1978

Hier, seule à la maison de longues heures, réfléchi très intensément. On éprouve presque un frisson de panique à l’idée de ce qui arriverait peut-être… dans un isolement total. J’ai déjà fort à faire pour lutter contre les images qui affluent, dans la richesse et la complexité de mes journées ordinaires.

En 1978, J. C. Oates a quarante ans, et ce n’est pas le seul fait marquant de l’année. Outre l’accueil très positif reçu par son nouveau roman, Son of the Morning, elle est élue membre de la très prestigieuse American Academy of Arts and Letters, ce qui consolide sa place dans l’« establishment » littéraire américain. Cette année-là, elle fait également partie du jury des National Book Awards et participe, à New York, à une conférence réunissant écrivains et critiques littéraires américains et soviétiques. Ce dernier événement passionne l’auteur, lui inspire de nouvelles fictions et lui donne un sentiment plus large de la place qu’elle occupe dans le monde des lettres.

Pendant le printemps et l’été, elle se consacre avec intensité à son piano « amateur », prend des leçons avec un professeur et se consacre tout particulièrement aux œuvres de Chopin. Cet intérêt pour le piano occupe une place importante dans les entrées de l’année, de même que celui qu’elle éprouve pour l’art contemporain : Raymond Smith et Joyce Carol Oates acquièrent peu à peu une collection d’œuvres d’art, et ils fréquentent assidûment galeries et musées, aussi bien à Windsor qu’au cours de leurs voyages.

En août, le couple déménage à Princeton dans le New Jersey. Si Joyce Carol Oates déplore de quitter son cercle d’amis chers à Windsor, elle se fait vite de nouveaux amis à Princeton, tels les poètes Charles Wright, Stanley Kunitz et Maxine Kumin, les écrivains Reginald Gibbons et Edmund « Mike » Keeley. Raymond Smith et elle trouvent assez facilement une « maison de rêve », une construction inhabituelle, toute en verre, dans un endroit retiré et verdoyant, à plusieurs kilomètres de l’université.

Comme toujours, cependant, Joyce Carol Oates consacre l’essentiel de son énergie à son écriture et, après une longue période de gestation au cours de laquelle elle écrit de nombreuses nouvelles, des poèmes, des essais et quelques romans assez courts, elle commence enfin, à l’automne, son travail le plus ambitieux jusqu’alors, Bellefleur. Si la préparation et l’élaboration du roman ont été ardues et complexes – plus de 1 000 pages de notes, des tableaux, des cartes, des arbres généalogiques, pour composer cette vaste tapisserie de récits imbriqués sur le clan des Bellefleur –, ce travail préparatoire en valait largement la peine, et l’écriture du roman se révèle « captivante », « hypnotisante ». Comme l’écrivain le note le 12 décembre, « rien n’est plus généreusement, voluptueusement, enrichissant » que son absorption dans ce roman.

Autre événement marquant de l’année : son changement d’éditeur. Après quinze ans chez Vanguard Press, une maison d’édition de taille moyenne qui avait lancé sa carrière mais qui, en dépit de sa célébrité et de sa stature grandissantes, continuait à proposer à son auteur vedette des contrats modestes et finalement inacceptables, Joyce Carol Oates décide de confier ses œuvres à une maison bien plus importante, Dutton, de façon à travailler avec Henry Robbins, que son amie Joan Didion qualifiait de « meilleur éditeur d’Amérique ». Robbins se plongea aussitôt dans l’œuvre de Joyce Carol Oates. Vanguard refusa de renoncer à Unholy Loves [Amours profanes], qui serait le dernier des ouvrages de l’auteur publié chez cet éditeur, en 1979.

En résumé, 1978 fut pour J. C. Oates une année vivifiante, stimulante, et, en dépit de ses nombreuses activités, une année où elle porta peut-être plus d’attention à son journal que jamais. Elle avait acquis A Writer’s Diary [Journal d’un écrivain] de Virginia Woolf, et son propre journal commence assurément à soutenir la comparaison avec celui de V. Woolf par ses notations sur le quotidien de son existence (observations de la nature, croquis adroits des gens qu’elle rencontre, descriptions économiques des lieux qu’elle visite) et sur les difficultés et les récompenses de la vie d’écrivain.

8 janvier 1978. Première semaine de cours, et tout semble se passer bien, très bien même. Pas aussi fatiguée que je me souviens de l’avoir été. Un groupe prometteur d’une cinquantaine d’étudiants en « Littérature et psychologie » : bavards, vivants et même disposés à se contester et à me contester. […] Nous commençons par The Great Gatsby [Gatsby le magnifique]… et que les personnages de Fitzgerald paraissent pauvres, horriblement clinquants, à la lumière sombre de 1978. Que quiconque puisse s’intéresser à cela, voilà l’énigme. Daisy, prisonnière à dix-huit ans de sa féminité ; de son nom de fleur (sa daisitude) ; la femme vive, argentine et argentée, charmante, pâle, gaie, fascinante, chuchotante, que Fitzgerald adorait manifestement, du moins en essence, mais qu’il ne réussit pas – aujourd’hui – à rendre tout à fait crédible. Je crains les réactions de mes étudiantes « libérées »… L’une d’elles, costaude, pleine d’assurance, sachant parler, jean, chemise ordinaire, visage ordinaire, lunettes, destinée sans doute à devenir une de mes préférés, racontant aux autres qu’elle avait eu un bébé à 6 h 30 et qu’à 8 h 30 elle faisait tout autre chose et avait oublié la douleur (cela, en réponse à un argument subtil sur les douleurs masculine et féminine, la façon d’y faire face, etc.)…

… Travaille tous les jours à The Evening and the Morning. Me limitant délibérément à une ou deux heures de révision par jour. Mon instinct, bien sûr, me pousse toujours à me plonger profondément dans quelque chose et à y rester jusqu’à ce que ce soit fini, aussi proche de la « perfection » que possible… je veux donc résister, je veux prendre mon temps et voir ce que cela donnera d’ici avril. Ces deux ou trois derniers jours ont été fiévreux, presque trop « inspirés » ; travailler avec une telle intensité me fait presque peur.

[…]

Lu et été profondément déçue par Deuil et mélancolie de Freud. Il plante si bien le décor, puis il gâche tout par des « interprétations » pesantes et têtues. Il semble assez bien comprendre le deuil mais n’a aucune idée de la mélancolie. Quelqu’un est mort dans les deux cas, assurément ! Le chagrin est là, assurément. Mais pas dans les termes qu’expose Freud… Il n’avait vraiment aucune oreille pour la musique de la psyché. (Bizarrement, pour abandonner la métaphore, c’était aussi le cas de Faulkner – aucun intérêt pour la musique, incapable de la lire, d’y être sensible.)

… Souhaite depuis des années écrire quelque chose, une fantaisie peut-être, sur Freud et Anna O. La situation… fascinante…

Suis allée dîner avec Lois l’autre soir, le restaurant chinois. Et déjeuner avec Kay, Liz, Marge, vendredi à Detroit. […] Maintenant que les cours ont commencé, je regrette les longues journées divinement tranquilles de la fin décembre, où les heures s’étendaient devant moi, paisibles, totalement ouvertes, merveilleuses. Quand je suis avec des gens à l’université, je suis apparemment très heureuse, je suis vraiment prise par ce que je fais, mais mon inclination la plus profonde semble me porter vers la solitude, la tranquillité, un calme ininterrompu. Je me demande si ma personnalité change ou si elle a toujours été ainsi… je le pense, il y a des preuves dans ce sens.

J’adore me réveiller tôt et me mettre à lire. Quand la maison est totalement silencieuse – Ray encore endormi, aucun mouvement. Et puis, une fois qu’il est réveillé, travailler à mon bureau. Jusqu’à 1 h 30 ou 2 heures. Puis petit-déjeuner (pomme et fromage blanc). Revenir ensuite à mon bureau… Tout, n’importe quoi, me charme à ce moment-là. Travailler aux Démons1 ou à mon propre roman ; feuilleter rêveusement d’anciennes notes pour des nouvelles ou pour Bellefleur ; écrire des lettres, des cartes postales ; regarder par la fenêtre (la neige qui ne cesse de tomber – et parfois des cardinaux, et souvent des bruants, dans les buissons à baies ; aujourd’hui il tombe une neige si épaisse que la rivière est invisible) ; penser à l’université ; aux étudiants, cours, collègues, à ce que je dois faire, aux livres que je dois lire ; rêvasser ; griffonner ; réécrire un court chapitre d’Evening and Morning ; parcourir ce qui a abouti sur mon bureau pour une raison ou une autre ; penser vaguement, quand l’après-midi s’assombrit, au dîner… à ce que je devrais préparer. Poulet au riz sauvage. Ou un steak pour Ray et du thon pour moi. Salades. Légumes : carottes ou choux de Bruxelles, ou brocoli, ou épinards et autres. Saumon, au four. Crevettes à la créole, si l’on peut dire. Pommes de terre au four. Recettes de mon invention, recherchées, improvisées. Œufs brouillés. Etc. Préparer à dîner devrait être monotone puisque je l’ai fait des milliers de fois et que nous mangeons presque tous les soirs à peu près la même salade – avec tout dedans ; mais pour un raison quelconque, c’est une demi-heure agréable, une sorte de rituel entièrement plaisant. Cela dit, si je n’étais pas mariée, je pense que je ne prendrais jamais la peine de faire un vrai repas, un repas en bonne et due forme, je mangerais probablement à mon bureau ou lirais en mangeant, ou essaierais de manger peu souvent… Manger est une de ces activités qui n’apportent aucun plaisir, qui semblent même n’avoir aucun sens, quand on est seul. La nourriture n’a même pas un goût de nourriture : c’est juste un processus, une activité nécessaire. Une corvée. Les repas, même les plus simples, sont des rituels et doivent être partagés ; sinon, ce ne sont même pas des « repas »… ce sont juste des moments où l’on mange…

[…]

 

13 janvier 1978. Journée blanc bleuté, glaciale. Une neige poudreuse, sèche, très fine, tombe, tombe, tombe. Depuis vingt-quatre heures ou davantage. Mais à la maison la journée a été délicieuse : vraiment délicieuse. Travaille à mon essai sur Les démons. Lis et relis Dostoïevski. […]

Une nouvelle très agréable, hier, et totalement inattendue, je dois dire : j’ai été élue membre de l’American Academy of Arts and Letters.

C’était agréable. Cela m’a donné le sentiment de ne pas être tout à fait… ai-je envie de dire une ratée ?… non, pas vraiment : ce n’est guère ainsi que je me considère. Mais… Cela m’a donné le sentiment d’être moins donquichottesque, disons. Oui, c’est cela. J’aurais pu supposer que, si on me proposait un jour de rejoindre ce groupe un peu ridicule, je rejetterais la proposition : mais je me serais bien trompée, étant donné que la lettre, de Ralph Ellison ou en tout cas signée par lui, m’a ravie. Je l’ai ouverte dans le bureau du département anglais, et j’ai été stupéfaite. Même si en parcourant la liste des membres je constate que beaucoup d’entre eux sont « distingués » sans rien avoir de très distinctif ni même de particulièrement talentueux, et que je perçoive certains liens (beaucoup sont des écrivains du New Yorker, et Howard Moss2 est le président du groupe littérature), la nouvelle n’en demeure pas moins très agréable, et je suis contente d’en être contente. Après tout – je suis si souvent perverse – cela aurait très bien pu, un autre jour, ne me faire que très peu d’effet. […]

 

29 janvier 1978. Encore remanié The Evening and the Morning. Mais il faut que je l’abandonne bientôt. Il est temps, il est temps…

Réfléchis aux grandes lignes d’une novella, des ébauches de notes tapées le 6 novembre. Cela ferait un récit assez captivant (l’adoration de Cybele3 en secret ; dans l’inconscient) … mais je préférerais peut-être m’atteler à quelque chose de plus sérieux, de plus long. […]

Lis Henry James. « L’avantage, le luxe, tout autant que le tourment et la responsabilité du romancier, est qu’il n’y a pas de limites à ce qu’il peut tenter comme exécutant – pas de limite à ses expériences possibles, à ses efforts, ses découvertes, ses succès4. »

Il y a une limite, bien sûr. Ce que nous faisons est limité par ce que nous sommes. La voix de James n’est pas celle de Fielding, la voix de Virginia Woolf n’est pas celle de Dorothy Richardson. Mais fondamentalement James a raison. Et un roman se développe plus ou moins dans un autre… Les mille formes évoquées par la forme choisie attirent toujours. Je veux dire : la forme que l’on donne finalement à un roman en a évincé un certain nombre d’autres, qui demandent ensuite à s’exprimer. (Raison pour laquelle, j’imagine, on continue d’écrire, on aime projeter un nouveau roman aussitôt après en avoir fini un.) (Sans parler d’un certain regret sentimental pour l’univers d’un roman.)

… James : « L’expérience n’est jamais limitée et n’est jamais complète ; c’est une immense sensibilité, une sorte d’énorme toile d’araignée faite des fils de soie les plus ténus, suspendus dans la chambre de la conscience, et qui retient dans sa trame tous les atomes flottant dans l’air5. »

… James s’est consacré toute sa vie à son art. Combien de volumes ? Trente-cinq ? Soixante ? Je me demande si son attachement passionné à sa vocation contrariait les gens autant que le mien semble contrarier certaines personnes ? – je veux parler des critiques. Et des rivaux – « rivaux ». J’ai remarqué dans certains comptes rendus un ton exaspéré, furieux, comme si le critique me détestait personnellement. Mais personne n’a l’obligation de lire ni même de commenter ce que j’écris. Déroutant… On dirait que l’on m’en veut de mon sérieux, de la profondeur évidente de mon attachement. De leur vivant, les frivoles sont apparemment reçus avec plus de générosité ; après leur mort, les « sérieux » ont plus de chances d’être honorés. Mais les gens « sérieux » sont si souvent embarrassants…

[…]

 

3 février 1978. […] Lu les épreuves de Women Whose Lives Are Food, Men Whose Lives Are Money. Curieux d’avoir peur de son propre travail – convaincue qu’ils n’étaient pas de premier ordre, je n’avais pas osé examiner certains poèmes depuis longtemps ; par conséquent, j’ai été parfois étonnée, et même heureuse, de constater que certains fonctionnent. Je pense du moins que, s’ils étaient d’un autre poète, je les admirerais. Mais comme ce sont les miens et que je connais mes limites en tant que poète, comment peuvent-ils être particulièrement bons…

… Ma stratégie, simple modestie au départ, une forme pénible de modestie : ne pas voir, ne pas réfléchir à ce qui est décevant et qui ne peut plus être changé. Encore que, « décevant »… qu’est-ce que cela signifie, en fait ? Si je n’ai même pas cherché ma nouvelle dans Penthouse, ne voulant pas feuilleter ce magazine absurde, était-ce par appréhension, par « déception » ou par simple bon sens… ?

Blanche déclarant avec brusquerie qu’il est « impossible » de reprendre Friday Evening6 à Penthouse. Très bien – je suppose que ma demande la contrariait. Et puisque j’ai déjà eu une nouvelle dans Penthouse, pourquoi pas une autre – les dégâts, si dégâts il y a (ce dont je doute), sont déjà faits. Quelqu’un m’a dit que Barthelme aussi y avait eu une nouvelle récemment. Nous sommes donc tous coupables, d’indifférence au minimum. (Mais Don a besoin de cet argent. Et moi pas.)

… Travaille encore à The Evening and the Morning. Plaisir infini de la révision.

Un rédacteur de The New Republic m’a proposé d’être conseillère à la rédaction ; ai accepté. C’est la revue la plus invariablement intelligente publiée aujourd’hui.

[…] Sans l’élan du roman qui la guide (ou la domine), ma vie est une affaire simple, nette… une série d’événements… si facile à gérer. Enseigner, par exemple : n’est-ce pas merveilleux ? Et pourtant on est payé. Quand un roman est achevé, je suis en vacances. Mais un peu mélancolique. À moins que je dise cela simplement parce que j’ai la conviction que je devrais être mélancolique… ?

[…]

 

12 février 1978. […] Bellefleur obsède, mais de loin. Je commence à me dire que je n’y arriverai jamais. Pourquoi, je ne sais pas ; ne sais pas ; tant de pages de notes, tant d’heures d’excitation, presque d’euphorie, à rêver, préparer, tramer… Et je suis toujours exclue, toujours à l’extérieur de ces murs, du jardin dans lequel Germaine joue, enfant : la perspective de me mettre à écrire ce roman me déconcerte, un sentiment que je connais bien, je ne suis tout bonnement pas prête, pas prête. Il faut peut-être que j’attende d’être encore plus vieille pour m’attaquer à l’enfance… Peut-être en serai-je capable à cinquante ans.

… En attendant, des objectifs plus réalistes : le petit conte moral Cybele m’obsède, lui aussi. Là sur mon bureau, attendant sa transformation en drame.

 

14 février 1978. Saint-Valentin. Ray m’a donné son rhume, peut-être sans en avoir l’intention ; me voici malade et très lasse, et il n’est que 11 h 30… 11 h 30 seulement. Ai joué un Prélude de Chopin (très simple, cela va sans dire) et j’ai mal à la main gauche.

… Hier, fini le premier petit chapitre de Cybele. (« Petit » dans quel sens ?… Il fait 20 pages.) L’écrire a été curieusement épuisant, comme si je participais au pèlerinage de ce pauvre Edwin Locke au lieu d’être olympienne, hautaine et « subtilisée »). Mais bon. Je ne suis pas Cybele, après tout. Je suis plus proche des êtres humains du récit. Vraiment ? Si prématurément épuisée, si horrifiquement malade que je sais à peine ce que je suis. (Me suis réveillée en pleine nuit, trempée de sueur ; la gorge sèche, douloureuse, à vif ; un goût horrible dans la bouche.) Mais…

Mais. Ce n’est pas la grippe. Et, comparé à la grippe, n’importe quel état ou presque est la pleine santé.

… Non, je ne peux vraiment pas et ne devrais pas me plaindre.

Fascinée par Chopin. Ai écouté et réécouté la Sonate n°2. J’ai le cœur douloureux quand je l’écoute, je me sens comme traînée tout autour de la pièce et en même temps immensément privilégiée… C’est un privilège aussi de m’asseoir au piano et de me débattre avec le Prélude, ce petit Prélude d’une page (lequel est-ce ? – opus 28) … et le morceau de Bach… et les autres… Heureusement que ma grand-mère et mes parents ont pensé à me faire prendre des cours de piano quand j’avais dix ans. (Je crois que c’est ma grand-mère qui les payait… ?) Autrement cela me serait entièrement inaccessible, et cela reviendrait à être daltonien : une terrible perte, dont on ne saurait rien. Écouter de la musique, c’est très bien, c’est même merveilleux ; mais jouer… même en trébuchant… est entièrement différent. On entend la musique naître à la vie, on partage le génie du compositeur… et à un niveau émotionnel si profond… celui ineffable où nous sommes tous un… même si ces moments, ces instants minuscules ne durent pas ; ne peuvent pas durer.

L’art : la fonction transcendantale indiscutable.

[…]

 

19 février 1978. […] Travaillé hier après-midi à Cybele. Des heures. Migraineuse à cause de ce rhume qui traîne, une plaie ; abrutie par l’aspirine ; mais, le temps passant, j’ai éprouvé une remarquable impression d’énergie, une vraie sensation de mieux, si bien que, alors qu’à 2 heures de l’après-midi je ne me voyais pas travailler plus d’une heure avant d’avoir à renoncer et à me coucher, à 6 h 30 quand je me suis finalement arrêtée, je me sentais régénérée, comme on devrait l’être le matin… Dieu merci. Ai écrit 39 pages et en suis plus ou moins satisfaite. Une histoire triste et sinistre mais drôle. Une histoire drôle mais sinistre etc. Pauvre Edwin. Pauvres hommes. Pauvre masculinité.

Un sujet sur lequel j’en sais davantage que je ne devrais : la masculinité.

… Un beau dimanche ensoleillé, pas trop froid. Un merle d’Amérique dans le jardin, terriblement peu à sa place. Mais chantant bravement. (Un appel à l’aide ?) D’innombrables bruants, des juncos autour de la mangeoire, plus quelques cardinaux, de temps en temps des geais bleus. L’autre jour, dans les buissons, une grive aux plumes gonflées qui avait l’air de souffrir. Grelottant de froid, ou en donnant l’impression.

[…]

 

20 février 1978. La maladie de John Gardner (cancer du côlon), son opération, d’autres opérations prévues…

(Je ne peux imaginer la possibilité de sa mort. Je n’en ai pas été capable, et ne pense pas que je le serai. C’est très difficile à comprendre. C’est vraiment très difficile à… à prendre au sérieux, en un sens. John peut-il mourir ? Bien sûr. Rationnellement, je le sais. Mais en même temps…)

(Mon incapacité à appréhender certaines choses. Je me demande… si c’est naturel, un aspect inévitable de la vie, vivre, ne-pas-penser, ne-pas-savoir, ne-pas-pouvoir-savoir.)

Bon, nous vieillissons tous. Le côté « superficiel » compte si peu pour moi, ce qu’on pourrait appeler le côté égoïste, que je dois me rappeler qu’il y a, après tout, une autre sorte de réalité liée au passage du temps. L’âge de ses parents. Évidemment. Mari, amis, connaissances. Je peux accepter de vieillir et de mourir (oui, mais le puis-je ?) mais cette perspective chez les autres me laisse déroutée et sans voix. Les seules circonstances atténuantes concernant mes parents, c’est qu’ils sont beaucoup plus heureux aujourd’hui qu’autrefois ; la retraite leur a fait à tous les deux un bien immense… il serait dur pour eux, ou pour moi, de vouloir revenir en arrière.

Arrêter le temps, peut-être.

Oui : l’arrêter. Parce que la vie à chaque instant, ou presque, a été si belle. Depuis l’âge de trente-trois ans, pour moi. Difficile de dire pourquoi. Ce mois de décembre en Angleterre, à Londres, dans l’appartement de Park Lane… une sorte de tournant… Maintenant, si seulement le temps pouvait s’arrêter ! Mais il s’y refuse. Et nous sommes entraînés à vouloir qu’il passe plus vite, quiconque enseigne attend avec impatience le vendredi, et la fin des semestres et… Pas moi, cela dit. Pas en ce moment. Tout marche trop bien dans mes trois cours. Même le temps, que tout le monde trouve détestable, ne me dérange pas : j’aime plutôt ce climat, en fait. Froid, neige, glace, glace tenace sur les chaussées et les trottoirs, et alors… ? L’immobilité de l’hiver ; l’intimité ; la nécessité de rester chez soi et d’accomplir certaines choses : un trésor pour introverti.

[…]

… Gene, bronzé, brûlé par le soleil ; de retour d’une semaine dans l’île d’Aruba. John Ditsky, l’air en pleine forme. Mes collègues. Mes amis. Il est difficile d’évaluer combien je les aime, notamment dans le contexte de cette université, de ce département : ce serait si vide ici sans eux, et sans Al, Lois et quelques autres. Ce serait tout simplement – vide. Voilà pourquoi les gens raisonnables craignent le temps qui passe : parce qu’il leur enlèvera des amis. On a besoin d’amis solides, de vieux amis confortables avec qui plaisanter, potiner, perdre son temps. À Princeton, mon Dieu, qui plaisantera avec moi sur les sujets habituels… je serai condamnée à jouer le rôle de « Joyce Carol Oates » et, si je m’en écarte le moins du monde, ce sera raconté avec gourmandise comme une excentricité. Je serai transformée en une série d’anecdotes sur lesquelles je n’aurai aucun contrôle et pour lesquelles je n’ai aucun intérêt.

L’American Academy : la valse des immortels.

[…]

 

1er mars 1978. Des heures, des jours de Chopin, les Préludes surtout. J’ai la musique maintenant et essaie de suivre Arrau. (Quel pianiste brillant – ce qu’il fait donne parfois le vertige.) […]

… Parcouru Moral Fiction7 de John Gardner. Acrimonieux, bâclé, inexact, mesquin. Je me demande – pourquoi a-t-il fait cela ? Pourquoi attaquer ainsi ses (anciens ?) amis Bob Coover et John Barth ? Si cruellement gratuit. Si égoïste. Il est jaloux d’eux, et de Barthelme, et d’Updike ; pourquoi ne pas l’admettre ? Je suis l’une des rares personnes qui aient droit à ses éloges (si faibles, si vagues soient-ils), mais je n’en suis pas moins blessée par ce livre, son moralisme idiot, complaisant et didactique. Il était malade, physiquement malade, bien sûr – mais je me demande presque s’il ne l’est pas aussi affectivement. Ce livre est hystérique et ne fera assurément aucun bien à sa réputation. Pourquoi diable s’est-il donné la peine…

 

9 mars 1978. Piano. Chopin. Cours. Cybele. Temps froid adouci par un ciel bleu. Une vie sereine, assurément, du moins en apparence… je doute cependant que la vie « sereine » de quiconque soit vécue ainsi de l’intérieur. Pour nous tous, pour la plupart d’entre nous, le drame s’affirme à chaque instant.

[…]

… Enseigne Who’s Afraid of Virginia Woolf ? [Qui a peur de Virginia Woolf ?] avec un succès étonnant. Et Greenleaf d’O’Connor, assez curieusement discrète. Des œuvres solides l’une et l’autre, en fait ; même celle d’Albee.

(Le fil qui nous garde nous-mêmes est si frêle, si fragile. Ce doit être une question de… taux de sucre dans le sang ? Car j’ai des très curieux étourdissements ces derniers temps. Sans doute simplement pour avoir sauté un repas. Pas vraiment des vertiges ; quand on a des vertiges, on ne perd pas le contact avec soi-même. Mais là, c’est… purement… la sensation de débrancher, une disparition du moi… Comme si je pouvais soudain m’esquiver, m’évaporer ; sans même qu’il reste douleur ou peur. Mais je ne peux pas manger plus que je ne fais, cela ne me dit rien, je n’ai pas d’appétit. Maintenant à 18 heures j’ai mangé une pomme et bu du thé et je n’ai pas vraiment faim. Me forcer à manger davantage serait non seulement désagréable mais une perte de temps. Et je dois reconnaître que je commence à regretter le temps que je perds à manger. Alors que je pourrais faire du piano. Ou écrire. Ou lire.)

Relis Marianne Moore8. Terriblement bon. Et rien de « miniature ».

La vie, la vie. Lettre triste de Bob P[hillips] à propos de Don Dike, notre ancien professeur. En train de mourir d’un cancer de la gorge – a refusé d’être opéré.

[…]

 

15 mars 1978. Journée parfaitement idyllique à la maison. Lis Nabokov : His Life in Part [Vladimir Nabokov : toute une vie ou presque] d’Andrew Field. […] Travaille à Cybele. Glaciale, détachée. Raison pour laquelle, peut-être, je n’hésite pas à accorder à Edwin certains de mes doutes et de mes convictions les plus profonds. Je commence à m’apercevoir, en fait, qu’ « écrire » peut être cérébral, presque entièrement cérébral ; une question d’organisation, de style, de mise en scène des idées. La plupart du temps, ce que j’écris émerge de couches profondes, d’une tension émotionnelle, et c’est une expérience perturbante… on peut se sentir ébranlée, bousculée, tourmentée. Mais ce genre de choses – allégorie, moralité, symbolisme léger […] ne demande presque aucun effort. Je ne peux écrire que quelques pages d’affilée, il doit donc y avoir un genre d’effort, mais il est avant tout intellectuel, cérébral.

[…]

… Les cours marchent extrêmement bien depuis quelque temps. Pourquoi ai-je la tentation, comme tous les universitaires, d’abandonner l’enseignement, de me limiter à mes livres et à quelques conférences, etc., alors qu’en fait (je le découvre chaque année) je suis si bien dans mon élément dans une salle de cours ? Plus elle est grande, mieux c’est, en fait, même si je préfère avoir moins de cent étudiants. Hier, pendant le cours sur le Virginia Woolf d’Albee, rires innombrables, remarques faites, choses enseignées (merveilleuse la façon dont n’importe quelle œuvre littéraire peut servir de véhicule à l’enseignement de certaines vérités – sur la littérature, ou sur la vie elle-même), remarques passionnantes de certains étudiants (trois mentions A+ dans cette classe de cinquante !). Eh bien, il n’y a rien qui soit tout à fait comparable. J’aime les jours de congé, j’aime passer paresseusement d’un livre à un autre et à un autre encore, puis faire du piano pendant une heure ; puis réfléchir au chapitre 11 de Cybele, puis penser au menu du dîner… mais j’aime aussi l’excitation grisante de l’enseignement, car c’est une excitation valable et qu’on ne trouve pas ailleurs. Quelle perte si j’y renonçais ! Néanmoins, l’instinct de se retirer, légèrement, est toujours là ; tous les universitaires semblent l’avoir. Bizarre… Ce que j’aime dans l’enseignement, c’est le côté imprévisible, ce que je me retrouve en train de dire (en dépit du travail de préparation, et – étonnamment – je prépare ; suis même allée jusqu’à lire cette biographie de Field) et ce que les étudiants apportent. C’est une vie merveilleuse, enviable. Ce n’est épuisant que si un groupe d’étudiants n’est pas intelligent ou que quelque chose va mal. Mais cela arrive si rarement. […]

Nabokov et sa vie variée, fascinante. Je trouve Lolita moins intéressant qu’avant. Mais. Malgré tout, c’est un excellent écrivain, un peu trop complaisant envers lui-même, peut-être, mais enrichissant ; et j’aime lire sur lui, une fois les distractions de la prose de Field mises de côté. (Nabokov a dû détester ce livre. Je le comprends.) … Au bout du compte, il faut accorder à l’écrivain son sujet et sa voix, tout comme il faut, ou faudrait, accorder à chaque individu son caractère unique. Il est difficile à un critique de faire cette concession, naturellement. En fait, il n’est pas du tout du domaine de la critique… ce geste, n’importe quel geste, de charité suprême. Mais quand un écrivain prend de l’âge, quand il entre dans la mythologie, comme Nabokov (cela sera-t-il aussi mon cas, à un niveau différent ? – à un niveau très différent ?), la critique paraît d’une certaine façon hors de propos. Contentez-vous de regarder, d’écouter, de respecter, d’admirer ; et soyez reconnaissants. Puis passez à un autre écrivain, un autre artiste.

Mais le critique doit émettre des « jugements ». Chipoter, arranger, classer, comparer. Contrebalancer ses premières déclarations par un néanmoins, d’un autre côté… Gâchant ainsi ses relations avec l’artiste. On ne peut être ami, on ne peut avoir des rapports d’amitié avec quelqu’un qui nous classe ou nous objective aussi impitoyablement. […] Il n’est pas étonnant, étant donné son immense fierté, que Nabokov ait détesté les critiques. Ce sont des amis potentiels qui nous ont trahis… qui ont gâté la possibilité d’une amitié.

 

17 mars 1978. Musique. Piano. Chopin. Des heures et des heures.

Je prends maintenant des cours deux fois par semaine : pourrais en prendre tous les jours, en fait.

Lis moins, écris moins. Ou en ai l’impression. En réalité, j’ai écrit le compte rendu sur Nemerov pour Roger R., et avec beaucoup de plaisir – lu et relu les essais de Nemerov dans Figures of Thought9. Cela revient à passer des heures intenses en compagnie d’une personne authentiquement douée.

[…]

… Je peux envisager une vie idyllique, un paradis : consacrer tous les jours plusieurs heures à la musique, à la jouer ou à l’écouter ; ou, ce qui est merveilleux, être assise au piano, la musique sous les yeux, et écouter un véritable pianiste jouer. Quelle merveille que de telles gens existent. La nécessité de l’isolement. La nécessité d’une concentration intense, seconde après seconde. Si je veux, je peux repasser un passage une demi-douzaine de fois sur l’électrophone, écouter chaque note, imaginer les doigtés du pianiste.

[…]

… Printemps. Bientôt. Aujourd’hui il neige de nouveau, mais le printemps est imminent et, alors que je devrais sans doute m’en réjouir, cela m’est à peu près indifférent. Que ce serait bien, que ce serait suprêmement merveilleux si le temps pouvait s’arrêter… une illusion que l’on a plus facilement en hiver, pendant ces longs mois mornes, gris et solitaires où tout est immobilisé par le gel. Le semestre se passe si bien, mes étudiants sont si sympathiques, chaque jour me promet musique, travail sur ce que j’ai en cours, dîner le soir, les nouvelles de la journée de Ray – cours, courrier, la revue, les potins du département ; vie ordinaire, événements ordinaires, vraiment merveilleux. Qui voudrait que ce soit autrement ? Même à l’université la situation s’est calmée : Ray a son congé sabbatique pour l’an prochain, il y a moins de morosité, moins de crainte du nationalisme.

 

18 mars 1978. 16 h 30 et la journée, l’année, la vie passent. Trop vite. Je n’ai rien fait de la journée à part jouer du piano, écouter les Nocturnes et les Préludes en suivant la musique avec application ; ça, et un peu de théorie musicale élémentaire. Je comprends maintenant que l’inquiétude et la crainte de vieillir… n’ont pas grand-chose à voir avec la vanité, et tout à voir avec le fait très pratique, pragmatique, réaliste, que l’on aura moins de temps, toujours moins de temps pour apprendre, pour savoir, pour vivre, pour admirer, pour être impressionné par, pour créer…

Si seulement j’avais une autre vie ! Le temps d’une autre vie !… Ou, mieux encore, une vie parallèle. Simultanée à celle-ci.

… La cruauté du « moraliste ». La tyrannie de celui qui s’imagine être moral et juste. Les déclarations de plus en plus acrimonieuses de John Gardner sur la moralité et les « idées » – « Je déteste ce qui est universitaire, les idées universitaires », a-t-il dit. S’est mis à se décrire comme un individu de culture moyenne, et qualifie October Light [Lumière d’octobre] de « roman pour gens moyens ». Pour une raison quelconque, il s’en prend constamment à John Barth : pourquoi ?

… Khrouchtchev visitant l’exposition des expressionnistes abstraits, voilà bien des années, en Russie. Les dénonçant. « Art dégénéré » (même opinion des nazis). Ces artistes furent exilés, peut-être emprisonnés, détruits. Le moraliste et le tyran sont proches parents. Dieu nous en préserve dans la politique comme dans l’art.

… Ce moment d’intuition il y a quelques mois, alors que je jouais un morceau relativement simple de Debussy, a été cent fois confirmé : le sens de la vie consiste à s’immerger dans la beauté. Pas nécessairement à la créer. Mais à la rechercher, l’étudier, l’apprendre (si possible) de l’intérieur. Chaque morceau de musique, un texte sacré qui exige une concentration méticuleuse. La précision de la musique. Par conséquent, j’écoute les Préludes presque tous les jours depuis un bon moment, et je me verrais très bien consacrer les vingt prochaines années à ces vingt-quatre œuvres plus deux, sans jamais les épuiser.

… Rechercher, étudier, s’immerger dans, s’entourer de beauté ; être conscient de sa dépendance envers ceux qui la créent ou qui, comme les interprètes, la re-créent. Très peu compte en dehors de cela. Et la beauté de la musique pour piano par-dessus tout. […]

 

22 mars 1978. Revenir de l’inconscient, du royaume des rêves, avec une image ; peu importe qu’elle soit dérangeante, extravagante, ou idiote, grotesque, embarrassante ; respecter cette image ; la séparer de son contexte…

Lis La métamorphose pour préparer mon cours de jeudi. Si horrible, si déchirant… car cette fois je la lis (l’avais-je jamais « lue » ?) comme prémonitoire… prophétique. Kafka voyait peut-être en Samsa une représentation de lui-même tel qu’il s’imaginait à cette époque, mais il est indéniable que si nous vivons assez longtemps nous devons nous métamorphoser en quelque chose qui ressemble à ce pauvre bousier. (À l’arrière-plan, des gens qui parlent de nous ; sont dérangés par l’odeur ; attendent tacitement, ou pas si tacitement que cela, que nous mourions.) Mon Dieu.

[…]

… Le sentiment douloureux du temps qui passe. Une heure et puis une autre et puis une autre. Je le ressens maintenant, enfin : ce que cela signifie d’être mortel.

… Une heure au piano alternant avec une heure sur Cybele. Idéal.

… Très contente des leçons de Carolyn Rourke, et de Carolyn. Ces leçons de piano, deux fois par semaine maintenant, ont le pouvoir de transformer une personne plutôt épuisée (moi à 14 h 30, après le deuxième de mes longs cours) en quelqu’un de plus ou moins énergique. Il n’est pas exagéré de dire que cette passion pour le piano a changé ma vie, et pourtant ce « changement » n’est sans doute apparent pour personne, pas même pour Ray. Les événements vraiment significatifs de notre vie se produisent silencieusement, paisiblement, invisiblement… Raison pour laquelle nous nous méprenons constamment les uns sur les autres. Raison pour laquelle nous n’avons pas la moindre idée de la nature intime (la plus importante) de l’autre.

[…]

 

26 mars 1978. Dimanche de Pâques : sinistre, froid, neigeux, plutôt rébarbatif mais délicieux, ici, à l’intérieur. AI FINI Cybele. Et me sens aussi immaculée qu’un agneau.

(Tout à fait en dehors de la structure froide cérébrale faussement pontifiante et symbolique, je crois qu’il y a des passages étonnamment beaux, ou touchants, dans cette novella… les dernières pages, par exemple, que j’ai revues plusieurs fois. […])

… Ayant fini Cybele, je me suis accordé des heures de piano en récompense. Des heures et des heures. Ai dû jouer cinq heures en tout, ou davantage… Me sens maintenant assez bizarre. Tête qui tourne, excitée. (Depuis que j’ai commencé à travailler l’Invention à deux voix n°1 en do majeur. Joué chaque main séparément d’innombrables fois, essayé de les réunir, un peu dépitée par mon incapacité à entendre deux mélodies en même temps… mes limites inévitables en musique. Pourtant. Le plaisir incontestable d’être un amateur absolu.) […]

 

27 mars 1978. Termine et revois certaines parties de Cybele. Une œuvre « parfaite » qui me laisse entièrement glacée : peut-être y a-t-il tout de même, dans ses interstices, de la vie, une pulsation, si faible et condamnée soit-elle.

… Il faut résister à l’envie de s’analyser. Néanmoins : maintenant que j’ai terminé cette nouvelle, il me semble bien que c’est en fait une critique sauvage et moqueuse de toute une vision de la vie… et pas simplement de la « vision » déclinante, plutôt idiote, d’un homme qui commence à percevoir sa mortalité, l’affaiblissement de sa libido. La solution de Cynthia, l’engagement social sans idéalisme, sans possibilité de désillusion, est sans doute un moyen de salut à ce niveau très ordinaire…

Ce qui n’est pas ordinaire appartient à l’art.

… Par exemple, Chopin. Lis The Life and Death of Chopin [La vie de Chopin] de Casimir Wierzynski (1951, une traduction). Très émue. Une préface intéressante d’Arthur Rubinstein. « Parler de la musique de Chopin revient pour moi à avouer mon plus grand amour, dit-il. Je suis ému, remué jusqu’au tréfonds… » La synthèse gracieuse du « romantisme » et de l’autodiscipline.

Goethe : « C’est dans la contrainte qu’on reconnaît le maître. »

… Question : est-il préférable d’être le maître ou d’être son interprète fervent ; est-il préférable de peiner comme Chopin peinait pour créer des chefs-d’œuvre extraordinaires, ou d’être capable, au moins par intermittence, de les apprécier… ?

[…]

 

2 avril 1978. Belle journée, hier : acheté un beau tableau de Matt Phillips (à la galerie Donald Morris), passé une soirée très chaleureuse et sympathique avec Liz et Jim. Joué du piano, médité sur The Preludes, très peu « accompli ». Revu Snowfall, Small Miracles10(encore).

Depuis que j’ai fini Cybele, je suis apparemment incapable d’écrire quoi que ce soit, à part quelques morceaux fragmentaires. Mon imagination vole vers le piano… Ou vers le tableau de Morris. (Intitulé Wondering. Une haute peinture étroite, un monotype, évoquant vaguement Matisse, mais japonais aussi, poétique, délicat, des tons sourds…) Phillips enseigne au Bard College. Il a des œuvres au Metropolitan Museum, à la collection Phillips, au Smithsonian, au Hirshhorn, à la National Gallery et ailleurs… à la curieuse exception du MoMA. Il y avait longtemps qu’une exposition ne m’avait autant impressionnée. J’ai vraiment aimé toutes les œuvres, et il y en avait un certain nombre. La délicatesse, les tonalités sourdes ! Un merveilleux artiste.

À la galerie Hilberry, Fairfield Porter ; au moins la moitié des œuvres, sinon plus, m’ont paru incroyablement réussies… les tableaux du début des années 60 davantage que les plus récents. Nous aurions volontiers acheté un Fairfield Porter, cela va sans dire, mais Suzanne en demande des prix plutôt élevés.

[…]

… Commence à me faire du souci pour Son of the Morning. S’il attire l’attention pour de mauvaises raisons, ou plus d’attention que mes romans ne le font habituellement… Le plaisir, la sécurité, la satisfaction esthétique de petites maisons d’édition comme Black Sparrow et celle de Herb Yellin : quel contraste ! Le fait qu’il n’y ait pas d’argent dans ces publications protège d’une certaine façon contre la tare inexplicable mais indéniable de commercialisme qui entache les publications new-yorkaises.

… Un monde d’oiseaux, brusquement ! Il y a deux minutes, un pic flamboyant a volé vers cette fenêtre. Les buissons grouillent de cardinaux, mâles et femelles ; et des bruants, des juncos innombrables. Ailleurs, il y a des quiscales, tout juste de retour dans la région, et des carouges à épaulettes, des étourneaux. Deux tourterelles tristes, trompeusement belles (en fait ces oiseaux sont querelleurs, tyranniques), et un geai bleu criard mangent nos graines. Bien que nous ayons vu des merles lors de nos promenades, il n’y en a pas autour de la maison… Merveilleux. Un monde merveilleux, une vie merveilleuse.

… Leçon de piano hier, et une autre demain. Travaille l’Invention à deux voix en do majeur. Enseigne Kafka et Joyce. Plus que deux journées à temps complet ce semestre ; puis la fin. Si brutalement ! L’université est dans une situation financière difficile, et cela va manifestement s’aggraver ; son véritable « déclin » commencera vers 1982. Hélas. Je me demande – serons-nous là à ce moment-là? Ou allons-nous nous installer ailleurs ? L’avenir semble problématique. Quel dommage, vraiment, alors que le département (malgré mes récriminations et celles de tout le monde) est composé pour l’essentiel de gens de qualité. Dire qu’il risque fort de disparaître dans les quelques années qui viennent…

… Le monde humain, des problèmes financiers, de la petite politique, des diverses affaires, est toujours décourageant ; même le « triomphe » dans ce domaine est précaire et peut vite verser dans l’ironie. Mais il y a un autre aspect du monde humain qui est plus permanent, qui se fond dans le non-humain, le transcendant. Ce que je sais de ce monde-là me donne confiance. Par tempérament, j’y suis chez moi… au bout du compte c’est chez moi…

 

6 avril 1978. […] Lis les épreuves de Son of the Morning. J’ai trouvé les deux premiers chapitres très émouvants, en fait je me suis mise à trembler en les lisant, en lisant chaque ligne, en faisant quelques corrections. Peut-être est-ce simplement la fin de la journée : ma « sensibilité » est toujours plus vive à ce moment-là (il est 19 heures, je dois préparer à dîner, omelette, légumes et salade), je me sens terriblement vulnérable, sans définition. Une pomme à midi, pas de petit-déjeuner, et même cette pomme une corvée parce que je n’avais pas d’appétit, un thé assez fort, et mon cours de l’après-midi (passé si vite), et ma leçon de piano (comme j’aime la maison de Carolyn – chaleureuse, agréable, colorée, vivante – une perruche pleine d’entrain qui babille quand je joue certains morceaux connus, et qui sort de sa cage en battant des ailes avec excitation – mais comme le dit Carolyn elle est trop timide pour voler jusqu’au piano ; les chiens Puppy et Mitzie, deux femelles assez timides et bien élevées, plutôt petites ; l’évidence d’une vie de famille normale normalement vécue… Carolyn, douée en tant que pianiste, mais pas trop douée, pas écrasée par le fardeau du talent, cuisinière enthousiaste, artiste amateur, mère de quatre garçons, épouse d’un homme volontaire et plutôt exubérant, truculent… quelqu’un de merveilleux, vraiment… qui me manquera l’an prochain11 ; et elle est un bon professeur pour quelqu’un de mon niveau) et le trajet de retour, ce soir sous une pluie froide lugubre… Des réflexions dégrisantes : refaire nos testaments, nous occuper de façon responsable de créer un fonds pour la revue, mes manuscrits, etc.

 

7 avril 1978. Belle journée de printemps. Nous avons fait une longue promenade ce matin, quelques achats pour la soirée de demain, discuté de la revue, de nos prochains voyages (trop nombreux ? trop chers ?), la nécessité de nous occuper de notre succession d’une façon un tant soit peu responsable. (Laisser tout – littéralement tout – à l’Association canadienne contre le cancer est inconsidéré ; il nous faut y repenser – que faire de mes manuscrits, que faire de la revue.)

L’hiver idyllique a pris fin. Toute la neige a fondu. (Sauf près de la rivière, où d’énormes blocs de glace s’entassent toujours contre l’appontement, et un flot interminable de glace descend du nord, aveuglant sous le soleil.)

… Travaille, mais très lentement, à Nocturne. Ou Night Song12. Qui menace de devenir trop longue, comme tout ce que je touche. Adrian et Paula et la jeune mère. Et l’enfant menacé. Je sais précisément ce que je veux faire mais comment, comment exactement y arriver… et quel ton prendre. Dois éviter le cynisme, même l’ironie doit être en sourdine, Adrian et Paula ne sont pas méprisables, après tout.

… Lettre sympathique de Stanley Lindberg. La Georgia Review publiera mon essai sur Les démons, sans doute à l’automne prochain. Ce qui signifie que le manuscrit des essais est presque terminé. Ce qui signifie… (Revu l’introduction du livre, et quelques pages de l’essai sur Dostoïevski.)

… Lis des poèmes de Joseph Brodsky dans Selected Poems, traduit (et très bien, je pense) par George Kline. Un excellent poète… La poésie comme « moyen d’endurance ». Intensément intime, introspectif, « tragique » par tempérament. Un peu comme Frost, qu’il admire. […]

[…]

 

9 avril 1978. La soirée d’hier s’est très bien passée ; j’ai été assez triste quand les derniers invités (John et Sue, Ed Watson) sont partis vers 2 h 30. […] Ray et moi avons veillé jusqu’à 5 heures, discuté de la soirée, nettoyé. C’est sans doute la meilleure soirée que nous ayons eue, ou quasiment ; une agréable soirée d’adieu pour nous. (Mais maintenant je ne veux pas partir, je ne veux pas quitter cette maison, ces gens, le caractère « rangé » de ma vie ici…) Me suis levée à 9 heures, ai fait du piano, travaillé sans conviction à Night Song, que je suis tentée de laisser tomber. La musique est la musique, pourquoi devrais-je essayer de la transposer en fiction… Mieux vaut qu’elle reste à part, distincte. Je n’aime pas le protagoniste de cette nouvelle, je ne crois pas que la structure soit encore au point et je préférerais de loin jouer du piano, je pourrais jouer presque constamment, comme tout cela est frustrant…

… Le vaste monde, le monde en dehors de notre vie : économie, politique, moral en baisse : que peut-on en dire, ou même en penser ? Je n’ai pas d’espoir pour le collectif. Plus ce « collectif » est important, plus il est certain qu’il sera trahi par ses leaders ou par ses citoyens ordinaires. Pourquoi, je n’en sais rien. Une vision « tragique » de la vie, ou une vision tout bonnement réaliste… ? Le sujet du désenchantement des Soviétiques pour les idéaux et les leaders communistes peut difficilement me passionner – car qui a jamais pu y croire de toute façon13 ? Non que le partage des richesses, etc. ne soit pas une bonne idée, mais que la révolution ne finirait pas par être trahie. Quand plus de quelques personnes sont réunies, les germes de la corruption, de l’égoïsme, fleurissent toujours. Là encore, je ne sais pas pourquoi… n’en ai pas la moindre idée. Mais l’égoïsme s’affirme, inévitablement, dans toute relation qui n’est pas tempérée par une affection et un respect mutuels.

… Dîners, soirées. Comme Virginia Woolf le note dans un journal ou une lettre – il est impossible de dire pourquoi nous les aimons, quelle valeur elles ont, en quoi elles justifient l’épuisement qui les suit. […]

 

13 avril 1978. […] À Ann Arbor, hier, pour y rencontrer Tom Wolfe, qui faisait son discours à l’occasion de la remise des Hopwood Awards14 dans le bât. Rackham, celui-là même où j’ai parlé il y a exactement deux semaines (étonnamment, la salle n’était pas pleine pour son discours) : Wolfe dans son habituel costume glace à la vanille avec chemise bleu pâle, chaussettes bleu pâle et chaussures blanches (plutôt en avance sur la saison, ces chaussures), un homme agréable, chaleureux et sympathique et, en coulisse, pas du tout prétentieux. Son discours était simple et superficiel, peut-être destiné à un auditoire plus jeune (ou moins intelligent). Je pense lui écrire une lettre… Nous avons parlé un peu, mais pas très longuement. Au dîner à l’Inglus House, qui a suivi la réception, nous étions tous les deux des « invités d’honneur », ce qui signifie que nous étions à des mètres de distance, aux bouts opposés d’une très longue table. […]

… Pas réussi jusqu’à présent à louer notre maison ; et les perspectives à Princeton ne sont pas engageantes. (Le prix des locations est prohibitif – quelqu’un nous a proposé une maison à proximité de l’Institute for Advanced Study à 750 dollars seulement par mois – charges non comprises !) Nous demandons 350 dollars pour cette maison-ci, mais personne n’a l’air intéressé. Le côté ennuyeux, assommant de la vie, ces histoires de maisons, de déménagements… Je suis presque tentée de rester où je suis.

… Leçons de piano. Me lève de bonne heure pour travailler une heure de plus. Byron et Carolyn Rourke s’envolent samedi pour la France, où ils resteront deux semaines, puis Ray et moi irons à NYC, je n’aurai donc plus de leçon avant un moment ; ce qui est décevant et bizarrement perturbant. Il n’est pas exagéré de dire que je suis entichée du piano, et de musique pour piano, en ce moment – le mot amour étant peut-être trop mélodramatique.

[…] … Lis les épreuves de Son of the Morning. Quelle proximité entre ce que vit Nathan et certaines de mes expériences. Et ses idées apparemment excentriques. Je crois une grande partie de ce qu’il croit (la nature essentiellement spirituelle des êtres humains, notre intériorité) tout en comprenant, non sans humour, que ses croyances ne sont pas très plausibles. Ah, mais tout de même : nous sommes des âmes habitant des corps, et les corps sont notre partie la moins importante.

 

15 avril 1978. Un sommeil très, très profond dont je me suis réveillée entièrement reposée (des semaines que je ne m’étais pas sentie « entièrement reposée ») et avec la conviction absolue qu’il me fallait revoir certaines parties de Son of the Morning avant qu’il soit trop tard.

… Ai donc réécrit ce matin la partie déjà revue où Nathan bannit Japheth ; et développe davantage celle de Patagonia Springs. L’étrangeté de l’écriture : voir, là, sur la page, attribuées à un être de fiction, certaines de mes propres convictions, savoir qu’elles sont bizarres et savoir pourtant qu’elles sont, plus ou moins, exactes. Dieu comme la force qui crée et nourrit tous les êtres vivants, et qui leur accorde le « savoir » illusoire qu’ils sont distincts les uns des autres ; Dieu comme dévoreur, et comme créateur. Je crois à tout, en fait. Mais j’ai réussi à échapper – jusqu’à présent – à l’effondrement et au mutisme de Nathan Vickery.

(Il ne semble cependant pas avoir compris que « Dieu » est aussi « amour ». Ou en tout cas compassion intense.)

Travaillé ensuite à un poème, Painting the Balloon Face15. Qui n’est pas tout à fait au point.

… Trois heures de piano. Ou peut-être plus. Joué tout ce que je connais, mémorisé les gammes (exaspérant, sol majeur et mi mineur ; majeur et si mineur), fait divers exercices de doigté.

… Lis des poètes russes : très intriguée par Zinaida Gippius, qui est manifestement inconnue en Russie aujourd’hui ; et Anna Akhmatova, que tout le monde aime ; Ossip Mandelstam (je trouve cependant que son poème satirique sur Staline ne méritait pas qu’il le paye de sa vie – il ne me paraît pas particulièrement bon) ; Viatcheslav Ivanov ; Vladislav Khodasevitch ; et bien sûr Maïakovski, qui est à la fois absurde et émouvant par moments ; et Voznesenski ; et Bella Akhmadoulina. Quelques récits passionnants d’Abram Tertz (c.-à-d. d’Andreï Siniavski), une femme nommée Tarasenkova, un certain Alexander Ourousov qui existe ou n’existe pas (c’est peut-être un pseudonyme).

… Quelque chose me fascine. Je crois que c’est l’instinct des écrivains soviétiques pour les vies pseudonymes ; une duplicité prudente ; la création et la maîtrise d’un moi public, alors que le moi intérieur, privé, existe en secret. Chez les Soviétiques, cela n’a rien d’un jeu, c’est fait avec un sérieux absolu. Peut-être y a-t-il des écrivains – peut-être de nombreux écrivains – qui conservent un moi secret, intérieur, sans partager leur savoir avec quiconque. On pourrait être, presque, un membre de l’Union des écrivains, écrire et débiter leur propagande imbécile, tout en conservant un moi secret… Mais quelle tension, quel sentiment de culpabilité doivent provoquer tant d’hypocrisie, d’opportunisme… ! Ce serait paralysant, je pense. Et s’il y avait d’autres personnes concernées, famille, enfants…

… Ma sympathie pour quelqu’un comme Siniavski. Qui, heureusement, selon Deming Brown, vit maintenant à Paris, après avoir passé plusieurs années dans un camp de concentration ou de travail. Mais il y en a d’autres, en ce moment même, dans des asiles psychiatriques…

Ironique de rencontrer à NYC des écrivains soviétiques « établis ». Alors que les autres, les dissidents et les criminels, sont en exil ou en prison. Diplomatie, hypocrisie typique. Dire quoi que ce soit serait toutefois malvenu, j’imagine. Pas dans l’esprit de la Conférence des écrivains américains et soviétiques, qui est de mettre l’accent sur des relations positives…

 

17 avril 1978. Belle journée, froide et ensoleillée. Avons fait une longue promenade. Parlé de notre voyage imminent à NYC : beaucoup à faire avant cela.

… Des heures au piano. Travaille la première Invention à deux voix, qui avance bien ; et les autres morceaux ; et La cathédrale engloutie, qui est trop difficile – les accords trop immenses pour mes mains. Mais un merveilleux morceau.

… Lu avec intérêt The Dream of a Common Language d’Adrienne Rich. Un excellent poète, en dépit de son féminisme plutôt fanatique… position radicale/lesbienne… parti pris anti-mâle. Croit-elle, les féministes radicales croient-elles, qu’il n’y avait que les hommes pour soutenir la guerre du Vietnam… ? Si seulement la vie était aussi simple… aussi simple à appréhender.

[…]

… John Ditsky m’a fait un cadeau, un enregistrement du Te Deum de Berlioz, beau naturellement, mais je n’arrive pas à m’y intéresser ; je ne veux entendre que de la musique pour piano ; je ne veux entendre que Chopin. Écouté et lu les Nocturnes, hier soir. La gageure : me tenir à l’écart de Chopin et rester à mon bureau.

[…]

… Lis d’autres poètes et écrivains soviétiques. Réfléchis. Réfléchis à une nouvelle sur un écrivain soviétique… un ancien dissident qui a été emprisonné… mais qui a de la famille en Russie ; qui est par conséquent vulnérable. Il se retrouverait face à un genre d’Américain très superficiel, peut-être un journaliste, quelqu’un comme Tom Wolfe… tout dans le « style », pas de substance. Ou faudrait-il que cet Américain soit une femme…

 

19 avril 1978. […] Préparatifs de départ, vendredi matin, pour Lockport, Millersport, New York. La délégation soviétique paraît décevante ; je soupçonne plusieurs des « écrivains » d’être de simples politicards (ils sont secrétaires des unions) ; seul Valentin Kataev semble consistant. On verra bien. Ce devrait être, au minimum, une expérience instructive…

… Parcouru des piles de lettres hier à l’université. Survolé une « interview » imbécile dans un journal de l’Ohio, un journaliste obtus qui m’avait abordée lors de la séance de signatures à Birmingham, c’est bien intentionné, évidemment, et amical et gentil, mais quelles bêtises… mon Dieu. L’image étrange que les gens ont de moi, ou qu’ils ont inventée : j’ai de grands yeux, suis timide, craintive, etc. Solennelle. Grave. Selon cet idiot, la « peur se lisait » dans mon regard quand il s’est approché avec son magnétophone. (La peur ! Sans doute de l’hostilité, tout simplement.) Interrogée sur l’un de mes romans, j’ai « paru nerveuse ». Oh… quel tas de bêtises. […] Comme presque tout ce qui est « su » des autres, des rumeurs sans fondement, des « souvenirs » racontés par de soi-disant amis, ou par de vrais ennemis ; des gens qui veulent laisser leur marque dans l’histoire, si l’on peut dire, grâce à leur connaissance intime d’une grande personnalité, mais qui veulent néanmoins s’assurer une sorte de petite revanche sur cette personnalité en ajoutant des détails désagréables, grotesques ou simplement dévalorisants. C’est un fait qui n’est généralement pas reconnu : tout détail est mystérieusement handicapant. Savoir combien de caries avait Shakespeare, ou quelle sorte d’échanges sordides il y avait entre Shelley et l’un de ses amours, ou les problèmes d’argent de Dostoïevski, ou… Dans certains cas, Hawthorne par exemple, dans ses American Notebooks [Carnets américains], on est impressionné positivement ; Hawthorne y apparaît plus profond, plus humain, qu’on n’aurait pu le penser à en juger seulement d’après ses nouvelles et ses romans, raides et allégoriques. Mais, dans la plupart des cas, ce ne sont que déchets, ramassis, bêtises…

L’envie de se cacher : très forte, parfois. Peut-être le ferai-je, un jour. Mais. Cette vie est tellement agréable, enseignement, amis, visites, que ce serait renoncer à beaucoup contre la seule consolation d’une vie privée mieux respectée. Naturellement on peut projeter une image publique qui soit le contraire de ce que l’on est profondément, et se protéger de la sorte ; c’est ce que j’ai déjà fait, apparemment, dans une certaine mesure. Que la réputation qui me veut timide, craintive, d’un « sérieux presque pathétique » soit démentie par le fait que j’enseigne à plein temps, que je prenne la parole devant de nombreux étudiants et des auditoires importants, que j’apprécie franchement le remue-ménage, et que j’aie indubitablement un petit cercle d’amis et une petite vie sociale, personne ne semble le remarquer, ni le prendre en compte. On dirait que ma vraie vie, mon vrai moi, continue, sans être dérangé par cette « image » craintive imbécile que certains journalistes littéraires ont adoptée.

[…]

 

30 avril 1978. Rentrés aujourd’hui, un beau dimanche frais, vers 19 heures, heure d’été ; sommes partis – combien de temps ? – huit jours. La Conférence des écrivains URSS-USA était très émouvante, l’une des expériences les plus intéressantes et les plus mémorables de ma vie, en fait. Difficile pourtant à évaluer, bien que Ray et moi ne parlions de rien d’autre depuis des jours…

Un voyage intense, chargé. La lecture à Millersville s’est déroulée sans difficulté ; mes poèmes « sérieux » d’abord, puis un ou deux des poèmes satiriques tout à la fin […]. Avant, visite à mes parents ; papa, sept kilos de moins, l’air en bonne santé ; et maman, gaie, énergique, séduisante, comme à son habitude.

Lecture de poésie, dimanche soir ; lundi matin, deux cours (à 9 et 10 heures). Puis NYC. Arrêt déjeuner au Ship Inn, une auberge du XVIIIe siècle sur la Highway 30, avons dû nous presser pour arriver à l’hôtel Gotham à temps pour le briefing de 16 h 30. Là, une femme d’un certain âge aux cheveux brun-roux, très séduisante, est venue vers moi, s’est déclarée ravie de faire ma connaissance, m’a serré la main, etc., sans que je sache qui elle était – j’ai découvert quelques minutes plus tard qu’il s’agissait d’Elizabeth Hardwick16. (Je ne sais pas pourquoi, je me l’imaginais plus âgée. Et plus ordinaire.) Fait la connaissance de Kurt Vonnegut, dont j’ai tant entendu parler par Gail Godwin ; et il est charmant. Et Edward Albee, qui m’a d’abord paru redoutable. (Il a la réputation d’être froid, terrible, sarcastique. […]) William Styron. (Qui doit être l’une des personnes les plus agréables, les plus sympathiques, que j’aie jamais rencontrées.) Norman Cousins est charmant, infiniment patient et plein de tact […] J’étais assez peu préparée à la cordialité des délégués soviétiques. Et à ce qu’ils affirment que je suis « célèbre » en Russie (et en Lituanie).

Dîner, un buffet pas très savoureux, dans l’appartement de Cousins, Central Park South. John et Martha Updike y étaient. Nous avons parlé assez longuement. L’intérêt des Soviétiques pour moi était assez surprenant. (Ils semblaient sincères.) Le redoutable Nikolaï Fedorenko (qui, selon Kurt, malmenait Adlai Stevenson lorsqu’il était ambassadeur à l’Onu), éditeur de Foreign Literature et président de leur délégation ; le très intéressant, bizarrement charmant, Yassen Zassoursky, doyen de la faculté de journalisme de Moscou ; et Mykolas Sluckis, Lituanien, qui m’a suivie partout avec un sourire plein d’espoir, incapable de parler anglais. […]

C’est Yassen que j’ai préféré. Peut-être parce qu’il a énormément voyagé, sait l’anglais à la perfection, était drôle, chaleureux, instructif, tout disposé à parler de son appartenance au parti communiste, de ses origines familiales et de son travail à l’université. (Il est spécialiste de littérature américaine, en plus d’être doyen de la faculté de journalisme.) Malheureusement, nous n’avons pris aucune photo de ces gens charmants…

[…]

… George Klebnikov, l’interprète. Un homme remarquable. Je veux écrire une nouvelle sur l’expérience perturbante du casque, de l’interprétation simultanée, l’incertitude métaphysique qui naît de l’écoute d’une langue qui est, et demeure, étrangère… indéchiffrable… si attentivement qu’on l’écoute. (Pourrait-on tomber amoureux d’une langue étrangère ? – des gens qui la parlent si aisément, et si mystérieusement ?) J’ai été flattée de l’intérêt presque enfantin que me manifestait Mykolas ; mais l’intérêt plus subtil de Yassen était aussi perturbant… La fascination exercée par ces gens qui, à bien des égards, sont semblables à nous… et cependant, à un certain moment, on rencontre quelque chose d’inébranlable, leur foi dans leurs propres croyances reçues. Yassen, par exemple. Un homme à l’esprit vif, charmant, merveilleusement amical, pour qui j’ai éprouvé énormément de sympathie (ce qui est inhabituel chez moi) ; je sais pourtant qu’il justifierait la persécution des écrivains dissidents (« Ce ne sont pas vraiment des écrivains », a-t-il dit, parlant ensuite d’activités « antisoviétiques ») et leur envoi dans des camps de travail. Il juge la censure nécessaire. Il a mentionné être l’ami de l’ (ex) ambassadeur d’URSS au Canada (qui vient d’être expulsé pour espionnage !)… Il m’a invitée, avec Ray, à Moscou ; et Mykolas nous a invités en Lituanie. (2,5 millions d’habitants, 1 million de Lituaniens aux USA.) Nous n’irons jamais, naturellement.

… Kurt Vonnegut, quittant la conférence quand Fedorenko a parlé des écrivains dissidents comme de criminels ordinaires. « Pourquoi vous, les Américains, voulez-vous nous dicter notre conduite ? a-t-il demandé de son ton dur, calme et raisonnable. Pourquoi voulez-vous dicter leur conduite aux autres… » J’ai été tentée de partir, moi aussi. Mais naturellement je ne l’ai pas fait : les autres délégués soviétiques étaient si sympathiques. (À l’exception peut-être de Felix Kouznetsov, un haut fonctionnaire de l’Union des écrivains de Moscou.) Politique, diplomatie contre littérature, gens de lettres. Bizarre. Fatigant. Mais j’ai plutôt aimé ces quelques jours de conférence, et je crois que je me les rappellerai très longtemps.

[…]

 

3 mai 1978. Travaille à Détente17, qui avance lentement bien que je m’y investisse beaucoup. L’autre jour, j’étais couchée avec la migraine, encore déroutée, désorientée, par ma rencontre avec les Russes… Au fond, c’est un vieux paradoxe élémentaire : comment des gens que l’on aime bien, pour qui l’on éprouve une véritable affection (comme c’était mon cas pour Yassen, indubitablement) peuvent-ils ne pas être des gens dont on a bonne opinion… Comment peut-on aimer quelqu’un qui est, ou pourrait facilement être, répressif, cruel, voire meurtrier… (j’ai encore à l’oreille les propos de Yassen sur les « dissidents » qui ne sont pas réellement des écrivains, se livrent à des activités « antisoviétiques » – c.-à-d. illégales.) Peut-être parce que j’aimerais que la nouvelle résolve ces paradoxes pour moi, elle avance lentement, très lentement. Et puis, le moins que l’on puisse dire est que j’ai de nombreuses distractions.

Par exemple : des parulines juste devant la fenêtre. Voletant dans les buissons à baies. Une paruline à croupion jaune… une autre qui semble être une paruline du Canada… Et aussi, plus tôt, des jaseurs d’Amérique. Et hier, un moqueur vigoureux qui fouillait dans les feuilles au pied des buissons. Et deux écureuils noirs tout près.

… Ai fait de longues promenades. Ravie du soleil, du printemps, en dépit d’un vent de nord-ouest incessant. Les fleurs sont écloses : forsythias, tulipes, jonquilles, narcisses, hyacinthes. Merveilleuse saison. Des cieux incertains, cela dit : aussi incertains (pour reprendre l’expression de Simon Dedalus) qu’un derrière de bébé.

[…]

… Le nouveau numéro de l’Ontario Review est sorti ! Belle couverture, illustrations de George O’Connell. Nouvelles d’Anne Copeland, Gene [McNamara], Greg Johnson, poèmes de Tess Gallagher, qui est vraiment excellente, et de Barry Callaghan, etc. Nous sommes tous les deux assez contents du numéro ; Ray en a été complimenté…

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… Écrit Forgetful America18 … parcours les innombrables notes sur la Conférence… ne cesse d’examiner et de réexaminer mes impressions. Rencontrer les Russes a manifestement produit une étrange impression sur moi, et je ne pense pas être vraiment capable de la mesurer… Et rencontrer Edward Albee et qu’il me plaise… et Elizabeth Hardwick et qu’elle me plaise… et Styron, William Jay Smith, Arthur Miller, Harrison Salisbury, Kurt Vonnegut… Le contraste entre la réputation, l’image, et l’individu lui-même. Toujours spectaculaire. Bien que je connaisse autant que quiconque les distorsions de l’image, je n’en suis pas moins étonnée quand les gens se révèlent (ce qui est le plus souvent le cas) chaleureux, sympathiques, raisonnables, agréables… et même adorables. (Jill Krementz19 a dit qu’à son retour chez eux, Kurt avait eu ce commentaire sur moi : « Mais elle est si sympathique ! » Ce qui indique bien qu’il s’attendait à quelqu’un de très différent… ?)

 

7 mai 1978. Travaille à Détente. Presque terminée ; maintenant je réécris des scènes, des pages. Écrire cette nouvelle a été une expérience presque aussi profonde que certains moments intenses de la conférence elle-même. Plus profonde parfois, cela dit, puisque Vassili était plus proche d’Antonia, affectivement, que Yassen de moi. Et que l’« emballement » qui était si touchant était celui de Mykolas Sluckis pour moi, et non celui de Yassen – Yassen n’était pas aussi démonstratif. Mais je n’éprouvais pas grand-chose pour Mykolas… c’était plus embarrassant que flatteur, et un peu agaçant, surtout au dîner Doubleday où j’étais coincée entre lui et Felix K., qui ne parlaient anglais ni l’un ni l’autre. […]

La longue promenade avec Yassen, conversation sur la culture américaine, dialogue à peine voilé sur l’Amérique, la Russie. À l’arrière-plan, tout autour, comme un décor de cinéma, la diversité ensoleillée de Central Park… Il faut que vous veniez nous rendre visite à Windsor, ai-je dit, et il a répondu avec un sourire embarrassé : Notre gouvernement et le gouvernement canadien ne sont pas en bons termes en ce moment… (Incident d’un réseau d’espionnage, des espions passablement maladroits, à Ottawa ; dont l’ambassadeur ; manifestement un ami de Yassen.) Yassen voulait m’interviewer dans l’une de nos chambres d’hôtel ; Ray s’y est opposé ; je lui ai dit que Yassen était trop vieux pour penser à ces choses-là – sur quoi Ray a dit avec colère (et assez justement, j’imagine) : « Il n’a qu’un an de plus que moi ! »

[…]

 

10 mai 1978. Ai condensé l’ensemble des Préludes, ce projet impossiblement ambitieux, en un unique poème20. Un unique poème, après tant de travail !

Tout de même, c’est un poème solide, je l’aime assez, je ne peux pas l’améliorer. J’ai une telle migraine à cause de lui, et des deux heures que je viens de passer au piano à jouer et rejouer le Nocturne en mi mineur, en l’entendant à la fois comme il devrait être joué et comme je suis obligée de le jouer… […]

Prelude. Grand cercueil. Chopin. Valdemosa. Sa relation avec George Sand ne m’intéresse pas du tout : tapageuse, improbable, folle. Mais pas vraiment intéressante. Pas du point de vue de l’art. L’art de Chopin est la seule réalité. Celui de Sand était un certain savoir-faire (crois-je comprendre, je n’ai pas lu ses romans) orienté vers un but précis, celui de gagner de l’argent ; le but de Chopin était l’art, et donc impersonnel. La façon dont les Préludes ont été composés est passionnante, bien sûr – les circonstances bizarres, la mauvaise santé de Chopin, etc. –, mais sans importance au bout du compte. S’ils avaient été composés dans un salon confortable par un homme en excellente santé, ils ne seraient pas moins prodigieux.

Mon court poème Prelude. La voix imaginée de Chopin. Pas grand-chose, mais tout ce que j’ai à opposer au « grand cercueil ». … Il est des moments où l’on se sent près de se noyer dans le mystère même de la vie. Pourquoi, pourquoi ! – je ne peux l’expliquer. Je suis si profondément touchée par cette musique avec laquelle je me débats et par ce poème et par le génie de Chopin… Qu’il ait été aussi frêle que moi, et ait même pesé un peu moins, rend le mystère d’autant plus profond.

… Comptes rendus et critiques : à éviter. J’ai néanmoins ouvert le numéro du printemps 1978 de la Virginia Quarterly Review pour lire ce compte rendu stupéfiant (dans son intégralité) : « L’un des grands géants littéraires contemporains d’Amérique du Nord, qui avait jusqu’ici retenu notre attention par ses romans, ses pièces de théâtre, ses critiques et ses poèmes, essaie maintenant avec succès sa plume imaginative au genre de la nouvelle. Cette anthologie rassemble dix-huit joyaux, dix-huit nouvelles obsédantes, qui ont toutes pour sujet la frontière mystérieuse entre réalité et paranormal. Il semble presque injuste qu’une seule personne soit dotée d’un talent aussi fécond et divers » (Night-Side).

Géant littéraire ! S’essaie maintenant à la nouvelle ! Mon Dieu.

… Prends des notes pour la nouvelle de Kristin21. Coïncidence, l’annonce de l’enlèvement et de la mort de Moro. Il y a quelques mois, je voulais faire cette nouvelle par l’entremise d’un homme qui assassine quelqu’un comme le maire Daley22 ; bizarre la façon dont cela a évolué. Puis-je être sûre que c’est mieux ainsi ? … Kristin, un assassin improbable. Mais il faut que je me rapproche d’elle, que j’entre en elle. Pour l’instant elle me résiste.

Travaille dehors, plante des semences. Ray a bêché la roseraie, et elle est merveilleuse… Parulines dans les buissons ; jaseurs. Un moqueur chat, ce matin, fugitivement. Suis allée faire un longue promenade ventée et ensoleillée, me sentant très bien. Maintenant que Détente est posté, je me sens légère, libre et non préméditée.

 

12 mai 1978. […] Hier, seule à la maison de longues heures, réfléchi très intensément. On éprouve presque un frisson de panique à l’idée de ce qui attend peut-être… dans l’isolement total. J’ai déjà fort à faire pour lutter contre les images qui affluent, dans la richesse et la complexité de mes journées ordinaires.

… La fascination de la maison de poupée. Se pencher au-dessus. Pas de toit. Un mur manquant. Une approche psychanalytique grossière détruirait l’histoire que je veux une parabole, pas étroitement psychologique23.

[…]

20 mai 1978. Princeton. Longue promenade sur le campus.

Visité des maisons (à louer) avec la charmante Willa Stackpole de l’agence immobilière Calloway. Déprimant. Une maison vulgaire, bourrée de meubles, pour 650 dollars ; une autre, au même prix, propriété d’un professeur de géologie égocentrique à la barbe grisonnante et d’une épouse soumise, terriblement jeune. (Il a dit qu’il mettrait sous clé ses « livres rares ». Semblait avoir des doutes nous concernant, comme s’il nous soupçonnait de n’avoir jamais vu de livres de notre vie.)

Décidé soudain d’acheter une maison au lieu de louer.

Fait la connaissance de Richard Trenner, avec qui j’avais sympathisé par courrier. Cheveux noirs, lunettes, grand, séduisant, vingt-deux ou vingt-trois ans, incroyablement proche de la personne que j’avais imaginée. C’est très étrange… Il va suivre le programme de doctorat à Columbia, cet automne.

Dîner chez Renee et Ted Weiss, dans la belle av. Haslet. Des voisins de Joseph Frank. Bill et Dorothy Humphrey également invités – m’ont paru extrêmement critiques – peut-être parce que Bill est relativement peu reconnu en tant qu’écrivain. Une soirée très agréable, malgré tout. Renee est jolie, drôle, chaleureuse, intelligente… Ted est très spirituel, et adorable… Leur chat au poil acajou, Hoppy, a vingt ans.

Épuisée à la fin de cette longue, longue journée…

 

21 mai 1978. Visité cinq maisons, la plus chère à 210 000 dollars (une ravissante petite ferme en dehors de Princeton), toutes très séduisantes à leur façon. Dès que nous avons vu celle de Honey Brook Drive, nous l’avons voulue, en dépit de ce nom ridicule24… Appartient à John Hunt, un directeur de l’Institute for Advanced Study. Une belle maison, difficile à décrire. Il en demande 163 000 dollars, ce qui paraît raisonnable dans ce marché inflationniste. Murs de verre, plafond modulaire, une cour atrium, une terrasse dallée, ruisseau et étang, arbres innombrables… une atmosphère élégante dans l’ensemble. Un cadre parfait pour l’art.

Fait la connaissance du poète français Pierre Emmanuel, un invité des Hunt (qui ont dit me « reconnaître »).

Décidé d’acheter la maison de Honey Brook Drive. La signature définitive aura lieu le 1er septembre. … Un endroit merveilleux à vivre et à meubler. Clair, lignes pures, beaucoup d’espace, de lumière… Elle rappelle assez notre maison de Windsor, en fait, ce qui est sans doute la raison pour laquelle nous l’avons achetée.

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28 mai 1978. Deux très jeunes oisillons sont tombés d’un nid dans les conifères ; l’un était déjà mort quand nous les avons trouvés, l’autre encore en vie mais très faible… Pitoyablement nus. (Non seulement sans plumes mais, apparemment, pas entièrement formé : lorsqu’il essayait d’agiter ses moignons d’ailes, on voyait à l’intérieur de son corps, sous la peau nue de son dos.) Le pauvre était couvert de vermine, qui nous courait sur les avant-bras quand nous essayions de le nourrir.

Les conseils de Lois ont marché quelque temps : œuf et eau, une sorte de crème anglaise, toutes les vingt minutes. Mais il est quand même mort. Au bout de quelques heures. Toute cette vermine… ! Et quand Ray l’a trouvé mort, il y avait une grosse araignée sur sa tête…

… La nature est absurde à un certain moment. Impossible de la voir autrement. Quand les choses vont bien, elles vont à merveille ; mais quand quelque chose cloche, l’univers entier pourrait tout aussi bien être déséquilibré.

[…]

… Amour. Amitié. Art. Travail. Voilà mes valeurs. Même plus la « collectivité », pas dans cette phase de civilisation. (Qui sont nos voisins ? Ils ne cessent de déménager, nous ne cessons de déménager. Il n’y a pas de continuité, pas de sentiment d’un tout. Et puis, nous sommes dans un pays décidé à se considérer comme étranger aux États-Unis, bien qu’il soit américain à tous égards et lié au destin américain. L’hypocrisie exhibitionniste du Canada ! Qui a tiré d’immenses profits de la guerre du Vietnam, tout en prétendant publiquement désapprouver l’agression américaine.)

… Travaillé une bonne partie de la journée d’hier à The Doll, qui est effrayant à écrire pour des raisons que je n’énumérerai pas. Exploration de certains aspects de moi-même. « Voies non suivies », etc. Et ceux d’une amie proche aussi, à qui je m’identifie beaucoup.

[…]

 

1er juin 1978. […] Rumine sur, réfléchis à, discute (avec Ray) des rapports de l’art avec la vie. Un vieux paradoxe. Et pourtant. Malgré tout. Ici. Dans l’art, presque tout est emblématique : si j’écris sur une maison de poupée, ce n’est pas simplement un jouet d’enfant, cela représente bien davantage ; si Updike décide d’écrire sur un sujet a priori insignifiant (le golf, un entraîneur professionnel) cela devient aussitôt un emblème de la vie et de l’univers (même si dans cette nouvelle-là, c’est ludique, peu développé.) (Ray, qui prend maintenant des leçons de golf, l’a relue pour rire un peu. The Pro, dans Museums and Women [Des musées et des femmes].) … Dans la vie, en revanche, très peu de choses symbolisent quoi que ce soit. Si quelqu’un était écrasé ou étouffé par des tonnes de blé, ce serait selon toutes probabilités une secrétaire, un coursier ou un gardien non concerné, totalement innocent ; le baron du blé, lui, mourra à l’âge de quatre-vingt-douze ans, paisiblement, ou mourra écrasé par (mettons) des tonnes de poissons congelés. Quand le symbolique semble surgir spectaculairement de la vie, le hasard a toutes les chances d’être le principe à l’œuvre. Et pourtant : l’art, qui cherche à refléter la vie à certains égards, est toujours construit sur des rapports symboliques signifiants. Il ne peut pas ne pas l’être. Queen of the Night25 ne peut suivre les méandres d’un mariage de quinze ans qui ne marche ni bien ni mal… elle doit sélectionner, souligner, organiser, rendre dramatique ce qui dans la « vraie » vie peut rester éternellement inerte. Et pourtant. Si la vie est aléatoire et accidentelle et refuse de « s’organiser » esthétiquement, quel rapport l’art a-t-il avec elle ? Je considère l’art comme une forme de communication, la plus haute forme de communication. Une âme parlant à une autre (comme dans la musique de Chopin). Pour des raisons personnelles, j’écris parce que écrire est difficile, un défi, etc. Mais, tout de même. Quel est le rapport ? L’artiste impose sa vision à son matériau, et il le déforme nécessairement parce qu’il ne peut pas tout inclure ; il doit exclure. Avec rigueur. Tout cela est peut-être un moyen de libérer son moi le plus profond… qui est une voix, un style, un rythme. L’« intrigue » du roman ou de la nouvelle est une structure dont la voix de l’écrivain dépend, ou dont elle reçoit sa liberté. Par conséquent, c’est quelque chose de pragmatique, un procédé. Mais beaucoup plus : c’est emblématique, puisque ce n’est jamais réaliste. D’instinct on perçoit dans l’art le plus élevé quelque chose de religieux, et cet instinct, quoique confusément compris, est sage. Quant à la théorie… ! Nous laisserons les pédants s’en charger pour nous.

[…]

 

5 juin 1978. Travaille hypnotisée à Queen of the Night. Je voulais cette nouvelle courte, une vingtaine de pages, mais c’est impossible ; elle va donc exiger sa propre longueur. Difficile de m’en arracher.

[…]

… Piano, et Queen of the Night, et piano encore, et le jardin ensoleillé, et lecture. Il est difficile d’imaginer d’autres façons de vivre, d’autres plaisirs. (Ray joue au golf ce matin, levé de bonne heure, parti à 7 h 30.)

Vivre retirée et protégée dans une pièce. L’univers comprimé dans une pièce unique. Chasteté : être libérée de l’émotion qui mène à mariage, enfants, famille, obligations « féminines ». Par cette voie, Emily Dickinson s’est créée comme poète ; par l’avarice scrupuleuse avec laquelle elle économisait son énergie vitale, qui devait être rigoureusement protégée pour qu’elle puisse écrire. Et je suis exactement pareille : car pour moi l’art passe en premier, doit passer en premier, et tout le reste est groupé autour, y est subordonné. Si j’avais besoin d’une « névrose » (une dépendance névrotique envers d’autres personnes, plus fortes) ou même d’éclairs psychotiques d’inspiration ou d’énergie, je m’y soumettrais pour l’écriture. Parce que rien d’autre n’est permanent, rien n’est transcendant, en dehors de l’art.

Dickinson, pour préserver son énergie spirituelle, a dû rester vieille fille, à l’écart du monde. Je peux m’accommoder d’une dépense d’énergie spirituelle – dans une certaine mesure. Mais à un certain point je me retirerais, moi aussi. Car l’on doit préserver ce pouvoir sacré qui, comme une flamme, peut brûler intensément, ou vaciller et s’éteindre…

[…]

 

7 juin 1978. Écrit des heures et terminé Queen of the Night qui, à la fin, m’a fait peur, m’a donné le vertige. Je vais la mettre de côté. Y réfléchir plus tard. La revoir un peu. Mais ça y est, c’est fixé, pas tout à fait selon le canevas que j’avais ébauché…

Brutale, cette histoire. Qui l’a écrite… ? Je l’ai écrite, je suis elle, j’y suis infusée. Et pourtant ce n’est pas moi.

… « Mes relations avec elle ont toujours été parfaitement sereines. Je l’habite aussi parfaitement qu’une main souple un gant de cuir fin. Pas de rides ni de plis apparents, pas de creux, d’interstices où l’œil pourrait tomber et tâtonner… Elle a inventé une persona pour me contenir, il y a bien longtemps. Et elle habite cette persona aussi parfaitement qu’une main l’intérieur d’un gant. La persona est infiniment flexible parce qu’elle n’a pas de centre, pas de réalité. On a dit d’elle, en caractères d’imprimerie, dans un magazine national, en fait, qu’elle était “intensément féminine”. Ce n’est pas un mensonge, et n’est pas vrai non plus… La persona est parfois charmante, patiente, gentille, courtoise, extrêmement curieuse des autres (ou de leur persona ?). Mais elle pourrait facilement être cynique, impatiente, cruelle, grossière et indifférente aux autres. Elle est plutôt spirituelle, mais cet esprit pourrait glisser vers le nihilisme (les meilleurs comiques sont nihilistes)… J’ai toujours eu avec elle des relations sans nuage. Parce que, à mon avis, tout pour elle est fiction. Elle s’est inventée pour me donner toute liberté d’action, un moyen d’accès au monde extérieur. Elle serait néanmoins capable d’écrire un paragraphe ou deux pour exposer les termes de notre accord, et cela ne la dérangerait pas parce qu’elle considérerait les mots comme l’expression d’une fiction, d’une métaphore. Elle a sur tout un regard tolérant, mais parfois aussi intolérant. Elle peut aimer mais ne peut pas “tomber amoureuse”. Parce que “tomber amoureux” demande une projection violente du moi sur une image, un objet, et qu’elle comprend trop bien les processus inconscients pour devenir leur proie. (C’est du moins ce qu’elle croit ! Mais elle souffre peut-être d’hubris, ce mal des plus fascinants.) … Elle peut composer les mots d’une fiction comme Queen of the Night afin de donner une structure dramatique et une substance à mes efforts informes et, bien que cette histoire soit peut-être l’une des plus terrifiantes qu’elle ait écrites, elle n’en sera pas vraiment émue. Elle pensera… elle pensera à de petits problèmes techniques… Elle retapera des paragraphes, des pages. Le labeur de l’art devient une fin en soi de façon que l’on ne soit pas forcé de considérer son contenu tragique. »

Juste ? Ah, il y a beaucoup de Reines de la nuit !

[…]

 

11 juin 1978. […] Réflexions dans notre jardin d’été édénique : un énorme roman en trois parties, peut-être trois romans distincts, Bellefleur/Mahalaleel ; la première partie totalement fantastique (comme il sied au monde d’un très petit enfant), la deuxième plus réaliste, et la troisième tout à fait naturaliste, à mesure que Germaine émerge dans la conscience d’une adulte. J’envisage 1 000 pages exactement : 333,3 pour chaque roman. Quelle merveilleuse idée… En faire la trame prendrait des semaines. L’écrire prendrait des années. Je pourrais avancer lentement, très lentement, en insérant toutes sortes de fantaisies, en créant une sorte de Livre de Kells, une vaste tapisserie… Rien ne presse, assurément, puisque Vanguard a des manuscrits à publier jusqu’au début des années 80. Mais comment l’appeler ? Bellefleur. Mahalaleel. ????????

[…]

 

15 juin 1978. […] Longue promenade à vélo le long de la rivière, cet après-midi. Sur la piste cyclable. Et puis en direction de l’est. Ces journées passent comme dans un rêve, si idylliques que l’on hésite à les décrire. Le simple fait de noter ces choses-là est téméraire, c’est chercher les ennuis… provoquer le destin… Il faut être humble devant le bonheur ; sinon les dieux s’offensent…

Un flot de notes, de pensées, de demi-pensées pour Bellefleur. Cascade d’idées. Excitation mêlée de désespoir… car comment vais-je bien pouvoir transposer en prose la sensation viscérale de ce roman…

(La luxuriance, la beauté impudique somptueuse exagérée des couleurs chez Matisse. Les bords durs, lignes noires, qui ont l’air paresseux : arbitraires. Monde en deux dimensions. Couleurs, formes, visages presque sans traits. Pour Bellefleur : mais évidemment c’est impossible. Les mots ne peuvent y parvenir, ne peuvent être transposés. Pourtant je le veux tant…)

… Pascal et le « roseau pensant ». « Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends. »

(Mais est-ce l’« univers » qui est compris, ou seulement les images trompeuses d’un esprit fiévreux tourné sur lui-même… Le risque, le sort, de toute philosophie. Tourner sans fin sur elle-même. Définir des définitions. Mots, concepts. Syntaxe. L’art brise une telle paralysie… transcende les limites rigides du langage, ce-qui-a-précédé…)

Bellefleur, Bellefleur… Mahalaleel. … J’ai l’impression d’avoir vécu avec ce « roman » presque toute ma vie… mais la première page n’est pas encore écrite, l’intrigue formelle pas encore décidée… Je suis peut-être intimidée par l’ambition du sujet… la crainte que le style que je choisirai, quel qu’il soit, ne convienne pas…

Et puis il y a Kristin, The Story of a Bad Girl, que j’ai apparemment mise de côté. Relire Sentimental Education a été perturbant parce que cela m’a paru si bon, si juste, si parfaitement modulé, et je me demande si je serais capable de le refaire… me demande si je serais capable de le refaire…

[…]

 

17 juin 1978. Pense vaguement à The Precipice26. Lis un nouveau roman d’Iris Murdoch, The Sea, The Sea [La mer, la mer], pour un compte rendu dans TNR27 : sa prose méticuleuse habituelle, fascinante, fascinante simplement à lire, même s’il faut reconnaître que le personnage, ses ruminations, le rythme de sa voix, sont terriblement familiers. (Il ressemble beaucoup au Hilary dans A Word Child [Un enfant du verbe].)

… Très belle journée, hier, pour mon anniversaire. Déjeuner avec Kay, Liz et Marge. Plusieurs cadeaux, le plus marquant offert par Kay, qui semble avoir dépensé davantage que les circonstances – la simplicité de l’occasion – ne le justifiaient. (Un collier en or avec de minuscules pierres. Extrêmement joli.) Ray m’a fait la surprise d’une bague en jade et en or. Ce à quoi je ne m’attendais pas du tout et que je ne désirais pas vraiment… étant donné qu’il m’avait offert une opale il n’y a pas longtemps… et que ce genre de luxe me met mal à l’aise, agréable, certes, mais assez superflu… Malgré tout… Il y a la réalité du cadeau, l’amour de mon mari pour moi, les liens vraiment très extraordinaires (j’imagine, je n’y pense jamais) qui nous unissent depuis plus de dix-huit ans ; la bague est belle ; je la porte en cet instant ; je continuerai à la porter.

… Mon oisiveté. Ma tendance à dériver vers le piano et à y rester des heures. Je suppose que c’est une autre forme de lecture, une autre sorte d’exploration : lire, non un roman (que vais-je apprendre de Murdoch, en fin de compte, moi qui connais si bien son œuvre ? – je l’admire, bien entendu, il ne s’agit pas de cela), mais les Préludes de Chopin, méditer sur eux, regarder, écouter, contempler. Les morceaux que me donne Carolyn sont techniquement difficiles […] mais musicalement ennuyeux, tout en surfaces, pas de profondeur, rien de discordant ni de frappant. Alors je passe des heures à déchiffrer des morceaux qui dépassent mes capacités techniques, mais cela ne me dérange pas, cela ne semble pas avoir la moindre importance… Cette année, celle de mon quarantième anniversaire, élection à l’American Academy, publication de Son of the Morning, un genre de tournant, un sentiment de tranquillité, de repos, d’équilibre.

[…]

 

24 juin 1978. Quelles images étranges, épuisantes, l’esprit inconscient nous impose… Me suis réveillée ce matin après un rêve extraordinairement pénible et douloureux ; suis restée étendue sans pouvoir bouger pendant dix ou quinze minutes ; quand je suis enfin allée dans la salle de bains me laver la figure, j’ai vu que j’avais vieilli de dix ans ; marques profondes autour des yeux, deux étranges rides sévères du côté gauche de la bouche, d’autres rides rebelles, têtues, sur les joues… j’ai regardé avec consternation ce visage fatigué, cireux, un masque que je détestais et ne pouvais accepter, et j’ai éprouvé l’espace d’un instant un sentiment violent de… de vertige, d’irréalité, d’aversion pour ce qui constitue la réalité…

… Maintenant, 10 h 30, après une longue douche, après m’être lavé les cheveux, j’ai mon apparence de toujours. Aucun signe. Et le rêve s’efface rapidement. Cela doit ressembler à ces légendaires douleurs de l’enfantement, qui sont terribles et que l’on ne peut pourtant se rappeler ensuite. À moins bien sûr que le corps, les tissus organiques, ne se les rappellent.

… Passé la matinée d’hier et la majeure partie de l’après-midi à lire et relire Murdoch, et à écrire mon petit essai/compte rendu sur The Sea, The Sea et son œuvre en général. J’en suis assez satisfaite, pourtant j’aurais beaucoup aimé y inclure son beau poème émouvant, élégiaque, Agamennon Class, 1939. Quand un écrivain est aussi irrégulier que Murdoch, il est nécessaire, et ce n’est que justice, de se concentrer sur ses meilleurs ouvrages. Malheureusement le compte rendu devait porter sur The Sea, The Sea, qui n’est manifestement pas du nombre ; j’ai donc essayé d’ajouter certaines choses sur Henry and Cato, A Word Child, etc.

… La vision de Murdoch trahie par une atmosphère tapageuse de comédie de la Restauration anglaise. Le style introspectif pesant, qui devrait indiquer un certain genre de roman, trahi par la nature résolument superficielle de ses intrigues. Pourquoi ?

… Dois-je noter les images exactes de ce rêve ? Mais j’y répugne.

… Fini The Precipice l’autre jour, et suis allée faire une longue promenade en pensant à cette nouvelle, à ses implications. Chez moi, les histoires grandissent quotidiennement, comme si elles étaient vivantes, deviennent de plus en plus concentrées jusqu’à paraître occuper le ciel entier et à m’envelopper, me perturber par leurs inévitables implications ; dans le cas présent, le caractère comme destin, l’univers cohérent de Spinoza. Dans cet univers, il n’y a pas d’« imperfection » en tant que telle, mais seulement une vision imparfaite. Toutes les maladies, les souffrances, se dissolvent dans une conscience plus haute, plus vaste, qui est Dieu. Je peux l’accepter, étant moi-même une sorte de spinoziste (comme Wesley Sterne) ; mais cela ne me plaît pas particulièrement.

… Ce qui me gêne chez Murdoch, et que je n’ai pas dit dans mon essai, c’est qu’elle trahit invariablement ses personnages. Elle s’en sert, s’en débarrasse, parle à travers eux. Et c’est tout. On ne sent pas qu’elle éprouve une émotion quelconque les concernant, pas même pour ce pauvre Caton. Comment peut-on écrire sans s’intéresser aux personnalités à qui l’on donne naissance, ce faisant… Car ce sont toutes des potentialités humaines, en un sens.

[…]

 

2 juillet 1978. […] Des heures hier, et de nouveau ce matin, à élaborer enfin l’intrigue de Bellefleur. Et à prendre des notes pour les personnages, événements, thèmes, motifs. Références croisées. Origines de la famille. Lignée, arbre généalogique. L’intrigue horizontale (temps présent), la grille verticale. Euphorique. Mais veux aller doucement. Peut-être ne pas commencer l’écriture proprement dite avant septembre… Je dois avoir des notes pour 1 000 pages. Quel plaisir, quelle volupté de se plonger dans un travail si difficile, si complexe qu’il me demanderait bien un an ou davantage. Il faut que j’aille lentement. C’est toute l’idée de Bellefleur.

[…]

 

3 juillet 1978.Bellefleur. Bellefleur. Hypnotisant, intimidant… J’envisage 800 pages. Divisées plus ou moins en quatre parties. Une pour chaque « année » de la vie de Germaine. Chacune contenant environ dix « chapitres » ou groupes de voix.

… Lis A Writer’s Diary [Journal d’un écrivain], Virginia Woolf, dont j’avais déjà lu des fragments, bien sûr (tant de gens la citent) mais que je n’avais jamais eu en ma possession jusqu’à maintenant. Excitant d’y entendre – ou est-ce moi qui l’imagine – comme la voix d’une sœur ! Elle commence ce journal à l’âge de trente-neuf ans, je crois, ou peut-être de trente-sept… À peu près mon âge, en tout cas. Il est fascinant de lire ses réflexions et de percevoir à quel point peuvent être semblables des personnalités dissemblables quand elles sont appréhendées dans leur vie intérieure, et non dans leur « moi social ». Woolf a assurément raison de dire que, lorsqu’on écrit, on est une « sensibilité ». Quand les autres interviennent, on devient une personne.

Philip Roth disant qu’il aurait beaucoup aimé une critique sérieuse d’une ou deux pages par Virginia Woolf, qu’il admire en tant que critique. Mais : que penser de ses remarques plutôt idiotes sur Ulysse ! Embarrassant. Si seulement elle avait lu plus lentement, avec plus d’empathie… sans se cabrer devant lui comme devant un serpent venimeux… « Mal dégrossi », vraiment ! On dirait qu’elle n’a tout simplement pas lu Joyce… Et puis, j’ai commencé Jacob’s Room [La chambre de Jacob] pour la deuxième ou troisième fois, et ai dû le mettre de côté de nouveau. Trop superficiel, trop de tics, de maniérismes.

[…]

… Tourbillon de rêves. Bellefleur. « Ne répugne pas à toucher un cadavre », tel était l’avertissement étrange contenu dans un fragment de rêve que j’ai oublié. Mon inconscient est certainement actif concernant ce nouveau roman, mais ce qu’il a à offrir est… carrément bizarre ; pas très utile. Ce sera peut-être le roman luxuriant, somptueux, horrible, que je voulais faire de Son of the Morning avant de le commencer… Des idées, des idées. Des notes. Le flot habituel. Mais cette fois je veux m’offrir le luxe de ne ressentir ni découragement ni frustration, parce que je suis déjà passée par là, après tout : tout récemment avec The Evening and the Morning qui, sous son premier titre, Graywolf, m’a irritée, déroutée, déprimée, exaspérée sans vergogne. (Il était sans vergogne de ma part de me laisser ballotter ainsi, je veux dire.) … Comme Son of the Morning et Childwold me manquent ! Ces deux romans sont si intensément présents, si « nouveaux ». Childwold m’est plus proche dans le temps que Cybele, qui s’efface. Plus proche même que The Evening and the Morning qui contient tant de matériaux « intellectuels » qui me sont personnels, notamment l’histoire grecque. Childwold. Bellefleur. J’ai aimé écrire Childwold et je veux, j’espère aimer écrire Bellefleur. Le tout est de ne pas me précipiter, de ne pas me sentir coupable si je passe des journées à ne rien faire, de ne pas prendre trop de notes, comme pour The Assassins. Certains romans s’épanouissent organiquement, d’autres sont assemblés, exécutés avec rigueur. Cybele fait manifestement partie des seconds, Bellefleur des premiers.

[…]

 

5 juillet 1978. Marché et réfléchi à Bellefleur. Est-il chimérique de s’embarquer dans un récit aussi long, et aussi bizarre, reconnaissons-le ? Est-ce que, après des mois de travail, cela ne finira pas par se révéler un échec… Après tout, Son of the Morning, 348 pages dans sa version publiée, a paru « trop long » à un critique de l’American Library Association. (Je viens de relire ce compte rendu : trop long « mais hypnotisant ». Une critique idéale, en fait : « Un roman à la prose noire implacable et à l’atmosphère tragique, conjuguant passion et compassion, Oates est ici au sommet de son art. » Comment trouver quoi que ce soit à redire à une telle critique… !) Et pourtant – trop long avec moins de 400 pages ; et j’entreprends avec beaucoup de calme d’organiser une structure pouvant en accueillir 800.

… Dans un premier élan d’optimisme fiévreux, j’en avais envisagé mille. Après tout, ce sont les Bellefleur, des gens gigantesques, plus grands que nature…

Une belle journée après trois ou quatre jours consécutifs de pluie, de ciels gris opaques, de grisaille générale. Sommes allés à la jardinerie de Walker Rd., avons acheté des conifères, des plantes, les offres spéciales de la saison, travaillé dans la roseraie et le jardin.

… Hier, une leçon de piano avec Carolyn ; puis Ray et moi avons déjeuné au 17e étage du Viscount ; puis retour à la maison pour travailler au roman, pris des notes sur Leah. Leah et Gideon. Le problème : ce que j’ai écrit jusqu’à présent est plus ou moins réaliste. Je suis apparemment attirée vers le « psychologiquement réel »… mais le roman ne va pas être réaliste… Un peu les mêmes difficultés qu’avec The Evening and the Morning. Et ensuite j’ai été si contrariée, si frustrée ; et j’ai perdu des semaines d’écriture. La tension entre le « réel » et le « surréel », la fable. Une tension presque physique – physique en moi, je veux dire. D’où ma non-présence aujourd’hui, ma tendance à contempler la rivière, à marcher les yeux fixés sur le trottoir, n’ayant que vaguement conscience de ce qui m’entoure.

[…]

 

18 juillet 1978. […] Belles journées d’été. Lis dans le jardin, travaille ici à mon bureau, marche le long de la rivière : les activités habituelles, si agréables. À venir, encore vague, la corvée du déménagement à Princeton ; plus immédiatement, la corvée des dix mille signatures pour l’édition de them par la Franklin Library. (Dix mille signatures ! Faut-il rire, pleurer ou lever vers le ciel un regard vitreux…)

… Fini Reunion28 et devrais l’envoyer bientôt à Blanche. Calvin Chase. Rilke, Valéry. Une vie « vouée » à l’art. Mais si l’on est détaché de la vie, si l’on s’imagine supérieur à elle, que contiendra la poésie ? Rilke, Valéry, etc., peuvent être considérés sous certains aspects comme des individus assez ridicules.

… Les artistes guindés, suffisants, cérébraux – « artistes » par simple amour de l’« art ». Une théologie séduisante mais qui ne marche pas ; on aurait pu prédire qu’elle ne pouvait pas marcher.

… Notes sur Bellefleur. Davantage du point de vue de Raphael. Mais lentement. Lentement. Je veux y mettre des mois, des années…

[…]

 

26 juillet 1978. […] Pense à Philip Roth, notre conversation dans Central Park pendant notre promenade. J’ai parlé avec scepticisme de la « circonférence » du cercle, dit que le sens de notre vie est le centre, le noyau du Moi ; Philip a dit qu’il s’intéressait davantage à l’extérieur, la circonférence (à l’époque, les auditions du Watergate, qu’il regardait sans interruption), parce qu’il ne croyait guère au centre. Dans une lettre, ou peut-être chez Dan Stern, un an plus tard, il a dit avoir perdu tout intérêt pour l’« extérieur », peu après ; et je lui ai répondu que j’y prenais un intérêt nouveau (ce qui était nécessaire, bien sûr, pour écrire The Assassins)… Philip a peut-être même des tendances mystiques. Tout le monde, peut-être. Sûrement. Le tout, c’est de ne pas perdre son sens de l’humour ! Mais il fait terriblement froid, terriblement sombre, sans le rayonnement chaud du monde phénoménal ; dans le Vide, il n’y pas de plaisanteries parce qu’il n’y a personne pour les apprécier.

… Je m’accroche à l’immédiat, la tâche à accomplir. C’est là que je suis le mieux. Si je pouvais cultiver la petitesse, j’essaierais peut-être : c’est une ancre solide, à n’en pas douter.

[…]

… Rien ne préoccupe autant le romancier que le rythme auquel son nouveau travail avance ; ou n’avance pas. Mais rien n’est moins intéressant après coup. Malgré tout. Néanmoins. Pour moi, la valeur de ce journal tient à ce que, à proprement parler, il ne prétend pas être « intéressant ». Il n’est pas censé être dramatique, il n’y a pas de direction, pas de plan. C’est plutôt le flot, les méandres, de ma vie intérieure. Il impose son cours, têtu et résolu à vaincre. Que puis-je faire d’autre que suivre, que puis-je faire d’autre que suivre…

 

28 juillet 1978. […] Question : si je pouvais être transportée dans une autre époque, si je pouvais rencontrer un grand personnage du passé, qui choisirais-je ?

Réponse : Je choisirais, non de rencontrer (parce que je ne suis pas de force), mais d’être en présence de Chopin. Je choisirais d’assister à l’un de ces concerts qu’il donnait dans les salons parisiens dans les années 1830. Simplement pour écouter. Être témoin… Naturellement, je n’aurais rien contre assister à l’un des magnifiques concerts publics de Liszt ; mais Chopin avant tout.

… Indubitablement, on tire le meilleur de Dostoïevski, Yeats, Shakespeare, etc., en lisant leur œuvre avec attention ; on saisit l’essence de Van Gogh et de Monet et de Matisse et de tous les plasticiens en étudiant leur œuvre avec révérence ; mais la musique… ! Chopin interprété par le plus brillant des pianistes reste Chopin filtré par la conscience d’un autre. J’ai du mal à imaginer à quoi pouvait ressembler d’écouter Chopin en personne… On a tant écrit sur son jeu, tant d’adulation exaltée, même de la part de ses rivaux, Schumann, Liszt et d’autres… La photo de lui à trente-neuf ans, peu avant sa mort. La Deuxième Sonate. Le Deuxième Prélude. Le Quinzième. Le Sixième Nocturne, sur lequel je travaille, mais avec quels tâtonnements, quelles insuffisances…

… Si je n’avais pas l’écriture, qu’y aurait-il de plus merveilleux que de me consacrer entièrement à l’étude de la musique, en me concentrant sur Chopin, bien sûr ? Avec toutes mes limites, mes hésitations… Mais qui s’en soucie ? Il y a une gaieté robuste à ne prétendre à aucune excellence… Quel intérêt y a-t-il, en fait, à être le génie ? Si le génie est un événement naturel, un don, un coup de chance, ce sont peut-être les contemporains ou les admirateurs du génie qui en profitent le plus. Chopin, incarnant sa musique, ne l’entendait peut-être pas comme ses admirateurs les plus intelligents et les plus passionnés… Et Shakespeare n’était certainement pas SHAKESPEARE à ses yeux comme il l’est aux nôtres ; on se demande un peu si l’original était autre chose qu’un tâcheron à la plume facile, extrêmement doué, inspiré, sérieux. […]

… En présence de Chopin et de Liszt, un pianiste ordinairement « doué » se mettrait tout bonnement à sangloter. Sachant qu’un tel génie existe, comment évaluer ses propres efforts ? Virginia Woolf disait que lire Shakespeare la déprimait, qu’elle se demandait à quoi rimait d’essayer d’écrire, qu’il était « au-delà de la littérature ». Mais tout de même. Tout de même, Woolf fait des choses que Shakespeare ne faisait pas ; elle fait des choses, et très bien, que Shakespeare n’aurait pu faire… Mais le piano, c’est autre chose. La musique, c’est autre chose. Mes efforts trébuchants d’amateur sont, d’un certain point de vue, comiques. Mais finalement les efforts de tous les musiciens pleins d’espoir, les plus doués exceptés, sont comiques… La musique, son exécution, son interprétation. Une énigme contrariante. La plus exigeante de toutes les disciplines : et pourtant, ceux qui ne la trouvent pas exigeante (Mozart, Chopin, Liszt, etc.) sont les plus brillants. (C’est tout de même une exagération. Chopin travaillait beaucoup ses compositions, après le premier flot d’inspiration.) Que c’est fascinant d’être un « prodige » ! Mais perturbant aussi, et dévastateur. Le phénomène du génie m’attire, mais pas vraiment le génie lui-même. Et je n’aurais pas voulu être un prodige quelconque… […]

 

29 juillet 1978. […] Pourquoi est-ce une journée idéale ? Parce que j’ai eu l’intelligence de la diviser en différentes activités. Ce qui fait qu’elle n’a pas paru s’envoler, comme d’autres, en provoquant chez moi un sentiment d’alarme… Pensé un peu à Bellefleur. Pris des notes pour The Death of Randall Berg29 (qui devrait peut-être être renommé). Fini le livre sur Schönberg. Joué du piano pendant environ deux heures et demie (inhabituellement bien, je ne sais pourquoi). Écouté les Études de Rachmaninov, celles de Chopin et d’autres morceaux de Chopin avec une concentration intense pendant environ deux heures. Et fait le tableau pour Bellefleur. Et fait une longue promenade dans le vent. Et signé mon nom plusieurs centaines de fois. En ce moment précis, le saumon cuit au four avec les tomates et les aubergines ; il est 7 h 40. Je veux noter ces journées totalement paisibles, neutres, sans fièvre (et où, essentiellement, je n’écris pas) simplement pour garder leur trace, pour me rappeler (si ma vie change jamais) à quel point cela se passait, s’est passé facilement pendant des années, dans cette phase-ci…

… Peut-on « jouir » d’une célébrité modérée et conserver une vie privée ? Mais sûrement. Il y a juste assez de risques dans chaque entreprise (écriture, déménagement à Princeton, critiques diverses) pour me conserver agilité d’esprit, et même agitation ; aucune possibilité de me reposer sur mes lauriers… La « célébrité » comme thème, un thème fascinant. Le moment où l’on devient un moi public… et où l’on perd le contrôle de sa santé mentale, de son orientation… C’est très intéressant. Je pourrais peut-être devenir « célèbre » si je m’y efforçais, qui sait, mais je n’en ai assurément aucune envie. Cela me stimule de penser que je peux passer beaucoup de temps sur des œuvres non commerciales, peut-être même non publiables (mais quelqu’un finira par les publier), comme Bellefleur et certaines nouvelles, que je ne me sens pas bousculée, agitée, coupable ni impatiente… […]

 

2 août 1978. […] Préparatifs de départ. Corvées domestiques, coups de téléphone, discussions. La bonne humeur de Ray. La mienne aussi, je suppose. Imaginons des incidents comiques sur l’autoroute avec ce camion que nous comptons louer…

… Mariage. Dix-huit ans et demi. Qui aurait jamais pensé qu’il tournerait si bien… ! Nous sommes pourtant entourés de gens bien mariés, quoique ce ne soit pas la mode. Nous ne connaissons presque personne qui ait divorcé… Mariage et amitié. Je voulais écrire là-dessus dans Scherzo mais ai dû élaguer sans pitié, et je voulais aussi éviter le sentimentalisme.

… Où l’art déforme ou échoue à suggérer la qualité quotidienne du bonheur conjugal ; concorde domestique ; harmonie. Comme cela n’a rien de spectaculaire, cela a rarement sa place dans la littérature. On considère que des relations heureuses vont de soi. Il est inutile de les commenter. Comme l’air que nous respirons : nous ne le remarquons que lorsqu’il est contaminé. En fait, il faut remarquer ces choses pour éviter qu’elles ne disparaissent, et que l’histoire personnelle ne devienne un simple compte rendu d’événements inhabituels ou troublants…

… Le sens de l’humour de Ray. Intelligence. Bonté. Patience. (Bien qu’il ne soit pas toujours patient.) Facilement blessé ; mais peu enclin à ruminer ; pas du tout « philosophe » (comme je le suis) ; une nature peut-être plus gaie ; ou en tout cas moins dense. Ma conviction, le premier soir où nous nous sommes rencontrés, que je l’épouserais, que je tomberais amoureuse de lui… Une certitude étrange. Mais j’ai eu de ces certitudes toute ma vie, très rares, mais mémorables… bouleversantes… Moi qui suis généralement réfléchie, contemplative, analytique, plutôt logique, je suis capable de comportements impulsifs de temps à autre […], et ces moments inexplicables ont apparemment toujours de bons résultats. Dans ces moments d’émotion, peut-être se produit-il une sorte de fracture dans le temps qui nous permet de voir dans notre avenir… Mais cela fait sciences occultes, cela fait absurde. Prévoir que j’allais tomber amoureuse de Raymond Smith : comment distinguer cela du fait même de tomber amoureuse ? – et n’est-ce pas une prévision qui implique sa réalisation ? … Les amours des autres sont rarement très fascinantes. À moins d’être une commère. Les amours, comme les rêves, ont tendance à être peu convaincantes, trop furieusement subjectives. Et pourtant qu’il y a-t-il d’autre qui compte autant pour nous ? La seule expérience humaine qui puisse nous transpercer avec la violence indéfendable de la douleur est l’amour. L’expérience transcendantale de l’art, dans laquelle je crois de plus en plus passionnément, ne peut pas frapper aussi profond en nous : elle ne le peut pas, tout simplement.

… Question : les gens qui n’ont jamais fait l’expérience érotique violente de l’« amour romantique » sont-ils vraiment complets ?

[…]

 

7 août 1978. […] À quarante ans, on devrait essayer de ré-évaluer entièrement sa vie. Peut-être. (L’autoanalyse de Freud, qui l’a peut-être poussé à s’abuser davantage : à voir ce qu’il souhaitait voir, ce qui constituait un système, une façon d’imposer sa marque « scientifique » sur le monde – et finissant par voir non seulement ce qu’il souhaitait voir, mais ce que les autres n’avaient peut-être pas envie de voir.) Pourtant romanciers et poètes diffèrent, je crois, des penseurs « systématiques ». Ou de ceux qui, comme Freud, ont la prétention d’être systématiques. Après tout, notre art n’a pas davantage besoin d’évoluer que notre moi. Pourquoi ? Les premières œuvres de Chopin sont aussi parfaites qu’on peut le souhaiter. S’il n’en avait pas écrit d’autres, il serait Chopin – ou presque. On ne peut, on ne devrait assurément pas exiger d’un artiste qu’il se répète, pas davantage en qualité qu’en contenu. Si j’ai écrit un bon roman, quelques bonnes nouvelles, si… si certains poèmes marchent à peu près… Pourquoi alors me sentir obligée de créer davantage ? Pourquoi me sentir obligée de me sentir obligée ?

… Non, je ne vois pas : philosophiquement, je ne vois pas. L’acte, le processus, est une joie continue ; mais le produit… eh bien, si le produit est ré-expérimenté (si je me mets à relire Wonderland, par exemple) et trouvé agréable, alors l’expérience (mais pas le produit) est effectivement agréable, une joie, et tout va bien. Si le produit est relu et trouvé décevant, cela n’enlève rien à la joie originale de la création… qui est « réelle » comme le produit, l’objet public, ne peut l’être. Nous pouvons planifier notre vie avec un calme aristotélicien, mais nous la vivons avec une passion existentielle, pour le meilleur ou le pire.

… Avant quarante ans, on jette à l’extérieur une sorte de filet pour ramener des expériences, pour se haler de l’avant (on ne peut pas dire que la métaphore fonctionne) … bon, comme un estropié forcé de se déplacer tant bien que mal en se servant de sa béquille pour s’accrocher et se tirer en avant. Après quarante ans, on examine simplement ce qui se passe en s’efforçant, avec autant de sérieux que d’amusement, de comprendre de quoi il peut bien retourner.

… D’un côté du miroir, on essaie de se créer. Un projet presque sartrien. (« Je choisis d’être un héros. Je choisis d’être un plongeur olympique. Je choisis d’être un romancier. Je choisis d’être un funambule. » Etc., à l’infini.) La vie, jour après jour, est alors une tentative pour remplir les conditions de ce projet : une tentative de la part de l’individu de devenir son projet. Très raisonnablement. Néanmoins – on peut voir les choses d’un autre point de vue, ou de l’autre côté du miroir. Je suis Joyce Carol Oates, et ceci, ceci et ceci m’arrive ; d’innombrables choses sont arrivées ; mes propres activités (ardues ?) sont en un sens des choses qui me sont arrivées ; donc si j’observe avec soin (et ce journal pousse à une observation attentive, incessante) tout cela, cette galaxie de fragments… je finirai par avoir une idée de qui je suis, en fin de compte. Non comme un projet, un phénomène voulu… mais comme une sorte de création (aussi impersonnelle que tout le reste dans la Nature). L’un exalte la volonté, l’autre la sous-estime.

[…]

 

15 août 1978. […] Une tentation : s’immerger dans l’écriture du journal. Parler directement, franchement et carrément, sans les voix intermédiaires, la diffusion des énergies. Mais l’erreur de raisonnement est, bien entendu, que je ne peux pas parler de moi parce que je ne me connais pas ; l’erreur est aussi que l’art est toujours supérieur à la « franchise », surtout dans un journal, parce que, étant art, il fait monter à la conscience ce qui resterait enfoui si l’on notait simplement ses pensées dans un livre. […] La Femme invisible. Un titre pour ce journal, je viens de le décider. Puisque je me sens si souvent « invisible ». Dans de petits détails domestiques comme sur un plan plus général, plus évident.

[…]

… Virginia Woolf, la « sensibilité » qu’elle sentait quand elle était seule en train de réfléchir et d’écrire ; l’entraînement à être « Virginia Woolf, la femme de Leonard, la sœur de Nessa », etc., en présence des autres. Manifestement, elle était sociable, pleine d’entrain par moments ; mélancolique et inerte à d’autres. Je n’ai apparemment aucun de ces deux talents. Les extrêmes ne m’attirent pas. Dans mon « état maniaque », je téléphone à un ami, projette une soirée ou décide sur une impulsion d’aller faire des courses – mais finalement je change d’avis, décide que je n’en ai pas envie, trop ennuyeux – dans mon « état dépressif », je décide de ne pas écrire de la soirée mais de lire. Ma température émotionnelle est donc toujours la même. Elle ne doit pas varier de plus de 5 degrés… ! Les seuls événements capables de me blesser profondément ont été, et seront, les coups portés par des proches – ou, plus précisément, les coups que me portent la maladie, la mort des autres. Il y a quelques années j’étais plus « émotive » mais même alors, j’imagine, cela n’allait pas très loin […] Placide, indépendante et difficilement influençable ; encline au scepticisme (souvent dissimulé, en public, par un idéalisme délibéré) ; introspective ; souffrant rarement de solitude ; inlassablement curieuse ; aussi ennuyée que Woolf par le « remue-ménage de la vie » mais n’éprouvant jamais pour lui une aussi violente répulsion… « Tu dois pourtant avoir ces émotions violentes en toi pour écrire sur elles de façon aussi convaincante », a dit Evelyn hier, au téléphone, et je ne l’ai pas contredite, j’ai murmuré de vagues paroles d’assentiment ; mais les « émotions » libérées dans l’art conscient, discipliné, n’ont guère de rapport avec les « émotions » telles que les entend Evelyn quand elle parle de son mauvais caractère, de son impatience.

… Je me considère donc avec sévérité comme un imposteur. Moins sévèrement, comme quelqu’un qui est parvenu on ne sait comment à équilibrer mondes intérieur et extérieur, sans léser ni l’un ni l’autre – mais en préférant, en termes de survie, le monde extérieur – par quoi j’entends ce qu’entendait Flaubert – la banalité d’une vie saine, routinière, domestique, où les énergies sont tendrement cultivées, jamais gaspillées. On pourrait prendre cela pour une stratégie, pour de l’habileté, mais c’est en fait une question de tempérament. Le caractère est destin… destin vécu par petits morceaux.

 

3 septembre 1978. Tant de jours non notés, non remémorés : le chaos qu’a été le déménagement, ces longues heures de route impitoyables ; l’esprit bousculé, vidé, ballotté ; l’incertitude de ne pas savoir si l’aventure vaudra ce qu’elle a coûté de bouleversement psychique, d’heures perdues et irrécupérables. Malgré tout, nous faisons tout cela ; et bien qu’épuisant, le déménagement nous paraît en valoir suprêmement la peine.

… Un bois sauvage, ravissant, essentiellement des arbres de seconde venue ; buissons, arbustes, fougères, diverses fleurs sauvages ; un étang entouré d’un terrain marécageux (beaucoup de grenouilles, plutôt bruyantes) ; dimanche après-midi, rayons de soleil sur la terrasse (où Ray est assis, en train de lire Dylan Thomas) ; maison presque vide puisque nos meubles ne sont pas encore arrivés… nous vivons avec une belle table en séquoia (achetée 30 dollars dans un magasin de Princeton), un canapé-lit, quelques chaises. [Les précédents propriétaires] ont laissé la maison dans un étonnant état de saleté ; nous avons passé un jour et demi à nettoyer, et cela ne nous a pas beaucoup plu. […] Nous sommes allés acheter de jolis objets inutiles : beaucoup de plantes à suspendre, une vasque pour oiseaux, et même une perruche. Un piano (Baldwin droit) qui sera livré jeudi prochain… Plantes, cadeaux de bienvenue sont arrivés, envoyés par plusieurs personnes, dont Richard Trenner ; Willa Stackpole a envoyé un présent étonnamment coûteux – une caisse de six bouteilles de champagne français (dommage que ni Ray ni moi ne buvions de champagne). Les jours passent, avec arrivée d’ouvriers et de dépanneurs ; courses au Quaker Bridge Mall ou au Princeton Shopping Center (si pénible, si ennuyeux… qui se soucie de rideaux, tringles à rideaux, tapis de couloir, tables aux endroits stratégiques… ?) ; battues en voiture dans la campagne environnante, ravissante, à la recherche (vaine) d’une épicerie, d’une station d’essence. Nous sommes assez loin de Princeton, dans un endroit merveilleusement isolé ; le terrain est large, profond, très boisé ; j’y resterais bien éternellement. La perspective d’enseigner dans deux semaines me laisse sans réaction.

… Une certaine gêne de ma part à Princeton. M’imagine que les gens me regardent bizarrement, comme s’ils me reconnaissaient à moitié. « Seriez-vous Joyce Carol Oates ? » a demandé un jeune homme bien habillé ; c’était en fait Reginald Gibbons, qui sera l’un de mes collègues du département de creative writing, et dont nous avons publié une nouvelle dans l’Ontario Review il y a quelque temps. C’est aussi un ami de Bob. Nous avons eu une conversation agréable dans Nassau Street. … « Pardon, mais êtes-vous Joyce Carol Oates ? » m’a demandé un homme d’une quarantaine d’années qui avait un accent du Sud (m’a-t-il semblé, je n’en suis pas sûre), au rayon des produits frais de l’A & P. C’était en fait le poète Charles Wright, qui sera apparemment aussi l’un de mes collègues ; sa femme et lui viennent d’arriver à Princeton, comme nous. […] Et aujourd’hui, une promenade dans ce quartier, qui est très isolé, verdoyant, tranquille. Si seulement je me sentais plus de vigueur, si seulement je pouvais arriver à écrire… Mais je suis affligée d’une agitation de moucheron. Il faut faire et penser à tant de choses lors d’un déménagement comme celui-ci, que, paresseusement, je préfère établir des listes de corvées ennuyeuses et insignifiantes plutôt que de réfléchir à Bellefleur

[…]

 

6 septembre 1978. […] Un genre de paradis, ici. Malgré les fenêtres sales, le cliquetis de la machine à écrire dans l’immense pièce vide, les innombrables corvées agaçantes qui nous attendent quotidiennement. (Acquérir un téléphone. Expliquer pour le courrier. Acheter des meubles, chaises, tapis, tables, etc., dont certains ne pourront nous être livrés que dans quatre semaines. Les tracas d’un déménagement sont prodigieux. Je ne veux plus déménager : je ne peux pas imaginer re-déménager. Nous avons connu des moments vraiment pénibles… au point d’être complètement épuisés, abattus… et tout cela pour des niaiseries… une avalanche de niaiseries. C’est le genre de détails domestiques dont je suis en général protégée, étant donné ma vie sédentaire.) […] Je ne veux plus déménager. Je veux rester ici définitivement.

[…]

 

11 septembre 1978. […] Pense à The Haunted House30 mais n’arrive pas vraiment à commencer. Le remue-ménage de ces deux dernières semaines, la surexcitation d’aujourd’hui, cette machine à écrire qui cliquette dans une pièce quasi vide (Dieu merci, le piano est arrivé, un beau meuble, si agréable à jouer – à toucher), la difficulté de préparer des repas simples, l’immense difficulté de préparer des repas complexes (il faut que j’essaie le curry de crevettes, ce soir ; l’autre jour, j’ai fait un poulet aux brocolis et aux légumes) … Malgré mon caractère égal et le côté nouveaux mariés de la situation, ce déménagement a été stressant ; impossible de le nier. J’avais imaginé me persuader que tout se passait sans accroc… mais la vie n’est pas aussi simple. Nous attendons donc toujours nos meubles, vivons avec nos affaires sur le sol, empilées n’importe comment… et je ne cesse d’avoir envie d’écrire, de retourner à Bellefleur ou au moins à des poèmes ou à The Haunted House… mais une sorte de démon fait que je n’arrête pas de m’agiter ; une corvée par-ci, une corvée par-là : tout contribue à m’épuiser, et pour des résultats très minces. Mike Keeley31 a déclaré de façon inquiétante que tout le monde à l’université était « surmené » – j’espère qu’il n’est pas sérieux.

… Si seulement il y avait davantage de temps. Davantage de temps. Comme j’ai la nostalgie de ce sentiment (que je n’ai pas éprouvé depuis des années) d’impatience, d’ennui… M’ennuyer, je ne me rappelle plus à quoi cela ressemblait ; ne pas avoir le sentiment que le temps passe presque follement. Ce sera un grand malheur si le reste de ma vie se déroule ainsi…

 

19 septembre 1978. L’euphorie de l’automne ! Les cours ont commencé hier (mais paisiblement, pas comme à Windsor : je n’ai rencontré que les étudiants de mon atelier, à 13 h 30, j’ai discuté avec eux une heure, et c’est tout ; aujourd’hui, rencontre avec un atelier plus avancé ; et demain avec un autre encore ; et ma première « semaine » s’achèvera sans effort). L’impression d’un remue-ménage émotionnel…

Le sentiment de déracinement de ces dernières semaines. Avec pour conséquence le sentiment que je fondais… mon âme, mon imagination, mon énergie… En bref, c’est tout simplement une baisse d’énergie : et la vision est alors tronquée, tout paraît trop, trop lourd, trop pesant : un rien peut vous abattre. (En fait, j’ai vraiment fondu pendant un moment ; commencé à me sentir désagréablement fantomatique.) Mais c’est tellement temporaire… Le désespoir, l’épuisement du désespoir : un échec de l’imagination. Une atrophie de l’imagination. Si seulement je pouvais m’en souvenir

Les vertus d’un journal. Aller au cœur émotionnel et psychologique de ce qu’on vit. Conserver ce sur quoi, sans cela, on risquerait de glisser… J’ai dit à mes étudiants, hier, que s’ils étaient attentifs aux détails, dans les entrées de leur journal, le sens suivrait sans doute ; que ce qui leur semble de la plus haute importance aujourd’hui ne le sera pas plus tard, mais sera remplacé par un autre niveau de réalité, plus humble : les détails physiques entourant leur vie, etc. La capacité de rappeler, de ré-envisager, le passé.

Toute expérience est potentiellement artistique. Il n’y a pas d’art sans expérience, bien qu’il puisse assurément y avoir expérience sans art.

[…]

 

20 octobre 1978. … Une rafale de jours, un déluge de gens, et pourquoi, et quoi, à quelle fin…

Hier soir, lu un « travail en cours » au Pen Club. Un cadre confortable, décontracté, des gens amicaux, enthousiasme et applaudissements. Pourquoi cela me laisse-t-il aussi froide, aussi indifférente, je n’en sais rien. Suis-je en train de perdre tout intérêt pour ma carrière, pour « Joyce Carol Oates » ? […]

Don Barthelme, amical, souriant, et sa nouvelle femme nous ont invités à prendre un verre. Mais nous avions un train à attraper. Sachant qu’il n’aime pas ce que je fais, j’ai été consternée de voir Don. Partez, ai-je dit, il ne faut pas que vous écoutiez quelque chose d’aussi mauvais… Plus tôt, à une réception donnée à l’Institute for the Humanities de la NYU, j’ai rencontré et beaucoup aimé Susan Sontag – chaleureuse, amicale, sans prétention, une femme séduisante d’une façon austère et dramatique, avec de longs cheveux épais qui grisonnent, un visage ridé plein de franchise, des yeux sombres, un sourire engageant. Elle m’a donné son numéro de téléphone en exprimant l’espoir que nous nous revoyions un jour, ce qui me plairait également ; quoique son goût pour les combats intellectuels m’intimide un peu. Plus les années passent, plus cela me paraît… une façon d’occuper le temps… quelque chose qu’on fait pour impressionner les autres, qui font des choses semblables, quoique peut-être avec moins de succès. Ah, mais ce n’est pas très clair, au fond…

Bellefleur à l’arrière-plan. « Dans mon dos j’entends toujours32 » un genre de char, peu importe lequel. Suis-je simplement épuisée, spirituellement… physiquement aussi ? (Rentrée mercredi d’une de ces journées-marathons à Princeton. Des entretiens, un atelier, encore un entretien – tard, 17 h 15, et le jeune homme n’avait manifestement aucune envie de partir, a continué à parler de sujets non littéraires jusqu’à 17 h 45 et une migraine me martelait la tête, je me sentais si terriblement faible, si frigorifiée […] que lorsqu’il est enfin parti (dire qu’il voulait « m’accompagner » à ma voiture ! – pour prolonger encore notre discussion fatigante !) j’ai téléphoné à Ray… ai dû lui dire que je n’étais même pas sûre de pouvoir rentrer en voiture, tant je me sentais malade, au bord de l’anéantissement. Cela paraît ridicule et, en ce vendredi matin ensoleillé où j’ai devant moi des heures de solitude, cela paraît légèrement incroyable. … Au bord de l’anéantissement. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Cela ne « signifie » rien, cela peut seulement être senti, vécu. Je me sentais simplement totalement, désespérément, malade.

… (Et suis rentrée ici, et me suis aussitôt couchée. N’ai pas réussi à dormir mais me suis réchauffée et, au bout d’une heure, me suis sentie assez forte pour me lever, et nous avons dîné, et l’appétit m’est revenu… et donc, et donc. Les jours se bousculent les uns les autres. Cela ne se veut pas vraiment une plainte, plutôt le compte rendu d’un étrange état d’esprit, ou de corps. Hélas, on ne peut éviter l’épuisement… l’épuisement de l’esprit… un sentiment vague et troublant de malaise. Mon bonheur est entièrement ici, avec Ray, à lire tranquillement, préparer le dîner, ou écrire à ce bureau en regardant le bois, et une grande bande d’oiseaux (des étourneaux ?) qui volent en cet instant dans les arbres. Et à jouer du piano aussi. Et à penser, méditer.) Mais c’est un paradis dur à obtenir.

 

27 octobre 1978. […] Belles journées. Travaille à Bellefleur le matin, puis vais à Princeton ; travaille le soir si je ne suis pas trop épuisée ; promenades à vélo chaque fois que possible, et promenades à pied, un matin ensoleillé et venté sur le terrain de l’Institute for Advanced Study, dans ses bois. Et nous voyons des gens : une superbe soirée avec Walter et Hazel Kaufmann (une belle femme, gracieuse, charmante) et Stanley Kunitz33 (que j’aime sans cesse davantage). Parlé de Wittgenstein, Hannah Arendt (dont ni Walter ni Stanley ne faisaient grand cas), Princeton, la poésie, des connaissances communes. Les gens m’ont l’air un peu trop critiques à l’égard les uns des autres, ici… ce qui m’amène à me demander avec malaise ce qu’ils peuvent bien dire sur mon compte derrière mon dos… ! Car ils disent sûrement quelque chose, et je doute assez que ce soit uniquement positif.

… Petits plaisirs. Conduire, marcher seule. Me promener sur le campus. Lire des revues et des journaux dans la librairie Firestone, hier. Aller à la soirée du département d’anglais pour les étudiants de première année (que j’ai passée presque entièrement à bavarder avec Mike Keeley, un homme adorable, sans prétention, aimable, charmant, trop aimable peut-être puisque les gens ont tendance à le sous-estimer ; et avec Carol Rosen, une jeune chercheuse enseignante qui donne des cours d’anglais et de théâtre)… Passée prendre Ray à la gare à 22 h 30. Puis retour ici pour un délicieux repas sur le pouce, hamburgers, pitas et différents fromages… et j’étais affamée, n’ayant rien mangé depuis le petit-déjeuner. Voilà comment passent les jours, le même jour, apparemment le même, roulant vers moi, puis disparaissant derrière moi, ne cessant de stupéfier…

… Prendre de l’âge.Vieillir. À en juger d’après moi-même, je soupçonne que personne, si intelligent soit-il, ne s’y attend jamais. Ne peut vraiment le comprendre. Tout le monde sait que son visage va vieillir, bien sûr… qu’il y aura forcément rides, poches décevantes… mais nous y attendons-nous vraiment ? Les comprenons-nous ?

[…]

Bellefleur, Bellefleur. Écrit des heures hier, sans interruption, des heures et des heures magnifiques, intenses, épuisantes, merveilleuses, fructueuses. Et aujourd’hui je me sens libre et très gaie. Une pensée dégrisante, cependant : je suis déjà à la page 100 et mon héroïne n’est pas encore née.

[…]

 

4 novembre 1978. … Bien qu’ayant eu l’intention de travailler à Bellefleur très tôt ce matin, je ne l’ai pas fait, inexplicablement… et maintenant, en ce moment précis, il est 18 h 30, il fait nuit noire et je n’ai rien fait ; ou presque rien ; et ma foi…

… Dans Aunt Molley Road, ce matin, nous avons vu un chaton : visage blanc, des taches grises sur une oreille et une partie du front. Puis un autre est apparu, avec des marques presque identiques. Deux chatons abandonnés de cinq ou six semaines. Ils miaulaient comme des affamés. N’avaient absolument pas peur de moi. Étant donné qu’il n’y avait aucune maison à des kilomètres à la ronde et que ces chatons étaient manifestement abandonnés, la seule solution était de les ramener à la maison et de les nourrir… et Molly et Muffin ont passé l’après-midi à dormir sur mes genoux (pendant que je lisais le roman d’Updike, The Coup [Le putsch], plutôt dense, nabokovien mais excellent, que j’écoutais les cinquante et une mazurkas de Chopin, dont je suis profondément émue par un nombre presque trop grand… surtout la dernière, son adieu au piano… Quelle grammaire ! Mais tant pis, il est tard, il faut préparer le dîner, je n’ai pas touché à Bellefleur – le chapitre « Horses » – je me sens étourdie et coupable, paresseuse et harassée)… à dormir puis se réveiller, mordre et cabrioler, manger (du lait chaud et des croquettes imbibées de lait), et gratter leur litière, qu’ils ont adoptée avec un admirable empressement. (Peut-être leurs chromosomes astucieux ont-ils absorbé la signification et les usages de la litière en soi…)

… Beaucoup de choses se passent, ailleurs. Je suppose que je vais quitter Vanguard. Est-ce que j’en éprouve du regret ? – un sentiment de malaise ? – de culpabilité ? Oui, sans aucun doute. Mais pourquoi, je ne le sais pas vraiment. Vanguard a bel et bien rejeté mon dernier roman, de façon indirecte et élégante. The Evening and the Morning était trop « expérimental » pour eux. Oui. Il ne me restait donc qu’à le mettre au rancart ; ou à le donner à John Martin. Et puis ce nouveau contrat, avec ses conditions minimales, mesquines, exactement celles proposées (et acceptées) il y a cinq ans… ne tenant pas compte de l’inflation, de mon évolution (apparente) ni même d’honneurs publics aussi évidents que mon élection à l’American Academy and Institute. En étant si pingre, si soucieux de ses intérêts économiques, Vanguard a parié et perdu… car je pense que je vais aller chez Dutton, chez Henry Robbins (que Joan Didion a qualifié de « meilleur éditeur d’Amérique »). Le contrat concernera cinq livres, les mêmes cinq livres, mais à des conditions bien plus élevées […]. Je n’avais pas le choix, en fait… Mais tout de même… Tout de même. J’ai une affection très réelle pour Evelyn. Cela fait quinze ans, après tout. (Je ne cesse de me demander pourquoi ils ont rejeté le roman aussi brutalement, sans même suggérer des révisions ; pourquoi ils ont refusé d’offrir ne serait-ce que mille dollars de plus… Pensaient-ils seulement à économiser de l’argent ? Manifestement ma longue indifférence à l’argent, et ma modestie ou ma bêtise ou – ou je ne sais quoi ! – leur ont fait penser qu’ils pourraient toujours se débrouiller avec moi sans complication… Parlé à Henry Robbins au téléphone l’autre jour ; il a l’air extrêmement sympathique, et enthousiaste. Il aimerait « s’immerger » dans mon écriture… […]

 

10 novembre 1978. … Travaille à Bellefleur. Page 149. Vais commencer « Nocturne ». Encore une belle journée d’été indien. La vie semble si… si accélérée…

[…]

… Pour je ne sais quelle raison, je n’arrive pas à avoir une emprise sur ma vie ici. À me faire un emploi du temps raisonnable. J’ai envie d’écrire en permanence. D’écrire Bellefleur continûment. Continuellement. Cela déborde sur tout, dans tout, la sensation persistante harcelante… que je devrais travailler à ce roman même quand je suis en train de faire mille autres choses. Mais je ne peux pas écrire tout le temps. Je ne dois pas écrire tout le temps. Je ne dois pas écrire tout le temps. Je ne dois même pas envisager quelque chose d’aussi mauvais.

… Quand écrire est pénible, ou atrocement difficile, quand on éprouve un véritable désespoir (ah ! le désespoir, si idiot qu’il soit, est véritable !) – alors évidemment on doit continuer à travailler ; battre en retraite serait lâche. Mais quand écrire est facile – alors il faut assurément continuer à travailler, puisqu’il serait stupide de s’arrêter. Par conséquent, on est toujours en train d’écrire ou de devoir le faire.

… On se plaint de la solitude à Princeton. Étudiants isolés, sous pression, aussi coupables que moi (manifestement) s’ils « s’amusent » trop longtemps. Un interview dans le journal, divers articles et les commentaires de mes propres étudiants… Mais peut-être la solitude est-elle la condition humaine. Interrompue de façon intermittente par des éclairs d’autre chose : camaraderie, amitié, « amour ». Trop de vie sociale et on aspire à l’isolement. Trop d’isolement et on aspire à une vie sociale. Un mouvement de pendule. Pas de repos, pas de stase. À quarante ans, je ne sais vraiment pas… si j’ai énormément besoin des gens, ou si ce n’est qu’un genre d’illusion, s’entourer d’amis, imaginer des besoins, des liens, des échanges… ? Le travail, le travail, tout le monde ici à Princeton pense qu’il est permanent ; ou quasiment. Tout le reste s’évanouit vite. Et c’est vrai. Le temps présent dans lequel nous vivons est, paradoxalement, voilé par une brume d’irréalité. Quelque chose qui passe aussi vite peut-il être moins qu’irréel, fictionnel ?… D’un autre côté, la conscience qui médite, rumine, fouille interminablement, n’est pas non plus la personne entière, et n’en sait peut-être que très peu sur la personne entière. Je « pense » être autonome, comme le jeune et rebelle Henry David Thoreau ; mais il se pourrait très bien que, comme David Henry Thoreau (le véritable nom du jeune homme), je présente, à moi-même sinon au monde, une persona irréelle, idéale. Comment sait-on la moindre vérité sur soi-même… ?

Bellefleur va être long. Très long. Il avance lentement, en dépit du « rythme » de son récit, de sa qualité de conte. Lent lent lent. Calme. Car, après tout, rien ne presse.

[…]

 

19 novembre 1978. … Un week-end tranquille. Travaille au roman, le chapitre de Jedediah (« The Vision »), et cela se passe plutôt bien. Suis maintenant à la page 184. Cela avance lentement, lentement. Mais je commence à me sentir plus de confiance, face à son immensité, je veux dire. Lire et relire les notes me donne une idée presque claire de sa forme…

Pourquoi m’attaqué-je à ces projets donquichottesques, « ambitieux » ? Après Bellefleur, je me promets des romans plus faciles, plus modestes, des romans réalistes comme j’aime à en lire ; et comme j’aime aussi les écrire. (Quel plaisir j’ai pris à Unholy Loves, notamment à la dernière révision !)… Une série de nouvelles humaines, très humaines.

… Hier, ce qui était sans doute notre dernière promenade à vélo de la saison. Princeton et retour, par Pretty Brook Lane ; une vingtaine de kilomètres ; presque entièrement idyllique, mais, au retour, le temps s’est brusquement refroidi et un vent de novembre a soufflé… Merveilleux exercice. Avons eu tous les deux les genoux tremblotants pendant un petit moment.

… Les plaisirs de la solitude. Contrastant si fortement avec ma semaine à l’université : lundimardimercredi tassés ensemble. Je ne suis pas à la maison avant 5 heures – avant la tombée de la nuit. Et jeudi nous sommes invités chez Charles et Holly Wright (avec Mike et Mary Keeley) pour Thanksgiving, une soirée dont je me fais un plaisir. Et vendredi, nous allons à Boston pour la conférence, au Sheraton-Boston. Vendredi, samedi, dimanche. Retour dimanche après-midi. […]

… Des heures au piano. Joué le onzième Nocturne, un morceau d’une beauté exquise qui m’obsède. Écouté Nikita Magalov jouer les cinquante et une mazurkas, un album londonien que j’ai acheté il y a quelques semaines et déjà presque usé… Qu’y a-t-il à dire sur une pareille musique ! On ne peut qu’écouter, écouter encore… Peut-être Chopin exprime-t-il l’entière condition humaine. Mais non : il va plus loin : on ne peut tout simplement rien dire sur certaines de ses compositions. Les écouter est déjà assez extraordinaire, mais tenter de les jouer… Sentir la mélodie, la texture des sons, au bout de ses doigts, comme si on était Chopin, un vaisseau, un véhicule, pour les compositions remarquables qui jaillissaient de son imagination et étaient tempérées avec tant de rigueur par son talent… ! En fait, il ne sert à rien d’en parler. Il serait plus facile, en fait, de saisir l’essence de notre vigoureuse promenade à vélo d’hier, ou de nos dîners (je commence à reprendre plaisir à cuisiner, modestement) et de nos soirées intimes pleines de gaieté, lectures paresseuses, feu dans la cheminée, chatons sur les genoux, etc. La plus domestique des vies : la plus bénie. Et Bellefleur, un équilibre stratégique pour que tout ne semble pas trop paisible.

 

30 novembre 1978. […] L’orthodoxie décevante de Flannery O’Connor. Que sa fiction ne conteste pas vraiment, si on l’étudie avec assez d’attention. Il y a une révolte superficielle qui pourrait être mal interprétée par ceux qui voudraient la sauver de son catholicisme.

… Essentiellement, ce qui cloche dans la position « chrétienne », c’est qu’elle nie le mal dans la création et chez le créateur. Partant, elle refuse aussi de reconnaître la réalité du mal, l’énergie du mal. D’autres religions ne sont pas aussi naïves… ou aussi pharisaïques. Le chrétien est trop prompt à projeter sur un autre, ou sur le diable, le mal qu’il a en lui. Une position psychologiquement idiote étant donné que le mal – ce qui passe pour le mal – est généralement bien plus intéressant, plus inventif, que le « bien ».

… Melville : « J’ai écrit un livre immoral et je me sens aussi innocent que l’agneau.» Mais écrivait-il cela à Hawthorne avec une jubilation enfantine, ou avec un léger sentiment de culpabilité, ou d’émerveillement, ou… ? Si j’ai le sentiment d’avoir écrit une nouvelle « immorale » (ou dans le cas de Wonderland, un roman immoral) c’est sans doute parce que… eh bien, pourquoi ?… cela ne peut être que parce que je n’ai pas amené les personnages à ma position… n’ai pas « résolu » leur sort comme je suppose que je parais résoudre le mien, à mesure qu’il se dévoile. Je peux imaginer pour moi-même une vie saine sur le plan psychologique et social, ou sembler l’imaginer, en fait, sans beaucoup d’effort ; mais je n’imagine pas toujours cette bonne santé pour mes personnages.

… Pourquoi le devrais-je ? Je fais ce que je veux.

… Le pacte de Melville et d’Achab avec le diable. Étant donné qu’il n’y a pas de diable, mais qu’existent assurément des êtres humains et des parties d’êtres humains diaboliques, il faut supposer que Melville, comme Achab, avait le sentiment d’être entré dans une sorte de communion avec les aspects secrets, refoulés (?) de son âme. La monomanie d’Achab, sa haine de Dieu. Sa haine de la Vie même. (Bien contrariant que Moby Dick ne soit pas de sexe féminin ! – l’allégorie serait encore plus fascinante.) Haine… vanité… égoïsme… infirmité… moitié d’homme… impuissance… sentiment absurdement boursouflé de sa propre importance… témérité au lieu de courage raisonné… ubris ; le « héros » tragique ; le héros totémique condamné. Si je descendais en moi-même, pour y chercher impitoyablement des images enfouies, secrètes, « oubliées », serait-ce sage, et même pragmatique, ou psychologiquement dangereux… ? Ce qui évite à Bellefleur d’être perturbant, c’est d’être à ce point une histoire ou des histoires. De rester en mouvement. En cet instant Raphael II est accroupi près de Mink Pond en train d’observer un troglodyte des marais ; à d’autres moments, des décennies plus tôt, d’autres Bellefleur font autre chose. Il faut que je commence à penser à « The Walled Garden ». (Qu’il est étrange que cette scène du jardin ait été la première que j’aie imaginée pour ce roman. La petite Germaine et sa mère… les hauts murs de pierre… Et maintenant j’en suis à la page 209 et cette scène inaugurale commence à peine !)

… La profondeur de Melville. Impossible de l’épuiser, il faut y revenir.

[…]

 

12 décembre 1978. … Travaille à Bellefleur, heure après heure, et rien ne me convient mieux ; rien n’est plus généreusement, voluptueusement enrichissant. Viens de finir il y a une minute le chapitre « Paie-de-Sables » et maintenant il est près de 23 heures et à part un après-midi à l’université […] j’ai travaillé au roman toute la journée. Tant il est absorbant, hypnotisant… Pourquoi, je me le demande, ne sombrons-nous pas tous dans nos obsessions jusqu’à disparaître aux regards ?

[…]

 

16 décembre 1978. … Une rafale de jours. Conversations, impressions, bouts de pensées ; travaille à Bellefleur ; page 250, mais j’avance avec une lenteur sans précédent… m’asticote, y pense presque continuellement (je dois commencer le petit chapitre de Jedediah, « The Holy Mountain », dans quelques minutes) sans pourtant avoir réussi à me mettre à mon bureau pour écrire un seul mot.

… Réceptions de fin de semestre. […] Couronne de Noël à la porte, confectionnée par ma mère ; décorations de Noël dans la salle de séjour et petites lumières rose-rouge ; dehors, entortillées dans un arbre, des lumières blanches, petites elles aussi. Pas encore de neige, mais l’étang est gelé. Ravissant endroit. Ravissant univers.

[…]

… Pensées de fin d’année. Projets pour l’avenir, sur lequel nous ne cessons de réfléchir. Rester ici… ou retourner finalement à Windsor… J’ai signé hier le contrat avec Dutton, et me sens innocente comme un agneau : peut-être parce que la somme d’argent impliquée ne me paraît pas encore bien réelle… Cette année a été, extérieurement, TRÈS AGRÉABLE ; intérieurement aussi. Bonne année 1978… !

[…]

 

Noël 1978. Journée merveilleuse, parfaite solitude : Ray, moi et la ménagerie. (Misty, Miranda, Muffin, Tristram et la perruche Ariel. Comment devient-on excentrique ? Par pur accident ! – nous n’avons jamais eu l’intention d’avoir quatre chats.)

… Échange de cadeaux hier soir : un cache-nez en laine écossaise pour Ray (qui a un rhume en ce moment), un cendrier en céramique pour la salle de séjour (très beau), une bouteille d’eau de Cologne pour moi (un parfum délicieux que Ray a choisi, a-t-il dit, avec soin). Un plat de veau et d’aubergines pour le déjeuner, et une salade avec tous les ingrédients possibles ; et ce soir, steak pour Ray et poisson pour moi, pommes de terre au four, et ainsi de suite. La semaine qui vient va être trépidante mais, pour le moment, nous sommes idéalement heureux ; cette partie du monde, cette maison, respire le calme.

[…]

… Travaille à Bellefleur et trouve cela merveilleux. La détente de raconter une histoire… d’être franchement mélodramatique… de travailler à ce style légèrement gourmé, démodé… Bellefleur est tellement plus libre et plus facile (du moins en ce moment) que ne l’était The Evening and the Morning (que Henry Robbins veut renommer Graywolf !)… En revenant en arrière, en feuilletant ce journal (que je n’avais pas lu depuis notre arrivée à Princeton) j’ai été troublée de constater, et de me rappeler, à quel point l’écriture de ce roman m’avait perturbée pendant un moment – un long moment. Je me souviens de son refus têtu de prendre forme… de mon désespoir… de ma colère… une colère qui se traduisait par une autocritique violente, peut-être exagérée. […] Cela me paraît étrange, aujourd’hui. Et je l’aurais sans doute totalement oublié – si je ne l’avais pas noté dans ce journal.

… La fascination d’un journal : on « entend » son moi de naguère, on reconnaît la période à certains points de repère, on s’identifie de nouveau mais pas entièrement… il reste toujours quelque chose… et ce quelque chose est ce qui a mûri, changé, en soi. Je constate cependant en lisant le journal de ces dernières années que j’ai été parfaitement satisfaite de Windsor : travail, cadre, amis, possibilité d’écrire, etc. Mon insistance de cet automne sur la nécessité de rester ici… ici à Princeton… n’a donc été aussi forte que parce qu’il n’y a pas grand-chose derrière… parce que je cherche à me convaincre. Mais la vérité nue, crue et drôle, c’est que j’étais heureuse là-bas, que je suis heureuse ici, que l’endroit où nous vivons n’aura pas vraiment d’importance.

1.

J. C. Oates écrivait un essai, intitulé Tragic Rites in Dostoyesvsky’s The Possessed, qui parut dans la Georgia Review (automne 1978) et fut repris dans Contraries.

2.

Le poète Howard Moss était alors responsable de la rubrique poésie au New Yorker.

3.

Allusion au roman Cybele, que la maison d’édition Black Sparrow publierait en 1979.

4.

Henry James, Sur Maupassant ; l’art de la fiction, Complexes, Bruxelles, 1987 (NdT).

5.

Ibid.

6.

Cette nouvelle parut dans Penthouse en mars 1980.

7.

L’essai très discuté de John Gardner, On Moral Fiction, venait d’être publié.

8.

Marianne Moore (1887-1972), poète américaine (NdT).

9.

Roger Rosenblatt travaillait à The New Republic. Le compte rendu de J. C. Oates sur l’essai de Howard Nemerov, Figures of Thought : Speculations on the Meaning of Poetry, and Other Essays, parut dans le numéro du 8 avril 1978.

10.

Le poème Snowfall fut publié sous forme d’in-plano à tirage limité par Lord John Press en 1978 et fut repris dans Invisible Woman. Le poème Small Miracles parut dans le numéro du printemps 1981 de Paris Review et fut repris dans Season of Peril.

11.

Byron Rourke, le mari de Carolyn, était un collègue de J. C. Oates à l’université de Windsor.

12.

Cette nouvelle, Night Song, fut publiée dans la Greensboro Review (hiver 1978-1979).

13.

J. C. Oates lisait alors beaucoup d’écrivains soviétiques afin de se préparer à la Conférence des écrivains soviétiques et américains, organisée par la Fondation Charles F. Kettering du 25 ou 27 avril 1978.

14.

Prix récompensant des étudiants de l’université du Michigan, jeunes auteurs prometteurs (NdT).

15.

Il paraîtra dans Paris Review (printemps 1979).

16.

Elizabeth Hardwick (1916-2007), romancière et essayiste américaine, fondatrice de la célèbre New York Review of Books (NdT).

17.

Cette nouvelle, inspirée par la conférence à laquelle J. C. Oates avait assisté, parut dans la Southern Review (été 1981) et fut reprise dans Last Days [L’homme que les femmes adoraient] (Dutton, 1984).

18.

Ce poème parut dans le numéro du printemps 1981 de la Hudson Review.

19.

Écrivain et photographe, épouse de K. Vonnegut (NdT).

20.

Ce poème, Prelude, parut dans la Southern Review (printemps 1980).

21.

Cette « nouvelle de Kristin » devint finalement un roman, Angel of Light (Dutton, 1981).

22.

Maire de Chicago de 1955 à 1976 (NdT).

23.

J. C. Oates préparait la nouvelle The Doll [La poupée], qui parut dans le numéro de l’hiver 1979 d’Epoch, et fut reprise dans Haunted, Dutton 1994 [Hantises, Stock, Paris, 2005, trad. Claude Seban – NdT].

24.

Honey Brook signifie « ruisseau de miel » (NdT).

25.

Cette nouvelle, à laquelle travaillait alors J. C. Oates, parut dans une édition spéciale à tirage limité, publiée en 1979 par Lord John Press, puis dans le recueil A Sentimental Education [Une éducation sentimentale].

26.

Cette nouvelle parut dans la Mississippi Review (hiver-printemps 1979) et fut reprise dans A Sentimental Education.

27.

Ce compte rendu parut dans The New Republic le 18 novembre 1978.

28.

Cette nouvelle parut dans la New England Review (été 1979).

29.

Cette nouvelle prit le titre de Scherzo et fut publiée dans l’Ohio Review (hiver 1979).

30.

Cette nouvelle parut dans le Kansas Quarterly (hiver 1980).

31.

Edmund « Mike » Keeley, un des collègues de J. C. Oates, du département de creative writing de l’université de Princeton.

32.

But at my back I always hear/Time’s winged chariot hurrying near (« Dans mon dos j’entends toujours/ Le char ailé du Temps qui me talonne »), poème d’Andrew Marvell (1621-1678) (NdT).

33.

Walter Kaufmann et le poète Stanley Kunitz étaient des collègues de J. C. Oates à Princeton.