1979

Le désir d’être « parfaitement normal » et même conventionnel, d’un côté ; et d’être absolument libre, inventif, fou, débridé en imagination. Si bien que les deux mondes paraissent incompatibles. Il n’y a pas de point de contact… mais le monde débridé est contenu dans le monde « normal », c’est le secret non dévoilé du monde normal.

Au cours de l’hiver et du printemps 1979, Joyce Carol Oates reste plongée dans Bellefleur, son roman le plus ambitieux jusqu’alors. Le journal nous offre un aperçu fascinant, quasi quotidien, de son absorption dans cette œuvre où se déploie une imagination « luxuriante ». Plus tard dans l’année, le roman achevé, elle se consacre à des ouvrages plus modestes mais tout aussi absorbants, deux romans constitués de nouvelles reliées entre elles, un genre qu’elle avait imité dans l’un de ses romans d’apprentissage après avoir lu In Our Time [De nos jours] d’Ernest Hemingway. Ces deux romans sont Marya : A Life [Marya1], qui ne sera publié qu’en 1986, et Perpetual Motion, dont les différentes nouvelles paraîtront dans des revues mais jamais sous forme de livre. Comme d’habitude, ce que Joyce Carol Oates appelle l’ « embouteillage » de ses manuscrits non publiés entraîne inévitablement la mise aux tiroirs de certains projets.

Installée maintenant confortablement à Princeton, l’écrivain s’efforce de trouver un équilibre entre son emploi du temps rigoureux et le calendrier social également exigeant de Princeton. Elle déplore son peu d’inclination à « recevoir », notant le nombre d’invitations à dîner non rendues que son mari et elle accumulent. Ce qui est étonnant, néanmoins, c’est l’importante vie sociale, dîners compris, qu’elle réussit à faire tenir dans son emploi du temps. Elle continue également à se rendre régulièrement à New York, où elle retrouve des amis tels que Donald Barthelme, Susan Sontag et John Updike.

Joyce Carol Oates s’est réconciliée avec sa décision de changer d’éditeur, et se fait une joie de travailler avec Henry Robbins, l’un des éditeurs éminents et célèbres de New York. Parmi les entrées les plus remarquables de son journal, cette année-là, figurent donc celles où elle note le choc et le chagrin qu’elle éprouve à la mort de Robbins, qui décède d’une crise cardiaque à l’âge de cinquante et un ans. Elle médite alors, non seulement sur Robbins et sur les quelques rencontres extrêmement cordiales qu’elle a eues avec lui, mais sur la mortalité en général, et sur l’absurdité relative de l’« industrie » littéraire face à une perte aussi irréparable.

Son « assommante capacité de récupération », selon ses termes, lui est cependant utile et, malgré la mort de Robbins, elle continue à travailler avec acharnement à ses manuscrits. Vers la fin de l’année, elle réfléchit à un nouveau roman intitulé Angel of Light, qui lui donne du fil à retordre parce qu’il lui semble avoir du mal à trouver le bon point de vue, la « voix » du roman. Sa persévérance sera néanmoins bientôt récompensée.

En résumé, 1979 est une année en demi-teinte, mais où, à son habitude, Joyce Carol Oates prend plaisir à sa vie professionnelle faite de discipline et de retenue, tout en s’abandonnant au « monde débridé » de l’imagination.

1er janvier 1979. Rentre à l’instant d’un déjeuner très agréable chez Bob et Lynn Fagles, dans Lambert Drive, à cinq minutes d’ici : bonne conversation sur tous les sujets, des films, à la musique, à Dostoïevski (avec Joe Frank2), à Anthony Burgess (on raconte des histoires hilarantes sur lui – il a donné un cours de creative writing ici, il y a quelques années)… J’aime énormément Bob Fagles et sens certaines affinités, difficile à expliquer. […]

… En dépit de la concentration de la vie sociale, j’ai réussi à travailler au roman, par intermittence, et devrais commencer la page 336 demain… le chapitre « Haunted Things ». … Écrit la critique de A Perfect Vacuum3 de Stanislav Lem (traduit du polonais)… un livre assez borgésien, les critiques de seize livres inexistants… plus excitant en théorie que dans la réalité. Mais il était agréable de rendre compte d’un livre après le travail intense et presque incessant sur Bellefleur, qui me laisse parfois épuisée.

[…] J’ai une certaine hésitation à entrer dans la ronde sociale… telle que je la perçois ici… Une partie de moi y répugne, une autre est plus ou moins charmée : je me surprends à rêvasser pendant que d’autres conversent avec vivacité et animation (certains sont si agressivement gais !), et je me demande pourquoi je suis là, pourquoi je ne suis pas restée chez moi, plongée dans Bellefleur. Je n’ai jamais été dans un environnement aussi mondain que Princeton, et me demande si je survivrai… Et puis, évidemment, je commence à me sentir coupable du nombre de dîners que je n’ai pas rendus, et que je ne rendrai sans doute jamais ; je n’en ai tout simplement pas l’énergie, pour ne rien dire des talents d’hôtesse et de cuisinière. (Des talents que je ne désire pas, d’ailleurs. La vie est trop courte pour la gaspiller à des choses pareilles !)

 

4 janvier 1979. Maison silencieuse, sombre, plutôt froide. Vide. (Ray est à New York.) La nature idyllique du silence. Ici, à mon bureau, depuis des heures, depuis 8 h 30 ce matin (et il est 19 h 30), totalement absorbée dans les anneaux serpentins de langage qui constituent Bellefleur. Vivre la langue minute par minute… les arabesques de la langue… prononcer des phrases et des expressions à haute voix (et certaines de ces phrases sont d’une longueur ambitieuse)… sentir quelque chose naître à la vie… quelque chose d’indéfinissable, d’incalculable…

… Flaubert et le désir d’écrire un roman sur « rien ». Tenu uniquement par la force de son style.

… Comment quoi que ce soit, même le contenu le plus éblouissant, pourrait-il intéresser l’écrivain davantage que le flot précis du langage, les arabesques particulières, épuisantes, tyranniques, qu’exige une certaine voix… ? (Mais je n’aimerais pas dire cela dans une interview. Car pour qui n’est pas écrivain cela rend un son désagréable. L’art pour l’art, etc. Mais il n’y a d’art que pour l’art. Ce qui est fait pour quelque chose d’autre peut être adroit, professionnel, extrêmement intéressant… mais ce n’est pas de l’art. Et cela ne satisfera par la faim de création chez le créateur.)

[…]

… Beckett : l’échec, non le succès, m’intéresse.

… L’échec suscite la pitié, mais aussi un sentiment de fraternité. En dépit de ma « réussite » supposée, je m’identifie bien plus volontiers aux marginaux, perdants, ratés, inadaptés, « monstres », qu’aux gagnants ; ce qui me pousse à conclure que tout le monde est dans ce cas (à l’exception peut-être des franchement malheureux, qui doivent – veulent – absolument s’identifier à la réussite). Telle je suis, tels je suppose que sont les autres. Quand je sonde mon esprit (surtout pendant ces jours de solitude où Ray est absent et la maison inhabituellement silencieuse), ce que j’y découvre doit s’appliquer à tout le monde. Car je n’ai rien de remarquable. À part peut-être mon intérêt intense pour la façon dont nous sommes constitués, les raisons pour lesquelles nous nous conduisons comme nous le faisons).

[…]

 

5 janvier 1979. Belle journée, froid sec, un vendredi. Sommes allés à New Hope, puis avons pris la 32 le long de la Delaware ; fait demi-tour à Frenchtown ; déjeuner tardif à la Center Bridge Inn, une auberge « pittoresque » mais charmante au bord de la rivière ; parlé d’innombrables choses. (Après hier, une unique journée de séparation, Ray et moi avons apparemment quantité de sujets à discuter… La revue ; notre vie sociale à Princeton (qui menace d’échapper à tout contrôle) ; nos amis de Windsor/Detroit (dont certains […] passent un mauvais hiver) ; nos projets pour New York.)

[…]

… Travaille comme d’habitude à Bellefleur. Intercalé Christopher Newman de The American [L’Américain] de James dans le chapitre de Jean-Pierre, « The Innisfail Butcher ». L’écriture, qui est en fait celle d’un conte, avance bien. Suis maintenant page 372. Le mariage de Goldie et Garth. Éprouve encore de temps à autre une vague anxiété concernant la longueur du roman… son ambition énorme et peut-être chimérique… Et si quelque chose arrivait et que je ne puisse pas le finir, les vaines terreurs idiotes habituelles, à ne pas prendre au sérieux ; mais tout écrivain – tout artiste créateur, je suppose – les éprouve.

[…]

 

16 janvier 1979. … Froid, soleil, silence, jours idylliques. Travaille à Bellefleur comme d’habitude ; lecture le soir devant la cheminée (Ray lit Inventing America de Garry Wills, et moi The American de James – délicieux, bien sûr, mais un peu tiré en longueur), avec les chatons qui gambadent ou dorment sur mes genoux. Qu’il est étrange que tout ce que je fais (ou presque tout) me paraisse exactement bien. Et l’idée que ces événements domestiques paisibles simples et banals pourraient être aisément écartés, et des événements plus dramatiques recherchés à leur place, me préoccupe.

… Continue Bellefleur. Lentement comme d’habitude ; mais comme j’ai écrit 450 pages depuis le 24 sept., je suppose que je n’ai pas été aussi lente qu’il y paraît. (Cette étrange perception du temps est l’un des sujets du roman. Quand je travaille, le temps me semble très long, comme si, parfois, je me traînais à quatre pattes… mais, manifestement, si l’on mesure les choses objectivement, j’écris « vite ». … Je ne comprendrai jamais le mystère de… de quoi !… de ce paradoxe bizarre, agaçant et impénétrable… La façon dont manifestement les gens me voient, et la façon dont je me vois moi-même.)

… Le sentiment que ma perception est la bonne. Comment pourrait-il en être autrement puisque c’est la mienne, et que le « temps » ne peut être perçu que subjectivement ? (Il est mesuré objectivement et perçu subjectivement. Mais ces deux dimensions devraient coïncider, bien sûr.)

[…]

Bellefleur, vraiment ce que j’ai fait de plus bizarre. Et donc je poursuis son image, « chapitre » après chapitre. Ce qu’il est, ce qu’il a d’alarmant, de fragmenté, de fou, je ne veux pas vraiment le savoir… Soulagement quand il sera fini : je me l’imagine, du moins. Je ne crois pas qu’il me manquera comme Son of the Morning. Ni comme les autres. Écrire sur tant de gens, traiter délibérément bon nombre d’entre eux comme des « personnages de fiction » dans un roman, une histoire, une histoire dominée par la narration, me tient à distance. Même avec Vernon et Raphael… je me demande l’effet qu’il me fera quand j’aurai fini. Tandis que j’avance, phrase par phrase, paragraphe par paragraphe, et « chapitre » par chapitre, il semble, sonne, aussi proche de la perfection que j’en suis capable. Mais il y a différents rythmes, différentes attentes. Mon problème, c’est une imagination trop fertile, si bien que chacun des chapitres (qui devaient être au départ des poèmes en prose organisés autour d’une image) est devenu beaucoup plus long que je n’en avais eu l’intention… et cela continue ainsi, et… cela continue…

… Pas de nouvelles depuis des mois. Pas de poèmes. Quelques critiques. Mais rien d’autre : parce que tout est englouti dans Bellefleur. Je me réveille, je me mets au travail le plus tôt possible, quitte mon bureau en titubant d’épuisement (les « bons » jours) au coucher du soleil… à la nuit… pour dîner vers 7 heures… en ayant d’ordinaire terminé l’un des petits chapitres ; mais pas toujours, pas invariablement en éprouvant le genre de soulagement que je pourrais espérer. Le roman prend de la force, est devenu une sorte de courant noir et vorace qui m’entraîne, si bien que j’ai à peine fini une unité (« Noir Vulture ») que je projette, prépare, essaie des rythmes de voix pour le suivant. […]

 

20 janvier 1979. Jour lugubre, froid, rafales de neige. Savoure le silence, la solitude, après l’agitation de la semaine.

… Thé au Russian Tea Room avec Gail [Godwin]. L’intérieur d’une boîte à bonbons : rose, blanc, rose-écarlate-et-blanc, ornements de cuivre, tableaux « impressionnistes »-romantiques, décor très orné. Gail très en forme, très séduisante. (Un peu une image en miroir de mon visage, de mes traits – c’est ce que j’ai vaguement pensé. Nous ressemblons-nous, ou est-ce mon imagination ? Nos cheveux bouclés, yeux marron, charpente… Non ? Oui ? Je suis incapable de le dire.) Avons parlé de son ami John Irving. De la Bread Loaf Conference de l’an dernier et de la conduite étrange de John Gardner. De Son of the Morning, que (très gentiment) elle a paru trouver impressionnant ; profondément émouvant, convaincant. (Mais tu as dû vivre des choses de ce genre… ? a-t-elle demandé.) Discuté de nos éditeurs, de nos vies domestiques, de ce que nous avons lu ces derniers temps.

[…]

 

25 janvier 1979. Temps impitoyable : pluie, neige, ciels couverts. Après la panne de la chaudière et après sa réparation, quelle merveille d’avoir de nouveau chaud, tout simplement…, de pouvoir lire, écrire, dorloter les chatons au chaud, douillettement, paresseusement. Mais bien sûr ce n’est qu’une partie, la partie diurne, de ma vie étrange.

… L’« étrangeté » n’augmente ni ne décline jamais. Le sentiment, remarquablement convaincant parfois, que nous habitons un corps ou un véhicule en même temps qu’un autre moi ou un autre esprit, qui prend vie (façon de parler – en fait il est toujours en vie) lorsque la conscience s’affaiblit. Cette « autre » moi est, ou n’est pas, un moi plus profond. Il est impossible de dire qu’on le préfère à la conscience, car on ne le connaît pas.

… La grossièreté du concept de « schizophrénie ». Mais, en fait, la plupart des termes psychologiques/cliniques sont grossiers. Autant essayer de désherber un jardin d’herbes aromatiques avec une hache. « Schizophrénie » : moi divisé. Mais tous les moi sont divisés, au moins dans la conscience, quand nous sommes éveillés et lucides. Un moi homogène, non divisé, serait un être totalement infantile, psychotique et inachevé.

… Le rêve comme œuvre d’art. À certains égards, plus intelligent, plus ingénieux, que la conscience ; à d’autres, plus primitif. Nous avons besoin des deux. Nous ne sommes jamais libérés de l’un ni de l’autre. Mais tantôt un pôle exerce son attirance, tantôt l’autre… si bien que le pendule se balance d’un côté l’autre… un art hautement « conscient », un art « inconscient »… Si nous préférons l’un, très vite nous préférons l’autre. Rien n’est permanent.

… Dix-huitième anniversaire de mariage, mardi. Nous sommes allés dans le comté de Bucks, campagne ravissante, un après-midi ensoleillé presque surnaturel (il pleut les trois quarts du temps en ce moment), déjeuner dans une vieille auberge, Plumsteadville. Ces derniers temps j’ai davantage conscience que d’habitude d’être amoureuse de mon mari… mais c’est maladroit… je veux dire de le regarder, l’observer, l’apprécier, le chérir… il est extraordinaire à de nombreux égards : sa bonté, son bon caractère, son sens de l’humour, son esprit (si rarement apparent en public), ses réserve, timidité, intelligence… douceur… Qu’il soit si adorable et que je l’aie deviné, il y a dix-huit ans, quel miracle. … Parce que quand je suis tombée amoureuse, je ne pouvais pas savoir ce qu’était l’amour ; J’étais simplement éprise.

[…]

… Le rêve comme art. Un art créé pour lui-même, pour son propre plaisir. Pas de connotations freudiennes pesantes, aucune signification. Et si c’était possible, si c’était le principe organisateur de ce phénomène extraordinaire que nous vivons chaque nuit… ? Joie de créer ; joie de résoudre les problèmes ; d’inventer, d’imaginer. Si bien qu’images et histoires sont produites par l’esprit qui rêve aussi naturellement que nous respirons.

Bellefleur, mon rêve éveillé. Page 509. Je soupçonne que ce roman va énormément me manquer quand j’aurai fini… son espièglerie exubérante, éhontée, me manquera. Car évidemment je ne pourrai jamais le réécrire.

 

6 février 1979. Jours éblouissants de soleil. Travaille à Bellefleur le matin, puis université ; déjeuner à Prospect House ; sentiment de bien-être. Lis le soir pour The Best American Short Stories 19794… la meilleure nouvelle jusqu’à présent est celle de Bellow, A Silver Dish, un chef-d’œuvre, si fort que j’en suis restée bouleversée quelque temps. (Pensé à la mort. À des morts spécifiques. Inévitables, terribles. C’est ainsi qu’il était, dit Bellow, parlant certainement de son propre père.)

… Le pouvoir qu’a la littérature de bousculer votre tranquillité d’esprit. De pénétrer irrévocablement dans votre vie.

[…]

Bellefleur, Bellefleur. Mon obsession en ce moment. Je n’ai pas plus tôt fini un petit chapitre (aujourd’hui « Mt. Ellesmere ») que mon esprit s’élance vers le suivant. Mais j’aimerais un peu de repos entre chacun d’eux, et je l’aurai… Page 597. Et une histoire encore considérable à dérouler.

[…]

 

10 février 1979. Fait mon choix pour The Best American Short Stories 1979. Je vais maintenant laisser les nouvelles reposer dans mon esprit, et j’écrirai l’introduction dans une ou deux semaines. Un projet très stimulant, agréable et enrichissant. La nouvelle de Bellow se détache toujours, ainsi que quelques autres. Merveilleuse, la « nouvelle ». Une forme aussi divine que n’importe quelle autre.

… Bloqués par la neige mercredi, et donc pas de lecture au Trenton State College comme il était prévu. Pas de cours non plus à Princeton. Jeudi, notre réunion de midi ayant été annulée, ai travaillé au roman à la maison. Des heures et des heures. Je ne crois pas m’être jamais imprégnée aussi totalement, aussi inlassablement, d’un autre matériau. Les Bellefleur arpentent mon imagination avec effronterie, et même avec brutalité. Mais leur histoire alambiquée, tortueuse (voire torturante) prendra bientôt fin.

… Travaille au petit chapitre de Violet, « The Clavichord ». Plutôt pénible. Comme si j’essayais de m’extraire une écharde du doigt… Suis maintenant page 629 ou à peu près.

[…]

… Cerfs à queue blanche. L’un d’eux, un faon, boitait bas. Neige. Glace sur l’étang, irrégulièrement recouverte de neige. Un esprit jetant et ramenant son filet. Que vais-je prendre ? Dans quoi vais-je me prendre ? N’ai pas écrit de poésie ni de nouvelles depuis si longtemps. J’ai même du mal à me mettre à ce journal, tant Bellefleur m’attire. Le côté agréable d’une obsession, c’est qu’elle canalise toutes vos énergies obsessionnelles, au point qu’il ne reste rien. Je remarque chez moi, cette année, une gravitation accentuée vers l’écriture. Presque une attraction physique… vers cette pièce, ce bureau. Mais pourquoi ? Pourquoi donc ? J’en sais assez, j’ai assez de maturité intellectuelle pour comprendre que je n’ai pas besoin d’écrire ; ni de faire quoi que ce soit. Je suis libre, je suis autodéterminée, je ne suis pas ici sur terre simplement pour créer des livres… des intrigues toujours plus compliquées, horribles, tapageuses…

[…]

 

19 février 1979. Un crépuscule d’une beauté saisissante. Les conifères croulent sous la neige et tout est d’un bleu langoureux ; et très froid. Des tas, des amas, des monceaux de neige partout. Comme des vagues, des vagues pétrifiées. Très beau. (Bloqués par la neige aujourd’hui. N’ai pas pu aller à l’université pour mon cours.)

Bellefleur, Bellefleur. L’abîme dans lequel je plonge. Il me ronge le cœur ! Une création vampirique. À la nourrir quotidiennement, je me nourris nécessairement moi-même – non ? « Ces fragments dont j’ai étayé mes ruines. » Page après page après page. Fabriqué au prix de tant d’efforts, personne ne le croirait… ! À 3 h 30 cet après-midi j’étais épuisée et aurais volontiers dormi. Mais j’ai joué du piano pendant deux heures et me suis sentie entièrement régénérée… puis ai lu la traduction que Mike a faite des poèmes de Cavafy dans Six Poets of Modern Greece.

[…]

 

24 février 1979. Transie, mouillée, malheureuse, mal à la gorge, au retour de New York. Pluie battante. Impossible de trouver un taxi. Train en retard. Le parking de Princeton Junction, un bourbier. Passé la nuit à l’Algonquin – vulgaire, plutôt ridicule. L’hôtel « littéraire » ! Mais après tout les littéraires n’ont guère de goût ni d’argent… Si seulement je pouvais garder à l’esprit les diverses petites misères de ce séjour : si seulement, à cause de mon agaçant pouvoir de récupération, je ne les oubliais pas au bout de quelques heures. J’aimerais vraiment ne plus jamais prendre ce train, ni marcher dans New York. Rues sales, caniveaux pleins de détritus, spectacles affreux, le lot habituel de débiles ou de fous, etc., mais pourquoi se donner la peine d’énumérer ces horreurs…

Et pourtant : une soirée merveilleuse avec Hortense Calisher et Curt Harnack, dans leur bel appartement (meubles victoriens, beaucoup de tableaux, un piano Broadwood de 1816, manifestement utilisé par Hortense), 205 W 57e Rue. Irving Howe était là, lui aussi : il semblait assez fatigué, a parlé avec découragement du manque de préparation et d’enthousiasme de ses étudiants de la City University5. Je me faisais une joie de le rencontrer, mais… on ne sentait pas vraiment une personnalité à part, un homme de lettres, un écrivain ayant sa vision propre… Peut-être était-il fatigué, tout simplement.

[…]

… Déjeuner à l’Entre-Nous avec Henry Robbins, Blanche, Ray. Comme j’aime Henry ! Peinée d’apprendre par [Michael] Arlen qu’il avait eu une crise cardiaque il y a quelques années. Et apparemment il vit seul… ? A divorcé ? Sensible, immense culture, voix douce, gentil, intelligent, ah ! quel éditeur idéal… quel homme idéal. […]

 

6 mars 1979. […] Question : l’artiste isolé, celui qui n’aime personne, n’est pas marié ou, en tout cas, pas heureusement marié, est-il obsédé par des rêves de normalité… ? Il ou elle en veut-il au prétendument « normal », et considère-t-il la vie artistique comme une sorte de sacrifice héroïque (ou involontaire) ? Jongler entre la « normalité » et l’« extraordinaire » n’est pas aussi difficile qu’on pourrait le penser, de l’intérieur. Mais c’est comme vouloir de l’argent quand on n’en a pas, j’imagine, ou vouloir qu’on vous aime quand personne n’est disponible ou intéressé… on a tendance à accorder du prix à ce qui manque, à en exagérer la valeur. High-Wire Artist6, l’artiste funambule : une exagération de certaines tendances que j’observe chez moi et chez d’autres. Souhaiter être isolé (c’est-à-dire « supérieur »)… mais souffrir en même temps d’une diminution de son humanité… Plus l’investissement spirituel dans une œuvre est intense, moins la vie elle-même peut être vécue intensément. Et pourtant… ! Le numéro de corde raide a de l’attrait. C’est uniquement sur cette corde que la vie (vue déformée, de très loin) acquiert son étrange valeur sentimentale, parce que hors d’atteinte. Le pouls vibre sur la corde raide, cela exige une attention douloureuse de chaque instant.

[…]

 

13 mars 1979. La vie défile comme un torrent. Aujourd’hui, hier, demain : trop de gens ; et toujours l’attraction de Bellefleur, mon centre de gravité.

… Fini le roman samedi. Y compris l’épilogue, que j’omettrai sans doute. Et pour prévenir une possible crise de mélancolie, je me suis aussitôt mise à l’introduction de The Best American Short Stories 1979. (Dont je suis presque fière. Et les nouvelles… ! Je les trouve magnifiques.)

[…]

… Commencé à revoir Bellefleur avant que la douleur de la perte ne frappe. Le premier chapitre a été plus cahoteux que je ne m’y attendais mais semble maintenant assez satisfaisant. En route pour le deuxième, et le troisième…

… La vie, examinée minutieusement, est une suite de tâches sans fin, totalement absorbantes. On les termine et on passe aux suivantes. Je suppose que je ne suis pas plus absurde que n’importe qui, même si j’ai apparemment davantage conscience que d’autres de mon absurdité. Mais absurdité n’est pas vraiment le terme exact… Plutôt une sorte de légèreté étrange, sans direction.

Comment cela va-t-il tourner, demande-t-on innocemment. La réponse : exactement comme cela en a l’air en cet instant précis.

… Cours jusqu’à 17 h 20 et passablement épuisée ensuite. Je note qu’il y a des années que je suis « vidée », « épuisée », etc., après ces longues séances d’enseignement. Je continue néanmoins à enseigner ; manifestement les excursions à l’intérieur de mon âme ne me dérangent pas… […]

 

21 mars 1979. Printemps. Et il est là : 18 degrés déjà à 9 heures du matin. Des moqueurs dehors. Les chatons batifolent. Ravissant ciel bleu. Et tout va extrêmement bien.

… Revois Bellefleur. Maintenant que je l’ai fini, je me sens très contente : de ma nouvelle liberté autant que du roman, de ce pavé, lui-même. 820 pages. 820 pages ! Jamais plus je n’entreprendrai quelque chose d’aussi énorme.

[…]

Des kilomètres à pied dans la campagne, dans Princeton, ces temps-ci. Combien de milliers de kilomètres à pied avons-nous faits ensemble, Ray et moi, depuis notre mariage… ! La quotidienneté de la vie, jamais préservée. Il ne semble pas avoir d’importance, maintenant, ce soir, que nous ayons dîné agréablement ensemble… que cet après-midi nous ayons déjeuné sur la terrasse pour la première fois de l’année, au soleil… nos quatre chats près de nous, la perruche sur le mur… Ce qui est à portée, ce qui fait partie du quotidien de la vie, n’a jamais d’importance ; ne paraît pas important à noter, je veux dire. Mais une fois disparu, cela semblera inestimable. Il faut donc que je consigne ces événements, que je note tout…

… Finie cette légère anxiété de l’automne et de l’hiver qui me faisait craindre de ne pas achever Bellefleur. Maintenant la vie est facile, étonnamment facile. Les révisions que je fais n’ont rien de radical ; ne me prennent pas beaucoup d’heures dans la journée ; sont parfaitement raisonnables et pragmatiques. Je dois reconnaître que repenser à Graywolf est perturbant… et je devrais peut-être m’atteler d’abord à des nouvelles avant de me plonger dans un autre roman.

[…]

 

24 mars 1979. Vents gris lascifs. Pluie. Mon bureau, une oasis absolue : encombré des manuscrits de deux romans, dont l’énorme Bellefleur. (Revois B. Mais aussi, un jour sur deux, Graywolf : Life and Times.)

… Révision. Y a-t-il quoi que ce soit de plus agréable, de plus absorbant, et qui cependant ne soit pas (et c’est important !) perturbant ? Rien de mystérieux à ce que les écrivains aient envie de revoir interminablement… qu’ils répugnent à mettre le point final… car le premier jet est si difficile, si tâtonnant, cahoteux, confus, déroutant, qu’on n’a guère envie de se lancer dans un nouveau projet ; on aimerait rester éternellement dans ce qui est connu, ce qui a été maîtrisé.

… Page 13, Graywolf. Moins une révision qu’une réécriture totale. Chaque chapitre, chaque scène, chaque page, réécrits. Bien que je sache que ce roman ne sera sans doute jamais publié. Car je préfère de loin Bellefleur et vais demander à Henry de le prendre à sa place. (Graywolf étant le premier roman que Henry a lu et celui pour lequel il m’a offert un contrat chez Dutton.) Mais c’est un véhicule, un véhicule excitant, une façon de canaliser certaines idées qui me sont venues depuis le printemps dernier, qui cadrent magnifiquement avec Johanna et ses amis…

[…]

 

5 avril 1979. Me rappelle 1970, 1971… les débuts de ce qui était sans doute de l’anorexie… cette époque où j’ai pesé 43, 44 kilos pendant quelque temps et où je n’avais pas d’appétit : plus exactement, ce qui aurait dû être un appétit de nourriture se muait en un « appétit » d’autres choses. (Je dis pendant quelque temps mais cela a duré assez longtemps. Et je ne suis pas encore débarrassée des anciens aspects psychologiques de la chose… dont je ne peux pas vraiment parler librement.)

… L’attrait de l’« anorexie » n’est pas un mystère. Des mystères, peut-être. Une façon de maîtriser et même de mortifier la chair ; une façon d’« échapper » aux gens qui poursuivent de trop près ; une façon de canaliser l’énergie dans d’autres directions. La « certitude » mystique que donne le jeûne… une « certitude » qui n’est pas toujours et inévitablement aberrante. Car je me souviens de matins où j’allais à l’université de Windsor, je me souviens de l’aspect de la rivière, et du ciel, et de l’envol de mes pensées… le sentiment de drame, de risque, l’exaltation… le tout mêlé à une partie de ma vie dont je ne peux parler… mais c’est là, une pépite ou un noyau, toujours en moi, ne dominant plus mes pensées mais toujours disponible si je voulais y penser

… L’anorexie est une forme maîtrisée et prolongée de suicide, au sens propre. Mais métaphoriquement et symboliquement, cela signifie bien davantage. Personne ne veut être mort… ! Mais il y a l’attrait de la Mort. L’attrait romantique, nébuleux, ténébreux, indéfinissable, incalculable… qui me semble maintenant plutôt ridicule ; mais je me souviens d’alors. Cela dit, ce n’est pas tant la Mort qui attire qu’une vision transformée, exaltée, de soi-même… le sentiment que l’on a transcendé le grossièrement physique. (D’un autre côté, je n’ai jamais détesté mon corps. J’avais pour lui autant de fierté adolescente que n’importe qui, je suppose. En apprenant l’autre jour que quelqu’un avait dit à Ray que j’étais très belle, un vendredi soir, lors d’un dîner dans le comté de Bucks, je me suis dit – est-ce possible ! Mais aux yeux de qui, et sous quel sorte d’éclairage trompeur ? Ce genre de flatterie bien intentionnée ne réussit qu’à me mettre mal à l’aise parce que ensuite il faut être à la hauteur, bien sûr ; on en a le sentiment, en tout cas. Et l’être extérieur a si peu d’importance, finalement.)

[…]

 

6 avril 1979. Merveilleuse lecture de poésie, hier, par Maxine Kumin. Bien qu’elle ait dit être nerveuse – extrêmement nerveuse –, Maxine a lu ses poèmes admirablement (et ce sont des poèmes admirables, notamment son élégie à Anne Sexton, et un autre poème élégiaque ayant pour cadre le zoo de St. Louis et, pour personnages, Maxine et Howard Nemerov) à un très bon auditoire, dans la bibliothèque Firestone, premier étage. Puis une réception inhabituellement agréable ; puis dîner dans un restaurant indien de ce côté-ci de New Brunswick – une soirée très drôle […].

… Travaille, travaille, travaille aux romans : quelques heures à Bellefleur, quelques heures à Graywolf. Hier cela commençait à me peser, et j’ai été contente, très contente, d’avoir à quitter mon bureau pour assister à cette lecture de Maxine. (Son calme, son sens de l’humour, ses poèmes solides, techniquement précis.) […]

 

8 avril 1979. La Passion selon saint Matthieu de Bach à la chapelle de l’université, un moment profondément émouvant ; tout au début, j’étais presque tremblante… pleine d’appréhension… pas simplement à cause de la musique (le début est d’une beauté si mystérieuse), mais à cause du cadre… […]

… Hier, une longue promenade sous un soleil froid le long de la Delaware, jusqu’à Upper Black Eddy ; puis Stockton ; puis retour. Rafales de vent, soleil… des jonquilles partout… la rivière bleue et scintillante… la transe de la beauté immobile… l’enchantement de ce qui est silencieux.

… Dimanche des Rameaux. Quelles pensées ? … Nombreuses mais indéfinies ; inexprimables.

… Révision de Bellefleur aujourd’hui. Heure après heure. L’esprit se nourrit avidement de ses propres images. Puis, ensuite, ce qui semble m’exciter, assez bizarrement, c’est la structure verbale… l’arrangement conscient. Je crains de plus en plus la frénésie de l’inspiration initiale. Revoir est parfait : une occupation extrêmement absorbante que l’on pourrait poursuivre indéfiniment : mais qui n’excite pas, qui ne fait assurément pas peur.

… Puis-je entreprendre un autre long travail ? J’ai parfois le sentiment… non que je « m’épuise »… même si j’ai parfois les yeux qui brûlent et l’impression d’avoir le cerveau desséché… mais que… que… comment l’exprimer… que je me dois une oasis de calme… un interlude… de la solitude… le temps d’exister dans ma vie consciente, sans être assaillie par le délire de l’autre conscience. Revoir, revoir et revoir encore… revenir même aux livres déjà publiés et les revoir… n’importe quoi pour m’occuper et éviter l’excitation malsaine (mais elle ne l’est pas toujours !) de l’offensive initiale… ce que l’on appelle le « premier jet », le moment où les images, les mots, les scènes, les voix, viennent presque d’eux-mêmes, et doivent être consciencieusement transcrits.

… Mon courage, il y a des années, tenait à ma relative ignorance. Maintenant j’en sais davantage, et j’ai tendance à avoir plus d’appréhension… Ce genre d’activité est-il sans risque, on se le demande. « Sans risque » sur le plan émotionnel plutôt que psychologique. (Car je doute pouvoir jamais glisser dans la folie. Ce n’est apparemment pas mon genre.)

[…]

 

9 avril 1979. […] On vit une vie entière, sans doute, en s’interrogeant sur les rapports entre le moi « qui rêve » et le moi « conscient ». Car il y a certainement des rapports profondément étroits… d’un autre côté, pourtant, interviennent des éléments si étranges, si peu personnels… Un mystère qui refuse de se résoudre, même avec le temps. À quarante ans, j’en sais aussi peu qu’à vingt-six ; même si, à vingt-six, je croyais probablement que je saurais sous peu.

… L’homme peut incarner la vérité, a dit Yeats, mais il ne peut la connaître.

… À mesure que je sors du monde lointain de Bellefleur pour revenir dans ce monde-ci, que je n’ai jamais quitté, je vois nettement ce qu’apporte la création (qui est souvent une frénésie créatrice) à l’artiste :

… Le désir d’être « parfaitement normal » et même conventionnel, d’un côté ; et d’être absolument libre, inventif, fou, débridé en imagination. Si bien que les deux mondes paraissent incompatibles. Il n’y a pas de point de contact… mais le monde débridé est contenu dans le monde « normal », c’est le secret non dévoilé du monde normal

 

11 avril 1979. Un œuf de Pâques en bois peint : belles couleurs rouge-orange, bordeaux, crème, turquoise, or, vert, rouge… Petites fleurs et dessins compliqués. D’une beauté exquise. (Un cadeau, sans doute d’un étudiant, déposé dans ma boîte aux lettres cet après-midi.) … Le parfum délicieux des jacinthes : une fleur crème dans un verre à vin sur mon bureau, ici. … Soir, 19 h 20, et mon reflet a pris sa forme habituelle dans la fenêtre devant moi : pull noir, chaîne en or, raie au milieu, traits indistincts.

… Demain, départ en voiture pour le Wesleyan College. Middletown, Conn. Atelier l’après-midi… réception… dîner… lecture… une autre réception : et une visite de plus aura pris fin. Cela devrait être très agréable si le temps se maintient. (Très beau aujourd’hui. Nous avons marché deux heures… Mercer Street, Springdale, l’Institut, l’étang et retour par Battle Rd… à temps pour mon cours de 15 h 30.)

… Plus tôt, revu Graywolf. Bellefleur commence à s’effacer. J’éprouve… ou crois que je devrais éprouver… un sentiment de perte. Mais peut-être parce que je suis inhabituellement occupée, je n’éprouve rien du tout, en fait.

[…]

… Fini Sister Carrie. Qui, étonnamment, est romanesque ! Je ne m’attendais pas à ça. Vraiment pas une œuvre « naturaliste » – que peuvent bien vouloir dire les critiques ? Comparé à Maggie [Maggie, fille des rues] ou à George’s Mother de Crane… Pas du tout, pas du tout. C’est purement romanesque, une fantaisie, un conte de fées. Une « morale » légère, c’est le moins qu’on puisse dire. Lis les excellents essais de Joe Frank, certains pour la deuxième ou troisième fois, dans The Widening Gyre. Et Marelle de Cortazar (sur le conseil de Joe) – qui ne m’impressionne guère, du moins pour le moment. […]

 

16 avril 1979. […] Fini les révisions de Bellefleur. Mais continue à retoucher de-ci de-là. Brode. Chipote. Emporterai le manuscrit et Graywolf à NY, mercredi prochain, pour les donner à Blanche. Ferai bien de louer une remorque… Me sens un peu seule. Impatiente. À moins que j’exagère ? Je n’ai pas vraiment envie de revivre l’expérience vampirisante de Bellefleur. Mais… je vois tant de scènes dans Bellefleur qui sont des analogues, assez exagérés, de ma propre situation. « The Bloodstone », « The Clavichord » – une passion obsessionnelle qui détourne de la vie, et qui est cependant bien plus enrichissante, plus excitante, que la « vie » même. Les relations de Veronica (sur le mode comique, théâtral) avec Ragnar Norst : elle se rend compte qu’elle l’aime, que sa vie tourne autour de lui, et au diable la « normalité ». On va où vous mène l’excitation…

… Pense vaguement à des nouvelles. Mais le cœur n’y est pas vraiment… Un nouveau long roman. Marya Knauer. Son passage à l’âge adulte, à la maturité, son épanouissement… triomphe sur le vol, le malheur, les échecs de son passé. Mais c’est péniblement vague. 5 ou 6 pages de notes incohérentes pour l’instant. Je vois Marya et j’entends sa voix et je sens son impatience, la tension musculaire dans ses épaules et ses jambes. Une fille robuste et maussade.

… Dimanche de Pâques, hier. Sommes allées prendre un verre chez les Fagles. Bonne conversation. Bob s’envole pour Wesleyan College, la semaine prochaine, pour voir une mise en scène de « son » Orestie. Lynn, quelqu’un d’exceptionnellement amical, séduisant. […]

 

22 avril 1979. Travaille à la deuxième des nouvelles de Marya Knauer, Schwilk. Fini et revu Sin7. […]

… Marya Knauer. Marya Knauer. Marya Knauer.

… Cette semaine, des heures et des kilomètres de marche à pied. Le long de la Delaware. Dans Titusville. Dans Princeton – autour du lac Carnegie. À Hopewell. Marche, marche, marche face à ce vent âpre du nord-est. Respirant cet air merveilleux, froid et ensoleillé, contente que le printemps soit là. Et que le roman soit achevé. Et sa révision. Et Graywolf aussi. Dieu merci ! Dieu merci. En être sortie… Promenades à pied, un de nos grands plaisirs à Ray et à moi. Et dans Cranbury aussi, bien qu’il ait fait plutôt froid ce jour-là.

… Lis d’autres poèmes d’Emily Dickinson. Pour ce malheureux Mr Schwilk, qui les récite sur la berge du canal d’Invemere.

… Demain, New York : 10 h 30, dernière réunion du comité NBA, au cours de laquelle Michael Arlen et moi espérons convaincre Kenneth Clark de la valeur de The Snow Leopard8 [Le Léopard des neiges] ; puis déjeuner pour tous les jurés; puis conférence de presse ; puis, à 5 heures, une séance de photos avec Jerry Bauer, une connaissance de Henry Robbins ; cocktail à 17 h 30 au Biltmore pour les jurés, les finalistes et les vainqueurs (ce qui devrait être plutôt embarrassant – Alfred Kazin, quatre fois finaliste, n’aura pas encore de prix cette fois-ci ; mais si nous avons de la chance, peut-être ne sera-t-il pas là) ; Ray me rejoindra au Biltmore et nous nous esquiverons de bonne heure pour aller dîner ; puis à 20 heures, Seamus Heaney lira ses poèmes au 92nd Street Y9. Une journée ambitieuse. Mais cela ne me fera pas de mal de laisser Schwilk reposer un peu, de façon à pouvoir y réfléchir, et à Marya à l’intérieur.

… Heidegger : penser, c’est se limiter à une seule idée qui un jour demeurera comme une étoile au ciel du monde.

… Le téléphone a sonné, et c’était Gail Godwin. Conversation chaleureuse et animée, une bonne demi-heure ; dommage que nous ne parlions pas plus souvent, que nous nous voyions aussi rarement. Gail est en train d’écrire des novellas. Avec mon roman de plus de 800 pages derrière moi, je me fais l’effet d’une goinfre. Saturée, irréfléchie, honteuse, hébétée. Insatiable, l’appétit de l’imagination ! Je suis à la fois vampire et victime. […]

5 mai 1979. Journée froide et ensoleillée. Revois des poèmes. Pense à Marya. (Marya à Port Oriskany. Se liant avec une fille appelée Imogene. Je vois clairement la dernière scène : Marya portant les boucles d’oreilles d’Imogene, à 9 heures du matin dans la cour ventée, devant la chapelle de l’université, sous les yeux des étudiants qui vont à leurs cours, Imogene accuse Marya de vol, la gifle, et Marya riposte par un coup brutal, un coup de poing au visage. Deux grandes filles, les joues rougies par le froid et la passion, le regard farouche… observées par tous.)

… Hier soir, à Newton, Robert Bly, dans une séance de lecture enthousiaste, entièrement réussie. Ses propres poèmes et ceux de Kabir et de deux autres poètes indiens. Remarquable. Il était accompagné, très bien, de façon obsédante, par deux musiciens (des jeunes du Minnesota qui étudient en Inde), l’un jouant du sitar, l’autre d’une sorte de tambour. Robert est venu dans la salle nous parler. J’ai été étonnée qu’il nous reconnaisse – je ne tenais pas particulièrement à être remarquée – mais il a été très amical, très à l’aise, expansif, heureux, « grisé» par la poésie ou en tout cas par son genre de poésie, qui était tout à fait convaincante. Il combine de façon étonnante mysticisme du Midwest et bonne humeur sceptique. Sans le scepticisme, il se perdrait dans l’espace… sans le mysticisme, il serait aigre, fatigué et déprimant. Beaucoup de poèmes sur le corps ; le corps dans l’acception indienne ; ses énergies ineffables. (« Je suis fatigué des vitupérations de saint Paul contre le corps », dit-il soudain, comme spontanément, provoquant des rires surpris dans l’assistance.)

… L’autre jour, déjeuner chez Richard Trenner (dans la maison de Hunt’s Drive où il séjourne), Maxine Kumin était là aussi, avons parlé de la « mafia de la poésie » (Richard Howard, John Ashbery, les gens de New York surtout – quoique Stanley Kunitz n’appartienne pas à ce cercle […]). La gêne de Maxine concernant Bly. Malgré mes efforts pour la faire changer d’avis. (Ils se rencontreront à un colloque à Washington, l’automne prochain.) Maxine, agréable, drôle, facile à vivre, amicale, quelqu’un que j’aurais vraiment voulu avoir eu le temps de connaître, mais à présent le semestre s’est envolé et elle est partie ; de toute façon, elle n’avait pas de temps pour moi – pas beaucoup. Le fait est que nous n’avons jamais passé une minute seules ensemble, alors que c’était sûrement possible : un déjeuner ici, ou même un petit-déjeuner en face du 185, Nassau Street. Trop tard maintenant.

… L’expansivité fougueuse de Bly, son amour pour l’auditoire. Il a été en scène pendant deux heures et demie – stupéfiant. Et il ne semblait pas fatigué à la fin. (Il a cinquante-deux ans.) Quoique beaucoup de gens ne l’aiment pas, tournent en ridicule l’esthétique de sa « leaping poetry10 » [« poésie bondissante »], et critiquent assez cruellement ses traductions, je me demande s’il n’est pas tout simplement un grand poète américain : ou une force dans la poésie, une présence trop énergique pour être négligée. Les poètes de New York paraissent si superficiels, si faibles, à côté de lui. (Il est trop facile d’oublier l’humour de Bly. Il est merveilleusement drôle. Parce que son « mysticisme » le lui permet, j’imagine… sa concentration… qui ressemble assez à la mienne. On ne peut déloger les gens comme nous de leur position.)

… Le caractère sacré du corps, son intimité, besoin de solitude ; secret. Que ce serait atroce d’être exposée au regard d’inconnus… d’être nue devant quelqu’un qui ne m’aimerait pas… (L’autre soir, Max et Bob Fagles et quelqu’un d’autre parlaient de bains de minuit, avec un peu de mépris pour ceux que cela mettait mal à l’aise ou qui s’y refusaient.) Pire encore que de paraître nue devant d’autres, le fait qu’eux paraissent nus devant moi. Qui, pour l’amour du ciel, a envie de voir moins que la beauté, sans voile ! – et mes relations entre deux âges ne s’en sortiraient pas particulièrement bien, j’imagine. Le plus significatif chez quelqu’un de nu est son visage.

… Coup de téléphone de Blanche. Elle aime beaucoup Bellefleur. Et j’ai accepté de faire des critiques mensuelles dans Mademoiselle.

 

14 mai 1979. Téléphoné à la maison, hier ; ne m’étais pas sentie bien toute la journée – vertige, fatigue, confusion ; mon père a répondu et m’a dit que maman est malade : elle avait eu un violent accès de vertiges et de nausées, et était couchée. Une tension élevée… ? La thyroïde… ? Elle craignait une attaque…

… Inquiète. Me dis : Et si… ? Oh oui. Et si.

… Téléphoné aujourd’hui, et maman a répondu. Elle se sent mieux mais va aller samedi à l’hôpital pour des examens, y restera deux ou trois jours. Et leur visite, prévue du 24 au 28, doit être remise.

… Quelle chance j’ai eue jusqu’à présent, n’a-t-elle cessé de dire. J’ai vraiment eu beaucoup de chance. Et elle avait l’air presque gaie.

[…]

… Terminé Theft11 après plusieurs jours de concentration. Écrire, transcrire, traduire un fatras de notes. Commençais une page, et la recommençais ; et encore ; encore. Nonobstant ma réputation, je trouve certaines séances pénibles… ce qui explique peut-être ma léthargie d’hier… puisque je ne veux pas prétendre à un genre de transmission extrasensorielle. (Pourtant, bizarrement, dimanche soir, alors que j’allais m’endormir, j’ai pensé très clairement : tu vas mourir.) Aujourd’hui, je me sens beaucoup mieux, heureusement. Et ma mère aussi.

… Invemere. Port Oriskany. (Que, dans la version finale, celle du roman, je dois étoffer… une ville qui est et n’est pas Syracuse, NY. Une ville assez semblable à Buffalo à certains égards ; avec des quais ; des dépôts ferroviaires, des usines, des fonderies, etc. Un terrain vallonné, en revanche…) Les étranges petites satisfactions qu’il y a à fureter dans le passé. Dans des paysages ruraux, urbains, que j’aurais pu croire perdus à jamais.

… La prochaine aventure de Marya ? Je n’en ai aucune idée. Vraiment aucune. Cerveau vide. Elle a un dossier « parfait »… va manifestement faire un troisième cycle, triomphalement… mais là, nous allons devoir nous séparer, extérieurement parlant, puisque je ne peux pas lui faire rencontrer et épouser quelqu’un comme Ray… je ne peux pas lui transmettre cette résolution « heureuse », qui mettrait fin, en un sens, à son combat en tant que Marya.

… Lois [Smedick] doit passer demain. Déjeuner, peut-être dans un restaurant au bord de la Delaware.

 

19 mai 1979. Journées pluvieuses lugubres. Mais tout est d’un vert luxuriant, ce qui éclaire d’une teinte sous-marine les plafonds et les murs. Toutes nos vitres… les immenses fenêtres donnant sur la pelouse, l’étang et les bois…

… Travaille sur l’horrible Triumph of the Spider Monkey, la pièce. La voix absurde de Bobbie, son ambition vouée à l’échec me font battre le cœur… Pas l’espace d’un cheveu entre nous ! Pauvre petit singe condamné.

… Charmante visite de Lois ; mardi ; et une promenade en voiture le long de la Delaware pour aller déjeuner au Stockton Inn ; retour par New Hope ; une promenade tranquille le long du canal ; avons discuté de sujets innombrables, regardé les oiseaux (le plus coloré : un oriole du Nord), profité du soleil et de cet été prématuré. Puis Lois est rentrée à Jenkintown, elle retournera à Windsor dans un jour ou deux. Tout semble paisible là-bas : exactement pareil, très peu de nouvelles. […]

… Des déménageurs sont arrivés avec cartons de livres, tableaux, quelques meubles (dont l’énorme commode qui, à notre grand étonnement, est superbe dans la grande chambre à coucher d’ici) et nous rangeons… rangeons… nous appliquant à la tâche laborieuse et ennuyeuse de nous installer à nouveau, à nouveau… à nouveau. Avons commandé d’autres étagères. La maison, qui paraissait déjà assez confortable, est maintenant d’une beauté saisissante… à mon avis, en tout cas… Nous nous sentons vraiment chez nous ici…

… Ai fini Theft et l’ai expédié à Blanche. Me sens paresseuse ces temps-ci. Pourtant il semble que j’aie travaillé dur… il semble que j’aie fait beaucoup de choses… les nouvelles de Marya, les diverses critiques, la fin du semestre à Princeton. (Où, malheureusement, je pense devoir recaler au moins un étudiant. Peut-être deux.) Mais au fond de moi, je sais à quoi m’en tenir : car quand je me fais une joie de préparer à dîner (du veau ce soir, un plat italien, épinards, pâtes vertes) c’est que je ne suis vraiment pas surchargée de travail.

[…]

 

24 mai 1979. Ned Rorem, récemment élu à l’Academy-Institute, élégamment habillé, une veste en velours bleu nuit (est-ce possible ?) ; plus jeune et plus séduisant que ne le laissaient penser des photos récentes ; m’a parlé… de façon assez détaillée… d’une de mes nouvelles publiée originellement dans Partisan R., il y a bien longtemps… Fan Mail… mais je crois qu’il y avait un autre titre… Passions et Meditations12… ? Il a une mémoire remarquable ; et Elizabeth Hardwick s’est approchée, nous avons changé de sujet, et il s’est trouvé que Ned avait lu son dernier roman, Sleepless Nights |Nuits sans sommeil], mais que, pour en avoir lu certaines parties parues plus tôt dans Prose, il se rappelait que des passages ou des phrases avaient été éliminés… Une mémoire extraordinaire, c’est l’impression que cela m’a faite en tout cas, surtout dans le brouhaha cordial et à demi dément qui règne à l’American Academy and Institute of Arts and Letters dans ces moments-là. […]

… Bavardé avec John et Martha [Updike] mais pas longtemps ; conversation encore plus brève avec les Barthelme ; essayé de discuter pendant le déjeuner avec Wendy et Robert Pirsig (il a écrit Zen and the Art of Motorcycle Maintenance [Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes]) mais comme ils passent l’essentiel de leur vie sur un voilier, ce qui exige manifestement des efforts soutenus, et comme ils n’ont pas beaucoup le temps (ni le goût, apparemment) de lire, il était difficile de trouver des sujets de conversation. […] Pluie torrentielle, dévalant les pentes précaires de la tente à baldaquin. Le sol de brique très mouillé. Un déjeuner agréable – très agréable, en fait – quand on parvenait à le savourer en dépit du vacarme de la pluie et des voix et du tumulte général. Quel étrange rituel ! […] Jim Dickey me poursuivant, et moi tâchant de l’éviter parce que je pensais à tort qu’il m’en voulait peut-être de ma référence à The Zodiac dans une critique récente… mais en fait il m’était très reconnaissant du long essai que je lui ai consacré dans New Heaven, New Earth13. « Ce que j’ai lu de plus pénétrant sur mon œuvre », a-t-il dit, presque humblement, et je me suis sentie coupable et désolée et… parce que j’avais sévèrement critiqué son poème le plus récent… si c’est ce qu’est Zodiac … puis je me suis rappelé que Dickey avait été incroyablement cruel et mesquin et égoïste et arrogant par le passé, envers d’autres gens, pourquoi diable devrais-je me sentir coupable, moi, d’avoir fait un petit commentaire très sincère sur son livre… ? … John Cheever, faisant jeune et très chic dans un costume beige trois pièces avec nœud papillon rouge. Un homme amusant : « Depuis que je ne bois plus, ces grandes réceptions sont atroces », a-t-il dit, quoique n’ayant pas du tout l’air de passer un moment atroce. Tom Victor, un sourire angélique aux lèvres, nous a photographiés ensemble. N’ai pas réussi à parler avec Eudora Welty, ne serait-ce qu’un instant. Ni avec William Gass, qui recevait un prix, et qui faisait plus vieux et plus vieux jeu que dans mon souvenir. Agréable conversation avec Anthony Hecht – comme de vieux amis ! – il semble donc, je ne sais vraiment pas comment, que je sois acceptée dans le giron de l’establishment – des gens comme Hardwick, Peter Taylor, Cheever, Updike, etc., m’adressent la parole avec aisance, en compagnons, et en un sens, cela semble s’être produit en mon absence. Fais-je désormais partie de l’« establishment » ?

 

27 mai 1979… 18 heures et obscurité prématurée. Temps bizarre depuis des jours : pluie, trombes d’eau, brouillard, vent, froid. Quelques minutes de soleil et nous nous précipitons dehors, grisés, heureux… mais pas pour longtemps… Longue promenade en voiture, hier. Remonté la Delaware… vers l’ouest, Plumsteadville… regardé la rivière et un ciel d’énormes nuages amoncelés… en pensant… « nous vivons dans l’esprit »… ou en tout cas quelqu’un y vit… quelqu’un s’occupe de vivre, de penser… sans interruption… Cette grande liberté parce que j’ai terminé Spider Monkey [pièce], qui a été expédiée à Blanche ; et l’essai-critique sur Jung14, qui m’a obligée à quelques jours de relectures intenses… de réflexion… de rumination… ou je ne sais quoi. La mythographie de Jung, son instinct pour fabriquer des mythes. Ma vie : souvenirs, rêves et pensées est et n’est pas une « autobiographie ». Quel rapport le « mythe » a-t-il avec ce que l’on est véritablement ? Existe-t-il un moi véritable ? Je me sens parfois incroyablement désorientée… ! Non seulement je ne sais strictement rien sur ma vie passée, mais je ne sais rien, rien de fondamental, sur ma vie présente. Et je ne suis pas assez naïve pour croire que quelqu’un d’autre pourrait me fournir des « faits »… pas plus qu’il ne pourrait fournir des mythes.

… Rumine sur la prochaine nouvelle de Marya. Et peut-être une pièce… pour la télévision… quelqu’un de Channel 13, NY, m’a demandé d’écrire une « télépièce originale »… ce qui ne m’intéresse pas vraiment… mais… peut-être ne devrais-je pas reculer devant un nouveau projet, un nouveau défi… Une cascade tranquille dans mon cerveau. Un tumulte de pensées. Je parcours d’anciens livres (Marriages and Infidelities [Mariages et infidélités15], Upon the Sweeping Flood, etc.), à la recherche de quelque chose qui puisse être « mis en scène ». Mais en fait je suis en quête d’un motif, d’un mythe… d’une voix d’autrefois… d’une identité. Qui est la personne qui a écrit tous ces livres ! Je sais que c’est « moi », et pourtant… Quand je feuillette The Poisoned Kiss, je suis effarée par le peu de souvenirs que j’ai de ce livre. Je n’ai aucune idée de la façon dont finissent les histoires… ! Les autres, au moins, je m’en souviens… je me souviens même de détails… et de la conclusion… La plupart du temps.

… Fragments d’une vie. Comment assembler… réassembler… c’est chimérique ; c’est absurde ; c’est impossible à faire, et ce serait falsifier que de le faire. Remuer et re-remuer le passé en permanence ne m’intéresse pas en soi mais… je me dis vaguement que cela devrait… car je me perds chaque jour… chaque heure… cela s’écoule tout simplement… je sais que cela doit s’écouler, que c’est la nature de l’univers tel que je le comprends : flux, avec de minuscules oasis de « permanence », et puis flux encore, et encore.

… Trop ruminé, réfléchi, travaillé à, écrit Spider Monkey heure après heure à en avoir la tête qui résonnait… Le sentiment de vouloir terminer une chose non pour elle-même, ni pour d’autres (personne ne savait même que j’écrivais la pièce) mais pour l’empêcher d’être mort-née… La frénésie initiale, la crainte que l’imagination ne soit pas capable de traduire assez vite les images en mots… qu’un désastre menace… mais finalement aucun désastre ne frappe… des années et des années de loisirs… en surface… des années où rien n’est arrivé qui justifie la crainte quelconque d’un changement brutal, radical. (Et puis il y a de bonnes nouvelles : la maladie de ma mère a été diagnostiquée et est soignée : une infection de l’oreille interne que la médecine peut traiter, en dépit de la violence de l’épisode… « Labyrinthite »… Vertiges et nausées terribles. Ma pauvre mère ! Comme elle a dû avoir peur, et papa aussi. Et malgré ce dénouement heureux… nous sommes tous secoués… reconnaissants… jusqu’à la prochaine fois.)

[…]

 

31 mai 1979. Il y a deux jours j’étais une méduse de 200 kilos incapable de me mettre à ce bureau, sans parler d’écrire ; tremblotante, dépourvue de centre, affligeante, de la gelée. Hier et aujourd’hui j’ai travaillé des heures d’affilée à The Cure for Folly16… me demandant où cela va me mener… car les notes et le canevas semblent indiquer une histoire différente de celle que je suis en train d’écrire. Marya à vingt-trois ans… amoureuse pour la première fois… Ou le redoutant…

[…]

… Longue promenade à vélo au soleil : Carter Rd., les bois et le parc ETS (où canetons et oisons abondent – charmant Princeton !), puis Rosedale et retour par Province Line, Pretty Brook, Carter et Bayberry : y a-t-il façon plus merveilleuse de passer un après-midi ? Je pourrais craindre de finir par être trop gâtée, mais je me rappelle (sans même me donner la peine de feuilleter ce journal) que nous ne nous sommes jamais refusé grand-chose, du moins dans ce domaine anodin, et que rien de désastreux n’est arrivé… Et hier, une très longue promenade à pied dans Princeton, vers l’Institut. Avons discuté de la revue. De la visite remise de mes parents. De notre amour pour cet endroit. Ma foi… tu m’as amené(e) dans un merveilleux coin du monde, nous disons-nous régulièrement l’un à l’autre.

… Encouragée, enhardie même, par le succès du plat suédois, j’essaierai quelque chose d’encore plus ambitieux la prochaine fois. Peut-être ai-je surmonté mon indifférence… mon dégoût pour… une importance accordée à la nourriture et à la cuisine que d’autres trouvent si agréable. Au pire, ce n’est assurément qu’un passe-temps inoffensif… Au mieux, une sorte de rituel chaleureux, généreux, d’amitié, d’affection et même d’amour. Et il est intéressant que la générosité des autres (nos connaissances de Princeton, principalement) stimule une contre-générosité.

… Bonne nouvelle discutable annoncée par la bibliothèque Franklin : 2 000 personnes de plus que prévues ont demandé them, ce qui signifie que je vais devoir signer 2 000 feuilles de plus ! Stupéfiant. Je n’arrive pas à croire qu’autant de gens (nous arriverions au chiffre improbable de 7 500 pour une édition à tirage limité !) ont acheté le livre à sa publication… Quelles pitreries ! Quelle foire à l’américaine !

 

6 juin 1979. […] Travaille à The Cure for Folly. Tantôt cela avance bien, tantôt pitoyablement. Petit à petit, à petit… ; et le soir je lis pour ma chronique de Mademoiselle – lis et lis et lis – aime surtout Burger’s Daughter [Fille de Burger] de Nadine Gordimer, un autre de ses romans sensibles, intelligents, profondément réfléchis. S’il y a la moindre justice, elle devrait avoir le prix Nobel, un de ces jours17.

… Promenades à vélo, à pied. Ray travaille dans le jardin. (Qui commence à être merveilleux. Les laitues surtout ; et les soucis ; plants de tomates ; coquelicots.) Ce devraient être des jours oisifs, paresseux, mais ils semblent animés par une énergie. Signer 2 000 feuilles pour les presses de la Franklin n’a pas été un mauvais passe-temps… cela m’a ralentie, m’a permis d’écouter plus attentivement Chopin, une fois de plus, et Rachmaninov (études) et John Field et Fauré (pour piano et orchestre – petit morceau doux et mélodieux)…

… Un jugement assez certain sur la vie : de quelque façon qu’on la vive, heure après heure, nous n’avons que nous-même pour compagnie, et ce que nous croyons ne pas parvenir à faire n’a sans doute pas beaucoup d’importance.

… Le vague choc de se rendre compte que d’autres considèrent que j’ai « réussi ». Quelle idée !

… Étudie Bosch. Bosch, de nouveau. Après tant d’années. Ces diables-machines fantastiques. Énigme éternelle. La délectation de l’artiste à sa propre création est évidente… et pourtant, en la créant, se pourrait-il qu’il s’en soit débarrassé, comme d’une mue… ? Et la toile, qui est tout ce qui reste, est une sorte d’anti-moi, d’anti-Bosch. Si bien qu’elle ne représente jamais l’artiste lui-même, mais seulement son art ; son processus artistique. De la sorte, l’artiste échappe constamment aux définitions, et à l’histoire, comme un serpent s’extrayant de sa peau… s’il est possible d’imaginer un serpent honoré et même payé pour s’extraire de sa peau… quelque chose qu’il ferait très naturellement de toute façon, et pourrait difficilement ne pas faire .

[…]

 

7 juin 1979. Travaille, travaille à The Cure for Folly. Hier, presque tout l’après-midi, jusqu’à avoir achevé l’avant-dernier « chapitre » et m’être sentie presque malade… titubante de fatigue… la tête douloureuse comme celle de Marya (et de Fein). Si étrange, si mystérieux, l’implacabilité de… heure après heure après heure… pourquoi fais-je cela, pourquoi quiconque… jusqu’à ce qu’une sorte de gouffre d’épuisement s’ouvre… et que les vagues perceptions « démoniaques » se fraient un passage. Le vilain petit démon gambadant, dansant sur le dos de Marya – tradéridéra lon la – on peut être conduit aux quatre coins du Vide, harcelé, par une telle créature. Pourquoi, je n’en ai pas la moindre idée. On donne forcément son consentement.

… Risque de Fein : nier le pouvoir de l’Inconscient : essayer de le banaliser. D’où son sort.

… Et maintenant que c’est presque fini et que je peux prendre du recul, qu’est-ce que c’est ? Le mode de survie chez Marya… la force de volonté chez Marya…

… Obsédée par un récit que j’ai lu dans le Times : une fille de dix-sept ans poussée sur les rails dans une station de métro, la main droite sectionnée… elle est restée « consciente », est-il écrit… appelait sa mère en hurlant, et disait qu’elle devait aller à l’université. (Elle avait été acceptée à Tufts. Une excellente élève, flûtiste.) … L’agresseur était un jeune Noir d’une quinzaine d’années. Pas appréhendé.

… Un tel incident n’est pas plus « réel » que cette vie idyllique à Princeton. Le paysage devant ma fenêtre… l’étang et les bois de l’autre côté de la maison… Ce n’est pas plus « réel » mais c’est certainement plus profond. Et l’art doit englober la profondeur, si laide soit-elle.

… Longue promenade autour de Princeton, aujourd’hui ; une visite au musée d’art : Hans Moller, Charles Burchfield, des photos de Walker Evans. Réunions à l’université. (1922, 1932, 1954.) Des gentlemen vieillissants en blazer orange, pantalon orange, certains coiffés d’un chapeau de paille. Charmant Princeton. Idyllique Princeton. Quel être sain d’esprit préférerait la station de la 50e Rue (où la jeune fille a été attaquée) à Nassau et Washington Rd. ?

… « Je me change, je péris en travail » (Stanley Kunitz, The Man Upstairs).

… Ma migraine nauséeuse, au bord de la panique, hier. Le sentiment du danger couru par Marya… Minceur de la santé mentale : une carte à jouer tenue de côté : si facilement écartée d’une pichenette ! Pourquoi consent-on à de telles expériences, je ne peux l’imaginer… Je pense que c’est un libre choix… Je pense, à mon âge, après avoir joué si longtemps à ce jeu, que c’est un libre choix. Rien ne nécessite, rien ne contraint à prendre de tels risques avec santé physique et mentale, « bonne humeur »… mais une fois le choix fait, il est vraiment impossible de maîtriser les émotions qui naissent. On choisit de s’aventurer sur la glace… ou sur la corde raide… avec une certaine dose de rationalité. Mais une fois qu’on y est, que l’on a quitté la sécurité, on ne peut ni choisir ni maîtriser l’expérience existentielle ; pire encore, on ne peut battre en retraite vers la sécurité. (Comme si je pouvais abandonner Marya dans son état de terreur. Qui, assez curieusement, était bien près d’être le mien pendant que j’écrivais cette scène. Aujourd’hui, en revanche, toute la journée, dès mon réveil, je me suis sentie immensément bien – aux commandes – de nouveau moi-même – calme et prête à profiter de la journée – qui était délicieuse – et si je ne me rappelais pas ce que j’ai éprouvé hier, je serais encline à le mettre en doute.)

… « Nous apprenons, à mesure que se déroule le fil, que nous appartenons/Moins à ce qui nous flatte qu’à ce qui nous marque » – Kunitz, The Dark and the Fair.

 

10 juin 1979. […] Imposer une structure à l’imprécis, à la fluidité, la spontanéité de la vie. C’est l’impulsion artistique, mais aussi religieuse. Dans la religion, cela peut être désastreux – un refus de la vie même. Dans l’art… ? « Mais il faut bien atterrir quelque part ! » proteste-t-on… L’utilité thématique de Marya Knauer. Qui, bien entendu, n’est pas moi. Mais a partagé certaines expériences. Si je devais m’imaginer en Marya (ce que j’aurais pu faire un jour) je serais aujourd’hui quelqu’un de très différent… La force qu’il faut pour être faible, parfois ; passif. Personne n’en parle. Une certaine lâcheté, une certaine peur, sous-tendent le besoin d’être toujours aux commandes, toujours « fort ». (Comme Marya.)

… La vie, roue immense qui grince, bouge. Roule. Placide comme une vache qui rumine. Je me pelotonne sur moi-même, découvre des moi plus anciens – les mêmes réflexions – les mêmes révélations ! Concernant la maison toujours, ce noyau central : simplicité, harmonie, la complicité entre mon mari et moi : une unité dont on ne peut parler, tant elle est profonde. (Pourtant quand la Paris Review m’a interrogée sur mon équilibre affectif, pour l’interview, ce que j’ai répondu sur mon mariage, sur Ray, a finalement été supprimé… comme si quelque chose d’aussi normal ou d’aussi « positif » n’aurait eu aucun intérêt pour leurs lecteurs.)

… Le « secret »… tantôt aussi encombrant qu’un marteau fourré dans ma poche, gênant mes mouvements… tantôt petit, ramassé, aussi discret qu’un minuscule caillou… quelque chose d’étranger mais que je transporte avec moi, invisible. J’ai pensé un moment que les deux ou trois moi qui étaient aux prises se résoudraient, et que l’un d’eux triompherait – et que le poids du secret – quel que soit le nom que je doive lui donner – se dissiperait. Mais ce n’est pas arrivé. Cela n’arrivera pas.

[…]

 

14 juin 1979. Presque trop d’événements : lundi, un agréable déjeuner avec Stanley Kunitz et sa femme Elise Archer, 37 W 12e Rue, sur lequel il faudra que j’écrive davantage ; puis une visite au studio d’Elise dans la 15e Rue (c’est une excellente artiste). Le même soir, lecture de poésie au Public Theater : une adaptation pour la scène de ma nouvelle Daisy, jouée par des acteurs (magnifiques), et ma lecture en deuxième partie : et cela c’est apparemment bien passé. Voilà… plus de lectures jusqu’en octobre !

… Hier, une longue promenade sur le chemin de halage du canal, au nord de Rocky Hill. Bien que nous nous sentions tous les deux un peu groggy après la fatigue de lundi. (Nous n’avons pas été couchés avant 3 heures, nous sommes levés assez tôt. New York est toujours épuisant…)

… Fini The Cure for Folly, révisions, etc., et l’ai envoyé à Blanche ; mais maintenant, en panne sur Presque Isle18… incapable d’écrire une seule phrase… En train de lire les nouvelles de Cholem Aleichem pour le NY Times19 ; et The Ghost Writer [L’écrivain des ombres] de Philip Roth (qui me paraît plutôt moins intense, moins intéressant, que ce qu’il écrit d’ordinaire) ; From the Fifteenth District [Les quatre saisons] de Mavis Gallant (pas terriblement bon – même si Gallant est toujours professionnelle, compétente, habile, sage) ; et un nouveau Brian Moore qui me rappelle, du moins au départ, The Luck of Ginger Coffey.

… Aujourd’hui, quatre heures prodigieuses : Gail Godwin, Robert Starer, Ed Cone, George Pitcher20 à déjeuner : et je ne suis pas encore remise de la façon dont Ed Cone a joué trois préludes… de Chopin… Les premier, deuxième et dix-septième… Mon Dieu, la façon dont il s’est attaqué au premier !… Nous en étions tous comme deux ronds de flan, et Robert et moi avons échangé un regard d’inquiétude amusée… Gail, charmante en pantalon blanc, pull violet, lunettes de soleil. George, que j’aime immensément et avec qui (peut-être parce qu’il est philosophe de « profession ») je parle avec beaucoup de facilité. J’ai servi à Stanley Kunitz une soupe surprise en entrée ; curry de poulet sur ananas frais, avec noix ; une salade de fruits arrosée de rhum et de jus de citron ; et tout s’est bien passé – par bonheur, je ne me suis pas tracassée à l’avance, ce que j’aurais sans doute dû faire à l’idée d’avoir Ed et George à déjeuner (ce sont de fins cuisiniers, hélas). J’ai senti les défaillances de mon piano et entendu un léger grincement du côté de la pédale, mais Ed m’a assuré que cela ne le dérangeait pas… et ça n’en avait pas l’air, en effet.

Une journée magnifique, vraiment magnifique. Après le départ de nos invités (je ne voulais pas qu’ils partent, mais il était 15 h 20 ou à peu près), nous n’avons pas pu nous remettre au travail, nous sommes donc allés faire des courses à Hopewell et une promenade énergique d’une heure en discutant du déjeuner, de nos conversations. L’intérêt de George pour le « droit des animaux »… Ed et Robert sur la musique… des connaissances communes… et nous avons parlé en général de la musique, de la notion de génie, des jardins, herbes aromatiques, oiseaux (Ed est connaisseur)… Maintenant il est 19 heures, le soleil se couche languissamment, et je suis à mon bureau où je griffonne, réfléchis vaguement, rumine, me demandant comment tirer quelque chose de raisonnable de Presque Isle… tout ce que j’ai, en fait, ce sont le titre et quelques notes gribouillées. Lettre sympathique de Greg Johnson, une sorte d’âme sœur. Écrit une longue lettre à Lois, qui me manque – comme elle aurait été à sa place ici, cet après-midi ! Pense à Marya – Marya – Marya – si proche de moi, et si complètement antithétique – je suis vraiment Marya – et pourtant bien sûr je ne lui ressemble pas du tout et ne lui ai jamais ressemblé – ah, cette dureté de cœur – mais même sa passion maussade dépasse la mienne. Je le pense, du moins… Amener Marya à Princeton est mon but, mais je dois m’y prendre avec précaution. Une expérience mal assimilée ne peut être transcrite en fiction… il faut attendre, attendre, attendre…

 

16 juin 1979. Quarante et unième anniversaire : une longue promenade paresseuse en voiture jusqu’à Pipersville pour aller déjeuner dans une vieille auberge ; une promenade à pied dans Hopewell ; odeur de foin frais coupé… de mélilot… l’habituelle beauté paisible des collines, fermes, chevaux dans les champs, un ciel pur… jour d’été parfait… jour d’anniversaire parfait. Ray m’a offert un très agréable parfum, dont je l’ai gentiment remercié. (Sans mentionner qu’il m’en avait également offert à Noël – mais pas le même, heureusement.)

… Travaille à une nouvelle que j’aime un peu mieux que je ne l’avais d’abord escompté : Presque Isle. (Presque une île21.) Quasiment toute la journée, hier, obsédée par le mouvement de la nouvelle, le dialogue ; et puis – quelle déception ! – de constater la vitesse avec laquelle cela se lit. Pense aussi à une autre nouvelle de Marya […] Ce que je veux obtenir pour Marya, c’est la complexité d’une vie… la résistance à la simplification. Mais quand quelqu’un aborde mon œuvre, même des critiques bien intentionnés et bienveillants, que se passe-t-il aussitôt ? – réduction, simplification, « thème », « symbole » !

… Peut-être est-ce l’art lui-même, l’activité même de l’art, qui ruine nos espoirs d’être compris. Choisir, mettre en valeur, imposer une structure à des événements accidentels (apparemment accidentels)… et puis le critique, le « lecteur professionnel », arrive et impose une structure additionnelle, réduisant tout une fois encore… !

[…]

… « Vieillir » – ou plutôt « devenir plus vieux » – a quelque chose d’irréel. À vingt ans, tout le monde serait consterné, voire mystifié, à l’idée d’avoir quarante et un ans ; et pourtant quand on les a, cela n’a rien d’un exploit, cela ne fait guère d’effet. Et puis je me vois dans des glaces, et sur des photos récentes […] et je ne semble pas tellement changée.

… Notre problème, à Ray et à moi : nous avons tendance à être heureux, heureux de façon inerte, où que nous soyons. Par conséquent, comment pourrions-nous même envisager de retourner à Windsor ? Est-ce que vraiment – un jour – dans un an ou deux – nous allons y retourner ?

[…]

 

20 juin 1979. Travaille, heure après heure, à Marya et Sylvester22. Que j’aime beaucoup. Beaucoup. C’est peut-être la plus forte, la plus succincte des nouvelles de Marya jusqu’à présent ; j’ai délibérément sacrifié la densité, au moins dans cette version, à un mouvement narratif plus rapide. Tout sera réécrit, d’ailleurs… Taper les mots « Université de Princeton » m’a rendue assez nerveuse. Ai-je bien fait, ou aurais-je dû préférer une université anonyme… ? J’ai imaginé Walt Litz lisant la nouvelle. Walt, le président du département, que j’aime beaucoup ; que tout le monde aime. Est-ce que je veux vraiment faire cela, et mettre en péril mon emploi ici… Ma foi… je l’ai fait, apparemment… Cela devait être, si peu sage que cela soit.

[…]

… Marya et Sylvester. La femme « harcelée ». Persécutée, tourmentée. Naturellement elle l’est tout autant par les hommes qui ont un pouvoir universitaire sur elle, mais je veux ce parallèle subtil, très subtil, très subtil… L’image de l’urine : marquage mâle du territoire, le mégot de cigarette arrogant, la torture presque affectueuse. Le fait que j’ai beaucoup coupé de ce que je devrais plus tard introduire dans le récit plus long donne de la force à l’histoire, je trouve. Je me sens étrangement émue et même assez perturbée par cette nouvelle… par les scènes finales avec Sylvester et le « président du département d’anglais »… et la chasse non tirée des toilettes.

… (Dans la réalité, notre gardien, X, dont j’ai oublié le nom, ne laissait que des mégots dans mes toilettes. Et la fenêtre ouverte – une fois. Il a peut-être fouillé dans mon bureau, je ne sais pas… il m’a appelée une fois « Joyce » avec familiarité, l’air plutôt aviné… et il se conduisait bizarrement avec Maxine… mais l’aventure de Marya est purement la sienne, et elle est hideuse.)

 

1er juillet 1979. Travaille à Canal Road23. Ai fini les révisions de Bellefleur. (Henry [Robbins] est venu déjeuner jeudi et a passé l’après-midi ici ; merveilleuse visite. Il est merveilleux. Ses suggestions concernant Bellefleur sont utiles, il s’agit essentiellement de resserrer ou de supprimer des chapitres « digressifs ». Ce qui est facile à faire, évidemment. En relisant ce « long et horrible roman gothique », j’ai éprouvé un regain d’enthousiasme – pour son énergie, ses personnages, sa liberté, le rythme même du conte – si différent du ton des nouvelles de Marya avec leur base « naturaliste ».) Il semble maintenant que Bellefleur pourrait être publié au printemps 1980 ! – étonnant. Et Unholy Loves en oct. 1979. Je pense que c’est trop tôt, trop de mes livres inondent déjà le marché (ou plutôt ne l’inondent pas – c’est plus exact) mais Henry n’est pas d’accord. En tout cas Dutton et Henry Robbins « publieront » le livre avec plus de fanfare que ne le fait habituellement Vanguard.

… Mon amour pour Bellefleur est tel que, oui, je suppose que je veux le voir sortir sans encombre… relié, cartonné… publié. Dans le monde. Pour le meilleur ou pour le pire. Cela suppose que j’accepte avec autant de bonne humeur que possible les mécompréhensions et les flèches inévitables des critiques et, sûrement aussi, des rejets purs et simples : mais je suis certaine d’être de force. Après tout, j’ai bel et bien une peau de rhinocéros…

[…]

 

11 juillet 1979. […] J’imagine que ce journal ne rend pas correctement compte de ma vie, ma vie intérieure ; de la façon dont mes journées se déroulent ; des diverses façons dont elles sont interrompues. Dire que je suis « sans cesse » en train d’écrire l’histoire de Marya est une vérité poétique mais pas littérale… et quand j’y réfléchis plutôt que je n’y travaille vraiment, je me sens bizarrement mal à l’aise, coupable, incomplète. Pourtant cette réflexion est assurément aussi importante que l’écriture… Je pense, à l’âge de quarante et un ans, que je suis peut-être parvenue à un accord de cessez-le-feu avec moi-même… ou avec un de mes « moi »… que réfléchir est non seulement aussi bien que travailler mais nécessaire, passionnément nécessaire ; que cela doit précéder l’écriture. Malgré tout, j’éprouve de la culpabilité … pas beaucoup… légèrement, je crois… une agacerie comme agacerait le vrombrissement d’un moustique… rien de sérieux, sûrement rien de profond, mais pénible ; contrariant. Je veux, et ne veux pas, en finir avec Marya. En délivrer mon imagination. Et pourtant, en un sens, j’ai l’impression que je devrais rester avec elle de façon plus ou moins permanente… fondre sa vie à la mienne. (Mais je ne peux pas. Cela ne marcherait pas. Ne le devrait pas. Car Marya et moi ne sommes pas la même personne.)

 

14 juillet 1979. Le délire migraineux d’une journée (hier, par exemple, où j’ai écrit des heures durant, toute la journée, jusqu’à 22 heures), le détachement du jour suivant (aujourd’hui, par exemple, où j’ai revu et réagencé calmement ce que j’avais fait pendant la débauche d’hier)… Très manifestement j’ai besoin de cette pauvre créature qui écrit jusqu’à ce que la tête lui tourne, que sa vue se brouille et qu’elle se rappelle à peine qui elle est… même si je préfère de loin l’activité d’aujourd’hui… débrouiller les choses, retaper des pages, barrer des passages, passer en bref un très bon moment avec Marya et son destin.

[…]

… La maison de Marya, le destin de Marya. Un jaillissement frénétique d’idées. L’une après l’autre après l’une. Hier, absolument vidée ; aujourd’hui, totalement revigorée ; et maintenant, en cette fin d’après-midi, le manuscrit est plus ou moins achevé… environ 350 pages… la trajectoire d’une vie en cours… assez différent de tout ce que j’ai fait jusqu’à présent. Marya se crée, elle n’est pas créée passivement par d’autres. (Comme on pourrait le lui prédire, étant donné son enfance sordide : mort du père, ivrognerie de la mère, etc.) Non seulement je crois qu’on peut créer sa vie… mais je l’ai fait… j’en suis le témoin. La volonté n’existe pas chez tous, bien sûr, et beaucoup sont brisés, mais la possibilité est là… l’espoir radieux… le « destin » qui est le moi.

 

18 juillet 1979. Assise à la table à plateau de verre de la salle à manger, en train de signer des colophons pour Herb Yellin. Queen of the Night, que j’aime toujours beaucoup. Dehors, il pleut. L’étang est de nouveau immense, les moqueurs miauleurs temporairement réduits au silence (ils sont une armée ! Qui nous réveille de bonne heure tous les matins), un musique d’une beauté exquise sur l’électrophone : Sept Pièces [caractéristiques] de Mendelssohn… jouées par Rena Kyriakou ; puis les Valses nobles et sentimentales de Ravel jouées par Abbey Simon ; et du Chopin, un nouvel enregistrement d’un certain Yakov Flier (un pianiste soviétique dont le nom m’est inconnu). Merveilleuse, déchirante Polonaise n°2. Je m’aperçois que j’ai cessé de signer « Joyce Carol Oates » et que je suis en train d’écouter en regardant la table sans la voir.

… Hier, grosse activité : New York par un train du matin, livré le manuscrit révisé de Bellefleur à Henry, marché jusqu’à la 58e Rue, déjeuner chez Thursdays, marché ensuite jusqu’au Metropolitan, vu « Treasures from the Kremlin » et des paysages des XIXe et XXe siècles (dans la belle aile Robert Lehman : si belle qu’en y entrant, au sortir du couloir sombre et plutôt médiéval du vieux bâtiment, nos cœurs ont bondi – et puis ce toit de verre, Seigneur !)… et des tableaux magnifiques… Maison derrière les arbres de Braque que j’aurais juré de Matisse… et un beau Matisse à côté… et, et… ! Tant et tant. Après le musée, sommes retournés à pied au 666, Cinquième Ae, où nous avons passé deux heures détendues, paisibles et très bavardes avec Bob [Phillips] au Top of the Sixes […].

… Fini Marya : A Life. Et en suis maintenant exclue. Réécrit quelques pages ce matin, travaillé à une nouvelle scène entre Marya et Ian, décidé soudain que je n’en voulais pas, que le roman (ou livre : ce n’est pas précisément un roman non plus qu’un recueil de nouvelles) n’en avait pas besoin… et j’ai donc tout jeté… Et maintenant mes pensées vagabondent. Se demandant dans quelle direction plonger. De quelle énorme quantité de temps, de temps pur, on dispose quand on n’est pas en train d’écrire avec fureur… ! Et je suppose qu’avoir remis Bellefleur hier marque la fin d’une autre petite époque. (J’ai revu ce roman-là aussi, par intermittence. Une page par-ci, quelques pages par-là. En supprimant. Resserrant. Réécrivant. Et, hélas, en développant… par endroits.) Maintenant c’est fini, remis, et Marya aussi est fini pour le moment. Un jour, je ferai quelques petites choses sur le manuscrit, j’y mêlerai des faits, des informations, que le récit sous sa forme actuelle ne peut recevoir ; mais mon intuition me dit que, pour le moment, Marya est terminé et que j’en suis exclue et que mon imagination doit se porter ailleurs.

[…]

 

19 juillet 1979. […] Depuis que j’ai fini Marya : A Life et remis le manuscrit de Bellefleur et réarrangé certaines des nouvelles de Sunday Blues, je suis extraordinairement « libre »… mon esprit vagabonde ici et là… sans hâte, pas tout à fait sans but… pas encore tracassé par la culpabilité… même si cela va certainement venir. Un monde immense, sans structure, gaiement sociable, bruyant, peuplé, non prémédité… J’ouvre mon courrier, lis quelques lignes dans une lettre, l’abandonne, prends une autre enveloppe et l’ouvre, quel babillage, qui sont tous ces gens ! […]

… Promenade à Princeton dans l’air chaud de l’été. Eh bien – c’est tout. On arrive au centre, au point-repos, et il y a autant de chances que ce soit Princeton le 19 juillet 1979 que n’importe où, n’importe quand. Mon esprit volette de-ci de-là avec nervosité… fouine dans les coins… épie… curieux… inquisiteur… insatiable… trouvant fort peu… mais le processus est fascinant. […] Si j’écris le genre d’histoire qui m’intéresse, cela tient davantage de la novella que de la nouvelle tout court, et aucune revue ne serait intéressée ; et mon esprit bondit irrésistiblement vers une structure plus vaste : comment cela s’intégrerait-il dans un récit plus ambitieux, comment ses personnages secondaires se débrouilleraient-ils dans leur propre fiction ? Et donc on se retrouve face à un roman… un autre roman. Et je ne peux pas en commencer un, impossible, pas si tôt après Marya, pas si tôt…

[…]

 

21 juillet 1979. Réfléchi et pris des notes… ruminé… rêvassé (pendant que nous traversions rapidement le pont sur la Delaware, à Washington Crossing ; et plus tard dans Titusville) sur un nouveau roman possible. Angel of Light. (Allusion à John Brown et à la « présence » d’Ashley Nichol dans la vie de Maurie Halleck après qu’il la sauve de la noyade quand ils ont tous les deux dix-sept ans… et au rôle d’ange/vengeur de Kristin Halleck dans la vie d’Ashley.) Le problème est évidemment que j’ai trop de romans, trop de livres en stock en ce moment… un vrai train de bois… oh, ma foi ! Réarrangé Sunday Blues hier. Révisé quelques pages éparses de Marya. (Ajouté des informations de contexte à plusieurs des nouvelles, qui devraient se lire davantage comme des « chapitres » que comme des « nouvelles » indépendantes.) Mais évidemment je suis exclue de ces mondes, maintenant. Et dois en concevoir un autre.

[…]

… Réfléchis et rumine et spécule sur la structure possible d’Angel of Light. (Et le titre. Est-ce un titre avec lequel je puisse vivre pendant l’année qui va venir ?) J’aime l’idée d’un développement strictement chronologique… un enchaînement d’événements où la causalité fonctionne avec une force évidente. À savoir : le roman commence par les mots : « L’accident survint le neuvième jour du voyage… » et le roman entier se développe à partir de cette déclaration. Mais je veux aussi, ou semble vouloir, un roman éthéré… des vies, âmes, consciences, qui s’entrelacent… s’effleurent les unes les autres, année après année… « La voix » sera peut-être nécessairement « des voix » ; il faut voir. […]

… Lentement. Il faut que je travaille lentement. Que je permette à la personnalité des gens de se développer. Leur personne physique aussi. Ne pas pousser trop vite à la « gestalt »… ! Une aussi bonne définition du génie qu’une autre… Il faut aller lentement, timidement, en tâtonnant.

[…]

 

29 juillet 1979. […] Bébés grenouilles près de l’étang et du ruisseau. Ray en a tenu un dans sa main : petite chose exquise, vert émeraude, grands yeux qui ne cillent pas, bras et jambes parfaitement formés. (Ray l’avait enlevé à Miranda, qui jouait avec. Mais il était indemne – remis dans l’étang, il est parti d’une détente.) … Hier deux cerfs sont sortis des bois. Nous étions sur la terrasse avec nos invités, avant le dîner. Un cerf, puis un autre. Au crépuscule. Mais on pouvait voir leur belle robe rousse, leur livrée d’été. Exquis, beau… impossible de décrire leur grâce… le mystère de leurs mouvements, de leur être. Un de ces « moments parfaits ».

… « Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ? » demande Nietzsche.

… Vendredi soir, le Requiem de Berlioz par le chœur Robert Shaw et des musiciens du Westminster Choir College. À la chapelle de l’université. Un Dies Irae d’une puissance extraordinaire. Les larmes me sont montées aux yeux, je me suis sentie presque alarmée, bouleversée, cela ressemblait à ce qui s’était passé à St. Paul à Londres, il y a si longtemps, à l’écoute du Requiem de Verdi. On ne veut pas vraiment des émotions aussi fortes… Ensuite c’était presque un soulagement que la musique dure trop longtemps, que l’Agnus Dei soit plutôt anémique (après un beau Sanctus), que tout s’éteigne, prenne fin. Mais j’étais encore désorientée par la force de la musique ; des élancements violents dans la tête pendant une heure ou plus.

[…]

 

31 juillet 1979. Rentrons d’une promenade à Upper Black Eddy ; le téléphone sonne ; Ray se précipite – et c’est pour moi : un appel de chez Dutton m’informant que Henry Robbins est mort.

Cinquante et un ans. Crise cardiaque dans le métro ; mort à l’hôpital ; et nous ne le reverrons jamais.

… L’absurdité de nos activités : écrire, la vie « littéraire » ; Henry si brutalement balayé, effacé, « il est mort dans le métro alors qu’il allait travailler » et voilà… La dernière fois que je l’ai vu, dans son bureau chez Dutton, le 17 juillet, il y a exactement deux semaines, il avait l’air en parfaite santé… gai… nous nous sommes serré la main en nous quittant… je lui ai demandé de me téléphoner, juste pour me dire bonjour ; et il a dit qu’il n’y manquerait pas… Notre déjeuner ici, à la maison, le 28 juin. Une merveilleuse journée. Merveilleuse à tous égards… je n’arrive pas à croire que je ne le reverrai jamais.

… (Mais au fond de moi, cela ne paraît pas improbable. Quand il nous a parlé de ses crises cardiaques, en les minimisant, en souriant, en tournant cela à l’anecdote – il s’était senti plus irrité qu’effrayé à la perspective de perdre son temps à l’hôpital –, j’ai pensé très clairement que sa vie était précaire ; qu’il avait manqué de peu la perdre et que cela se reproduirait ; et à cet instant-là je l’ai aimé, je crois – ou j’ai éprouvé une étrange peur panique suffocante pour lui – pour ce qu’il n’admettait pas. C’était comme de voir un petit enfant trop près d’une rue passante, ou sur un rebord, près d’un garde-fou – un spasme de peur, de pitié, un sentiment nauséeux de perte imminente – mais d’impuissance aussi. Si bien que j’ai eu envie de dire des mots parfaitement banals et inutiles, prenez soin de vous surtout, des mots absurdes de ce genre. Je les ai peut-être dits, d’ailleurs, je ne me souviens pas… Oui, il m’avait traversé l’esprit plus d’une fois que cela pouvait se produire. Mais en même temps je pensais, comme Ray, que nous serions amis de longues années, que c’était le début d’une longue relation…)

… Cela ne peut être exagéré ni répété trop souvent : c’était tout simplement un homme merveilleux : courtois, intelligent, drôle, doux, chaleureux, avec un sens de l’humour légèrement ironique parfois, « séduisant » à tous points de vue (pour ce que cela vaut)… Le seul point positif : sa réussite : il n’est assurément pas mort en ayant raté sa vie : il semblait jouir de la vie, et jouir, tranquillement, de sa réussite.

… Le long de la Delaware, roulant mes pensées pesantes sur une histoire, une novella, une autre histoire, une autre novella, ayant relu les épreuves de Cybele hier soir (et quelle histoire déprimante !) alors que Henry se mourait à l’hôpital, ou était déjà mort. L’absurdité de tout cela. La pure… imbécillité. J’avais voulu dédicacer Bellefleur à Henry mais m’étais dit que ce serait peut-être un geste trop théâtral, trop soudain, impétueux, pourquoi n’ai-je pas fait ce geste alors qu’il était en vie, mon Dieu ! – pour ce que cela valait. (Je n’arrive pas à penser que cela valait grand-chose.) … Le sourire de Henry, son expression caractéristique : intelligence, réserve, un air contemplatif : et maintenant c’est fini, effacé. Je ne peux éprouver de colère, ni même d’étonnement. Cela paraît inévitable. « L’univers se comporte comme il doit. » « L’univers inhumain se comporte comme inhumainement il le doit. » Absurde même de faire observer l’absurdité. Je sais seulement que je le voudrais de retour, que cela n’arrivera pas et… Ses enfants doivent être anéantis. Sa fille de dix-huit ans qui lui ressemble tellement. Et chez Dutton. Et la pauvre Joan Didion ! Et John Irving, Stanley Elkin, Doris Grumbach, Fran Lebowitz… « Il a eu une crise cardiaque dans le métro, il est mort à l’hôpital… »

 

1er août 1979. Voici mes rencontres avec Henry :

1. Déjeuner chez Lahiere, notre première rencontre, où nous avons parlé de Graywolf, puis traversé le campus à pied pour aller à Prospect House

2. Le jour où j’ai apporté la copie de Jigsaw chez Dutton (en allant à l’American Academy)

3. Au club de Princeton […]

4. La soirée des Fawcett au St. Regis, en décembre

5. Un déjeuner avec Blanche et Ray dans ce restaurant au coin de la Troisième et de la 23e Rue

6. Après la cérémonie des NBA, nous sommes allés ensemble au cocktail et avons rencontré quantité de gens (Doris Grumbach, Fran Lebowitz, Vicky, l’« amie » de Henry, Peter Davison, John Irving…)

7. Déjeuner ici, une magnifique journée qui s’est parfaitement passée…

8. Le 17 juillet, dans son bureau, le jour où je lui ai remis le manuscrit revu de Bellefleur

 

… Écrit une longue lettre à Joan Didion.

… C’est en octobre 1978 que Joan m’avait écrit en me donnant le nom de Henry. L’empressement de Joan, sa générosité, son absence totale de « jalousie professionnelle » sont stupéfiants…

… Je suis horrible à voir. M’apercevoir par hasard dans la glace me donne un choc. Cernes sous les yeux, yeux rougis, rides qui se creusent autour de ma bouche, au coin de mes yeux…

… Demain, 13 h 30, mes parents arrivent à l’aéroport de Trenton. Mais cela devrait aller mieux d’ici là.

… En Henry, voyant aussi Ray. Cela fait mal. La perte soudaine et irrévocable. « Henry est mort dans le métro alors qu’il allait travailler » – et voilà – ces mots au téléphone – irrévocables – changeant tout. La seule grâce minime, grotesquement microscopique, est que sa mort est venue de l’intérieur ; ce n’était pas un accident absurde. Ce n’était pas le résultat d’une agression… si cela avait été le cas, la perte serait insupportable.

… Par bonheur, j’ai immensément apprécié Henry dès le début et me rappelle nos conversations dans le détail. Je me rappelle ses expressions, ses vêtements, ses paroles, sa gentillesse, sa compassion immédiate, son sourire… Qu’il fût un éditeur réputé, « célèbre » et recherché n’entre pas en ligne de compte ; le fait, le fait tragique, est qu’il était l’homme le plus sympathique que j’aie rencontré depuis des années… Dans une autre dimension, j’aurais certainement pu tomber amoureuse de lui ; si j’avais été plus jeune, célibataire ; etc. Mais en fait je le voulais pour ami. Je le voulais si fort… à proximité… quelqu’un que je n’aurais peut-être pas vu souvent, mais à qui j’aurais souvent pensé, et constamment, en rapport avec mon écriture. Mon sentiment intuitif de son intuition était tellement plus fort, tellement plus certain, qu’il ne l’était pour qui que ce soit chez Vanguard… même si j’ai aussi beaucoup d’affection pour Evelyn…

[…]

 

2 août 1979. Aucune difficulté avec l’arrivée [de mes parents], le vol a été agréable, notre après-midi idyllique : déjeuner sur la terrasse qui donne sur l’étang, terminé quelques minutes avant que le ciel éclate. Maman et papa en excellente forme et pleins d’entrain ; aucun signe de la maladie de ma mère… La visite est assombrie par la pensée de Henry, et de la mort en général ; mais personne ne s’en aperçoit. De toute façon, je suis habituée à ce genre de dualité. Dire une chose, en penser une autre. Éprouver une chose (et l’éprouver très authentiquement) et penser quelque chose de tout à fait différent.

… Nietzsche : sur la perception de la vérité par l’artiste… Il (l’artiste) ne veut pas être privé des interprétations splendides et profondes de la vie… En apparence il combat pour la dignité et l’importance supérieure de l’homme ; en vérité, il ne veut pas renoncer aux présupposés les plus efficaces de son art : le fantastique, le mythique, l’incertain, l’extrême, le sens du symbolique, la surestimation de la personne, la croyance dans un élément miraculeux du génie. Il considère donc que la permanence de son genre de création est plus importante que la dévotion scientifique à la vérité sous toutes ses formes, si évidente soit-elle.

… La pensée enfantine : si je compose le numéro de X et demande à lui parler, peut-être est-il toujours en vie. Précieuse, la lettre la plus récente de Blanche, qui dit : « Henry est content, j’en suis sûre, que vous ayez fini les révisions de Bellefleur aussi rapidement. » Car jamais plus personne ne parlera de Henry à ce temps-là.

… « La raison suprême… je la vois dans le travail de l’artiste », dit Nietzsche. (Dont la noblesse, le stoïcisme, la ténacité de l’humour m’attirent.) Et : « Le bonheur réside dans la rapidité du sentiment et de la pensée : le reste du monde est lent, graduel et stupide. Quiconque pourrait percevoir la course d’un rayon de lumière serait très heureux, car elle est très rapide… »

… « Mettre l’individu mal à l’aise, telle est ma tâche. »

… J’ai la chance de ne pas avoir conçu Bellefleur en rapport avec Henry Robbins. Le fait que le roman entier, sa texture, sa tonalité, sa folie, ait été conçu il y a quelque temps, me sauve d’un désespoir sentimental et autodestructeur : ne pas vouloir le publier.

[…]

 

3 août 1979. Orgue et chœur, « office du soir » à la chapelle de l’université ; épiscopale ; nous y sommes allés parce que mon père s’intéresse à l’orgue et à la musique chorale, et c’était extrêmement intéressant dans l’ensemble … à condition de passer discrètement sur l’optimisme imbécile du chapelain […]. Et naturellement sur certaines notions chrétiennes d’un simplisme et d’un pharisaïsme embarrassants… Mais regarder défiler les enfants de chœur était fascinant ! Des garçons d’âges divers, de huit à dix-huit ans environ, mais la plupart avaient douze, treize ans, beaux visages, austères, sobres et intelligents (du moins en donnaient-ils l’impression dans leur longue robe mince). Captivée comme je le suis toujours par les visages, je me suis senti des affinités, si indirectes soient-elles, avec Oscar Wilde… Une belle pièce de William Walton. Un morceau d’orgue puissant de Franck (un des préférés de mon père). Sous-jacente, colorant l’ensemble, la pensée de Henry, naturellement ; et de la « mort » ; mortalité ; destin. Quelle signification cela a-t-il, je me le demande sincèrement, quand les chrétiens chantent d’une voix fière et sonore.

[…]

… En écoutant les prières de l’office du soir, j’ai dû accepter le fait, oublié depuis de nombreuses années, que j’étais radicalement sceptique, et même assez cynique ; que je trouve les « croyants » idiots ; que je suis incapable de participer à une activité de groupe quelle qu’elle soit. Les chants étaient agréables, le chœur superbe, l’orgue pas mal du tout (à mon avis : mon père avait des réserves), mais je n’ai cessé de penser à Henry et au peu de consolation que ces notions simplistes sont à même d’apporter à quiconque souffre, ou même pense, authentiquement. Christ est ressuscité, Christ est ressuscité, dites-le gaiement, Christ est ressuscité, répétez cent fois, dites assez souvent que Dieu est bon et peut-être le vieux monstre sera-t-il bon… aura-t-il assez honte pour être bon ; mais sans doute pas. Cet athéisme vieux jeu fait tiquer, mais avez-vous assisté à un office du soir, récemment ?… Peut-être espérais-je aussi que la foudre frappe. Ce genre de chose arrive. C’est du moins ce qu’on dit. Mais je me suis simplement sentie de plus en plus détachée des gens qui m’entouraient (qui chantaient avec beaucoup d’ardeur), et n’ai apprécié le chœur et l’orgue que lorsque les morceaux étaient bons, musicalement. Sinon, non… rien.

 

6 août 1979. Séjour merveilleux de mes parents (ils viennent de prendre l’avion du retour à Trenton) qui a paru passer plutôt vite. J’ai été tourmentée d’un bout à l’autre par un étrange sentiment de dualité… ou de mélancolie… un sentiment de mortalité… la maladie de ma mère en mai, la mort de Henry, le temps, le vieillissement, la maladie, la mort… mais en même temps me suis trouvée remarquablement gaie, et même détendue, une fois la tension initiale passée. (La première demi-journée de leur visite est toujours un peu empruntée – trop de sourires, trop d’exclamations !) « Présages de mortalité ». … Être de nouveau une fille, être membre d’une famille, trouver facilité et même joie dans la simplicité d’un tel rôle, et n’y croire cependant que par intermittence, peut-être parce que mes parents ne devaient rester que très peu de temps.

[…]

… Je vis loin de chez moi depuis si longtemps, ayant « quitté la maison » à dix-huit ans, qu’il faut que je me pince pour me souvenir, me rappeler, que je suis une fille aussi bien qu’un individu. Plus facile de me penser « épouse » que fille, à ce stade. (Suis-je également une sœur pour mon frère ? Cela semble si accessoire, si flou.) […] Je me conduis assez normalement, peux même me découvrir évaporée et bébête, mais en même temps il y a une certaine marge… un certain espace vivement éclairé… que personne ne peut traverser, pas même moi. Le remède serait peut-être davantage de contacts avec mes parents, davantage d’appels téléphoniques, en particulier. J’ai besoin de démystifier cette relation. De la rendre normale, ordinaire, facile, voire machinale, routinière. Mes tendances à la mythologisation doivent être tenues en bride par les rituels banals de la vie quotidienne… Malgré tout, ils me manquent ! Je me sens triste.

… Coup de téléphone de Jack Macrae (Jack Macrae III) de Dutton concernant Henry, les suggestions faites par Henry pour Bellefleur (publication prévue en juin 1980), notre perte commune. Je me sens anesthésiée. Je ne sais pas ce que je ressens. Mis à part le choc de la mort, la douleur d’avoir perdu quelqu’un d’aussi précieux, il y a la frustration, la rage, le ressentiment, la terreur : savoir qu’émotions, et même amour, ne suffisent pas pour sauver un autre être humain de la mort. (Y a-t-il rien de plus profondément angoissant ?)

 

9 août 1979 […] Belles journées paisibles. Août. L’illusion de l’immobilité. Le temps passe comme il doit le faire mais, ici, nous avons une illusion de permanence : la même chaleur ensoleillée jour après jour, tombant rapidement au crépuscule ; les mêmes cigales, grillons, grenouilles-taureaux (les grenouilles-taureaux sont particulièrement vigoureuses et bruyantes) ; notre emploi du temps de travail le matin, arrêt à 1 heure ou 1 h 30 pour le déjeuner de Ray et mon petit-déjeuner, la distraction du courrier, puis une promenade à pied ou à vélo dans l’après-midi, ou des courses, des corvées, et travail de nouveau jusqu’au dîner… Sous-jacente à cette tranquillité idyllique, la pensée (mais je dois affirmer que c’est ma pensée, pas celle de la nature) de la mort, de la mortalité, du passage de… de tout, en fait. Tournée de quelques degrés dans un sens, cette idée est désespérée et larmoyante ; tournée dans une autre direction, elle est stoïque, noble, « tragique », transcendante. C’est peut-être la seule « idée » authentique dont dispose la littérature sérieuse.

[…]

 

24 août 1979. Vagues notes informes pour la nouvelle de Nina Vogt, diversement intitulée Minor Characters, The Revenant, Falling in Love Again, Again24. (Chaque titre indique une nouvelle très différente.)

… L’édition de them par la Franklin Library est arrivée, sentant une odeur de botte en cuir très neuve et très coûteuse.

… C’est peut-être la saison. Ou une fissure mauvaise dans mon caractère qui commence maintenant à s’affirmer. Ou l’effet de cette édition de la Franklin Library – un classique « instantané » par son aspect – lourde couverture de cuir avec lettres dorées, intérieur satin, illustrations victoriennes. La liste qu’on y trouve de mes livres est impressionnante. Tant de livres ! JCO a manifestement une carrière bien remplie derrière elle, si on choisit de voir les choses ainsi ; encore beaucoup de titres et elle ferait aussi bien de… quoi ?… renoncer à tout espoir de « réputation » ? Je sais que je suis totalement sérieuse ; je sais que je suis à la fois têtue et inspirée, et parfois extatique ; je rumine ce que j’écris, je revois beaucoup ; mais je travaille dur, longtemps, et, les heures passant, je crée apparemment plus que je ne m’y attends ; plus, assurément, que le monde littéraire n’autorise un écrivain « sérieux » à le faire. Pourtant j’ai d’autres nouvelles à raconter, et d’autres romans… (Angel of Light dans mon tiroir, ici, acquérant très lentement de la profondeur. Mais lentement.) Ce n’est pas un problème que tout le monde ait à affronter […]

 

29 août 1979. Ma stratégie : réfléchir à Angel of Light une vingtaine de jours ou plus, comme à distance, sans même commencer à écrire la première phrase du premier paragraphe ; prendre des notes sans aucun sentiment d’obligation… obligation d’être pratique, utilitaire ; essayer d’envisager les scènes centrales du point de vue de chaque personnage concerné – un genre d’hologramme. Ce que ce roman a de curieux et de stimulant, c’est, pour l’instant, son côté insaisissable : et si je ne fais pas attention, je vais succomber violemment à un seul point de vue, une seule conscience (très manifestement celle de Kristin – mais aussi de Maurie et de Nick). Au bout du compte il faut que je me centre quelque part… je suppose…

[…]

Ressentez-vous de l’amertume, m’a-t-on demandé récemment, à être rejetée par les « féministes » (ce que je ne savais pas, je dois le reconnaître) alors que sont encensés tant d’ouvrages sans ambition, qui ressassent les clichés féministes… ? J’ai trouvé qu’ « amertume » était un mot plutôt fort et plutôt insultant, d’autant que je ne connais pas vraiment le contexte et que je n’avais guère envie de m’en enquérir. Cela dit, il est ironique que, m’attaquant à des sujets généralement plus vastes – et plus ambitieux, je suppose – que les ouvrages féministes (qui semblent en gros de deux sortes – jérémiades contre les hommes, affirmation de l’indépendance des femmes à l’égard des hommes via des alliances lesbiennes), je ne sois pas considérée du tout comme « féministe ». Lorsque les hommes s’essaient à des romans vastes, ambitieux, cela paraît tout naturel – tout masculin ; une femme qui s’essaie à de tels romans s’expose à être considérée comme une rivale par les hommes, et comme un déserteur de la cause par les femmes. On aimerait penser qu’un écrivain femme qui choisit d’écrire sur des sujets traditionnellement non féminins serait appréciée par quelqu’un… et même par des féministes… mais cela n’est apparemment pas le cas. Et puis la question homme/femme devient si fatigante… Personnalité, pas sexe ; individualité ; « voix » ; vigueur ; audace, la capacité d’être humilié… L’égoïsme nécessaire du « grand artiste » tempéré par un sens des proportions sans lequel tout serait de toute façon perdue – dans la vie comme dans l’art.

 

31 août 1979. […] Le plaisir exquis d’envisager un nouveau roman. Des heures et des jours. Des semaines. S’embarquer pour une traversée. Une tapisserie chatoyante… Voir la fin au début (plus ou moins : île Mount Dunvegan, Nick et Kristin), c’est se sentir soulagé d’une partie de son anxiété. Et même si je ne finis jamais ce roman, je suis si satisfaite, si enthousiasmée encore, par Bellefleur, quelle importance cela aurait-il, finalement… L’euphorie et l’appréhension démentes au moment de commencer un nouveau roman serait incompréhensibles à quiconque, et sans aucun intérêt. Comme 99 % de ce journal. Mais le plaisir du journal, sa sanctification, réside dans le fait qu’il n’a pas à se justifier en termes d’intérêt. Il n’est pas censé intéresser qui que ce soit d’autre que moi ; il n’a pas de prétentions artistiques ; sa nature réticulaire, ses amplifications, broderies incessantes, ne sont là que pour elles-mêmes… Et comme ce qui m’intrigue dans le passé n’est pas invariablement les grandes questions « esthétiques » que je ne cesse de ruminer, mais des choses très banales – ce que Ray et moi avons fait tel jour, ce que nous avons mangé, ce que nous lisons – le journal doit consciencieusement les noter aussi.

[…]

 

5 septembre 1979. Ciel menaçant : l’ouragan David approche et devrait atteindre cette partie de l’État demain. Un calme lourd, sombre, méditatif… Dans une demi-heure, des invités arriveront ; toute la journée j’ai pensé à Angel of Light et me suis préparée à cette soirée ; l’esprit dérivant, ruminant… La situation centrale est une noix impossible à briser. Je la tourne, la tripote, la roule… la secoue… Mais je n’arrive pas à en faire quelque chose… n’arrive pas à saisir clairement les relations…

… Comme mes autres romans, celui-ci doit être centré sur une image. J’aimerais commencer par « Night-Blooming Cereus » [« Reine de la nuit »]. Mais ensuite, le retour en arrière, de si nombreuses années… Un récit fragmenté… D’un autre côté, je veux aussi une histoire rapide, qui commence très convenablement par les garçons dans l’Ontario ; l’accident ; Nick qui sauve la vie de Maurie. L’histoire de Nick et de Maurie est manifestement en porte-à-faux avec celle de Kristin. Mais je veux les deux… Comment manœuvrer le passage d’une génération à une autre sans que le roman donne l’impression d’avoir le dos brisé ?

… Je me prépare pour le semestre à venir, et me réjouis de notre premier jour, les réunions, le déjeuner, etc., jeudi prochain, le 13. Et lundi, mon premier cours, à 13 h 30. Et puis de nouveau mercredi à 13 h 30. Tout sera beaucoup plus facile cette année, beaucoup plus calme, deux jours seulement à l’université. […]

… La noix, le nœud, l’énigme de ce nouveau roman. J’ai beau m’être donné un temps considérable pour y réfléchir, je ne m’attends vraiment pas à une percée… La dimension « naturaliste » pourrait devenir trop tentante ; je pourrais finir par écrire un roman « washingtonien » ; ce que je ne veux pas… D’un autre côté, je n’ai pas vraiment envie qu’on se méprenne, qu’on pense que j’ai essayé de faire un roman washingtonien… sans y parvenir.

… Premières critiques très sympathiques d’Unholy Loves [Amours profanes]. Publishers Weekly et American Library Journal. Mais je me sens plus ou moins vaincue d’avance… Je sais que ce roman ne plaira ni aux critiques ni aux lecteurs… et dois l’accepter comme la conséquence, en partie, de ma consternante prolificité. Rejet, indifférence, voire injures, ne seront pas trop dramatiques pour Unholy Loves, qui est assurément un roman modeste, mais il n’en ira pas de même pour Bellefleur… Je n’ai pourtant pas d’autre solution que de le publier… je pense… Un « problème » étrange quand tant de mes amis et de mes connaissances, du moins ceux du Midwest, n’arrivent même pas à faire publier leur premier vrai livre ! J’ai conscience d’une certaine absurdité. En même temps, il y a un sentiment d’obligation, d’obligation presque morale, à l’égard des livres non encore écrits… ou au moins à l’égard d’Angel of Light… je dois plonger dans ce roman comme si je n’avais encore jamais écrit de roman et que tout soit à venir.

 

9 septembre 1979. Travaille depuis quelques jours à un petit essai sur The Picture of Dorian Gray de Wilde25. Wilde et l’artiste ; la destruction de son sujet par l’artiste ; la chute, de l’innocence à la conscience de soi (Dorian se voyant pour la première fois, dans le tableau de Basil Hallward). Cet essai me passionne… et la perspective de construire un livre sur le sujet… Images de l’artiste. Images de soi. Mon esprit vole vers Mann, Flaubert, Hawthorne, peut-être Melville à nouveau…

… Quelqu’un m’a dit que j’avais été proposée pour un prix important. Mais comme ce n’est pas la première fois, inutile que je m’inquiète d’un succès éventuel… Ne pas gagner est si facile ; on le fait plus ou moins tous les jours ; mais gagner… gagner impose une perception entièrement neuve de soi… Comme ce pauvre Dorian regardant son portrait et y voyant pour la première fois « Dorian Gray », alors qu’auparavant il habitait cette personne avec un parfait naturel. Mon Dieu ! y a-t-il plus déboussolant !

… Charmante soirée, mercredi dernier. Ed Cone jouant le quinzième Prélude alors que la pluie cinglait toit et fenêtres. (Le jour où l’ouragan a balayé Princeton, et où une petite tornade a frappé Alexander Rd. et une partie du campus. Magnolias et d’autres arbres plus grands, mis en pièces… Navrant à voir. Si la tornade était passée par ici, cette maison de verre aurait été aplatie. Il y a tout de même des débris partout… Ray les ramasse petit à petit…)

[…]

 

17 septembre 1979. Une belle journée d’automne, premier jour de cours à l’université. J’ai fait la connaissance de mon atelier 201 (qui semble composé d’étudiants exceptionnellement sympathiques), puis Ray et moi avons fait une longue promenade, éblouis par le soleil, les fleurs d’automne, le lac Carnegie, notre propre bien-être extatique. Angel of Light semble gelé, immobile ; mais je ne peux me laisser décourager ; après tout, cela s’est déjà produit.

… Vendredi, déjeuner à New York ; Jack Macrae III (président de Dutton), Karen Braziller (l’assistante de Henry) et Blanche. […] Puis chez Don et Marion Barthelme, 11e Rue, et dîner dans un restaurant de la Sixième Avenue que les Barthelme apprécient. Don était en forme : mince, beau, en pleine santé, gai : quoique nous semblions souvent incapables de nous dire quoi que ce soit, j’en suis venue à penser que nous nous aimons bien… d’une certaine façon.

… Retravaille de nouveau des pages de Bellefleur. Élimine certains passages – le chapitre « Veronica » par exemple – en développe d’autres. Revois aussi (je sais à peine pourquoi) la fin de Haunted Houses et travaille à une nouvelle, The Mirror26, dont j’ai écrit 8 pages dans un élan d’inspiration, ce matin… sachant, je suppose, que j’avais cours à 13 h 30. (Rien de tel que la pression merveilleuse, insupportable, de savoir que l’on doit être quelque part et enseigner à une heure fixée pour donner de l’inspiration. Les idées volent de plus en plus vite, et on arrive à peine à suivre le rythme.)

[…]

 

28 septembre 1979. Ces journées extraordinaires d’automne ! La nature a une beauté divine impossible à décrire, et presque impossible à ressentir – tant elle est incroyable. On se promène à pied ou à vélo dans un véritable éblouissement. Aucune saison n’est tout à fait comparable à celle-ci, sûrement… Le cornouiller, d’une si belle blancheur au printemps, est maintenant d’un orange brun-roux avec de jolies baies rouges, excessivement rouges, très rouges… et ces arbres, ces petites arbres gracieux, sont quasiment partout. (Il y en a un derrière moi, dans notre jardin. Les baies sont aussi vives que des fleurs.)

… La saison mondaine a commencé avec beaucoup de brio, y survivrons-nous ? […] Charmant Princeton. Tourbillonnant Princeton. Par voie de conséquence, on se lève de plus en plus tôt pour se mettre à son bureau en ayant des heures devant soi, avant même que le téléphone commence à sonner. Ma foi – « cela ressemble beaucoup à la vie ! » comme disait un ami intime, dans un autre contexte.

[…]

 

1er octobre 1979. Pluie, froid prématuré. Une journée épuisante et passionnante. En déjeunant à Prospect aujourd’hui […], j’ai appris que les Suédois qui viennent nous rendre visite mercredi, qui viennent en fait déjeuner, sont végétariens et abstinents, et ont d’autres petites excentricités importantes. Autant noter ici que je suis sur la liste des candidats sélectionnés pour le Nobel, cette année. Carlos aussi. (Que je connaissais plus ou moins. Mais sans savoir que lui me connaissait.) Carlos Fuentes… séduisant, dandy, extraordinairement sympathique. Très gentil à lui de m’informer sur les Suédois et leur végétarisme…

… La situation est légèrement absurde. Non seulement je ne mérite pas le prix Nobel, surtout en milieu de carrière ; je pense vraiment ne pas le désirer. Imaginez les dégâts pour ma vie ordinaire… quotidienne… le changement d’attitude des autres à mon égard… les conséquences inévitables.

(On ne peut jamais prévoir les conséquences, sinon pour deviner qu’elles seront pénibles.)

… De toute façon, il y a peu de chances que je l’emporte, puisque les concurrents « bien placés » passent pour être Nadine Gordimer (qui devrait gagner) et quelqu’un d’autre – peut-être Octavio Paz. (Est-ce possible ? Je n’ai peut-être pas bien entendu.)

[…]

 

2 octobre 1979. Promenade dans Pennington, et une promenade à vélo au lac Honey. Et les heures passent. Mon imagination est au point mort avec Angel of Light et n’a pas bougé d’un pouce depuis des jours ou des semaines. The Man Whom Women Adored27 [L’homme que les femmes adoraient] a dû me vider d’une bonne partie de mon énergie, quoique je ne voie pas pourquoi. Je pense à Flannery O’Connor, qui a dit dans une lettre : « Je travaille à partir d’une base si pauvre que tout ce que je fais est pour moi un miracle. » Mais ensuite, assez bizarrement et avec assez d’arrogance, je trouve, elle poursuit : « Ne croyez pas que j’écrive pour une purgation. J’écris parce que j’écris bien. »

… Mais comment pouvait-elle être certaine de véritablement écrire bien ? Son art pur est, après tout, très limité. D’un certain point de vue, elle ne s’est guère donné de mal : elle s’est restreinte à ce dont elle était capable, et qui était en grande partie de la caricature ; les sentiments « sérieux » – la douleur de l’amour – la vie au quotidien, domestique, à échelle réduite – autant de choses qu’elle évitait discrètement.

… l’impulsion poussant à prendre des risques, s’engager, risquer d’être blessé et rejeté ; l’impulsion contraire poussant à se protéger, s’économiser minutieusement. Cette tension n’est jamais résolue, me semble-t-il. Pas même avec l’âge adulte. Pas même avec le mariage.

[…]

 

19 octobre 1979. En voiture dans Broadway avec John Updike (dans l’Audi bleu d’Updike, qui venait de récolter un PV au coin de la 155e Rue), parlant avec décontraction de poésie (John dit qu’il a renoncé à écrire des poèmes parce que personne n’en veut – « Je ne peux pas attendre de l’Ontario Review qu’elle me publie jusqu’à la fin des temps »)… et de diverses connaissances communes (Vonnegut, Herb Yellin)… Elizabeth Hardwick et Howard Nemerov à l’arrière. (Elizabeth en merveilleuse forme, et Howard aussi – bien plus cordial, souriant et vigoureux que je ne l’avais vu depuis des années.) […]

… Essaie de penser à la forme que prendra mon roman. Mais je n’y arrive pas, n’arrive à rien mettre au point. […] L’histoire que je souhaite si désespérément raconter est sans forme et sans voix pour le moment. Mais je sens sa présence, son imminence… son énergie. Je n’arrive pourtant pas à commencer. Je n’y arrive pas. Mon esprit vire sans cesse de bord… y a-t-il plus frustrant ! Sans force, sans direction, « sans voix ». L’inconscient veut une forme, une direction, un chemin, et je ne peux les lui fournir. On imaginerait que mes rêves m’aideraient, mais naturellement ce n’est pas le cas. […]

 

26 octobre 1979 […] La lecture d’hier s’est bien passée, même si la chapelle Voorhees (au Douglass College) était un lieu étrange, froid, austère, inhospitalier, une salle comble, des bancs jusque tout au fond du bâtiment et (elle semblait si glaçante, si distante) très impersonnelle. Elaine Showalter28 a fait une belle introduction et, quand je suis montée sur l’estrade pour parler, j’ai été frappée par le son lointain, mécanique, de ma voix dans le micro. (En un sens, je n’« entendais » pas ma voix.) J’avais l’impression d’être devant une vitre, une barrière imperméable. Malgré tout, j’ai lu comme d’habitude, dit ce qu’il fallait entre les poèmes et, au bout d’un certain temps, il y a eu un écho humain… mais faible ; et cela a continué ainsi, s’est achevé ainsi, une lecture d’une heure. Les gens m’ont félicitée comme d’habitude – des personnes de l’assistance sont venues me parler, me demander de signer des livres, etc. – mais tout me paraissait nettement irréel. Ce n’est que pendant la réception, en parlant avec des étudiants de troisième cycle (toutes des femmes) que j’ai commencé à me sentir bien ; et cela parce que je n’avais à parler ni de moi ni de mon écriture. Un buffet […] animé et jovial, et j’ai discuté avec des gens extrêmement intéressants de Rutgers, mais l’ambiance était vraiment trop bruyante, trop tapageuse, et Ray et moi nous sommes éclipsés sans manger, et avons dîné en tête à tête à Princeton. Euphoriques, soulagés, épuisés… Mes relations avec « JCO » sont ténues. Toute l’entreprise me fatigue assez. Lire certains poèmes, surtout les plus récents, continue à me passionner ; mais autrement… Comment et quand en suis-je arrivée à être aussi indifférente aux « éloges » de ce genre ? – de n’importe quel genre ? Ce n’est pas une suprême assurance – c’est peut-être le contraire – pas une faible estime de soi, mais pas d’estime de soi du tout – ou pas d’intérêt pour cela. N’importe quel sujet m’intéresse pourvu que ce ne soit pas « JCO » – et pourtant, de cette personne, portant ce panneau publicitaire, je suis censée être une spécialiste enthousiaste. En fait, je suis payée pour ma spécialité.

[…]

 

22 novembre 1979. […] Une grande partie de ma vie d’adulte, de ma vie d’« écrivain », j’ai apparemment cherché quelqu’un avec qui discuter de questions sérieuses ; essentiellement littéraires ; mais aussi philosophiques. Je n’ai jamais trouvé cette personne. Il, elle, ou eux, auraient également été écrivains… ou poètes… Mais il est évident qu’ils n’existent pas. La « communauté » de Joyce est une catégorie vide, un simple fantôme sentimental. […] Naturellement il est nécessaire, il est merveilleux, simplement d’être avec des gens. « Entretenir des relations » – une expression peu heureuse. Et mon intimité avec Ray est vivifiante. Mais au-delà de cela il devrait y avoir une dimension d’une intensité purement littéraire, intellectuelle et philosophique : car qu’y a-t-il d’autre qui compte ? Un étrange sentiment de solitude s’empare de moi dans les soirées les plus joyeuses – alors que je contribue moi-même à l’hilarité générale. Seule l’écriture, seul l’art, pénètrent cette dimension ; et même pas toujours ; car l’art (à la différence des conversations !) ne peut se permettre d’être mortellement sérieux en permanence. Ma communauté inexistante, la vision absurdement sentimentale que j’ai d’« amis » qui soient à la fois de même sensibilité et portés à la contradiction, chaleureux, généreux et néanmoins combatifs. Je m’identifie peut-être instinctivement à Andy Warhol non seulement en raison de la mort de son père (cf. celle de mon grand-père) mais parce qu’il a insisté sur la superficialité, alors que d’autres, bien que laissant supposer une profondeur, ne sont en fait prêts à présenter aux autres que des surfaces. « J’aime le plastique, j’aime être plastique », dit Warhol – avec mélancolie ? On doit le supposer… Et il est également intéressant (pour continuer Warhol et moi – qui sommes antithétiques) que Warhol, selon [un collègue], n’ait jamais eu une idée à lui. Elles lui étaient toutes « données ». Alors que j’invente tout – ou presque tout. L’artiste comme vacuum. Pourquoi est-ce si fascinant ?

 

24 novembre 1979. […] Hier, dix-neuvième anniversaire de nos fiançailles. Comme nous nous voyions tous les jours depuis un mois, que nous mangions ensemble, étudiions ensemble dans l’appartement de Ray, nous en étions arrivés à la conclusion que nous pourrions tout aussi bien nous marier : ce qui nécessitait des fiançailles. Tout s’est passé assez vite, mais pas à une vitesse vertigineuse, j’avais prévu dès le début que nous nous marierions – mais peut-être pas aussi vite –, nous avions d’abord pensé au mois de juin, après la fin du semestre et mon master. Mais cela nous a vite paru impraticable. Et donc janvier – le 23 – ce qui fut fait. (Et ensuite je ne cessais de penser, et disais même parfois tout haut, que le mariage était merveilleux – qu’on ne pouvait imaginer à l’avance, absolument pas imaginer. Le passage du « je » au « nous ». Non, on ne peut tout bonnement pas imaginer… Et je doute assez de pouvoir imaginer l’inverse, non plus.)

… Longues promenades ces jours-ci. Marché le long de la Delaware, dans nos champs préférés, autour de Lawrenceville (l’école est déserte, bien entendu, vacances de Thanksgiving)… Thanksgiving où nous étions seuls. Le dîner de la veille s’est bien passé, et a été une sorte de Thanksgiving pour nous.

[…]

 

2 décembre 1979. Ne réussis pas à mettre The Sunken Woman29 au point. Y pense vaguement pendant des heures. Regarde résolument de côté ; l’art de s’abuser. Somnolence. Colère. Ennui. Indifférence. Pourtant cela a été une belle journée, lente, longue, idyllique, un dimanche de totale solitude… pendant lequel (je suppose) mon âme se raccommode… Cela paraît-il sentimental, exagéré, peu vraisemblable ? Pourtant c’est vrai. Se raccommoder, se « ressouder », redevenir un, après le fractionnement – le fractionnement extrêmement agréable – de la semaine dernière.

… Quelle énigme, la vie ! Il semble parfois impossible d’aller d’un point X à un point Z. Et pourtant je traînasse et regarde tourner l’aiguille des heures. Et j’écoute le tic-tac de nos deux horloges anciennes – un bruit merveilleux, réconfortant – pourquoi réconfortant, cela dit ? – il devrait être angoissant. Pourtant je traînasse ou j’accompagne Ray dans une promenade paresseuse dans les collines, consciente du temps qui passe et de The Sunken Woman qui ne s’écrit pas… Impressionnée par le soleil froid qui décline. Qui décline si tôt. (Il fait presque nuit. 16 heures.) Je désire apparemment perdre du temps… perdre sauvagement mon temps… le gaspiller à poignées… pour comprendre soudain (je commence toujours à le comprendre quand le soleil se couche) ce qu’a de terrible, d’irrévocable, ce que je fais.

… Pourquoi n’arrrivé-je pas à écrire The Sunken Woman en dépit de toutes ces notes ? Une inertie abominable. Paresse. Je n’arrive pas à mettre cette nouvelle au point, bien que je voie la première scène… Mais les mots refusent de venir ou, en tout cas, je n’aime pas les mots qui viennent. Plusieurs faux départs ! Rien n’est plus humiliant que les faux départs… fausseté… un langage maladroit tâtonnant qui ne va nulle part.

[…]

 

17 décembre 1979. Hier soir, la surprise – mais cela aurait-il dû en être une ? – de l’accueil extrêmement chaleureux de Susan Sontag. Elle m’a plu immensément sur-le-champ : est apparue les cheveux encore humides (elle avait travaillé trois jours d’affilée sans quitter son appartement, semblait extrêmement distraite et un peu nerveuse à notre arrivée – et nous avions dix minutes de retard), vêtue d’un pull à col roulé et d’un pantalon marron. Elle nous a dédicacé un exemplaire de I, etcetera [Moi, etcetera] avant que nous quittions son appartement pour Chinatown. (Quel bel appartement – deux étages au 207, E. 17e Rue, près d’une grande place ou d’un parc ; murs blancs, milliers de livres, parquets nus ; une longue table et des bancs étroits ; une atmosphère unique – presque impersonnelle, mais immensément séduisante.) « Chaque fois que je retourne à l’hôpital pour un contrôle – j’y étais hier – le médecin me regarde et dit : “Je n’arrive pas à croire que vous soyez encore en vie ! C’est un miracle”, a-t-elle dit. Ce qui me fait… une impression bizarre. » (Je ne savais pas qu’on lui avait donné moins de deux ans à vivre. Ni que la pauvre femme avait subi cinq opérations.) Nous avons dîné dans un restaurant modeste de Chinatown, où elle va souvent avec ses amis. Un moment mémorable, je pense. Je l’ai beaucoup aimée et espère que – quand elle aura fini ce long essai sur un cinéaste allemand auquel elle travaille depuis un an – nous nous reverrons… J’ai été étonnée de l’intérêt qu’elle porte à mon travail. De la connaissance qu’elle en a manifestement. Et de son intérêt aussi pour ma vie – ma façon d’aborder mon art – les problèmes que j’ai eu à affronter et la façon dont je les ai résolus, etc. Nous avons parlé « boutique » un bon moment – ce qui me conduit à penser que la fiction est le véritable amour de Susan ; et que les essais, qui l’ont rendue célèbre, sont simplement quelque chose qu’elle a fait pour atténuer la tension de la « véritable » écriture. (I, etcetera est un de ses livres préférés – à moins qu’elle n’ait dit qu’il était son préféré ?)… Susan a paru impressionnée par ma « méthode » de composition : qui, dit-elle, est exactement celle utilisée par les cinéastes pour monter leurs films. Très bien. Très, très bien, même. Je suis contente qu’une personne au moins trouve que cela a du sens.

[…]

… Un froid inhabituel, aujourd’hui, − 4 degrés, beaucoup de lumière, du soleil, du vent. J’espère passer toute la journée à la maison ; et demain aussi. Nous sommes rentrés chez nous hier à 23 heures et j’étais si épuisée que je suis aussitôt allée me coucher… et ce matin j’étais (presque) reposée ; et la perspective d’être seule, de ne pas être interrompue, est merveilleusement tonifiante. Le simple fait d’être assise à ce bureau et de regarder par la fenêtre… (Où un écureuil gris à la poitrine et au ventre blancs fait le tour de notre mangeoire, la tête en bas.) La vie de Susan à Manhattan ne se passe qu’en théorie à Manhattan. Son immeuble, vieux et plutôt digne, se trouve dans un quartier extrêmement tranquille ; la circulation ne s’entendait que très loin. Elle affirme sortir rarement – être rarement invitée où que ce soit – ce que je ne peux croire tout à fait – mais elle mène assurément une vie quasi monacale en ce moment. J’ai eu l’impression d’une femme merveilleusement chaleureuse, affable et vulnérable – pas la « Susan Sontag » que les photographes (et sa prose élégante, recherchée) évoquent. Mais l’impression que je donne aux autres est tout aussi erronée. (Don Barthelme a raconté à Susan que j’allais accepter un diplôme honoris causa […] à sa façon « narquoise, légèrement moqueuse » – qui m’énerve, au moins un peu ; mais – qu’attendre d’autre de Don ? Et je dois reconnaître que j’ai raconté des histoires sur lui, moi aussi. Même si les miennes ont tendance à être authentiques… en rapport avec sa personnalité abrasive, bizarre… une simple conséquence de sa timidité, à mon avis. Mais j’ai vraiment envie de revoir Don et Marion, peut-être bientôt.)

[…]

 

21 décembre 1979. Le jour le plus court et le plus sombre de l’année ; mais il n’a pas été particulièrement lugubre ; et quel plaisir d’être à la maison… de travailler toute la matinée ici dans mon bureau… sans même l’interruption d’un coup de téléphone. […]

 

… Presque fini le petit livre de Constantine30. À moins qu’il soit « petit » maintenant ? Et je devrais commencer à penser à une pièce. (Le devrais-je ?) L’actrice Meryl Streep aimerait que j’en écrive une pour elle. Ce qui est très possible en ce moment… puisque je ne peux me résoudre à commencer un autre roman… un autre roman !… à ce stade. (Trop de livres chez Dutton et sous la main. Et je n’ai même pas le plaisir de les réécrire – ils ont tous été réécrits. Sauf bien sûr Perpetual Motion… et même lui a été réécrit en grande partie, laborieusement, au fur et à mesure. Un embouteillage de livres !)

… J’ai le plaisir de trouver mon nom, Oates, dans les mots croisés de Noël de la Book Review. ÉCRIVAIN IMPIE31. OATES. C’est donc mon identité ??? Unholy Loves [Amours profanes] est pourtant mon roman le plus comme il faut, manifestement. Normal, harmonieux, positif… pas de trahisons… ou presque pas.

… L’énigme de l’identité et de la personnalité ! Il n’y a pas un adjectif que je puisse appliquer à moi ni à quiconque avec assurance. Les « adjectifs » ne sont que des points de vue fragmentés… n’exprimant que la réaction de celui qui regarde… timidité, hardiesse ; indifférence, chaleur ; vivacité, passivité ; etc. Un véritable embouteillage de moi, et comment manœuvrer entre eux… comment naviguer… négocier…

 

24 décembre 1979. […] Travaille à Perpetual Motion. « Deathbed ». Dans lequel je dois faire entrer beaucoup… la vie artistique de Constantine tirant à sa fin… je pourrais travailler des années à ce roman, je le sais : entrelacer mon expérience et mes impressions à celles de Constantine. Car il est aussi proche de moi que je peux y parvenir. (Plus proche même que Marya. Ce qui peut sembler étrange.) Cher, merveilleux Constantine… moins un alter ego que, tout simplement, un ego.

… Pense, presque constamment, à Spider Monkey32. Rejoue les scènes en imagination. Cela m’obsède, ou du moins la présentation qu’en a faite la Phoenix Playworks. Comme si c’était un koan que je devais comprendre… Je sais que je devrais l’oublier et passer à autre chose ; je dois faire mon essai pour la Conférence sur la littérature urbaine de Newark, prévue en février ; mais en même temps je suis si intéressée… émue, je crois, par quelque chose que j’ai vu là… Impossible à exprimer. La vitalité des acteurs ; le sérieux de Dan Freudenberg ; le « Bobbie » de Philip Casnoff ; le petit théâtre, les spectateurs réceptifs, la neige qui tombait si tristement, ce jour-là, que venir au théâtre relevait d’un véritable exploit. Presque aussitôt, quand Philip a commencé le premier « chant », j’ai senti que j’étais partie pour l’une de ces mystérieuses expériences « parfaites » de ma vie – c’est-à-dire, pas totale ni gratifiante ni parfaite d’aucune manière, mais simplement profonde. (Pour moi. Manifestement – pour personne d’autre ! Même Philip, qui a mis tant de lui-même dans le rôle, ne peut absolument pas s’identifier avec lui.) Je ne cesse d’y penser, et d’y penser encore, et aimerais pouvoir préserver cela d’une façon ou d’une autre… en dehors de moments marquants… des pépites de souvenir… je n’ai pas ressenti cela pour mes autres pièces, ou du moins je ne m’en souviens pas.

… Calme idyllique, ici. Rien à faire aujourd’hui sinon travailler, et aller faire les courses. La neige a fondu, une journée brumeuse, ruisselante, qui n’évoque pas beaucoup Noël, mais quel calme merveilleux… ! Cette solitude. J’ai écrit une lettre à [un collègue de l’université de Windsor] parce que j’y pensais depuis quelques jours ; mais mes pensées sont en réalité avec Constantine et « Bobbie Gotteson » ; la vitesse avec laquelle le passé s’éloigne est alarmante, mes « années à Windsor » sont déjà si tronquées. Enseigner et jouer doivent se ressembler à cet égard : on peut vivre des moments merveilleux, minute par minute, heure par heure, semestre par semestre ; des moments où tout semble parfait ; et où toutes les personnes concernées (ou presque) partagent ce sentiment : mais ensuite ces moments passent, et on ne peut plus se reposer que sur des souvenirs (ou sur les entrées d’un journal comme celui-ci – mais qui a le temps, pris si profondément dans la passion du jeu et de l’enseignement – les échanges du monde réel – de consigner cette passion ?)… la félicité du moment présent est toujours perdue. (Sauf bien sûr lorsque l’art la rend permanente, ou à peu près permanente.)

1.

Paris, Stock, 1988, trad. Anne Rabinovitch (NdT).

2.

Le traducteur Robert Fagles et le professeur Joseph Frank étaient deux des nouveaux collègues de J. C. Oates à Princeton.

3.

Cette critique, Post-Borgesian, parut dans la New York Times Book Review du 11 février 1979.

4.

Cette année-là, J. C. Oates était la collaboratrice spéciale choisie par Houghton Mifflin pour sélectionner les nouvelles de cette collection.

5.

Hortense Calisher (née en 1911) et Curtis Harnack (né en 1927) sont deux écrivains vivant à New York ; Irving Howe (1920-1993) était un critique littéraire connu, fondateur de la revue Dissent.

6.

Ce poème parut au printemps 1982 dans la Southern Review et fut repris dans Invisible Woman.

7.

Le nouveau roman de J. C. Oates, Marya : a Life, était composé de nouvelles reliées entre elles. La plupart furent publiées dans des revues littéraires avant la publication du roman en 1986. Schwilk parut dans le numéro été/automne 1980 de California Quarterly, et Sin dans Fiction International (hiver 1980).

8.

Ils y réussirent apparemment, puisque, cette année-là, ce livre de Peter Matthiessen (né en 1927) remporta le National Book Award dans la catégorie essais.

9.

Célèbre institution culturelle juive (NdT).

10.

Titre d’un recueil d’essais de Robert Bly (NdT).

11.

Theft, l’une des nouvelles de Marya Knauer, parut à l’automne 1981 dans la Northwest Review, et fut reprise dans The Best American Short Stories 1982.

12.

Cette nouvelle, parue à l’automne 1973 dans Partisan Review, fut reprise dans The Seduction and Other Stories.

13.

Out of Stone, Into Flesh : the Imagination of James Dickey. Paru à l’automne 1974 dans Modern Poetry Studies, cet essai avait été repris dans New Heaven, New Earth : The Visionary Experience in Literature (Vanguard, 1974).

14.

Cet essai sur C. G. Jung : Word and Image, un ouvrage publié par Aniela Jaffé, était paru dans The New Republic (4-11 août 1979) et fut repris sous le titre Legendary Jung dans The Profane Art.

15.

Stock, Paris, 1980, trad. Claire Malroux (NdT).

16.

Une autre des nouvelles de Marya, qui parut dans le numéro hiver 1984 de TriQuarterly.

17.

L’écrivaine sud-africaine Nadine Gordimer (née en 1923) le reçut en effet, en 1991.

18.

Nouvelle qui parut à l’automne 1980 dans Agni et fut reprise dans The Best American Short Stories 1981.

19.

Cette critique, Laughter and Trembling, parut dans le numéro du 8 juillet 1979 de la New York Times Book Review.

20.

Ed Cone et George Pitcher étaient des collègues de J. C. Oates à Princeton.

21.

« Presqu’île » se dit peninsula en anglais (NdT).

22.

Cette nouvelle parut à l’hiver 1981 dans la Western Humanities Review.

23.

Cette nouvelle de Marya Knauer parut dans la Southern Review (été 1984).

24.

La nouvelle Minor Characters parut dans la Massachusetts Review (été 1981).

25.

Cet essai, The Picture of Dorian Gray : Wilde’s Parable of the Fall, parut dans Critical Enquiry (hiver 1980) et fut repris dans Contraries.

26.

Cette nouvelle fut publiée dans la South Carolina Review (printemps 1982).

27.

Cette nouvelle parut dans le numéro de mars 1981 de la North American Review, fut republiée dans Prize Stories 1982 : The O. Henry Awards, et repris dans Last Days [L’homme que les femmes adoraient].

28.

L’universitaire féministe Elaine Showalter enseignait à cette époque au Douglass College, mais elle s’installerait bientôt à Princeton où elle deviendrait une amie, des plus intimes, de J. C. Oates.

29.

Cette nouvelle parut dans le numéro de décembre 1981 de Playboy.

30.

J. C. Oates travaillait sur un roman composé de nouvelles, Perpetual Motion, qui avait pour personnage un certain Constantine Reinhart. Si la plupart des nouvelles parurent séparément dans différentes revues, le livre ne fut, lui, jamais publié, et se trouve actuellement dans les Archives Joyce Carol Oates de l’université de Syracuse.

31.

En anglais, unholy writer (NdT).

32.

La version théâtrale de The Triumph of the Spider Monkey avait été jouée le 19 décembre à New York par la compagnie Phoenix Playworks, dirigée par Daniel Freudenberg. Philip Casnoff jouait le rôle titre.