a quelques mois, avait sollicité mes critiques et mes éloges, et m’avait envoyé la photocopie d’une nouvelle sans prévoir l’affranchissement de retour. J’ai jeté la nouvelle sans état d’âme et n’ai pas répondu à sa lettre à la Uriah Heep. Voici qu’arrive aujourd’hui un missile sournois et insultant qui témoigne, entre les lignes, du génie potentiel de l’écrivain. Alors qu’il affirmait admirer mon œuvre plus que toute autre œuvre contemporaine, il révèle maintenant qu’il l’apprécie fort peu, et qu’il est de toute façon bien trop occupé de sa propre carrière pour consacrer du temps à la mienne… Déconcertant, cela dit, de constater à quel point les émotions que les gens éprouvent pour vous sont fluctuantes, capricieusement dépendantes de vos propres réactions. Ce n’est que si nous incarnons l’image désirée que les inconnus (et nos connaissances ?) nous approuvent. Quand nous décevons ou contredisons leurs attentes, ils peuvent devenir assez irrationnels… […]
24 mai 1977. Me débats avec Sentimental Education. Peut-être est-ce trop difficile : traiter de l’adolescence, de l’« éveil de l’amour », etc. Comment écrire sur des adolescents sans prendre un esprit ou un style adolescent. Un défi, certes, mais qui risque d’avoir raison de moi. 50 pages achevées ; mais la perspective d’en écrire encore 50 fait réfléchir. Ai-je vraiment envie de continuer…
Lettres sympathiques de Jack Barth et d’Anne Tyler, ce matin. […]
Hier dans le jardin, un bébé lapin. Gros comme le poing de Ray. Minuscules oreilles, yeux immenses, un petit corps qui palpitait visiblement. Nous l’avons sauvé des chats. Mais bien que les chats aient été enfermés des heures, et le lapereau déposé dans le jardin du voisin, à bonne distance de chez nous, il est revenu dans notre jardin vers 11 heures du soir, et les chats griffaient les moustiquaires des fenêtres. Ce matin, toutefois, il semble avoir disparu… Et l’autre jour, dimanche, un carouge à épaulettes qui avait l’aile cassée. Cris pitoyables. Affolement. Panique. Incrédulité. Nous l’avons mis dans une cage et nourri, mais la fracture était irréparable, et Ray a dû le tuer. Enterré maintenant sur la plage. Quel remue-ménage d’animaux, de volatiles et même de reptiles, par ici… peut-être lié à ce printemps luxuriant, subtropical… Pas le temps le plus encourageant pour travailler, cela dit.
Sentimental Education touche-t-elle des terminaisons nerveuses comme Déjà Vu, ou cette nouvelle me donne-t-elle du mal pour d’autres raisons… À moins que je sois simplement paresseuse. Vais-je devenir d’une paresse chronique ? Écrire devrait être un plaisir, mais même quand c’est douloureux, cela devrait être une sorte de douleur dont on tire plaisir. Pourquoi les gens écrivent-ils, je me le demande ; pourquoi peinent-ils sur d’autres formes d’art, notamment celles qui ne sont guère appréciées ? Le moi est incapable de le dire, mais il est tentant de deviner. « Explorer sa psyché », « élargir sa vision », « communiquer avec les autres », « résoudre certains problèmes », « hisser un peu de l’inconscient à la conscience ». … On a sa destinée, incontestable. Mais une destinée est-elle un événement unique, singulier, ou est-elle peut-être un phénomène aux multiples facettes, impossible à circonscrire… ?
Mon identification avec, puis mon irritation contre Duncan et Antoinette. Et néanmoins mon hésitation à les expédier… à m’en débarrasser à jamais…
26 mai 1977. Improvisé un dîner pour John Gardner, qui a débarqué en ville à l’improviste. Il était charmant, extravagant, étrangement sombre, peut-être un peu fatigué ; a bu surtout du vin toute la soirée, et n’a donc pas été aussi difficile que lors de notre dernière rencontre ; a semblé avoir une affection sincère pour Ray et moi. Son mariage a pris fin. Il vit avec une jeune femme, une jeune fille en fait, vingt et un ou vingt-deux ans, à Cambridge, dans ce qu’il décrit comme un cabanon de chasse. Il semble avoir besoin d’argent, ce qui est plaisant, étant donné qu’il a plusieurs best-sellers à son actif et a vendu très cher les droits pour les éditions de poche. […] J’ai eu plaisir à le voir. Je l’aime beaucoup : bien plus que je ne m’en souvenais. (Notre dernière rencontre avait été un genre de désastre. Il était abruti d’alcool.) Il avait les mains crasseuses, incroyablement sales !… comme disait Betsey, les seules personnes à qui elle connaisse des mains aussi sales sont les imprimeurs. Mais les mécaniciens ne valent pas mieux, et John a apparemment une moto chez lui. (Joan a gardé la Mercedes.) Il a également affirmé se déplacer partout avec une arme. Un homme charmant, brillant, un bonheur de le connaître. Je suis vraiment contente du succès qu’il a eu ces dernières années. Il le mérite.
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Écrit l’essai/critique sur Simone Weil pour The New Republic29. Mais il est assez long : 11 pages… Travaille toujours à Sentimental Education. Et lis Mishima. Longues, longues promenades. Au bord de la rivière. Jusqu’aux roseraies. Lis dans le jardin, travaille sur la pelouse. Magnifiques et indescriptibles jours d’été. Idylliques. Ray rédige un texte pour le prochain numéro et est très satisfait. Nous nous entendons si bien qu’on croirait une lune de miel, on se demande presque si une telle chance peut durer…
Déjeuner aujourd’hui (27 mai) au Summit, 71e étage du Renaissance Center. Liz, Kay, Pat Burnett. Ensoleillé ; élégant ; tranquille ; belle vue sur la campagne autour de Windsor, et sur Detroit, étalée sur des kilomètres, plutôt flattée par la hauteur. C’est une vie incroyable… je regrette presque d’avoir à partir dans une dizaine de jours pour la NYU et NY…
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13 juin 1977. Écris dans ma chambre au onzième étage du Washington Square Village30, bâtiment n° 3, appartement 12 H. Il y a quelques minutes quelque chose ressemblant à une bombe a explosé sur La Guardia Place. Un silence absolu ; puis un chien a aboyé. Ray est entré dans la chambre pour me demander si j’avais entendu – et ce que c’était –, mais j’ai répondu que cela ne pouvait pas être grave, la circulation ne s’est pas interrompue, personne ne semble affolé.
Une belle soirée tiède de juin. Ayant marché près de six heures aujourd’hui, nous sommes dans cet étrange état d’épuisement où tout paraît à peu près agréable. Dîner au Russian Tea Room. Pas terriblement bon, comme d’habitude ; prix plutôt élevés, comme d’habitude. Réception à La Maison française dans Washington Mews […]
Agréablement submergés par New York. Par le Village. Tant de gens fascinants… une vie si merveilleuse… je suppose que par contraste notre vie à Windsor doit paraître étriquée et même plutôt idiote, mais où aurais-je pu accomplir autant en un temps relativement aussi court… ? Ici, il y a un univers entier de tentations. Galeries, films, musées, gens, boutiques, concerts, pièces, promenades, librairies. Nous avons marché de La Guardia Place jusqu’à la 60e Rue, puis parcouru encore une dizaine de blocs et fini par prendre un bus dans la Cinquième Avenue pour rentrer. À voir notre enchantement, on pourrait croire que nous n’avions encore jamais visité New York.
14 juin 1977. Premier jour de cours à la NYU. Fait la connaissance de mes douze étudiants, leur ai parlé de diverses choses de 10 heures à 12 heures, nous sommes apparemment bien entendus, ils semblent motivés et intéressés, qui peut savoir… ? J’étais plutôt épuisée après. Ray et moi avons déjeuné à la terrasse d’un café (le Cookery), puis sommes allés au premier de nos cours d’art, « Exploring New York », mais nous n’avons pas accompagné les autres au Brooklyn Museum parce que nous devions prendre un verre avec Bob Phillips à 5 heures. […]
Sommes maintenant dans l’appartement, silencieux, tranquille, entièrement merveilleux. Ray lit notre devoir égyptien pour jeudi. J’ai à lire Mishima (le deuxième roman de la série) et Marquez [Des feuilles dans la bourrasque] et Dreiser [Une tragédie américaine], mais me sens assez paresseuse. Pas pensé à Bellefleur depuis des jours. Les Adirondacks (les monts Nautauga) semblent si lointains, comme sans importance. New York est le centre du monde, non… ?
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17 juin 1977. […] Notes sur Bellefleur. J’espère un immense livre, somptueux, tentaculaire, différent de tout ce que j’ai fait. Un échec commercial, j’imagine31 ; quoique Childwold n’ait pas si mal marché. D’innombrables petits « contes » dérivant de l’histoire centrale, l’acquisition de terres perdues, la restauration d’une grandeur mythique perdue, par les Bellefleur, le tout pendant la vie-enfance de Germaine. Fantaisie, mais enracinée aussi fermement que possible dans la région du Nautauga (Adirondacks). La bibliothèque de la NYU a peut-être des livres sur la culture et les contes populaires des Adirondacks. (Pour les périodiques, c’est une déception : on ne feuillette pas. À peu près impossible de les consulter.)
… Projets vagues et flous d’une histoire sur le meurtrier d’enfants du comté d’Oakland32. J’imagine un homme qui souhaite avant tout combattre l’ennui, une baisse d’entrain. À la manière d’un vampire, il « suce » la vie de ses victimes. Mais les meurtres sont de moins en moins satisfaisants avec le temps ; et chacun d’eux, tout en étant plus facile que le précédent, a moins de sens. Ah ! peut-être ce « fantasme » pourrait-il se communiquer à de nombreux banlieusards. […] Mais tout est encore confus… […]
16 juillet 1977. Lis The Professor of Desire [Professeur de désir] de Philip Roth ; similaire par le ton, le sujet et l’exécution à My Life As a Man [Ma vie d’homme], mais très attachant, très touchant. Le style analytique, le tamisage et retamisage incessant de quelques expériences : pas ma tasse de thé, du moins pas à ce stade de ma vie, mais Philip le fait à merveille. […]
… Me demande en lisant le nouveau roman de Philip si l’insistance sur la passion, le sexe, le désir, etc. n’est pas simplement une sorte de convention littéraire. Il faut qu’il écrive sur quelque chose : quelque chose d’« intéressant ». Exactement comme mon imagination semble se tourner d’instinct vers l’acte de violence central, centralisateur, qui semble symboliser plus que lui-même. Comme un éclair illuminant une partie d’une culture ou d’une époque… Je remarque aussi que l’imagination d’Anne Tyler se tourne (d’instinct ?) vers son thème central : rester quelque part/s’enfuir. Assumer des responsabilités/se défaire de toute responsabilité. Cela semble être son thème central et, si cela ne m’intéresse pas beaucoup personnellement, j’admire la façon dont elle le traite. Le thème central de Philip est le désarroi d’un homme intelligent et sensible (à l’« élégance innée » comme dit l’un de ses personnages […]) qui constate qu’il est attiré par des personnages « hors-la-loi » ou autodestructeurs et par des impulsions correspondantes en lui-même. Mon thème central… ? Mais je ne le connais pas ou ne souhaite pas y réfléchir. Mieux vaut ne pas se pencher sur soi, ne pas être curieux. Ne pas analyser si l’analyse doit inhiber.
[…]
22 juillet 1977. Notre dernier jour à New York, notre dernier jour dans cet appartement. La canicule est passée : il fait une température civilisée, 25 degrés, après une succession de jours où l’on a oscillé entre 35 et 37. (Il a fait jusqu’à 40. Paralysant.) Aucune obligation aujourd’hui. Rien que nous devions faire, personne que nous devions voir…
Le déjeuner d’hier avec Lynne Sharon Schwartz et George Bixby a mal commencé, peut-être à cause du temps, mais les choses se sont peu à peu arrangées et, à la fin, nous bavardions assez gaiement. Lynne est une femme mince et séduisante aux cheveux grisonnants qui doit avoir à peu près mon âge ; George, manifestement plus âgé, fait très jeune avec sa barbe blond-roux et (ai-je remarqué ensuite, quand nous marchions dans la Cinquième Avenue) une oreille percée. Nous sommes allés chez Feathers, moins impressionnant que la première fois, mais convenable.
Plus tôt, ai passé deux heures et demie avec les étudiants. Ils ont été si réels pour moi pendant ces six semaines, comme je l’ai sans doute été pour eux, et maintenant – je le sais par expérience – ils vont s’effacer de ma mémoire. Quel éternel mystère que le temps et ses événements les plus marquants passent, s’effacent, n’aient plus de prise sur nous, une fois que nous dépassons un certain âge… J’ai été très occupée par ces étudiants, j’ai même éprouvé un curieux sentiment d’identification avec certains […] ; je sais néanmoins que dans quelques mois leur nom ne me dira plus grand-chose. Je pense. Deux ou trois d’entre eux publieront sans doute ; ou devraient en tout cas le faire.
… Épuisée par les conférences et le déjeuner d’hier. Paressé dans l’appartement à lire, prendre des notes décousues pour la nouvelle sur Graywolf, incertaine, oisive, fatiguée tout simplement. L’épuisement de l’esprit. Ne me suis levée qu’à 9 h 30, ce matin, une sorte de record, cet été… Une vie enchanteresse, certes ; des gens enchanteurs. Pourtant quand on regarde en arrière au bout d’un certain temps, qu’est-ce qui est fondamentalement réel… ? Je m’aperçois que mes pensées vont au travail que j’ai fait, à ce que j’ai écrit, et que tout le reste est accessoire. Le monde phénoménal et ses grandes tentations, ses beautés, ses privilèges, le drame sans fin des relations humaines […] semble s’effacer, ou en tout cas perdre de son autorité, à côté de l’art. Un art d’une nature substantielle, du moins. Cet été n’est pas celui où j’ai connu certaines personnes, fait des centaines de kilomètres à pied, visité d’innombrables galeries et musées, c’est l’été où j’ai écrit trois ou quatre nouvelles – et éprouvé un vague sentiment de culpabilité à ne pas avoir fait davantage.
[…]
Graywolf et les autres, des versions possibles de lui-même. Fluctuations. Chimères. La ville impose une sorte de structure fragmentaire… on ne voit pas d’horizons, tout est découpé, rapproché. Ai-je vraiment le sentiment que la vie – ma vie – est une série de pertes, d’enlèvements ? Non. Pas vraiment. Ce qui est perdu est compensé par quelque chose de nouveau. Et tout peut être transformé en art. Autant qu’on pourrait en demander à l’Éternité… Cela étant, mon mariage m’a apporté une stabilité. Ray est un centre ; peut-être le centre sans lequel… Mais il est vain de faire des hypothèses. Bon, aimant, doux, parfois critique avec intelligence, sensible, drôle, sans ambition, aimant paresser autant que moi, Ray est quelqu’un d’extraordinaire dont on ne perçoit pas immédiatement la profondeur… L’idée de le perdre ne m’inspire ni appréhension ni terreur, c’est trop immense : une pensée impensable, en fait. Comme la fin de l’univers, l’anéantissement du temps. Impensable. Si je survivais à sa perte, ce ne serait pas Joyce qui survivrait, mais une autre, amoindrie, brisée… également impensable.
28 juillet 1977. De New York à Bennington, dans le Vermont ; la vieille maison immense et élégante des Robbinson dans Monument Circle, et la grande maison spacieuse, bien décorée des Malamud dans Catamount Lane (Bernard Malamud, étonnamment cérémonieux, s’exprimant avec clarté, alors que je m’attendais à quelqu’un de plus décontracté, de plus verbeux, de plus buveur aussi ; Ann Malamud, charmante, attentive, vive, amicale et hospitalière)… de Bennington à Dartmouth/Hanover, dans le New Hampshire ; de Hanover à Middlebury, Vt. ; de Middlebury à Silver Bay/Lake George, NY ; de là à Ithaca (le campus immense, intimidant et finalement assez bizarre de Cornell : une sorte de fouillis gigantesque où les bonnes choses pourraient se perdre trop aisément) ; d’Ithaca à Lockport/Millersport (un bon séjour chez mes parents, cette fois encore) ; puis retour à la maison.
[…]
… Bernard Malamud est un homme complexe, intelligent (très intelligent !) qui parle avec douceur et bien ; un gentleman ; m’a appelée « ma chère » plusieurs fois. Plutôt mince, très séduisant, une petite moustache, d’élégantes lunettes à monture en corne, un peu arthritique (son dos : il doit dormir sur une planche, et avait une sorte de dispositif avec planche à la table de la salle à manger). A paru très content de nous voir, Ray et moi, bien que nous soyons des inconnus […] A parlé de ses écrits (The Fixer [L’homme de Kiev] devait être au départ un genre de conte populaire, et non un roman « historique »), de ses habitudes d’écrivain (il travaille de 9 heures à 1 heure presque tous les jours ; n’enseigne à Bennington que trois mois, et en ne donnant qu’un seul cours… d’après ce que j’ai compris) et des critiques (un sujet sur lequel il s’est étendu pendant le dîner… comme tous les écrivains que j’ai rencontrés, il semble ne pas aimer les critiques en général et certains – Roger Sale – en particulier ; il a parlé du sujet avec passion) et de divers potins […]. Bernard a téléphoné à John [Gardner] qui est passé après dîner avec son amie, Elizabeth (séduisante, brune, silencieuse ; ou peut-être simplement intimidée par la forte personnalité de John et par la présence de Bernard). Une soirée mémorable à plusieurs titres. (Les Malamud habitent un endroit saisissant : Bennington de mars à novembre. Une vie enviable.)
30 juillet 1977. Il y a longtemps, quand ils étaient nouveaux, rares et inquiétants, nous fêtions les Événements heureux. L’acceptation de mon premier livre par Vanguard en 1961, à l’époque abominable de Beaumont (Texas)… la signature d’une option de contrat pour un film (qui a rapporté des sommes stupéfiantes pour nous à l’époque : 30 000, 50 000 dollars)… des ventes, ou des prix (le O. Henry33), ou des bourses (Guggenheim) ou des récompenses (National Book Award). Puis, petit à petit, ou brusquement ? – les Événements heureux sont devenus des événements presque ordinaires qu’il n’était pas nécessaire de fêter. Dont il était à peine nécessaire de parler en détail. Ou même de parler du tout. Jusqu’à ce que, finalement, je puisse recevoir par la poste un chèque de 85 000 dollars sans penser à le dire à mon mari avant le soir ou le lendemain. Ou feuilleter un exemplaire du Time dans un drugstore (sans vouloir l’acheter, bien sûr), tomber sur une critique plutôt bonne de The Assassins, mettons, et la parcourir comme si c’était la critique d’un livre quelconque, qui ne soit pas le mien, n’ait aucun rapport avec moi.
Ce n’est pas qu’on s’attende à ces choses. Ni qu’on se sente à l’aise. Ni même qu’on les désire beaucoup. C’est plutôt quelque chose de singulier… d’inexprimable… Peut-être le fait qu’elles arrivent, arrivent, sans aucune intervention personnelle. Ni signification. Ni… quoi ?… rapport. Pertinence. Intimité.
[…]
4 août 1977. […] Les lettres d’Anne Sexton34 s’améliorent à mesure qu’elle prend de l’âge. Curieux, la façon dont elle devient soudain sobre, abandonne cette attitude (ou ce masque) d’enthousiasme exagéré lorsque des gens vraiment perturbés lui écrivent. On a l’impression qu’elle reconnaissait la maladie en eux et qu’elle se portait bien, un temps, pour pouvoir affronter leur maladie. Cela s’observe dans ses lettres à Philip Legler, et même à James Dickey. Mais dès la page suivante, elle se répand, discourt, tape à la machine tard dans la nuit, manifestement déséquilibrée par l’alcool et ses huit pilules quotidiennes… Ce qui est décevant dans ces lettres, c’est leur manque général de lucidité. On ne peut apprendre grand-chose d’elles. On n’y trouve pas de stimulation intellectuelle, on n’y perçoit pas un esprit curieux, critique, explorateur. Elle est toute émotion : cœur et entrailles, larmes et sang, une voix qui tantôt monte jusqu’à l’hystérie, tantôt sombre dans la plainte mélancolique, mais n’est pas assez souvent détachée, autocritique (authentiquement, car elle s’apitoie bien entendu sur elle-même, s’autodénigre, se méprise). Ce qui manque, indéniablement, c’est une intelligence de premier ordre… Ce qui nous ramène aux poèmes. Et ils sont bons, pour l’essentiel. All My Pretty Ones, Live or Die, certaines parties de Love Poems : très bons, très puissants. Je n’aime pas Transformations, mais c’est peut-être juste une affaire de goût. The Awful Rowing Toward God (dont j’ai fait une critique pour le NY Times) est bon par intermittence, parfois saisissant, parfois banal. Son problème est que sujet et technique semblent avoir été inextricablement mêlés. Elle tourne en rond sur les mêmes sujets, avec les mêmes rythmes. Prise au piège. Impuissante. Il y a de la terreur – on sent la terreur. Mais le lecteur peut simplement battre en retraite ou se tourner vers un autre poète (Maxine Kumin, par exemple, l’amie d’Anne, qui est meilleur poète qu’elle, en partie parce qu’elle est plus « intelligente » mais aussi parce qu’elle sent mieux la langue) alors que la pauvre Anne Sexton était emprisonnée dans ce monde morne, confiné, de plus en plus rétréci.
… Bernard Malamud pendant le dîner, parlant de D. H. Lawrence. Et d’Updike, dont les romans manquent, selon lui, d’une visée ou d’un noyau « moral ». (A-t-il raison ? J’ai dit aux Malamud : « Updike a une imagination visuelle, une imagination de peintre… il cherche avant tout à ce que les choses soient juste au niveau sensoriel… » Ou quelque chose d’approchant. Mais cela n’exclut pas une position « morale ». On ne voit pas pourquoi.) Malamud avait à peu près la même opinion sur Roth. Plus que la majorité des écrivains, a-t-il dit, Roth écrit sur sa vie – un compte rendu livre par livre de sa carrière femme par femme. Ce qui est terriblement limitatif… En repensant à Malamud, je me dis qu’il a été plutôt prudent avec Ray et moi, sur ses gardes. Il ne nous connaissait pas du tout… Généreux de sa part, assurément, de nous avoir invités chez lui.
6 août 1977. Fini les lettres d’Anne Sexton ; écrit l’essai ; le temps passant, ce n’était plus tout à fait aussi déprimant qu’au début. Après tout, Anne Sexton a accompli ce qu’elle voulait. Ou quasiment. Il semble probable que sa poésie ait reculé son suicide de plusieurs années… l’activité de la poésie, les exigences rigoureuses de sa discipline, sont toujours et uniquement positives. Quelque chose que les non-poètes ne peuvent comprendre, peut-être.
Ai repris une nouvelle écrite il y a quelque temps, Honeymoon, pour revoir quelques pages. Écrite en juin 1975. Quelque chose de très chaleureux, de sympathique… plein d’espoir…
Bizarre que je prenne autant de plaisir à revoir mes textes, alors que je détestais cela naguère. Je considérais que c’était une perte de temps. D’énergie. D’imagination. Mais maintenant, eh bien, cela me semble différent : la révision est imagination. Et cela apporte aussi des satisfactions immenses, différentes de celles de la première écriture.
Le plaisir du détachement : sérénité, structurer, calculer avec rigueur.
… Les prémonitions de mort d’Anne Sexton. D’où son activité fiévreuse à la fin. On peut trouver étrange (pas moi : je trouve cela parfaitement explicable) que, bien que redoutant une mort prématurée, elle l’ait elle-même provoquée.
Mais pourquoi mourir, pourquoi se prendre à ce point au sérieux… Il y a toujours de nouveaux films, de nouveaux enregistrements, des lettres inattendues de vieux amis, des coups de téléphone, des livres qui arrivent au courrier, des revues…
Gene [McNamara] a dit un jour : « Pourquoi ne pas faire un somme ? Au réveil, vous verrez les choses autrement. »
Certains d’entre nous sont trop normaux, trop sains, pour comprendre – pour comprendre réellement, car, en tant qu’écrivain, je n’ai aucun mal – le désespoir qui entraîne quelqu’un à la mort. Dans la lettre qu’elle m’a écrite, Anne Sexton parlait de ma capacité à parler de cette angoisse. Pourtant ce n’est pas moi. Pourtant ce doit bien être moi, car qui d’autre cela pourrait-il être ? Cela réside peut-être simplement dans l’Inconscient, dans la psyché transpersonnelle… si on croit à un tel phénomène. (Tantôt j’y crois, tantôt non.) Ou c’est peut être inventé, imaginé. Car un romancier ne doit-il pas s’atteler à l’effort d’imaginer… ? […]
22 août 1977. […] Fascinant de lire les Carnets des Démons de Dostoïevski. La difficulté qu’il a eue à imaginer le roman tel que nous le connaissons… la lenteur tortueuse avec laquelle Stavroguine a émergé, et le thème politique lui-même ; je me demande jusqu’à quel point il n’a pas failli abandonner et écrire le livre romantique presque dépourvu de structure qu’il avait envisagé. Comme il aurait été inférieur à Crime et châtiment, L’idiot, Notes d’un souterrain…
Le mystère du « processus de création ». Quel terme insipide ! Ne veut rien dire, en fait. Processus de création.
Les souffrances pitoyables de Dostoïevski, ses crises, maux de tête, indigestions, etc. Un miracle qu’il ait réussi à écrire tout court, sans parler de produire des chefs-d’œuvre.
Énigme. Mystère complet. Il est peut-être encore plus véritablement inexplicable que ses personnages.
[…]
… Une question que Dostoïevski se pose très tôt dans les Carnets des Démons : N.B. Ce roman est-il nécessaire ?
Intéressant de noter que, se parlant à lui-même, pensant tout haut au roman dont il a le projet, Dostoïevski ressemble assez à Henry James se parlant à lui-même ; et me ressemble assez. Tous les auteurs se ressemblent-il ? Dans leurs notes ? Que se passe-t-il, dans ce cas, entre les carnets de notes et le livre achevé… ?
… Impressionnée par l’évolution pesante, pénible, du roman, des personnages, de l’intrigue, des idées maîtresses, etc. Un tel labeur se justifie-t-il ? Qui travaillerait aussi dur s’il savait à l’avance tout ce qu’il allait subir (frustration, désespoir et désagréments physiques) ? Naturellement, l’œuvre achevée se justifie elle-même. C’est toujours le cas. Ou généralement. (Quoique, si je me souviens bien, Joyce ait placé le premier exemplaire d’Ulysse sous sa chaise, dans un restaurant où sa famille et lui fêtaient sa publication. L’air abattu, ou plutôt fatigué. D’après Ellmann. C’est dommage, mais si naturel. Qu’est-ce que l’auteur a à faire du produit matériel qui arrive à la toute fin de son labeur…)
… Question : un auteur peut-il lire son propre travail ? Et si oui, comment ? Avec quelle « voix » intérieure ? Doit-il l’avoir oublié (plus ou moins) avant de pouvoir le lire ? Un détachement nécessaire mais peut-être impossible.
« La folie de l’art » – la phrase de James.
Graywolf : His Life and Times. Je crois que je vais laisser tomber entièrement.
23 août 1977. Maman et papa sont chez nous cette semaine. Hier, temps merveilleux : nous sommes restés un moment dans le jardin, puis sur la plage ; fait une longue promenade pour aller dîner à Windsor ; marché le long de la rivière en admirant la ligne d’horizon de Detroit. Windsor est sans doute, pour sa taille, l’une des villes les plus attrayantes d’Amérique du Nord. On la voit par les yeux des visiteurs. Naturellement, tout le monde se plaint ici, il est de bonne politique, il est d’usage, de se plaindre ; les « intellectuels » surtout aiment se plaindre, montrer leur mécontentement pour toutes choses sur terre comme au ciel. Il n’empêche. Comparée à New York, chère et jonchée d’ordures, et à Detroit, sinistre, morne et dangereuse, avec ses contrastes indécents de pauvreté et de richesse…
Me sens très bien. La visite se passe bien. En fait, j’ai été déroutée quelques minutes, hier, quand mes parents sont arrivés – l’air si en forme, (presque) glamour. On ne devinerait jamais la vie qu’ils ont menée… le milieu dont ils sont sortis… les handicaps, les revers imbéciles de la chance, du sort… Ma mère, cheveux bouclés, un pantalon rouge et un très joli chemisier blanc avec un nœud ; un bracelet en argent que je lui ai offert ; de beaux escarpins blancs à bout ouvert. Mon père en pantalon et veste de sport plutôt chic, un peu moins massif que dans mon souvenir (mais depuis qu’il a arrêté de fumer, il semble avoir grossi définitivement). Chez eux, ils nagent presque tous les jours, ma mère 400 mètres, mon père le double, ce que je trouve considérable. (Je doute d’être capable de faire une longueur sans suffoquer et manquer me noyer. Il y a des années que je n’ai pas nagé…) … Ma mère a apporté des confitures, des pêches, des tomates, un melon, un torchon, un pull qu’elle a tricoté pour Ray. Une visite très agréable, délicieuse en fait. Et la journée d’aujourd’hui s’annonce belle, elle aussi. (Nous allons chez Liz et Jim, ce soir, puis nous dînerons au golf club de Jim.)
[…]
24 août 1977. Soirée délicieuse, hier. Emmené mes parents au Renaissance Center, puis à Birmingham ; au lac Quarton ; chez les Graham, puis au Kingsley Inn ; rentrés après minuit. Une longue journée. Tout s’est bien passé, splendidement, en fait. […]
Ironie. Mon père, très amusant, a raconté à Liz, à Jim et à la mère de Liz ses aventures comico-grotesques d’autrefois, quand il avait essayé d’élever des cochons (Liz comme Jim avaient des parents qui élevaient des cochons, ou qui vivaient dans une ferme – je ne sais plus très bien) : les cochons qui fouissent et passent sous la clôture, qui courent sur Transit Road, lui qui les rattrape avec beaucoup de difficulté et les jette un par un (de grosses bêtes) par-dessus la clôture, si bien qu’ils atterrissent lourdement sur le côté et que la « terre tremble ». Peu de temps après, il les a tués, dépecés et salés en leur faisant une sorte d’injection avec un fusil à sel ; puis il a suspendu la viande dans la grange, et elle a pourri. (Ce qui fait une histoire très drôle, surtout de la façon dont il la raconte, en pratiquant la litote, avec une expression d’écœurement profond, presque perplexe, comme si le souvenir de cet incident le déconcertait toujours – et que cela fasse partie de l’anecdote.) Or je sais que la situation n’avait rien de drôle. Il essayait d’élever des cochons parce que nous étions très pauvres. C’est la pauvreté qui motivait cette entreprise désespérée… et que la viande ait pourri après ces efforts humiliants a été une sorte de tragédie. Il est donc vraiment intéressant que, trente ans plus tard ou davantage, l’incident puisse être raconté, peut-être même ré-imaginé, comme une anecdote. Une histoire. Une histoire censée amuser. Car aujourd’hui leur vie a beaucoup changé – du tout au tout. Il n’y a aucun danger d’un retour de la pauvreté d’autrefois, ni de la peur et de l’amertume qui l’accompagnaient. Donc, dans l’élégante salle de séjour d’une maison à 200 000 dollars de Birmingham dans le Michigan, racontant son histoire au vice-président de l’une des plus riches « sociétés » contemporaines (Gulf & Western n’est-elle pas plutôt une sorte d’empire ? – « société » fait si pauvre), il peut lui aussi faire preuve d’élégance, à sa façon : un conteur sûr de son auditoire et de son talent (qui s’avère considérable). C’est profondément, profondément intéressant… et énigmatique uniquement pour moi… Et aussi une conversation comme on n’en a jamais en famille, mais seulement en présence d’étrangers : sur les ancêtres, les origines, etc. Il s’avère que le nom du père de ma mère était Bus (hongrois… transformé en Bush par les services d’immigration) et qu’il a été le premier Hongrois à s’être jamais installé dans la région de Buffalo ; le nom du père de mon père était James, il est venu d’Irlande avec son frère Patrick (on ne sait pas d’où exactement) et s’est installé dans la région de Lockport ; un certain nombre de Oates descendent des deux frères dans cette région. (Je n’ai pourtant jamais rencontré de Oates nulle part – même pas dans l’Ulysse de Joyce.) Hongrois, irlandais, et un mélange de français, d’allemand et d’anglais : mes origines. Ce qui me paraît assez somptueux.
28 août 1977. […] Question : comment se fait-il que lorsque la communication devient directe, claire, simple, elle devient inévitablement un moyen de transmettre des mensonges ? Et comment se fait-il que lorsqu’elle est subtile, complexe, profonde, douloureusement fouillée, elle est impossible à traduire autrement qu’en ses termes d’origine ?… Ce que je veux dire, c’est que Proust, Henry James, Joyce, Faulkner, etc. ne peuvent être abordés que par leur langage, leur langage spécifique. Il n’y a pas de référents pour leurs mots. Les mots sont. La subtilité d’une « pensée » jamesienne ne fait qu’un avec la phrase jamesienne. Il est donc vain (autant qu’irrésistible !) d’essayer de discuter de ces œuvres. Il est particulièrement vain de discuter des « personnages »…
L’artiste est quelqu’un qui fait « grand » cas de la vie – mais pas tout à fait autant que la vie le justifie.
On peut distinguer au moins deux sortes d’écrits. Les œuvres hautement « littéraires » où le contenu est rigoureusement façonné et subordonné au langage. Et les « vulgaires » où le contenu est tout. (La littérature non romanesque, surtout.) Mais ce mot de « vulgaire » est insatisfaisant… je ne l’aime pas…
Pourquoi lisons-nous ? Pourquoi supportons-nous, par exemple, l’attention tatillonne que James Joyce porte à son passé, noms de voisins, de joueurs de cricket, de vieux prêtres, etc. souvenirs d’une enfance à Dublin qui n’ont pas plus de prix, en eux-mêmes, que les souvenirs de n’importe qui d’autre ? Il faut pourtant maîtriser, ou au moins apprendre à se débrouiller de tout ce dreck35. Sinon Joyce est perdu : il n’y a pas de Joyce… Avec Lawrence, en revanche, inutile de savoir grand-chose d’extrinsèque. La langue anglaise, pour commencer : une exigence plutôt modeste. Quelques connaissances sur l’Angleterre, peut-être. (Encore que Lawrence explique les choses assez clairement grâce aux discussions de ses personnages.) Si la littérature est une sorte de jeu… Mais non, c’est une expérience visionnaire ; et le « jeu » n’est que le réseau de règles dont l’artiste s’empare pour communiquer sa vision. On peut utiliser certaines règles ou d’autres, ou d’autres encore ; mais il faut en utiliser. Et les conserver d’un bout à l’autre d’une œuvre. Sinon l’œuvre d’art est détruite.
[…]
Mon intérêt pour les enfants, pour le garçon de Honeymoon et les filles de Softball36, et dans Graywolf et d’autres nouvelles récentes ; et bien sûr dans Childwold. Un intérêt que je ne me serais pas prédit, étant donné la « personne » que j’étais il y a quelques années. (Les enfants m’ennuyaient plutôt.) Ce qui tend à indiquer une nette réorganisation de la psyché… un déplacement des inclinations inconscientes…
Les femmes ont parfois des enfants pour se situer. Quand elles espèrent des filles, du moins. Revivre, réveiller quelque chose de totalement mystérieux. C’est profond, profondément logé en nous, presque irrécupérable… (Qu’est-ce donc, ce que nous souhaitons re-capturer ? Notre moi perdu ? Le moi de l’enfance ? L’enfance qui semblait nous entourer ? – ou celle qui nous entourait vraiment ? Le sentiment puissant, presque intoxicant, du passé… « nostalgie » (un mot inadéquat)… un désir de ré-expérimenter, de ré-exister (peut-être y a-t-il un mot pour cela dans une autre langue : nous n’en avons aucun qui convienne tout à fait en anglais). Une énigme, un mystère, qui nous plonge profondément au cœur de nous-mêmes, dont nous revenons hébétés, bouleversés, mais, bizarrement, sans en savoir davantage qu’auparavant.
… Je ne réussirai jamais à traduire en fiction, dans Graywolf et Bellefleur, tout ce que j’éprouve. Tout ce que je sais. Cela se dérobe, c’est trop intangible, trop douloureusement subtil pour être exprimé en termes dramatiques. Certaines pensées, donc, ne peuvent être que personnelles. On ne peut les ressasser, les ruminer, que dans un journal. (Et uniquement dans un journal inaccessible à quiconque.) … Le royaume du non-écrit, du non-imaginé, du jamais conçu. Penser au para-Hamlet, au para-Ulysse, au grand flot d’émotion qui ne s’est pas retrouvé dans les romans de Virginia Woolf… […]
sais pas. Je ne sais pas.
[…]
16 septembre 1977. […] L’un de mes malheurs est que, de plus en plus, je n’ai personne à qui parler.
Avec qui parler.
… À l’exception de Ray, bien sûr, et dans un mariage il faut souvent atténuer son malaise ou le cacher entièrement ; car, dans une relation intime, exprimer une tristesse quelconque, si passagère, si absurde soit-elle, c’est laisser entendre que l’autre a échoué d’une certaine façon à nous garder heureux. Je rejette cette idée, je sais qu’elle est absurde, et pourtant c’est ainsi : si Ray était terriblement préoccupé par quelque chose, j’éprouverais un sentiment d’impuissance et d’abattement à savoir que mon amour pour lui, mon affection attentive ne suffisaient pas vraiment… La délicatesse des relations intimes, l’équilibre du mariage…
L’amour devient trop petit, comme le reste
On le range dans un Tiroir –
Puis un jour sa mode apparaît Désuète –
Comme l’Habit que portaient nos Aïeux.37
… Lis sur Emily Dickinson et sur son amour pour plusieurs femmes. Lis ses lettres. Mon Dieu, des lettres aussi belles, tendres, intimes, révélatrices… exposées maintenant aux yeux de tous : quelle cruauté ! Il n’y a plus de vie privée. Si cette pauvre femme avait pu prévoir… (Non qu’elle aurait eu honte de son amour « homoérotique » en soi. Mais la révélation, l’exhumation systématique, impitoyable, de tous les secrets par les « universitaires », les « critiques » et les voyeurs est épouvantable.)
Plus épouvantable encore, le sort qui attend ceux qui n’ont pas de secrets. Car, à coup sûr, anciens amis, connaissances, étudiants et inconnus inventeront tout simplement à leur guise.
19 septembre 1977. […] Notes pour The Doomed Girl38. Écrit un premier jet au stylo, veux attendre un peu avant de revoir. Bizarre que cette nouvelle soit venue aussi aisément, et avec autant d’intérêt (pour moi), alors que le matériau de Graywolf est resté bloqué si longtemps.
… Mort de Robert Lowell. Soixante ans. Et Nabokov, il y a quelques mois. Les maîtres, les candidats au Nobel. À qui le tour ?
… Travaille à The Evening and the Morning39 . Un premier jet expérimental, vague, informe. […] Quand je commence un nouveau roman, je reprends à zéro : je ne sais rien, rien ne semble aider. Seule l’écriture du roman m’ « aidera » à y entrer. Je veux noter avec honnêteté les phases sombres, car elles existent, Dieu sait qu’elles existent, même si je dois les oublier une fois l’ouvrage terminé…
[…]
24 septembre 1977. […] Succession de jours pluvieux, lugubres. Inhabituel pour cette époque de l’année. Je lis The Sacred and Profane Love Machine [Amour sacré, amour profane] sans l’enthousiasme que j’espérais… il ne me semble pas aussi attachant que A Word Child [Un Enfant du verbe]40. Une erreur de l’enseigner, je suppose ; mais trop tard ; j’en tirerai le meilleur parti possible.
… Les gens qui réussissent ont tendance à confondre leur image, leur persona, avec leur véritable moi. Un fait dont on doit constamment se souvenir. Lorsque je suis « Joyce Carol Oates » ou « Joyce Smith » en public, je ne suis pas la personne que je suis maintenant, ou chez moi, ou en privé ; et l’on ne devrait éprouver aucun malaise de ce clivage – s’il faut lui donner ce nom. Réactions et émotions spontanées sont parfaitement acceptables à condition de ne pas être égoïstes et de ne pas blesser les autres. Le moi est protégé par la persona, mais la persona protège aussi les autres contre ce moi. Ce qui signifie que j’ai une responsabilité parce que porteuse d’une image aux yeux de certaines personnes, notamment de mes étudiants, et que je me dois de le respecter en permanence. Les psychologies et les théologies destructrices des années 60 ont cherché à abattre toutes les barrières entre les gens, et entre les différentes parties de la personnalité, et les résultats ont été catastrophiques. Je n’ai jamais éprouvé le besoin de justifier mon désir de préserver ma vie privée, mon besoin d’une certaine dose de secret. Ce journal va aussi loin que je souhaite aller dans la « mise à nu » de mon cœur. Les années 60 partaient en fait de prémisses erronées. Il n’y a pas de « collectif », pas de bonheur dans le nombre, pas de définition du moi dans la foule. La promiscuité n’est pas une libération mais simplement une incapacité à exercer son sens critique, à faire des choix intelligents. Mon penchant pour la chasteté, ma virginité prolongée (impossible d’appeler cela autrement en 1977 !), la virginité comme affaire de principe conscient, n’étaient pas, ne sont pas, symptomatiques de la morale des années 50, mais symptomatiques de ma morale, de ma personne. Les pressions exogènes comptent si peu, l’âme est logée si profond…
12 octobre 1977. Lettre chaleureuse et drôle de John Updike ; Martha et lui se sont mariés le 30 sept. (Agréable coïncidence : mon cours a porté sur son Giving Blood41, hier.) Il me semble bizarre, pour ne pas dire scandaleux, que The New Yorker rejette l’un de ces textes, quel qu’il soit. Mais ils ont bel et bien rejeté sa belle élégie émouvante à L. E. Sissman42, et il a eu la gentillesse de l’envoyer à l’Ontario Review… Comment osent-ils rejeter Updike ? Je ne comprends pas. Et le poème est bon, très bon, très émouvant. Peut-être le New Yorker se méfie-t-il des émotions sincères…
Je me rappelle avec chaleur notre déjeuner dans un restaurant quasi désert des environs de Georgetown (The Chanticleer) ; j’ai eu l’impression que je connaissais John et Martha depuis des années, et Ray aussi a senti quelque chose de très inhabituel, une relation sans tension ni artificialité. Nous avons parlé de sujets divers, de littérature […]. Updike est une intelligence de premier ordre, mais il est étonnamment modeste ; ce qui est stupéfiant, c’est qu’il semble croire à sa modestie… Comme John Fowles. C’est étrange, très étrange… alors qu’un talent bien inférieur tel que Stanley Elkin est si désagréablement égotiste. Mais d’un autre côté, c’est logique, bien sûr.
[…]
30 octobre 1977. Un dimanche. En voiture jusqu’à Amhertsburg, promenade ; agréable journée d’automne. Travaille au roman : page 85. Relu The Picture of Dorian Gray [Le portrait de Dorian Gray]. Ai trouvé beaucoup à admirer, en dépit du fait que tout le monde semble regarder Wilde de haut. Le roman aborde des questions sérieuses… même s’il y a quelque chose d’immensément et de tristement ridicule chez Wilde, en fin de compte. […] Une substance profonde qui interpelle dans Dorian. Pas le conte moral évident, Dorian qui « vend son âme », etc., mais les relations paradoxales entre Basil Hallward et Dorian. Basil, l’artiste qui déclenche la tragédie en transformant l’innocent, le naturel, l’enfantin Dorian en une œuvre d’art : en attirant l’attention de Dorian sur sa beauté. Une sorte de « chute ». … Basil finit par être détruit par Dorian, ce qui paraît approprié. Dorian, l’Anima, la Muse ; le bien-aimé de B. Les implications homosexuelles ne sont jamais explicites. Peut-être ne sont-elles même pas « homosexuelles » d’une façon significative… Quelle est donc la relation entre l’Artiste et son Matériau, entre son Matériau et son Art ?
… Se voir, comme le fait Dorian, comme une image. Être le spectateur de sa vie. Dominer les émotions, les maîtriser, etc. Zombi. Manque d’énergie. L’idéal esthétique : cul de sac. Analyse excessive du moi. L’essence de la décadence : trop de loisirs, trop de temps. Un Sahara de temps. Cela impatiente, et assez vite. Même si Wilde écrit bien, quoi qu’en disent ses détracteurs (envieux ?).
[…]
… Qu’est-ce donc que la relation entre l’artiste et son art et son matériau… ? Je ne suis pas sûre que Wilde explore la question, mais Dorian y fait penser. Je dois y réfléchir. La transformation du moi « innocent » en moi « artificiel ». On devient l’artiste de sa propre vie – et cette vie devient nécessairement un artifice. Genre de mort. Étouffant. Oppressant.
… Dois écrire un autre grand roman, avec beaucoup de personnages, sur un long espace de temps. Bellefleur, peut-être. N’y ai pas pensé depuis des mois.
[…]
22 novembre 1977. […] Travaille au roman, page 173. Creuse et tâtonne. Tantôt ça l’air d’une chose, tantôt d’une autre. Un des problèmes est que de nouveaux romans ou novellas m’attirent. Je veux écrire celle sur l’homme qui est tué dans sa quête d’un idéal érotique ; je veux écrire une novella sur une jeune fille qui représente, pour les autres, un extrême de la passion… ou du comportement… dangereux, autodestructeur, mais en fin de compte (pour eux) une sorte de réalisation de leurs fantasmes. […]
… Projette un essai sur Iris Murdoch, peut-être à Noël43. Dois encore lire plusieurs de ses romans. Merveilleux écrivain… Henry and Cato [Henry et Caton] est mon préféré pour l’instant. Étrange, le manque d’égards, l’indifférence des critiques envers elle ; le sort, sans doute, de l’écrivain dont la « prolificité » déroute. Mais elle est bonne. Et semble s’améliorer.
[…]
10 décembre 1977. Grandes avalanches de neige. Windsor est, ou était, hier, paralysée : nous avons été bloqués chez nous une bonne partie de la journée. Nous sommes maintenant dans un monde bleu et sauvage, une neige aveuglante, une brume qui monte de la rivière, très beau. Comme ce monde est beau, vraiment : il suffit de regarder. (En ce moment, une femelle cardinal, plumes gonflées, picore les baies rouges d’un buisson devant ma fenêtre. Gradations de couleurs merveilleusement subtiles rien que sur son jabot… et ce gros bec presque comique… la crête, le masque noir, le comportement vif, guilleret, le balancement arythmique de la queue… Le mâle attire l’œil comme une manifestation soudaine de la grâce, ou même de Dieu : mais la femelle est peut-être plus belle. Et voici un bruant à gorge blanche. Et encore un autre.)
Travaille comme d’habitude au roman. J’ai l’impression d’y avoir travaillé presque toute ma vie. À moins que ce soit lui qui, subtilement, me travaille…
(Ça y est, le cardinal mâle a fait son apparition ! À quelques mètres à peine, tous les deux picorent tranquillement des baies, les plumes gonflées contre le froid intense.)
… Étrange, vertigineux en fait, de penser que la « beauté » de la nature n’existe que pour nous seuls : pour l’œil humain. Sans notre conscience, elle n’existe pas. Car si les oiseaux et les autres animaux se « voient », ils ne « voient » pas la beauté, j’imagine. Et que dire de ces mollusques qui sécrètent des coquilles d’une extraordinaire beauté, qu’eux-mêmes ne voient jamais puisqu’ils n’ont pas d’yeux ; comment diable comprendre ce phénomène-là… ?
… Les motifs existent dans notre imagination, dans notre conscience humaine raisonnante. Oui, mais : ils existent vraiment, ils sont réels, on ne s’abuse sûrement pas en supposant que les coquillages ont réellement des motifs exquis. Et à quoi servent-ils ? Pas au camouflage, en tout cas. Leurs couleurs et leurs dessins sont si saisissants qu’on les remarque, au contraire.
… Une conclusion provisoire : la nature, l’ensemble du « monde » donné, est en fait une œuvre d’art. Seule la conscience humaine peut le percevoir. Mais toute la création participe. Est-ce une idée sentimentale, une idée romantique tirée par les cheveux, peut-être ? Je ne le pense vraiment pas : c’est la seule conclusion possible. Et que certaines créatures aient développé leur forme de beauté avant que le monde ait des yeux… avant même que les « yeux » existent… me paraît la preuve (au moins poétique) que l’évolution, quoi qu’on entende par ce mot, comprenait dès l’origine la forme de conscience la plus élevée : la prévoyait, je veux dire.
[…]
31 décembre 1977. Un sentiment éblouissant de calme et d’extase : fini The Evening and the Morning à 21 h 45, la veille du jour de l’an. Voilà pour 1977… !
Suis très contente du roman dans ses dernières étapes. Reste maintenant à re-travailler, re-voir, ré-imaginer : ce qui devrait être agréable.
C’est évidemment « expérimental » d’une façon qui n’intéresserait pas Vanguard, ni la plupart des lecteurs…
[…]
… La vie peut-elle être plus belle, plus douce ? La journée entière a été splendide : sommes allés à Birmingham, avons vu de belles photos (Weston, Adams, etc.) à la galerie Halsted, des œuvres bizarres, contraintes, à celle de Suzanne Hilberry […] et avons acheté une belle aquarelle de Donald Evans, dont j’aime le travail depuis des années. […] Ce qui est consternant, c’est qu’il est mort à l’âge de trente-deux ans dans l’incendie d’un hôtel à Amsterdam. Je ne le savais pas. Malheureux. Une terrible perte… il y a quelque chose dans ses œuvres qui me touche beaucoup […]
… Quel plaisir de finir 1977 ainsi ! Une journée parfaite, l’achat d’une œuvre d’art aimée, l’achèvement – le premier jet, en tout cas – d’un roman très difficile. En avant, maintenant, pour 1978.
Ce poème parut sous le titre Night Driving, New Year’s Eve dans Hudson Review (hiver 1977-1978), et fut repris dans Invisible Woman.
Robert Starer (1924-2001), compositeur américain.
Allusion au congrès annuel de la Modern Language Association qui consacrait une séance à son œuvre.
Nouvelle qui parut dans le numéro de juin 1977 de StoryQuarterly.
Cette critique parut dans le numéro du 5 février 1977 de la revue The New Republic.
Cette nouvelle parut dans le numéro de juin 1978 de Mademoiselle.
Banlieue de Detroit (NdT).
Cette critique, intitulée Oracular Oates, avait paru dans le numéro du 3 janvier 1977.
Professeur à Yale et grand critique littéraire, auteur entre autres de The Anxiety of Influence : a Theory of Poetry, auquel fait allusion J. C. Oates (NdT).
Le poète Wallace Stevens (1879-1955) (NdT).
Parue dans de nombreuses anthologies, cette nouvelle avait été reprise dans le recueil The Wheel of Love, Vanguard, 1970 [Corps, Stock, Paris, 1973, trad. Céline Zins – NdT]. Le film dont il est question ici reçut l’oscar du meilleur court métrage de fiction en 1977.
The Thaw, parue dans le numéro de février 1977 de Viva, puis reprise dans Night-Side.
Jigsaw : « puzzle » en anglais, allusion au titre du roman qu’elle est en train d’écrire (NdT).
Samuel F. Pickering. Son article, The Short Stories of Joyce Carol Oates, était paru dans Georgia Review (été 1974).
Lawrence’s Götterdämmerung : The Apocalyptic Vision of Women in Love parut dans Critical Inquiry (printemps 1978), et fut repris dans Contraries : Essays.
J. C. Oates relisait alors l’Ulysse de Joyce pour son séminaire.
Cette nouvelle s’intitulera North Wind, et sera publiée dans l’anthologie Banquet, établie par Joan Norris pour Penmaen Press.
Roman (1960) de l’écrivain canadien Brian Moore (1921-1999).
When love goes wrong, nothing goes right, célèbre chanson chantée par Marilyn Monroe (NdT).
Roman de Nathanaël West (1903-1940) (NdT).
Référence à Bellefleur, un roman qui sera publié en 1980 par Dutton.
J. C. Oates composait alors le recueil de poèmes Women Whose Lives Are Food, Men Whose Lives Are Money.
Romancier américain (né en 1930), auteur notamment de l’essai The Literature of Exhaustion – « La littérature de l’épuisement » (NdT).
Cette idée devint la nouvelle éponyme du recueil A Sentimental Education [Une éducation sentimentale] (Dutton, 1981).
Falconer de John Cheever (1912-1982), paru en 1977 [Falconer, Julliard, Paris, 1978 – NdT].
Aucun recueil ne fut jamais publié sous ce titre, mais la nouvelle éponyme avait paru dans le numéro d’avril 1977 de la revue Fiction.
J. C. Oates avait remis le manuscrit de son nouveau roman à Evelyn Shrifte, éditrice de Vanguard, le 21 février.
J. C. Oates publia la nouvelle sous ce titre dans la Missouri Review (automne 1978).
Cette critique de l’ouvrage The Simone Weil Reader fut publiée dans The New Republic le 2 juillet 1977, et reprise, sous une forme légèrement différente et sous le titre « May God Grant That I Become Nothing » : The Mysticism of Simone Weil, dans The Profane Art : Essays & Reviews (Dutton, 1983).
Ensemble d’immeubles situé dans Greenwich Village et appartenant à l’université de New York (NdT).
En fait, Bellefleur fut le premier des livres de J. C. Oates à figurer sur la liste des best-sellers du New York Times, et il s’en vendit plus d’un million d’exemplaires en éditions brochée et de poche.
C’est la première mention d’un roman qui serait provisoirement intitulé Graywolf : His Life and Times. Il ne fut jamais publié, mais le manuscrit se trouve dans les Archives Joyce Carol Oates à Syracuse. Cette histoire d’un serial killer du Michigan finirait par donner Zombie, publiée par Dutton en 1995 [Zombi, Stock, Paris, 1997, trad. Claude Seban – NdT].
Prix littéraire récompensant les meilleures nouvelles de l’année (NdT).
L’essai critique de J. C. Oates, Anne Sexton : Self-Portrait in Poetry and Letters, parut dans The Profane Art.
« Saleté », « saloperie », mot emprunté au yiddish, employé pour la première fois par écrit dans Ulysse (NdT).
Ces deux nouvelles, qui n’ont jamais été reprises dans un recueil, parurent respectivement dans la Greensboro Review (hiver 1976-1977) et la revue Shenandoah (été 1978).
Emily Dickinson, Quatrains et autres poèmes brefs, Gallimard, Paris, 2000, trad. Claire Malroux (NdT).
Cette nouvelle parut dans la Bennington Review (septembre 1980).
Nouveau titre donné par J. C. Oates au roman qu’elle appelait jusque-là Graywolf : His Life and Times – et qui ne sera jamais publié.
Deux romans de l’écrivaine britannique Irish Murdoch (1919-1999).
Nouvelle contenue dans le recueil Too Far to Go : The Maples Stories [Trop loin : les Maple] (NdT).
L. E. Sissman (1928-1976), poète et critique américain.
Cet essai, Sacred and Profane Iris Murdoch, parut dans The Profane Art.