1980

Amour et travail, travail et amour, une idylle, une vraie « romance », et pourtant qui (en lisant les livres de JCO) le croirait ? – car où, précisément, est JCO ? Une vision sur la page ; l’intégrité de l’œuvre ; me permettant constamment de changer de forme – et de m’esquiver. Mon salut.

Ayant terminé Bellefleur, Joyce Carol Oates est « entre deux romans » au début de 1980 et, au lieu de commencer aussitôt un nouvelle œuvre de longue haleine, elle se tourne vers un genre auquel elle ne s’était plus attaquée depuis le début des années 70 : l’écriture dramatique. Elle reprend plusieurs de ses anciennes nouvelles, dont Night-Side et The Widows, et s’efforce de leur donner une forme dramatique.

Très vite, cela dit, elle s’immerge dans un nouveau projet, Angel of Light, un retour au réalisme psychologique sous la forme d’un roman politique inspiré de l’Orestie d’Eschyle. Malgré un début difficile – faux départs et révision constante des premières pages – le manuscrit avance relativement vite et sera terminé à l’automne. Il sera néanmoins interrompu pendant l’été, car J. C. Oates fait un voyage de six semaines en Europe, parrainé par l’United States Information Agency. Ce voyage lui inspirera bon nombre des nouvelles sur les relations Est-Ouest qui paraîtront dans son recueil de 1984, Last Days [L’homme que les femmes adoraient].

Entre-temps, son nouvel éditeur, Dutton, a publié Bellefleur, très bien accueilli, et qui a même droit à une critique en première page du New York Times Book Review, signée par son vieil ami John Gardner. Au grand étonnement de Joyce Carol Oates, grâce à la promotion assidue que Dutton fait de ce roman, il devient son premier best-seller – ce qui lui inspire des sentiments mitigés. Comme tout écrivain, elle se réjouit à l’idée qu’un grand nombre de gens lise son œuvre, mais les exigences de la publicité – qui la détournent dans une certaine mesure de son écriture – ont leur côté déplaisant.

L’auteur trouve un contrepoids à l’aspect public de sa carrière dans la richesse de sa vie personnelle – le plaisir que lui procurent le cadre idyllique de Princeton, l’apport continu de son mariage, et son vaste cercle d’amis à Princeton et New York.

Comme toujours, cependant, le travail passe en premier et, à la fin de l’année, elle se lance dans un nouveau long roman, A Bloodsmoor Romance [La légende de Bloodsmoor1] qui deviendra le second de la série de romans « gothiques postmodernes » qu’elle écrira dans les années 80. Les notations concernant la préparation et l’intrigue de cet immense ouvrage, auquel elle s’attelle avec son « flot » habituel de créativité et d’énergie imaginative, occupe une bonne partie des entrées des derniers mois.

2 janvier 1980. Fini l’essai sur l’« image de la ville » dans la littérature contemporaine2. Et les questions de l’interview de Leif Sjoberg3. Qui m’inspirent un idéalisme que je ne savais pas tout à fait éprouver : il me faut néanmoins y acquiescer. Mon cynisme est une pose sociale, dans le fond… une façon d’assurer aux autres que je ne suis pas vraiment si heureuse ni si sûre de moi : regardez comme je suis blasée !

… Mais ce côté « blasé » tend à être une carapace. Une habitude. Un vocabulaire.

… Il n’empêche que le côté spirituel de ma nature connaît une éclipse. Le nouvel an, il y a deux soirs, et ni rêves ni convictions extraordinaires. Où s’en est allée cette facette de mon âme ? A-t-elle jamais existé ? Ai-je tout imaginé ?

… La férocité de l’Inconscient. Sa force d’attraction, ses exigences. Un vocabulaire (essentiellement visuel) à lui. Mais je ne peux que m’en souvenir ; je ne peux le retrouver. Je suis absolument impuissante.

… Comme Nathanael Vickery, qui a tout perdu. Mais naturellement je n’ai pas « tout » perdu parce que j’ai les pieds solidement dans ce monde. L’autre monde n’a jamais eu sur moi l’emprise qu’il avait sur Nathan. Et il ne me manque pas… pas vraiment. Ce monde-ci, le monde de l’ego et de ses stratagèmes perpétuels, a assurément une emprise sur moi. Je pourrais y passer le reste de ma vie. Je suppose.

… Symptômes physiques bizarres que je n’énumérerai pas. La leçon du corps est la suivante : on appuie une oreille contre sa cavité thoracique et on entend un murmure tout à fait autre, tout à fait anonyme. Quelqu’un – quelque chose – là-dedans qui n’a pas le moindre intérêt pour vous, à l’extérieur. Ou la moindre foi en vous. La moindre pitié… Dois-je aller voir un médecin ? (Mais c’est injuste – Ray et moi venons d’aller chez le dentiste.) Quel est le contraire d’hypocondriaque ? Je déteste la possibilité de la maladie, déteste ce processus impersonnel ennuyeux assommant…

… Guère d’exultation spirituelle non plus à « jeûner ». (Ce que je ne peux pas vraiment faire, pas comme je l’aimerais – Ray serait trop peiné – et de toute façon c’est peu praticable, égoïste. L’ascétisme comme une forme de gloutonnerie.) Pas d’appétit, mais pas non plus le sentiment de ne pas avoir mangé. Mon corps se comporte exactement comme toujours. Manger de la soupe… manger des fruits et du yaourt… Presque de la colère à la base : je me surprends à penser Je vais te soumettre par la faim ! Pas pour punir le corps ni pour devenir anormalement mince ; simplement pour exercer sa volonté. Puis, l’ayant exercée, fléchir. « Revenir au monde »…

… Quelle bizarrerie, j’ai parfois le sentiment qu’une « ombre » s’est emparée de moi. Une personnalité « sociale », superficielle quoique charmante – je suppose ! Mais l’esprit, la personne plus profonde, la psyché, demeure obstinément cachée. Un jeûne sévère pourrait la faire émerger, éroder et faire tomber la couche insignifiante de terre et de débris.

 

6 janvier 1980. Travaille régulièrement depuis des jours. Des jours. Une révision complète, page par page, de Spider Monkey. Et hier et aujourd’hui, une pièce intitulée The Spoils… transformation d’une nouvelle (Intoxication dans All the Good People…)

Brusquement, la forme dramatique, la concision, m’attirent. Le son des voix… les gens présentés « sur scène » (dans mon imagination) plutôt que dans un maquis minutieux de prose, et dans la conscience de la prose. À certains égards, l’écriture est semblable ; à d’autres, tout à fait différente. Je n’aurais jamais cru, il y a une semaine, que j’écrirais une autre pièce sur un sujet quelconque ; je n’aurais jamais pu prévoir The Spoils.

… Pense aussi à The Enchanted Isle. La famille « heureuse » et la malédiction qui la frappe.

… Malheureusement, je ne vais pas tout à fait bien. Hier a été assez abominable… exception faite de la pièce… qui m’a permis de continuer… le fil du récit, le drame… l’intensité des relations entre les personnages… la magie curieuse du « drame »… me sortant de moi-même. Puis, le soir, sur le canapé, lisant… relisant Our Mutual Friend [L’ami commun]. Que j’admire toujours avec le même étonnement.

… Une soirée agréable, l’autre jour, chez les Brombert. Victor et moi avons parlé […] avec passion des attitudes face à l’art : doit-on ne vivre que pour son art (auquel cas la « vie » est subordonnée à l’art)… ou doit-on vivre de sorte que l’art fasse partie de la « vie » ? J’ai dit à Victor qu’on ne peut choisir sa nature. C’est comme nos empreintes digitales – la personnalité avec laquelle nous sommes nés. (Ou est-ce que j’exagère ? Je ne peux pas dire que mon attitude « moderniste » à l’égard de l’art – l’attitude sacerdotale flaubertienne/joycienne – ait toujours eu cette force chez moi. C’est un sentiment, presque un credo religieux, qui s’est imposé à moi avec le temps. J’ai toujours été sérieuse concernant l’écriture… mais maintenant je le suis mortellement.)

… Ces longs accès d’écriture, qui devraient me laisser épuisée ; et pourtant, au bout d’une demi-heure de repos, je me sens presque remise. Combien de temps puis-je continuer ? Plus ou moins indéfiniment ? Dans mes moments de faiblesse, je me sens curieusement immortelle… ce qui est le signe infaillible que quelque chose ne va pas.

… Belle journée. Ciel bleu éblouissant, neige, sapins, baies rouges du cornouiller dehors. Temps magnifique. Ray et moi travaillons au manuscrit de Tom Wayman pour l’Ontario Review Press. (Introducing Tom Wayman. Automne prochain.) Et au ms de John Reed. Deux poètes très intéressants – et très différents. Maintenant que j’ai revu Spider Monkey, il a sa place dans le ms de mes pièces « choisies », à paraître à l’automne prochain.

… Suis-je amoureuse ? Je suppose. Des produits de l’imagination. De Spider Monkey, notamment. Je pourrais revoir cette pièce interminablement, si je m’autorisais ce genre de péché mignon.

… La force irrésistible : ma soif brûlante de travail. L’objet inamovible : obligations sociales, enseignement, mariage. Il me faut ces objets pour m’arrêter… stopper l’avalanche… Un tumulte d’idées, d’intrigues, de plans, d’espoirs, de projets… Une véritable fontaine… Je pourrais commencer une nouvelle pièce dans les cinq minutes : The Enchanted Isle, par exemple. Mais je dois essayer de me reposer… dois faire une concession à… la normalité.

… « Normalité », une forme de vertu contemporaine.

 

9 janvier 1980. Remise de mon accès de… je ne sais quoi (une grippe ?… Un genre de malaise migraineux entièrement nouveau pour moi)… et travaille régulièrement à des pièces… à convertir The Widows en quelque chose qui se veut dramatique, à revoir Spoils ; lis (sans beaucoup d’enthousiasme) les anthologies the best of Broadway.

[…]

 

13 janvier 1980. Journées d’une exquise richesse : presque trop merveilleuses pour être entièrement réelles : l’intensité de mon travail ici à mon bureau (je suis à la moitié de The Widows, que je trouve absolument obsédant – hypnotisant), la gaieté et la vivacité de la « vie sociale » (dont la complexité, ou plutôt la variété, m’étonne continuellement). […]

… Ma fascination pour The Widows, et pour la forme dramatique. Il y a quelques semaines, je n’avais que faire du « théâtre » dans ma vie… et maintenant, brusquement, grâce à ces modestes entreprises, je me sens ensorcelée. (Le fait que ce soit des entreprises modestes – comme la mise en scène du Phoenix workshop – fait toute la différence.) Je comprends l’engouement des gens pour le théâtre… le processus du théâtre… sa spontanéité, sa vie… Mais éviter tout projet « commercial » semble impératif. Je dois considérer ces pièces comme je considérais naguère les nouvelles… Des véhicules d’expression et d’invention sans rapport avec un succès (ou un échec) commercial. Par conséquent – une pureté nécessaire.

[…]

… Le déroulement constant de la « vie quotidienne ». Ses surprises qui (sur le papier) sembleraient banales, et qui sont pourtant physiquement – spirituellement – si merveilleuses. Comment faire l’éloge, comment même aborder, l’amitié ?

 

20 janvier 1980. Journées d’une incalculable richesse. Comment croire que l’on mérite pareil bonheur… !

…Travaille à The Changeling. Heure après heure. Et aujourd’hui, j’ai fini un premier jet très bâclé et suis impatiente de le reprendre, de réimaginer chaque ligne, chaque geste. Alors que je voyais d’abord le juge Urstadt comme un personnage comico-grotesque dans le genre satirique, je commence à le trouver tragique… quoique toujours « comique »… et bien sûr grotesque. Il faut que je lui donne un rôle de roi Lear. Pour ainsi dire. Et que je recommence la pièce…

[…]

… Une longue conversation avec Susan Sontag, ce matin. Depuis qu’elle a fini son essai sur Hitler, elle ne tient pas en place… une réaction que je comprends bien. L’étrange mélange d’euphorie et de vide : quoi faire ensuite ? Referai-je jamais quelque chose ? Susan travaille des centaines d’heures sur ses essais, dit-elle ; et trouve que le résultat n’est pas à la hauteur de ses efforts. (Je ne suis pas certaine d’être d’accord.) […] J’aime immensément Susan : elle n’est pas seulement brillante, ce que tout le monde sait ; et immensément cultivée ; elle est aussi merveilleusement chaleureuse… sans prétention… franche, drôle et pas trop vertueuse pour potiner… quoique puritaine de son propre aveu, comme la plupart des gens intéressants. Nous déjeunerons ensemble la semaine prochaine.

[…]

… Les jours, des jours d’une merveilleuse richesse… qui passent… s’accumulent. Si je repense jamais à cette phase de ma vie, il me faudra admettre que j’y étais aussi proche du paradis qu’on peut raisonnablement le demander.

 

26 janvier 1980. […] Hier, déjeuner dans un restaurant de poissons de la 22e Rue, Susan Sontag, notre ami commun Stephen Koch4 et bien sûr Ray. Nous fêtions notre dix-neuvième anniversaire de mariage. Susan et moi avons beaucoup à nous dire. Peut-être avons-nous frisé l’impolitesse – en excluant une ou deux fois Stephen et Ray. Mais elle est passionnée, et je le deviens vite, prenant la coloration (l’accent, l’impulsivité) de mes interlocuteurs. Nous avons parlé des émotions (Stephen assure éprouver une « légère angoisse » au moins toutes les heures ; une angoisse intense tous les jours… Susan et moi « vivons » les émotions de façon détachée parce que nous n’arrivons pas vraiment à leur accorder beaucoup de réalité ou de valeur. … Ray déclare être quelque part entre les deux)… de méthodes de travail (j’avais vu, sur un canapé du bureau séduisant de Susan, 250 à 300 pages des brouillons qu’elle avait faits pour son essai sur Hitler. Ce serait difficile à croire si on ne l’avait vu : tant de pages, annotées, marquées, concentrées finalement dans un essai de 30 pages !)… de « philosophies de la vie ». Susan, comme moi, « transcende » l’expérience personnelle simplement en s’intéressant à celle des autres : en lisant, écoutant de la musique, essayant d’écrire. En s’attaquant à Hitler, par exemple, ou à la photographie, ou à la « maladie comme métaphore ». En plongeant dans les voix étrangères d’un autre roman, d’une autre pièce… L’appartement de Susan, les deux derniers étages d’une maison particulière de la 17e Rue, est l’un des plus intéressants que j’ai vus à New York. Le « salon-salle à manger » est une pièce longue – très longue – au parquet ciré ; des étagères de livres sur deux murs, montant jusqu’au plafond ; très plaisant, et aussi bien rangé que chez moi. (Susan prétend être désordonnée mais ne l’est pas, en réalité. En bas, le bureau (sa table – petite – face au mur, et un panneau d’affichage où sont punaisées de petites fiches jaunes) ; une chambre à coucher assez grande ; une salle de bains ; et une chambre pour le garçon au pair de Susan, Michael, un jeune homme tranquille qui gagne sa vie comme serveur et est (je crois ?) dans la littérature, ou s’y intéresse… Contrairement à l’image qu’on a d’elle, Susan n’est pas new-yorkaise de naissance. Elle est née à Verona, dans le New Jersey ; a déménagé dans l’Ouest avec sa famille – la Californie (elle a fréquenté le lycée North Hollywood), l’Arizona (près de Tucson). New-Yorkaise par choix, par choix très délibéré. […] Susan a proposé son premier roman, The Benefactor [Le Bienfaiteur] à Farrar, Straus, à vingt-huit ans, sans connaître personne dans cette maison, ni aucun autre auteur publié par eux ; et elle y est toujours. Pas d’agent. Elle n’a pas d’économies – sait que Farrar, Straus paie des avances « ridiculement faibles » – soupçonne (à juste titre) qu’elle gagnerait davantage d’argent ailleurs : mais elle adore Bob Giroux, qui mérite certainement son adulation, et n’a aucune envie de partir. (Ce qui me rappelle Vanguard et moi. Quinze ans de loyauté et d’inertie. Mais pas de regrets, en fait.) Je trouve tout de même un peu alarmant qu’elle n’ait pas d’économies… rien du tout. Et elle loue ce bel appartement. Je ne pourrais pas vivre ainsi… et Susan elle-même éprouve une vague appréhension. Après tout – comme disait Stephen –, autant s’intéresser à l’argent, si peu que ce soit. (Ou est-ce moi qui l’ai dit ? Je sais que j’ai dit qu’il fallait un fond puritain pour se forcer à penser à l’argent, ce sujet ennuyeux. Nous payons pour ne pas avoir à y penser… comme j’aurais sans doute dû le dire à Susan. « Nous payons le luxe de ne pas avoir à penser aux $$$$$. »)

[…]

… La félicité d’avoir devant soi une soirée de tranquillité ; solitude ; lecture dans la salle de séjour… la biographie de Georgia O’Keeffe, le dernier recueil de nouvelles des O. Henry Prize Stories. Par moments, j’ai peur de m’épuiser, à cause de ce rythme… les projets auxquels je travaille… et même les livres que je dois ou veux lire… les gens que je dois ou veux voir. Et pourtant : les semaines passent, les années passent, et rien ne change beaucoup en termes d’intensité. Le contenu, oui. Mais la forme, rarement. Ma vie est un circuit de montagnes russes au-dessus d’un abîme. Ma vie « publique », s’entend. (Mais l’abîme est-il une métaphore utile ? Les abîmes sont profonds, très profonds… mais pas sans fond. Eux aussi peuvent être sondés.) … Les « affinités » que je me sens avec Susan Sontag ne m’étonnent pas. Le thème de la moralité… l’intellect agressif (qui aime les affrontements)… le tempérament qui se plaît à l’analyse, l’explication, la réfutation. Ma tachycardie est une légère analogie de son terrible combat contre le cancer. Je ne prétends pas l’égaler en souffrances… mais peut-être… sur un plan philosophique… j’ai passé un temps « égal » à contempler la mort ; la mienne ; et celle des autres. Car cela a commencé quand j’avais dix-huit ans, après tout. Et j’en ai aujourd’hui quarante et un.

 

29 janvier 1980. […] Une jaquette provisoire pour Bellefleur ici sur mon bureau. Vieux rose, « jolie », assez romantique… Pas vraiment mon Bellefleur. Que faire ? Comment ne blesser personne ? Et je soupçonne Dutton d’avoir dépensé beaucoup d’argent sur ce projet… demander à un « artiste » de peindre une grande toile ! (Quand on nous néglige, bien entendu nous réagissons ; quand nous faisons l’objet de trop d’attention, il arrive parfois – souvent, même – que cette attention soit inopportune. Vanguard, avec son budget modeste, trouvait d’ordinaire de bonnes couvertures, si l’on excepte Childwold – dont le souvenir est encore douloureux ; Dutton, avec un budget énorme (du moins pour Bellefleur) m’a mise dans une situation inconfortable. Car je ne veux pas blesser l’artiste, ni contrarier sans nécessité Karen Braziller. Et puis, qui sait ? Karen a peut-être raison, la jaquette est peut-être belle ?)

… Que faire, que faire ? Je ne peux me prendre à ce point au sérieux mais, apparemment, il le faut. Réponds aux questions interminables de Leif Sjoberg !… un plat servi à l’Académie suédoise (je suppose) par mes « champions »… quels qu’ils soient. Le principe directeur de ma vie, comme de mon art, devrait être le principe d’une bonne interprétation musicale : TOUT DOIT ÊTRE CONSIDÉRÉ COMME IMPORTANT. Chaque note, chaque… pause. Chaque silence.

… Je vais sortir, dans ce froid ensoleillé, et contempler l’étang gelé. Et m’immerger dans le silence. Les arbres, le ciel, l’air revigorant, où « Joyce Carol Oates » n’existe pas.

 

3 février 1980. Travaille régulièrement à Presque Isle [la version dramatique] après avoir été incapable de m’y mettre pendant des jours. Prise de notes, rumination. La routine. Mais l’histoire s’épanouit à mesure que les personnages parlent, et j’ai honte de la minceur, de la superficialité, de l’histoire originale. Tout – tout – se déploierait-il ainsi, transformé en pièce de théâtre ?

… Vu la mise en scène de L’Avare par McCarter il y a quelques jours, avec Michael Goldman5. Michael devient le plus respecté et aimé de nos amis de Princeton. L’équilibre chez lui entre esprit et intelligence (« discussion intellectuelle »), entre objectivité critique et chaleur, est merveilleux.

… Journées très froides, enfin. Températures basses (moins 10) – basses du moins pour Princeton. Je passe de l’enthousiasme pour ma pièce à un pessimisme certain concernant un autre problème… un problème trop futile pour que je le note… même si je suppose que je devrais le faire pour mémoire. De sorte qu’en regardant en arrière, en parcourant ces entrées, je puisse voir précisément le genre de futilités qui me préoccupaient.

… Simplement ceci : la pression oblique, indirecte, courtoise et rusée que X exerce sur moi pour que j’aide à la promotion d’un certain livre. Qui n’est pas un mauvais livre – loin de là. Mais pas un très bon livre, non plus… Mon sentiment désagréable d’être manipulée. Je sais très bien ce qui se passe, chaque étape, et pourtant j’acquiesce, ou semble le faire. On peut donner des conseils qui n’engagent à rien : dites-lui simplement que vous êtes trop occupée. Dites à cette personne agressive que vous n’avez pas le temps… Oui, mais en fait, en fait, ce n’est pas possible. C’est parfaitement impossible. Ce matin, coup de téléphone, et la question m’est posée (courtoisement, avec même une certaine hésitation – bien que toute la conversation ait été préparée, évidemment) : est-ce que je pense que ce livre a une quelconque valeur ? Est-ce que je pense vraiment qu’il en a ? Et bien sûr je me suis entendue dire Oui, oui, bien sûr. (Que peut-on dire d’autre ? Quelle situation ridicule !)… J’ai même reçu un télégramme de cet éditeur détestable ! Avez-vous lu le livre de X, avez-vous quoi que ce soit à en dire, etc. Cet éditeur, que je n’ai jamais rencontré, m’appelle « Joyce ».

… Ma colère est dirigée autant contre ma docilité que contre l’impulsivité de l’écrivain et de l’éditeur. Je sais que si je parle franchement ou même avec des circonlocutions, je me ferai un ennemi à vie… […] Mais je déteste – ô combien ! – que l’on me contraigne à faire quoi que ce soit ! Toutes sortes d’émotions mauvaises me martèlent le crâne et passent dans Presque Isle presque par accident… encore que là, au moins, elles aient leur place… et peut-être un certain bien-fondé.

… Demain, semestre de « printemps » à Princeton. Très bien ! Mes merveilleux étudiants de nouveau, et l’étrange bain chaleureux, réconfortant, de la vie universitaire.

 

7 février 1980. Révision de Presque Isle. Première semaine des cours de « printemps » : aussi vivante, chaleureuse, stimulante que toujours. Enseigner est devenu synonyme d’être tout simplement… à Princeton. […]

… Déjeuner avec Bob Fagles, lundi. Une longue discussion sur le théâtre. La tragédie. (Bob traduit Sophocle. A fait une merveilleuse traduction de l’Orestie, que j’avais lue à Windsor et énormément admirée. Tout ce que possédaient Eschyle et Sophocle, et pas nous ! – la combinaison du « naturaliste » et du « poétique » ; de l’« archétypal » et de l’« individuel » (penser à Œdipe, Médée, Clytemnestre et Oreste). Aujourd’hui un auteur dramatique commence par le purement individuel et doit s’efforcer de convaincre les spectateurs que cet individu est, ou représente, plus que lui-même. Les prémisses religieuses ont toutes disparu, même si l’on peut supposer (comme je le fais) qu’il en reste un vague souvenir effiloché, arachnéen. Vouloir écrire une tragédie, et être contraint d’écrire des parodies !… Mais c’est inévitable. Mon personnage, Eunice Lehner, par ailleurs condamnée, s’en plaint à ma place. Que faire, sinon continuer… ?

 

8 février 1980. […] Ma vie consiste à résoudre des problèmes, crise après crise. La montée de la tension, et parfois (quoique rarement) l’alarme et la panique ; la résolution du problème ; la facilité, l’excitation et l’extrême plaisir de l’écriture ; l’extrême plaisir de réécrire, revoir, arranger les choses ; le plaisir plus modéré de relire ensuite… et de revoir encore un peu ; et puis… et puis l’œuvre est abandonnée. Et je recommence, prise dans le même cycle. Le problème, la crise… qui s’est abattue sur moi, cette fois, avec plus de force que d’ordinaire.

… Réfléchis à Bellefleur. Et tâche de trouver un sens à Night-Side [la version pour la scène]. (Ce titre devrait être changé…) Il me vient à l’esprit que l’un des thèmes secrets de Bellefleur est en fait très simple : la guerre des classes. Pas la lutte, la guerre, en bonne et due forme. Et Night-Side aussi, en un sens… car la famille Orr est pauvre (j’imagine un peu le père comme l’un des ouvriers ou des serfs des Bellefleur… travaillant dans une situation féodale… mais je ne veux pas que ce soit aussi évident). La guerre invisible, non déclarée… mais pas telle que l’imaginait ou l’espérait Marx… une guerre de voracité… cupidité insatiable… où les individus (le prolétariat) se libèrent de leur condition… mais portent en eux, profondément enfouis en eux, les cicatrices de la lutte et les appétits curieux… les énergies infatigables de la guerre. Bellefleur est tout ce que pourrait être l’ennemi, un ennemi qui engloutit toute émotion possible : car on ne peut vraiment détester des gens aussi puissants, charmants, condamnés… […] Bellefleur et beaucoup des autres romans… en partie… en secret… des paraboles marxistes. Mais des critiques aussi. (Car mon cynisme – ou est-ce simplement de l’espièglerie ? – ne fait assurément pas de moi une marxiste ; pas plus que je ne pourrais être freudienne en gardant mon sérieux.)

[…]

 

16 février 1980. […] Travaille sur les épreuves de Bellefleur. Me sens plutôt anesthésiée, incapable de juger le roman ; m’étonne de l’avoir écrit l’an dernier, sous une telle pression. J’ai l’impression que je ne pourrais jamais refaire quelque chose de semblable.

… Fonçant hier en taxi avec John Updike dans Broadway, puis dans la Neuvième Avenue. Nous sommes allés voir l’exposition de photos de Jill Krementz à la Central Falls Gallery (des auteurs – dont John et moi). Très agréable de parler un long moment avec John sur des sujets divers. Les photos étaient merveilleuses : Capote, Nabokov, Mailer, Vonnegut (naturellement), Marianne Moore, Elizabeth Hardwick (que nous venions de laisser un peu plus haut, en revenant de l’Academy-Institute), Katherine Anne Porter, Eudora Welty, Singer, etc. Quelques compositions remarquables. (Ma photo avait été prise à Londres en 1971. Cheveux longs et plutôt bouclés… Celle d’Updike était une trilogie, John sautant à la corde avec une détermination comique, s’emmêlant dans la corde.)

Nosferatu, mercredi soir, avec Michael Goldman (un compagnon délicieux : intelligent, vif, drôle, extrêmement chaleureux) ; hier soir, Ma brillante carrière, à New York, avec Stephen Koch (et puis dîner dans le Village où nous avons passé un moment hilarant – comme toujours avec Stephen).

… Rendu visite à Ann Cattaneo et Meryl Streep dans l’appartement d’Ann à Chinatown. Meryl Streep est peut-être moins spectaculairement belle au naturel qu’à l’écran – mais qui pourrait être belle à ce point ? Nous avions beaucoup à nous dire toutes les trois, et Meryl semble intéressée par The Widows.

[…]

 

21 février 1980. […] Quelles journées merveilleuses ! Jour après jour… j’ai beaucoup d’affection pour Susan Sontag. Je ne peux imaginer quelqu’un de plus chaleureux – et pourtant elle est aussi la formidable Sontag – une réputation qui n’est ni injuste ni imméritée. (Elle nous a parlé du médecin qui ne lui avait pas donné deux ans à vivre. Elle et David [Rieff, le fils de Susan Sontag] avaient alors imaginé un tour du monde, une sorte de voyage de mort ; mais Susan a finalement décidé de rester chez elle et de combattre la maladie, ce qu’elle a fait. « C’est le crabe qui t’a fait rester aux États-Unis », a dit David avec une expression comique… David est quelqu’un de fascinant. Éditeur chez Farrar, Straus ; décontracté, voire nonchalant ; très séduisant. Puissante ossature faciale, verres teintés, longs cheveux d’un noir de jais sans coupe particulière mais qui le flattent tout de même ; discret ; beaucoup d’esprit. Mais on n’arrive pas tout à fait à croire qu’il soit le fils de Susan. Il fait un peu plus que ses vingt-sept ans, de même qu’elle fait un peu plus jeune que son âge. Ils forment vraiment un couple – parfaitement à l’écoute l’un de l’autre ; de leurs humeurs réciproques aussi, sûrement. Être le fils de Susan Sontag tracasserait la plupart des jeunes hommes, mais la placidité de David – il se qualifie de « pédé hétérosexuel » – lui assure sa propre individualité ; et puis il a aussi un sacré sens de l’humour ; un certain style légèrement sardonique. Il ne se prend pas très au sérieux et semble demander… pourquoi qui que ce soit devrait se prendre au sérieux. Un style à la Pater, contrastant avec le calvinisme juif de Susan.)

 

28 février 1980. Une journée froide et gris-bleu. Mais un très agréable après-midi, ici : Julian Jaynes est venu, et j’ai ramené Jerry Charyn6 de l’université, et nous avons bavardé tous les quatre de différents sujets, y compris des théories de Julian sur l’« esprit bicaméral »7. Il est drôle que Julian passe pour une sorte d’excentrique parce qu’en fait il ne l’est pas le moins du monde : il a la tête sur les épaules, parle doucement, est calme, paisible, modeste et obstinément « scientifique ». Un homme charmant, de surcroît.

… Hier soir, réception à la Mclean House, dîner ensuite dans un restaurant du quartier avec Michael Goldman et Jerry Charyn. Je pense que nous allons être des amis d’un genre très particulier, Jerry et moi. Il y a des parallèles étranges… des obsessions quasi identiques… à moins que le mot « obsession » soit trop fort… assurément pas pour Jerry, en tout cas. À la façon dont il se présente, il est l’écrivain le plus compulsif que j’aie jamais rencontré ; il le prend cependant avec assez d’humour, reconnaissant la profondeur de sa folie.

… J’oscille entre penser que je suis folle, et penser que je ne le suis pas assez.

… Mais non : la normalité est mon lot : je suis peut-être une folle déguisée en bourgeoise, mais le déguisement est total et parfaitement convaincant. […]

 

6 mars 1980. Une journée de fin d’hiver d’une indescriptible beauté : soleil, ciel bleu glacial, oiseaux au-dehors (j’ai observé un moment, à quelques dizaines de centimètres à peine, une femelle cardinal, les plumes en boule – ces femelles ont des couleurs d’une subtilité exquise ; et le cardinal à tête noire, si violemment orange, si massif)… 8 h 35. Viens de finir les révisions de Wild Nights8… qu’il me semble écrire et réécrire depuis très longtemps… mais maintenant je l’ai finie : Dieu merci.

… Et nous partons pour NY dans un quart d’heure. (Déjeuner chez Entre Nous avec Karen pour discuter des projets futurs concernant mes livres ; un film l’après-midi, sans doute Le Malin. Ray doit déjeuner avec Bob Phillips.) Le besoin, la nécessité très forte d’écrire sur certains événements ou quasi-événements de mon passé, alors que ma vie gagne en maîtrise et en stabilité. Nous en sommes au point que (par exemple) je peux oublier de mentionner l’offre « de base » de Fawcett (200 000 $) pour les droits de réimpression de Bellefleur… faite par Leona Nevler la semaine dernière ; cela ne semble tout bonnement pas important en ce moment ; trop de choses se passent. […]

… Finis Wild Nights et essaie de penser, essaie de penser, à Angel of Light. Il me passe par l’esprit que le protagoniste devrait être un jeune homme, plutôt que Kristin. Ce qui bouleverserait entièrement mes plans. Je connais la courbure du roman… le sauvetage… la transgression… la punition… le « pardon »… mais la ou les voix m’échappent ; et je ne peux pas commencer. Le frère de Kristin qui vient la voir à l’école… mais est-ce que je veux, est-ce que je peux vouloir écrire sur une autre jeune fille, si vite après June et Carla… ? … Les relations entre Nick et Maurie sont celles qui m’intéressent au premier chef. Le roman va être trop long… Mais j’ai aimé Bellefleur. Bien qu’il ait failli me tuer. Mais j’avais hâte d’être libérée de Bellefleur – son poids, la nécessité d’y travailler tous les jours, chaque minute libre de chaque jour, parce que j’avais peur de mourir avant de l’avoir fini. (Un aveu absurde. Mais vrai. Et je ne veux plus éprouver cela.)

… Relis Wm. James ; et Dickens ; l’esprit en quête… J’ai presque renoncé à écrire des critiques pour le NY Times et The New Republic ; trop occupée ; et c’est dommage… mais je n’ai pas le temps. […]

 

8 mars 1980. Coincée, au point mort avec Angel of Light. Qu’une partie de moi veut immense et ambitieux… et qu’une autre partie de moi (plus saine) veut rapide, net, court, cérémoniel. L’attrait de l’un et de l’autre… La crainte devant l’un et l’autre…

… Embrasser son sort… comme si c’était le « destin ».

… Un samedi pluvieux. Température déjà autour de 15 (à 10 h 30). Pour une fois, un week-end libre ; sauf demain (où nous irons voir Hitler, un film d’Allemagne, peut-être avec les Brombert), où sept heures et demie seront occupées par l’œuvre d’art que Susan S. a qualifiée de géniale… mais que je soupçonne d’être un peu moins que ça… ce qui est sûr c’est que cela durera sept heures et demie… à moins bien sûr que nous ne fassions nous-mêmes les coupures.

… Indécision concernant Angel of Light, qui traîne et traîne et… Tantôt je « vois » Kristin d’une façon ; et tantôt d’une autre. Et la voix du roman pourrait très bien être des voix. Une fois encore, c’est donc l’angoisse de la frustration, tout simplement : angoisse mineure, certes, mais débilitante : la nécessité de faire un choix et, en faisant ce choix, d’exclure toutes les autres possibilités… Écrire un roman revient à se marier. On est terrifié à l’idée de commettre une erreur (ou on le devrait)… parce qu’on devra ensuite vivre avec cette erreur. Certains romans exigent plus d’énergie et de temps que certains mariages… Passer un an d’une vie précieuse avec certaines personnes… ! 

[…]

 

13 mars 1980. Écris et réécris et jette les premières pages d’Angel of Light. Un exercice d’une difficulté absurde qui m’emplit d’une sorte d’inquiétude et de désespoir amusés. Mon problème, très manifestement, est que j’ai trop de matériau ; mon instinct me pousse à le comprimer trop rapidement. Quelle folie ! Me voilà repartie.

[…]

Angel of Light ne vient pas facilement. C’est un rude travail. La prose ne court que quand je laisse Kristin parler… et je ne peux pas la laisser parler… je ne veux pas écrire un roman qui suive les lignes structurelles de Childwold. La nature absurdement sacramentelle de l’écriture : elle paraît importante, qu’elle le soit ou non… La difficulté à commencer BellefleurSon of the Morning… le sentiment de fatigue prématurée, de défaite, devant le plan que j’avais établi pour Unholy Loves. Mais je dois admettre que le petit livre de Constantine n’a posé aucun problème ! – c’était un pur délice. Et une bonne partie de celui de Marya n’a guère demandé d’efforts. Ou du moins pas d’efforts douloureux. […]

 

17 mars 1980. Ai terminé un premier jet du chapitre 1 d’Angel of Light. Dont je ne suis pas satisfaite. Dont doit émerger – mais comment ? – un certain ordre. Le problème est que ce premier chapitre semble être le roman entier à l’état embryonnaire. Trop de passion, trop d’informations, les vies d’Owen et de Kirsten qui s’épaississent – se définissent – alors que l’« action présente » de ce samedi matin de mars doit être le point focal. Un problème épineux, contrariant, frustrant, qui m’obsède en permanence… Je jette un regard par-dessus mon épaule, et c’est là dans un coin de la pièce, ou masquant en partie le soleil. Ça. Le koan. Le koan perpétuel de ma vie.

[…]

… J’aborde apparemment Angel of Light avec une authentique timidité. Appréhension. Attente. Un rite « sacré » qui, s’il ne peut être accompli à la perfection, ne doit pas l’être du tout. (Hier, dans un instant de désespoir, j’ai envisagé de tout jeter – de carrément faire le vide sur mon bureau. Mais, et ensuite… ! Après tout, il faut bien survivre aux moments dramatiques. La vie n’est pas art flamboyant.)

 

21 mars 1980. […] Angel of Light se traîne à un rythme minable. Temps abominable en plus : neige soudaine, vingt-quatre heures de pluie, rien d’autre à faire que travailler et ne pas travailler et réfléchir et ruminer : quoique je me sois tout de même offert une distraction avec une critique-essai sur Anna Kavan9 pour le Times. Moins bonne que je ne l’espérais, mais à qui la faute ?

… Vie vertigineuse de Princeton. Un menuet. Une sorte de ballet. Lorsqu’on y arrive tout juste après avoir accompli quelque chose, c’est délicieux : à d’autres moments, cela paraît immérité, cela a un goût trop riche, un peu écœurant… quoique j’exagère sûrement.

… 23 pages d’Angel of Light. Obtenues en peinant si idiotement qu’on les croirait écrites dans le sang ; ou quelque chose d’aussi extravagant. Mais quand je n’écris pas, je pense au fait d’écrire, et de ne pas écrire. Pourquoi, je me le demande, ce roman est-il si « sacré » pour moi… que j’ose à peine écrire une phrase ? Je suppose que Son of the Morning a commencé ainsi… je ne m’en souviens pas… une amnésie bienheureuse descend sur ce genre d’entreprise… heureusement qu’il y a eu la vitalité des nouvelles de Constantine… bien qu’elles aussi aient été composées avec un sentiment vertigineux de « mouvement perpétuel » érodant l’âme.

… Je ne peux pas être folle, je suis si saine d’esprit.

… Mais qui sinon une folle choisirait une telle vie ? – une telle situation ?

… L’apport du sommeil et des rêves. Même quand les rêves n’ont apparemment pas de rapport avec le roman en cours.

… Stupéfaite par ma paresse. Et ma fréquente indifférence à cette paresse. Comme si je me fouettais avec des ficelles… des spaghettis mous… je pense au petit chapitre de Kirsten, « Pranks » : y pense et repense, le prépare, mais ne peux écrire un mot. Sauf à la main. (Ce qui est ma façon indirecte d’écrire – ce n’est pas vraiment écrire puisque cela n’imite pas l’imprimé.) Un sentiment de noyade presque physique… de perplexité… dans la région du cœur… mais quelles bêtises !… Je déteste les gens qui se donnent des airs mélodramatiques. (Cf. la pauvre « Anna Kavan », prisonnière de son assommante vie autoréférentielle – dans une maison bourrée de miroirs.)

… Commencer un roman est toujours difficile, me dis-je. Mais cela irait-il en empirant ? Et cela en vaudra-t-il la peine, cette fois ? … Mais comment ?

… À PARTIR DE MAINTENANT IL ME FAUT ABANDONNER CE JOURNAL, dont j’ai besoin et que j’aime et sur lequel je me suis reposée ; mais je vais être obligée de le remplacer par des lettres… à contrecœur… parce que par principe je ne suis pas partisane de conserver des lettres. Mais je n’ai pas le choix : soit je perds le compte rendu de ma vie, ce printemps, soit je le conserve, si obliquement que ce soit, par l’intermédiaire de lettres à des amis. Ainsi soit-il.

 

28 mars 1980. Immersion dans Angel of Light. Des heures et des heures… « Temptation », « By the River ». Maintenant, les voix d’Owen et de Kirsten se sont mises à parler de leur propre autorité. Maintenant, j’ai un peu le sentiment de les connaître… enfin… après ces longues semaines difficiles.

[…]

… Presque fini la première partie d’Angel of Light. J’avais imaginé qu’elle ferait une vingtaine de pages. Mais elle en comptera plutôt soixante-dix. Ce qui met en doute l’organisation du reste du roman… néanmoins… le matériau John Brown a déjà été utilisé… il ne devrait pas y avoir de gros problème… L’écriture d’un roman est simplement l’expérience de l’écriture d’un roman. Il était impossible de saisir les voix de Kirsten et de Owen avant d’écrire… en tâtonnant… plongeant… trébuchant… il n’y a pas de raccourci… quels que soient l’impatience, le désespoir, qui vous saisissent.

[…]

… Voilà que Washington me fascine ! Washington et l’idée de Washington. Un état d’esprit. La faim vorace de pouvoir. (Ambition nue, comme l’a dit Stephen, citant Lincoln.) C’est un instinct pour lequel je n’ai pas de sympathie, même si je le trouve très convaincant chez d’autres. (Pour moi, les plus hautes valeurs sont vie privée, liberté et anonymat, auxquelles il faudrait renoncer si l’on optait pour le « pouvoir ».)

[…]

 

3 avril 1980. Immergée dans Angel of Light. Chaque page avance lentement, mais elles s’accumulent, on ne sait comment. J’ai fini aujourd’hui la petite section « Wild Loughrea » de la deuxième partie, page 94 à peu près. Et me sens très proche et de Maurie et de Nick. (Plus proche que de Kirsten et d’Owen.)

… Belles journées complexes. Dimanche nous sommes allés à Livingston, environ une heure de voiture, rendre visite à Gail (Gleasner) Zeiler10 et à son mari Matt. Et à leur jolie petite fille Michelle, tout à fait charmante et vive. Une soirée dont Ray et moi avions craint qu’elle ne soit un peu contrainte, étant donné que je n’avais pas revu Gail depuis des années, et que je n’avais jamais rencontré son mari – et Ray ne les connaît ni l’un ni l’autre, bien entendu. Mais cela s’est bien passé. (Matt, qui est optométriste, est en fait la seule personne que j’aie jamais rencontrée à avoir aidé – assez malicieusement – Norman Mailer et Jimmy Breslin dans leur campagne électorale, il y a quelques années.)

… Tu te souviens, a dit Gail, tu voulais emprunter Studs Lonigan [La jeunesse de Studs Lonigan] à la bibliothèque de Williamsville, et le bibliothécaire a refusé ? Mais je ne m’en souvenais pas. Et ne m’en souviens toujours pas. Tu te souviens… ? disait Gail, parlant de quelque chose que nous avions fait au lycée ; mais je ne m’en souvenais pas. Si étrange, si perturbant, de se rendre compte qu’il y a de grands blancs dans ma mémoire… une carte couverte d’énormes masses blanches. J’ai apparemment perdu le fil de ma vie, de mon passé. Puis un morceau de quelque chose se déloge et monte à la surface…

[…]

 

6 avril 1980. Dimanche de Pâques… Et une belle journée luxuriante, ensoleillée. Quel paradis !… Notre première promenade à vélo dans le quartier. Et une longue promenade à pied à Cranbury. (Forsythias tout juste en fleur. Jonquilles, crocus, campanules, etc.) Discutons de notre voyage imminent en Europe11. Et de la revue qui vient de paraître. Un de nos plus beaux numéros, avec les photos de Brad Iverson et l’article de Maxine.

… « Comme je compte rester longtemps dans les parages, il faut que j’aie quelque chose à faire », a dit John Gardner, vendredi soir, quand on lui a demandé pourquoi il avait repris son ancienne revue MSS. John, l’air aussi robuste qu’un tank, un visage marqué, franc et sans inquiétude, cheveux blond argent coupés plus court que dans mon souvenir, regard perplexe. Il me semble évident qu’il s’est adouci, qu’il s’efforce (consciemment ?) de racheter ses attaques et ses insolences ignobles de ces dernières années. Il semble assez honteux de toute cette histoire de « fiction morale »… et il fait bien. (Seuls les amis de John savent à quel point il est, ou était, amer et envieux à l’égard des écrivains qu’il attaque dans On Moral Fiction. Sa polémique se donne des airs d’objectivité outragée alors qu’en fait, c’était une concoction née de son animosité personnelle pour Coover, Barthelme, Barth, Updike et quelques autres. Le malveillant John déguisé en prêcheur : mais a-t-il jamais réussi à s’abuser lui-même ?)

[…]

… Immergée dans Angel of Light. Des heures et des heures et des heures. Fini le chapitre « Schweppenheiser » aujourd’hui. Suis maintenant page 119. Ce qui m’inquiète un peu – le roman va être très long – mais – il doit se développer à son rythme – je dois respecter ses curieuses complexités internes. Se lovant et se re-lovant sur lui-même, délicat comme une crosse de fougère. Sera-t-il jamais publié ? Sera-t-il jamais lu ? J’écris les pages ligne par ligne, retirant les feuilles de la machine à écrire et réécrivant, réécrivant, jusqu’à ce que chaque ligne me paraisse solide. En même temps, je sais que je réécrirai sans doute l’essentiel du roman, une fois que je l’aurai fini… Cette méthode est une sorte de filet de sécurité. Je ne peux pas expliquer. Il avance lentement (cela donne l’impression d’avancer lentement) mais régulièrement ; il a quelque chose de consolant. Un roman obsédant, profond, sombre, hypnotisant, qui, pour le moment, concerne encore des adolescents… l’adolescence. Deux générations simultanément. Et comme je suis vite tombée amoureuse du formidable Schweppenheiser ! Qui réapparaîtra dans le roman beaucoup plus tard, en 1978.

[…]

 

14 avril 1980. Novembre de l’âme. Pluie, épuisement. Mon esprit volette en tous sens ces jours-ci, tramant et imaginant, non des scènes de roman, mais des moyens d’échapper aux obligations mondaines.

… (Les fantasmes de Princeton ! Ni exploits sexuels ni rencontres sentimentales ; pas même une reconnaissance littéraire, universitaire ou scientifique ; mais le calme… la paix… la tranquillité… l’anonymat… l’invisibilité… pas de dîners pendant une semaine ! deux semaines ! Peut-il y avoir plus impudent, plus glorieusement et délicieusement sybarite que d’imaginer deux semaines sans dîners !!!!)

… La consolation de la philosophie, c’est-à-dire de l’art ; c’est-à-dire aussi du secret et du silence.

… Silence, exil, ruse. À quoi que je dois ajouter ma préférée : l’invisibilité.

[…]

 

18 avril 1980. Ce que nous désirons partager, et partager sur-le-champ : extase, tristesse, célébrité.

… Être « célèbre » : désirer que tout le monde soit « célèbre » ! (Pour partager cette plaisanterie d’un genre particulier. La comédie, la mélancolie. Mais surtout ce que cela a d’amusant.)

… (Toutes ses réflexions : une conséquence de l’aventure d’hier. À la conférence sur « Literature and the Urban Experience » à Newark/Rutgers.)

… James Baldwin, Bruno Bettelheim et moi faisions les discours d’ouverture. Celui de Baldwin a surtout insisté sur le fait d’être Noir en Amérique, il n’était pas vraiment dans la ligne générale de la conférence (n’avait pas été écrit pour elle, évidemment) ; celui de Bettelheim sur la façon dont l’enfant vit la ville était très émouvant et éclairant, et en partie autobiographique. J’ai livré une version abrégée de mon essai, Imaginary Cities, et alors que je m’étais attendue à avoir du mal à le lire et à l’adapter au fur et à mesure (je ne suis pas habituée à lire quoi que ce soit devant un groupe), cela s’est passé sans accroc, j’ai parlé exactement trente minutes, et point final. Nous avons été tous les trois applaudis avec beaucoup d’enthousiasme par un public très nombreux – au Centre Robeson, sur le campus de Rutgers – il y avait même des gens dans d’autres salles, devant des écrans de télévision en circuit fermé. Ray se trouvait dans l’une de ces salles ; il m’a dit que tout s’était bien passé ; mais il n’a pu répondre à ma question – pourquoi des gens s’étaient-ils entassés dans les salles du Centre Robeson un beau jour d’avril, simplement pour écouter trois discours ?… Intriguant mais gratifiant aussi, je suppose.

… Horrible Newark. Images « urbaines », assurément. Gravats, nids-de-poule dans les rues, immeubles à moitié rasés, un air de pauvreté agressive. Nous sommes entrés dans la ville et nous sommes aussitôt perdus, le long de River Street ; j’ai été forcée de repenser à Detroit ; des vagues d’une nostalgie étrange, déplacée, pour la laideur, la vitesse, le danger, la stupidité de cette ville. Stupidité, dans le sens du primitif, du pas encore entièrement conscient. Brutalité, mutité, substance vide, uniforme, insensible.

… Serré la main de John Ciardi12, un autre des participants. Peinée de le revoir : il est devenu mammouthesque !… Le visage ridé, ravagé, une horreur. Pourtant, il souriait. Et semblait très amical. (Le pauvre homme. Sait-il le pire le concernant ? Qu’il n’a plus la moindre réputation, aujourd’hui ? Et a-t-il entièrement renoncé ? En ce qui concerne son physique, en tout cas, cela ne fait pas de doute.) Échangé quelques mots avec Helen Vendler, qui paraissait nerveuse, tendue, fatiguée ; pour une raison quelconque (laquelle ?) elle était arrivée avec deux jours d’avance ; son intervention n’aura lieu que demain. Serré chaleureusement la main de James Baldwin (qui m’a embrassée sur la joue) ; et celle d’Edward Albee, qui m’a fait la surprise de me donner un exemplaire de The Lady from Dubuque – un exemplaire ronéoté, pas un livre publié, qui m’était dédicacé. Signé des livres, été interviewée par d’innombrables journalistes, et même par un intervieweur de la télé. Vertigineux. À couper le souffle. Je n’arrive pas à m’imaginer aussi célèbre mais à Newark, hier, l’espace d’un moment, dans une certaine partie de la ville, j’en donnais assurément l’impression.

… Travaille aujourd’hui à Angel of Light. La rencontre de Kirsten et de Di Piero en ville. Page 138. Lis les souvenirs/élégie de Susan sur Roland Barthes (ce qui m’a donné envie d’essayer à nouveau de le lire. Je ne l’ai jamais trouvé que divertissant.) Promenade dans Princeton : magnolias, forsythias, tulipes, jonquilles : pure beauté : tout ce que Newark n’est pas. Hélas, Newark – l’Amérique – tout ce que Princeton n’est pas.

… Fêter. Ici. Maintenant. Exprimer sa reconnaissance. Pour la vie ? Pour le fait d’être en vie. […]

 

24 avril 1980. […] Les travaux ont commencé au-dessus de notre garage – notre « suite d’ami » ou « salle de jeux » ou je ne sais quoi. 35 000 dollars non compris l’éclairage, la plomberie, etc. Et nous partons pour l’Europe le 12 mai. … Un coursier est venu de Washington hier avec nos passeports, des visas pour la Pologne et la Hongrie, et une épaisse liasse de billets d’avion. Notre qualité d’émissaires culturels nous donne droit à davantage de bagages que d’autres passagers ; et pour une raison que j’ignore, on nous accorde davantage d’argent par jour qu’à d’autres… je ne sais vraiment pas pourquoi. Un voyage auquel je dois me préparer psychologiquement. Je dois déterminer avec précision ce que je vais faire côté écriture pendant ces six semaines. Entrées de journal, poésie… Mais le roman va s’arrêter. Kirsten et Owen, obsessionnels… pense à Ibsen, à ses personnages obsessionnels et condamnés. Le spectacle de l’énergie qui s’épuise… se dévore elle-même. L’expansivité du XIXe siècle mise sur la tête. Et celle du XXe en termes de maîtrise. Domination de la terre et de toutes ses créatures… Tragédie… farce… Lu Othello l’autre jour. La vigueur, l’énergie amère ! Le complot de Iago. La noblesse d’Othello qui dépend de son opacité. Mais la langue, la langue ! Elle est toujours là… notre monument sans âge qui, touché, palpite et dispense de la chaleur.

 

28 avril 1980. […] Les récompenses de l’échec. Un sujet sur lequel il faudrait que j’écrive un jour. L’« échec » de Faulkner : n’ayant pas réussi à imiter avec succès Huxley ou Hemingway, il a dû poursuivre, découvrir sa propre voix. Si Mosquitoes [Moustiques] ou Soldier’s Pay [Monnaie de singe] avaient été acclamés, il est difficile de voir comment il aurait pu résister à la tentation de répéter et de raffiner l’un de ces modes… L’« échec » essuyé par Joyce avec Dubliners [Gens de Dublin] (mis en pièces à Dublin) et Stephen Hero [Stephen le Héros] (qui ne fut pas publié). De sorte qu’il put s’exiler et travailler dix ans… non seulement au Portrait, ce chef-d’œuvre, mais aux plans d’Ulysse… Et Wilson aussi, peut-être. Constatant qu’il était incapable de diriger ses enseignants de Princeton comme il voulait les diriger, il s’embarqua dans une carrière politique (gouvernorat du NJ… puis présidence). Une réussite trop facile et trop immédiate doit entraîner certains problèmes. Susan Sontag a dit de son ami Don Barthelme que, à court terme, avoir été embauché par The New Yorker avait assurément été positif pour lui (il avait un revenu) mais que, à long terme, cela lui a été nuisible (il a pu se répéter pendant des années et ne parvient pas à sortir des limites mandarinales et pointilleuses de cette revue)… Un sujet riche, l’échec. Mais évidemment il y a des échecs intermédiaires, temporaires… des semaines et des mois où rien ne se passe… où, miraculeusement, on vous laisse tranquille. Et l’amertume, l’envie, la haine de soi ne peuvent-ils pas produire des œuvres extraordinaires ? (On pense aux grands détestateurs de la littérature – Céline, Dostoïevski, Lawrence ; et à une moindre échelle, Evelyn Waugh – qui détestait peut-être avec trop d’énergie et aimait trop peu.)

 

1er mai 1980. Ayant terminé la deuxième partie d’Angel of Light… envisage la troisième (île Mt. Dunvegan ; la maison des Martens ; Nick et Isabel, la fiancée de Maurie, se promenant sur la plage ; télescopage curieux du temps pour eux, quoique pas pour Maurie ; etc.). Cinq et peut-être six jours de pluie, froid, tristesse, moral en berne…

… Mais pas constamment déprimée. Hier, dernier jour de cours, et peut-être dernier jour à l’université de Princeton (puisque la proposition de Jim Tuttleton est arrivée lundi soir13), j’étais sur un vrai petit nuage de satisfaction et même d’euphorie : presque tout était beau, mais je peux y renoncer assez facilement. Deux ans à Princeton, où j’ai enseigné à des étudiants de licence… ma foi, je peux renoncer à tout, pourvu que j’aie le sentiment de m’être acquittée respectueusement de mes obligations.

… Déjeuner avec Victor Brombert, lundi ; Bob Fagles, hier. Ils me manqueront, et Prospect aussi. Mais…

… Préparons le voyage en Europe. Systématiquement. Plus que onze jours. Tellement de choses à faire qu’on en est paralysé… Et aujourd’hui Lucinda Franks vient m’interviewer pour le NY Times Magazine ; dimanche, Ed et George donnent une soirée ; lundi, Suzanne McNear vient m’interviewer (pour la chronique d’un journal ? – qui sera reprise par d’autres) ; mardi nous dînons avec les Showalter ; mercredi, NY pour rencontrer Leif [Sjoberg] à cinq heures, puis dîner avec Mike [Keeley] et d’autres après la réception du PEN ; jeudi matin/midi, déjeuner à l’American Academy, le comité de littérature. Puis vendredi, samedi, dimanche… et nous partons lundi. Ray dégage une sorte de chaleur rayonnante, frémissante, tant il est occupé : corrections, lectures d’épreuves, coups de téléphone, etc.

[…]

 

9 mai 1980. Négociations avec la NYU (c.-à-d. avec Jim Tuttleton) sur la possibilité d’y occuper le poste de directrice du programme de creative writing. Et Princeton aimerait que l’on ait la courtoisie de lui laisser le temps de faire une contre-proposition. J’ai donc la tête occupée par cela, et Angel of Light est mis à l’écart… et je regrette de m’être laissé entraîner dans cette affaire de New York. Mon « intérêt » pénible, social et même superficiel dans le fond, pour les activités d’amis… !

… Travaille à « Schoolboys », page 226 ou à peu près, avec toutes ces interruptions j’ai du mal à réfléchir. Le téléphone doit sonner dix-sept fois par matinée. (Un appel de Sophie Consagra, par exemple, de l’American Academy à Rome, qui me proposait un séjour en résidence l’an prochain dans cette ville. J’ai refusé.)

… Mis à part la distraction des négociations NYU-Princeton (dont on imaginerait qu’elles ont une certaine importance, à en juger par leur effet sur mon sommeil), cette semaine a été d’une extraordinaire richesse. Une charmante soirée avec Elaine et English, mardi ; mercredi, rencontre avec Jim Tuttleton à la NYU à 4 heures ; un verre avec Leif Sjoberg à 5 ; le PEN à 6 (où, en recevant son prix de traduction, Mike a fait un petit discours merveilleusement spirituel, mais sérieux aussi, sur la situation de la traduction aux États-Unis) ; puis dîner avec Mike, Eleanor et Michael Goldman… Eleanor, qui venait de finir son film, disait être fatiguée, mais elle était rayonnante. Jeudi : petit-déjeuner avec Blanche au Gotham ; réunion et déjeuner à l’American Academy (John Updike a présidé notre comité avec sa grâce habituelle, mais semblait répugner à écourter les divagations verbeuses et hors de propos de certains membres… Peter DeVries, par exemple, dont le bavardage et le manque de drôlerie m’ont étonnée) ; Le tambour avec Ray dans l’après-midi (un film décevant, au total) ; un verre avec Karen et Michael Braziller à 17 h 30 (Karen m’a montré l’élégante maquette de la jaquette de A Sentimental Education, nous avons parlé en termes généraux des projets Persea Press/Ontario Review Press) ; puis une longue soirée agréable avec Stephen Koch (son trente-neuvième anniversaire) et son ami Peter Hujar, le photographe. N’importe lequel de ces événements aurait suffi à captiver mon intérêt et mon imagination (et peut-être mon sens de l’humour : les alliances et les vieilles querelles suédoises auxquelles Leif a fait allusion donnent carrément le vertige : doit-on se préoccuper, si l’on n’est pas obsédé par le Nobel, de Per et d’Olof, de Sven, de Lars et de tous les autres ?) – mais ils se sont succédés si vite, sur une période de temps si condensée, que diable dois-je penser ? Que je doute assez de pouvoir survivre six semaines en Europe ?

… ll faut que j’écrive à Jim pour refuser sa proposition. Je ne me vois pas diriger un programme de creative writing, en dépit du fait que j’aime beaucoup Jim Tuttleton et que j’aimerais travailler avec lui.

… J’aimerais renoncer aussi au comité de littérature : quelle étrange façon de perdre son temps ! Howard Nemerov faisant l’article pour ses amis (de nouveau) et écartant les miens (il ne peut ou ne veut pas lire Bill Heyen14) ; Peter DeVries discourant sur un écrivain des années 30 qui n’a même pas été proposé pour un prix. « X est assez académique mais très bon poète », ai-je dit, et Howard N. a mis ses mains en cornet et demandé : « … Épidémique ? Pardon ? » Etc.

 

11 mai 1980. Une belle journée fraîche de printemps : et nous nous préparons à notre immense voyage de six semaines dans l’inconnu. Francfort, Mayence, Anvers, Liège, Berlin (15 juin), Hambourg et retour. Stupéfiant ! Préparatifs, valises, réflexions, sont moins pénibles que je m’y étais attendue, bien que j’aie découvert avec étonnement que j’aurai à faire seize « causeries » ou présentations d’un genre ou d’un autre. (Ray en a neuf.)

[…]

… Travaille à Angel of Light, terminé le chapitre « Tower Rock », page 239, et je suppose qu’il faut maintenant que j’arrête de travailler quelque temps. Pendant le voyage, je pense que je me concentrerai sur la poésie… peut-être des poèmes en prose… les entrées du journal. Quand je reviendrai à ce roman, si j’y reviens, quelles coupures seront intervenues !… il est difficile de croire que je vais être séparée aussi longtemps de ses rythmes. Peut-être serais-je incapable de les retrouver.

[…]

 

25 juin 1980. Joie : d’être sur la terre ferme ; d’être rentrée ; de ne plus être de passage ; de ne plus être JCO.

… Travaille avec un immense plaisir à des poèmes, et à Our Wall15 [Notre mur]. M’attaque à des taupinières de courrier. Et de livres. Et d’épreuves. Quelles obligations j’ai apparemment accumulées… ! Et si innocemment.

… Immense satisfaction dans le simple fait d’être ici. N’est-ce pas merveilleux d’être rentrés ! Ray et moi nous faisons cette remarque une dizaine de fois par jour. Pas harcelés, pas en train de serrer des mains ou d’essayer de dormir dans des conditions lamentables (le Baseler Hospiz est assurément l’un des pires hôtels que nous ayons jamais eu le malheur de connaître… mais j’ai presque aimé, presque pris plaisir à ces nuits de veille, passées adossée aux oreillers, à lire Doutine, Brontë, H. James. Et la dernière nuit, je ne me suis même pas déshabillée parce qu’il était déjà tard, que nous devions nous lever à six heures et que l’hôtel était si bruyant que je voulais pouvoir quitter la chambre pour aller errer dans les couloirs si nécessaire, dans l’intérêt de ma santé mentale). Ces comportements bizarres, assez merveilleusement fous, que l’on a, en « vacances ».

… Mon intérêt intense pour le Mur. La façon dont le mur de Berlin continue de m’obséder… ! Pas seulement le mur en lui-même mais le checkpoint… ces fleurs, ces pensées incongrues… les gardes au visage vide… la femme délurée qui a vérifié nos passeports… les bâtiments singuliers juste à côté, à l’Est, dans lesquels le Mur entre à la perpendiculaire. Et l’air de ville bombardée de Berlin-Ouest, les immeubles déprimants à demi rasés, les terrains vagues, les décharges… Pourrait-on inventer une série de nouvelles traitant des « murs »…

… Le symbole visible d’une situation invisible. Le Mur. Barrières. La mort en cas de violation…

… Promenade à vélo dans un cadre de rêve, idyllique. Soleil, ombre, vent agréable. Le jardin de Ray. Achat d’autres plantes dans une pépinière, des fleurs surtout : impatientes, coleus, gueules-de-loup. Mon regain d’amour pour la terre. Pour la terre elle-même, son odeur (sous le soleil et la chaleur), et pour le poids du corps à sa surface. Être sur terre et non en train de voler au-dessus. Le voyage en avion ne m’a pas perturbée le moins du monde (cela n’a jamais été le cas, d’ailleurs : je n’aimais pas cela, voilà tout) mais le fait intellectuel d’être au-dessus de la terre, de voler, de plonger, d’être précipitée à travers espace et temps, attachée sur un siège, enfermée, les jambes douloureuses, puis la tête… voilà qui a fini par être plutôt désagréable. Mais peut-être n’était-ce dû qu’à la longueur du dernier vol : 7 heures 50 minutes, et un retard pénible avant le départ, et une scène d’asile de fous à la douane. (Quel contraste avec l’efficacité des aéroports européens, celui de Francfort en particulier.)

[…]

… Reprenant peu à peu notre vie réelle… Ces murs, ces miroirs et fenêtres. Perfection. Et une étrange sorte d’anonymat : je n’ai plus à être JCO avant longtemps… Rétrospectivement, cependant, ce voyage a été magnifique. Sur ce point, nous sommes d’accord tous les deux.

[…]

 

6 juillet 1980. […] Vie quotidienne, une affaire de « et ainsi de suite, et cetera », et il faut se forcer à prendre en considération, à examiner, à voir, la personne avec qui l’on vit et avec qui l’on traverse tant bien que mal ces aventures.

… Le danger est universel, sûrement, et beaucoup ont succombé : assimiler si totalement à soi son mari ou sa femme qu’il ne reste quasiment rien qui soit « autre » et qui puisse être observé. Cela a des aspects subtils et corrosifs, presque trop nombreux pour être définis. Il n’est pas exagéré – si ? – de noter que les plaisirs de l’existence qui semblent faciles et donnés (nos promenades à vélo dans cette belle campagne, par exemple ; lire un bon livre ; écrire ; voir des amis) sont invisiblement soutenus par l’amour… par la stabilité et la permanence du mariage… ou en tout cas de ce mariage-ci, de cette relation-ci. (Car je ne doute pas qu’un mariage désastreux puisse tout empoisonner – y compris le paysage.) Regarder et regarder encore. Voir. Avoir conscience de sa chance prolongée sans devenir absurde ni verser dans la sentimentalité…

… Dîner ce soir chez les Fagles.

… (Sur quoi ai-je ruminé ces derniers temps ? … une obsession mineure. Le Mur. Mais à mesure que je l’explore, ce n’est pas seulement au Mur que je pense… c’est aussi, pour être très précise, absolument précise, au fait que les Allemands – c.-à-d. les nazis – ont empoisonné le XXe siècle. Est-ce cela ? Si brutalement ? Je ne cesse de réfléchir, réfléchir et… mes pensées tournent… tournent autour du fait, incontournable, un mur effectivement, que des gens comme Bob et Lynn Fagles, Eleanor et Michael Goldman, des gens d’une valeur, d’un charme et d’une intelligence incalculables… auraient été « exterminés », si les nazis avaient eu gain de cause. C’est évident, bien sûr, c’est l’« histoire », mais je ne cesse d’y penser en termes spécifiques… en termes très locaux. Le Mur est, entre autres choses (et il y en a beaucoup d’autres, bien sûr… la paranoïa Est/Ouest pour n’en citer qu’une), simplement ce fait. Cet horrible fait. Qu’aucun Allemand, si humain, si libéral, si « pénétré de culpabilité » qu’il soit, ne peut atténuer. Hitler, les nazis et le désir clairement exprimé du peuple « teutonique » – non seulement de commettre un génocide mais, en un sens, de détruire le monde – d’empoisonner le monde et l’avenir quasiment au sens propre. Voilà le mur contre lequel je ne cesse de me cogner la tête… Y a-t-il jamais eu exercice aussi vain ! … et aussi banal par-dessus le marché. Pas un sujet prévisible pour moi, pour mes « ruminations ». Et qu’y peut-on de toute façon… ?)

 

7 juillet 1980. […] Travaille à My Warszawa16. Heure après heure après heure. Tant cela vient en bouillonnant, tant je suis Judith et Susan Sontag mêlées, et un autre personnage de fiction, une troisième femme…

… Mais c’est l’Allemagne, le Mur odieux, l’histoire allemande odieuse qui continue à m’occuper. Au lieu de se dissiper avec le temps, cet état mystérieux s’intensifie et s’approfondit. Qu’en faire ! Je me sens prisonnière d’un destin qui (par héritage) n’est pas le mien.

[…]

… Varsovie, la zone « occupée », un lieu de poisons subtils et moins subtils. Travailler les trois ou quatre fils, les motifs, sans laisser aucun prédominer… La « judéité » de l’esprit dans ces parties du monde est quelque chose de très, très étrange. Je ne l’avais assurément jamais éprouvée.

… Cette humeur sombre va-t-elle se dissiper ? L’« Allemagne » va-t-elle jamais s’évaporer ?

 

12 juillet 1980. 18 h 10. Ai travaillé presque toute la journée à My Warszawa. Revivant, revoyant, marchant dans certaines rues… entendant de nouveau certaines voix.

… Toujours, l’instinct : je ne veux blesser personne, ma fiction blessera, ne peut éviter de blesser, il est dans la nature même de la « fiction » de frapper profondément et de blesser… mais, malgré tout, je ne veux blesser personne ; nos amis, guides, polonais.

… Ces journées passent et sont d’une exquise beauté. Je ne parviens pas à croire avoir jamais été aussi heureuse. L’immensité de la journée, les promesses, la solitude, les heures de travail dans la matinée ; déjeuner sur la terrasse ; une promenade à vélo ou à pied (hier à Titusville, notre première visite depuis longtemps, et nous sommes allés chez l’antiquaire, et Ray m’a acheté une pendule quatre cents jours allemande, un cadeau d’anniversaire tardif) ; nous lisons parfois l’après-midi […]. Pouvoir préparer nos propres repas me fait l’effet d’un cadeau merveilleux. Après avoir mangé si longtemps au restaurant, avoir dû assister jusqu’au bout à des banquets donnés en notre honneur. Et cetera. Faire n’importe quoi, n’importe quelle tâche domestique, par soi-même. Nettoyer les placards de la cuisine, passer l’aspirateur, s’occuper de la fournée habituelle de demandes d’abonnement à la revue… un privilège rare. Être chez soi, être responsable, avoir une identité, être un adulte. Ne pas être servis, entourés d’attentions, promenés en limousine et en minibus, honorés, flattés, admirés… Jouer « l’éminente écrivaine américaine Joyce Carol Oates » est un rôle que je trouve désagréablement facile à tenir.

… Tous ces plaisirs et, hier, le téléphone sonne et Karen Braziller m’annonce (avec une voix de petite fille merveilleusement essoufflée) que Bellefleur a droit à une critique en première page dans le supplément du dimanche du Times, à paraître ce 20 juillet ; qu’elle est très positive ; écrite par John Gardner17.

Une critique positive dans le Times est analogue à… quoi ? Se voir annoncer qu’on n’a pas le cancer. Le soulagement est immense. L’euphorie, la gratitude, le simple bonheur, viennent plus tard ou pas du tout. Car ce n’est pas l’avis des critiques (sauf dans le cas d’un critique aussi à part que John Gardner) qui compte le moins du monde pour nous – c’est la nature publique de la critique. On ne peut tout simplement pas échapper au Times, il est omniprésent dans cette partie du monde, et une mauvaise critique signifie surtout que vos amis se demandent s’il faut vous faire des condoléances ou ne rien dire du tout ; dans l’un ou l’autre cas, vous devenez un fardeau – temporairement. Mais tant que je vivrai à Princeton, il me faudra m’accommoder de cette vie translucide de poisson dans un bocal, extraordinairement publique, et tâcher de me faire sincèrement (sincèrement !) heureuse des « bonnes » critiques. Car les mauvaises ne tarderont pas, n’ayons crainte. Il faut s’efforcer de prendre plaisir aux bonnes…

[…]

 

14 juillet 1980. Fini My Warszawa. Revu des pages, etc. En suis assez contente. Je crois. Beaucoup de notes non utilisées…

… Pense, non pas à Angel of Light (que j’ai apparemment abandonné), mais à un nouveau long roman, dense, à strates multiples, sur cinq ou six sœurs… assez semblable à Bellefleur (dont l’atmosphère d’apesanteur me manque tant !) par la texture et la liberté de mouvement18… et peut-être sera-t-il « historique » lui aussi. J’imagine ces jeunes femmes devenir des jeunes femmes à des rythmes différents. Hier je me suis réveillée d’un rêve compliqué qui semblait concerner ce roman… quoique le mot « roman » soit bien compact pour être accolé à quelque chose d’aussi nébuleux. J’imaginais la plus belle des sœurs punie de sa vanité (ou de sa beauté ?) par une affection de la peau qui débute par une irritation squameuse de la taille d’une pièce de monnaie. Qu’elle gratte sans en avoir vraiment conscience et sans y prêter attention. Jusqu’à ce que bien sûr cela s’étende. Mais elle ne s’en inquiète que lorsque cela gagne ses bras, son cou et finalement son visage. (Tant est grande son indifférence pour le côté intime d’elle-même.)… Mais j’envisage aussi un « retour » pour elle, normalité et même davantage… Cela a-t-il le moindre sens ?????

… Un brouillard blanc flamboyant. Que je ne peux pénétrer.

… Plein été, et je vais travailler à une autre nouvelle (le poète et sa maîtresse/secrétaire/comptable) et peut-être ensuite My Budapest19, qui existe sous une forme rudimentaire dans mon journal bleu. Et puis retour à Angel of Light. Ce nouveau long roman n’a pas de nom… pas de centre… je vais finir par le voir comme une certaine force d’attraction (à la façon de Bellefleur : quand le nom de Bellefleur m’est-il venu ?)… plutôt que comme une idée cohérente. Une texture de langage, une inclinaison de la lumière, différent de, autre que, étranger.

[…]

 

15 juillet 1980. […] Autoanalyse. Autoexamen. Se voir « objectivement ». La personne publique jouit (jouit !) de tant d’occasions de se « voir » dans des miroirs, des miroirs déformants, que le nombre de moi à sa disposition est carrément étourdissant. Et si je médite sur moi-même, mes émotions, mes motivations, j’ai l’impression de voir clair dans la personne que j’habite – la personnalité, je veux dire. On pourrait se demander si c’est sage. On pourrait se demander si c’est la meilleure façon d’employer son temps.

Par exemple : je reçois une lettre de X. Un ami amateur de littérature. Il n’est pas, j’en suis à peu près certaine, tout à fait sincère avec moi sur quelque chose – un point mineur. Il parle d’« amour ». Il réaffirme qu’il me trouve très, très talentueuse – le plus grand écrivain des années 70, en fait. Tout cela serait flatteur si ce n’était totalement creux, faux, intéressé (l’intérêt servi n’étant malheureusement pas le mien) ; et ces idioties sur l’« amour »… ! Facile, sentimental, absolument absurde. Du boniment années 60 on ne peut plus embarrassant…

Comme l’hypocrisie des lettres m’irrite, j’y réponds en imagination. Je fais cinq ou six versions. Cette activité a essentiellement pour but de me convaincre que je perce à jour le jeu de X – et je suis assez prudente (je pense que c’est de la prudence, c’est peut-être de la couardise ou du cynisme) pour garder ces lettres pour moi, pour ne pas me donner la peine d’en écrire ni d’en poster ne fût-ce qu’une seule. Mes motivations sont assez claires. 1) Je ne veux pas me faire un ennemi – un autre ennemi ! 2) X ne semble pas avoir conscience de son hypocrisie, et semble croire à ses niaiseries sur l’« amour » – le critiquer parce qu’il rend hommage à l’amour serait peut-être cruel et, en tout cas, provoquerait sa haine immédiate ; 3) Il cherche à me manipuler pour utilisation ultérieure, et je suppose que je ne peux pas lui en vouloir – le lancement de Bellefleur, ma position à l’American Academy-Institute, mon activité de critique, etc… 4) Je me trompe peut-être – sa lettre sonne creux parce qu’il l’a écrite rapidement, il ne pense vraiment pas que je vais croire qu’il m’aime, etc. et ainsi de suite. Je réagis au manque d’honnêteté de quelqu’un comme si toutes mes rapports avec autrui présents et passés sont et avaient été honnêtes. Comme si tous ceux à qui j’ai affaire étaient eux aussi totalement honnêtes.

Le problème, le problème moral : est-ce que je refuse de répondre à sa lettre pour les raisons ci-dessus, ou parce que j’imagine vaguement que je veux le manipuler – au moins, un jour futur ? Est-ce que je soupçonne que lui aussi pourrait m’être « utile » ? (Je peux davantage lui être utile que l’inverse, certes, mais mes mécanismes inconscients sont incapables de saisir de telles subtilités.) Je suis donc confrontée à cette question éthique de la taille d’un caillou… faut-il répondre à sa lettre dans les termes exacts où je note mes pensées (mes pensées impitoyables et systématiques !) dans ce journal privé ; ou faut-il ne rien faire ?

Si je ne fais rien, il se peut que je sois malhonnête moi-même. Envers moi-même. Parce que je suis assez certaine de la malhonnêteté de X, et que je ne devrais vraiment pas lui laisser penser qu’il peut me l’imposer. D’un autre côté, en répondant à sa lettre… je tombe dans une sorte de piège. Il répondra en se défendant ; je me demanderai alors si je dois de nouveau lui répondre ou interrompre la correspondance. La lettre suivante de X ne sera pas aussi amicale et il ne parlera certainement plus d’amour… Je serai blessée dans mes sentiments et dans ma perception de la réalité. J’écrirai donc une lettre pour défendre ma position. Et il répondra. Et…

Non, c’est évident : je ne peux pas répondre. L’amitié – très mince, nous ne nous sommes en fait jamais rencontrés – doit prendre fin.

X va donc inventer un mythe sur Joyce Carol Oates, convenant à son (manque d’) honnêteté. Et ce mythe circulera. Et il n’y a rien – absolument rien – que je puisse faire pour l’arrêter ou le modifier.

… Et cetera. Voilà le genre de pensées qui me préoccupent quand je « médite », « m’autoanalyse ». Je le fais quotidiennement mais le note rarement, non parce que je ne suis pas partisane d’un examen plus ou moins minutieux de soi-même, mais parce que je ne suis pas partisane de le noter. Car quand j’en arrive à ma décision (« L’amitié doit prendre fin »), c’est la décision raisonnée, et cela disparaît déjà dans le passé (« L’amitié a pris fin » – quand X a écrit cette lettre), et point final…

… L’analyse impitoyable de soi et des autres à laquelle se livrait Nietzsche : une pratique suicidaire sur le plan affectif – pour lui. Parce qu’il n’avait pas les contrepoids nécessaires à ce genre d’analyse. Je pense savoir en quoi consistent ces contrepoids, bien que j’y sois arrivée plus ou moins par accident, c’est-à-dire naturellement : amour normal, vie normale, travail normal ou en tout cas dépendance normale à l’égard du travail, un rôle plutôt normal dans un environnement plutôt normal. Sans cela, on ne peut tout simplement pas se risquer à des explorations profondes, à contempler les abîmes, s’exposer à la folie. […] Ma stratégie doit être : si je perds ce contrepoids de prétendue « normalité », arrêter d’écrire sur le genre de sujets sur lequel j’écris depuis ces vingt dernières années. Parce que ces vingt dernières années… et plus… j’ai été définie, aimée, chérie et (oui) surestimée… d’abord par mes parents et par ma grand-mère Woodside, puis par Ray. Je suis passée sans période d’adaptation de l’état de « fille » et de « petite-fille » à celui de « bien-aimée » et d’« épouse ». Je ne savais peut-être pas qui j’étais, mais je savais ce que j’étais : le rôle était là, et il l’est toujours, intériorisé en partie. Avec des racines si profondes, je peux m’exposer à toutes sortes de vents violents, d’orages… Si quelque chose arrive, cependant, il me faudra battre en retraite.

J’espère seulement comprendre ce fait absolument évident… quand le moment viendra.

 

21 juillet 1980. L’immense soulagement et l’excitation d’avoir recommencé à travailler à Angel of Light, après de si longues semaines. Immergée maintenant dans Maurie et son engouement pour Isabel… qu’il ne comprend pas vraiment comme un stratagème… pas seulement une autre « façon » d’aimer Nick mais un véritable moyen d’atteindre Nick. Travaille à « Tower Rock » et « After the Storm ».

[…]

… Extrêmement chaud, hier, 36 degrés l’après-midi. Les pièces principales de la maison sont climatisées, mais pas ce bureau. J’ai tout de même pu travailler par intervalles… la chaleur n’était pas totalement débilitante […] me suis mise avec beaucoup d’excitation à Angel of Light auquel je pense depuis tant de semaines avec une sorte de mélancolie ardente. En relisant la partie de l’île Mt. Dunvegan, j’ai eu le sentiment que j’aimais beaucoup la langue, ses étranges rythmes ondulants indéfinissables, mais je vois aussi – comme je le soupçonnais – que le roman ne sera pas très lisible, et encore moins « semi-populaire » (pour reprendre le terme de John Gardner).

… Relis Blake. Livre de Thel, Mariage du Ciel et de l’Enfer, Chants, un peu des Écrits prophétiques. […]

 

25 juillet 1980. « C’est parce que nous sommes tous d’étranges oiseaux, plus étranges encore derrière notre visage et notre voix que nous ne souhaitons qu’on le sache ou que nous ne le savons nous-mêmes » – Scott Fitzgerald.

… Ce qu’il y a de drôle, cependant, c’est que je ne me sens pas du tout « étrange ». La personne que d’autres voient, réfractée par mes livres, est une personne que je reconnais à peine. Ce qui ne veut pas dire que je ne reconnaisse pas les livres. Je les reconnais. Mais l’auteur, la « personnalité » derrière eux… ? Il doit assurément y avoir quelque chose d’« étrange », il y a quelque chose de manifestement « étrange » chez quiconque a écrit autant que je l’ai fait… et sur les sujets que j’ai choisis. C’est une conclusion que je ne contesterais pas sérieusement… si j’étais quelqu’un d’autre, quelqu’un à distance. Mais ce qui ne cesse de me rendre perplexe (et qui rendrait Ray perplexe aussi s’il lisait mes livres) c’est comment et pourquoi le portrait suggéré par les livres est en contradiction si totale avec la personne que j’habite.

… L’introspection m’avance très peu. Je suis déroutée par la « normalité » qui donne naissance à une telle « anormalité » apparente (et publique). C’est en général l’inverse : au vu de leur vie publique ou sociale, on suppose les gens relativement normaux ; des rumeurs étranges et inquiétantes laissent entendre qu’ils sont en réalité assez bizarres. Mais en ce qui concerne les Smith, la seule rumeur possible est que nous sommes aussi… aussi discrets que nous le sommes… que je suis vraiment la personne que j’ai l’air d’être avec mes étudiants, amis et connaissances… je m’étends sur le sujet à ce point parce qu’on publie des textes sur moi en ce moment, en rapport avec Bellefleur. La critique pénétrante de John Leonard, une critique étonnamment universitaire et intelligente dans le Star de Washington, et l’article de Lucinda Franks à paraître dans le Times Magazine du dimanche… dont Karen Braziller vient de me parler au téléphone : tous ces « moi » publics bizarres et fragmentés qui sont peut-être authentiques, pour ce que j’en sais, mais qui me laissent curieusement indifférente.

(Connaissons-nous jamais qui que ce soit, finalement ? Lire sur quelqu’un – où que ce soit – journaux, biographies, livres d’histoire – a-t-il jamais la moindre signification ? Car la « Joyce Carol Oates » des journaux, les histoires sur elle que les gens ne lisent sans doute que d’un œil, ont si peu de rapport avec moi que les lire est probablement une perte de temps ; c’est du moins l’impression que j’ai en ce moment. Il en va autrement des commentaires sur les livres, évidemment – les intuitions de John Leonard sont excellentes – et de nombreux journalistes et critiques semblent comprendre mes intentions : mais les livres ne sont pas « Joyce Carol Oates ».)

… Après-midi chaud et ensoleillé. Ray est allé donner son long cours du soir20 (quatre heures… à partir de 18 h 30) à New Brunswick et je suis seule. Je parcours mes notes pour le prochain chapitre d’Angel (« Research »)… excitée par et contente du chapitre « Uruguayan Carpet »… résistant à l’envie de plonger follement dans le suivant. Dois-je, ne dois-je pas, dois-je avancer ou résister… et lire Matthiessen sur la famille James (un livre merveilleux, réédité)… ou faire une promenade à vélo… ou ? (Hier nous sommes allés à Princeton à vélo. Presque imprudent, étant donné la chaleur. Mais ce n’était pas si mal, cela a été idyllique à 90 %, en fait, et maintenant que je perds Ray de si nombreuses heures, trois fois par semaine, je n’en apprécie que davantage ces excursions. Quelle tristesse d’avoir à renoncer à nos après-midi paresseux… nos sorties …)

 

30 juillet 1980. En suspens depuis deux jours. Attends de nouvelles des analyses de mon père à Buffalo.

… Peut-être un caillot dans les poumons ou un problème cardiaque.

… Mon sentiment de la précarité de tout, de la plupart des choses ; pourtant je suis si rarement au bord des larmes (comme Queen of the Night je sais apparemment que les larmes sont inutiles) ; c’est un masque, un épiderme… comme Brigit Stott21… son nom sec bref brusque plutôt laid… stoïque, introvertie, secrète… mais ne le sommes-nous pas tous ?

… Travaille néanmoins à Angel of Light. La tragédie se développe. Pas à pas, lente, inévitable… si horrible… inéluctable. Owen est maintenant avec Ulrich May (« The Convert ») et tout se passerait exactement comme cela se passe, cela s’est peut-être déjà passé, des gens différents, des causes de fureur différentes… Plongée dans la mentalité révolutionnaire (c.-à-d., terroriste), je trouve leurs arguments très convaincants. Nous sommes en guerre, le monde est divisé, les États-Unis sont corrompus sans retour… (Penser à la récente convention républicaine. À Detroit. Et au cirque permanent à Washington – en ce moment, Billy Carter22, la Libye et le Président. Si je parle rarement du vaste monde dans ce journal, c’est parce que, ici, je peux lui échapper. Un journal n’a pas à se justifier d’être pure introspection, rumination… il vaut cependant la peine de noter de temps à autre, je suppose, que j’éprouve un réel malaise concernant Washington… la plupart des facettes du gouvernement, en fait… nous ne pouvons tout simplement pas faire confiance à nos « leaders »… qui racontent d’énormes mensonges… mensonge sur mensonge.

[…]

… L’agitation autour de la publication de Bellefleur. Heureusement que cela n’arrivera qu’une fois. Accéder au rang de best-seller serait une expérience unique, et je devrais sans doute… sans doute… espérer que cela arrive, et essayer de faire certaines des choses les moins idiotes suggérées par Lois Shapiro [l’agent de J. C. Oates]… mais… dans l’ensemble… eh bien… c’est comme pour le Nobel : si je ne gagne pas, je gagne : le luxe de l’anonymat, ma vie privée, la confirmation de la perception que j’ai de moi-même comme un outsider, voire un paria… (Je me demande l’importance exacte que cela a pour ma mythologie personnelle. Si je faisais une analyse comme [X], le sujet viendrait sûrement sur le tapis. Il m’est nécessaire de percevoir « Joyce Carol Oates » comme une ratée… tout en m’efforçant d’absorber de façon réaliste les preuves indiquant que ce n’est pas le cas… l’argent, par exemple ; le poste à Princeton ; les prix que j’ai remportés ; et cetera. Si d’autres semblent considérer que j’ai « réussi », je peux me dire qu’ils sont tout bonnement myopes… que, au fond, ils ne savent pas. Ce qui est vrai, non… ?)

[…]

 

1er août 1980. Tranquillité. Silence. Solitude. (Ray a travaillé presque toute la journée dans son bureau pour préparer son cours de ce soir à Rutgers ; et corriger les épreuves de notre numéro de l’automne.) Tôt ce matin j’ai modifié mon plan pour le reste d’Angel, ce qui, je l’espère, empêchera le roman de grossir de façon incontrôlable… Quand je commence, si incroyable que cela puisse paraître, j’ai peur de ne pas pouvoir tenir la longueur du tout. Et puis, à mi-parcours, il apparaît que c’est le danger inverse qui menace.

… Au moins Angel ne provoque-t-il que très peu chez moi le malaise psychique, l’inquiétude obsessionnelle, de Bellefleur. Ce n’est pas que je ne puisse plus jamais écrire un roman comme celui-là… mais plutôt que je n’en ai pas l’intention. Le coût a été trop grand… j’en ai eu l’impression, en tout cas… au moins à court terme. La force d’attraction de l’inconscient était trop hypnotisante. Je ne veux pas re-visiter « Bellefleur » – cette région attirante de l’âme.

[…]

… Mon père se sent beaucoup mieux. (Comment aurait-il pu se sentir beaucoup plus mal, en toute franchise ?) Et son état est sous contrôle, au moins temporairement, grâce aux médicaments – cinq médicaments différents. J’éprouve donc moins d’appréhension. Ou en tout cas cela s’est allégé. Les commentaires d’amis sur une critique défavorable de Bellefleur par Walter Clemons ont suscité chez moi une douleur, une colère, de la déception plutôt, de la résignation… qui d’une certaine façon s’est fondue dans mon inquiétude pour mon père… le sentiment, inexplicablement doux-amer, que l’« échec » est mon lot ; que je me sens plus à l’aise ainsi ; plus moi-même.

[…] D’autres critiques, merveilleusement généreuses, et je retiens mon souffle en me disant : pourquoi est-ce que je me sens aussi en vue, cette fois ? Aussi exposée ? Je crois que c’est parce que Bellefleur sera le seul de son espèce, le seul roman que je souhaite penser candidat à la « popularité »… c.-à-d. à un succès commercial… et je pourrai ensuite me retirer… non seulement de la tension étrange qu’il y a à écrire quelque chose d’aussi hypnotisant, mais aussi de la pression exercée par un « grand » roman dans le sens où l’entend Dutton, avec campagne promotionnelle (35 000 dollars) … demandes d’interview… etc. Cela met aussi en danger ma perception de moi-même – comme je l’ai déjà expliqué, et à Stephen K. – le sentiment d’être une ratée, une solitaire, une paria, si nécessaire à l’écriture d’Angel of Light. Cela dit… je n’ai peut-être pas à m’en faire, car la critique de Walter a peut-être porté un coup suffisant aux ventes. L’autre jour, il était vingt-deuxième sur la liste des meilleures ventes (j’ignorais qu’elle s’allongeait aussi généreusement) et qui sait où il en est en ce moment…

[…]

… Une tranquillité qui va probablement céder la place à de la nervosité demain. Ou plus tard dans la soirée. Mais qui sait, qui sait… la fonction de l’art pour l’artiste est peut-être de l’amener à de tels pics de calme. On a le sentiment, peut-être inexcusable, que tout ce qui a été fait au service de l’art était bien… s’il a amené l’artiste à un tel état d’esprit ! Et cela vaut pour la carrière aussi. Le sentiment dérangeant, de temps à autre, qu’être une femme m’a nettement handicapée… je ne veux pas parler de mon travail d’écriture mais de l’accueil qui lui est fait. (Je me rappelle l’enthousiasme de Walter Clemons pour Unholy Loves. Mon meilleur roman depuis des années. Ce qui n’est pas le cas, bien sûr… c’est seulement mon roman le plus « féminin »… et qui, par conséquent, a paru le « meilleur » à Walter.) Si j’étais un homme, souffle le fantasme, si seulement j’étais un homme, suppose la voix, ne me prendrait-on pas… davantage au sérieux ? Par son envergure, son ambition, sa profondeur, son expérimentation, mon œuvre est-elle vraiment moins impressionnante que celles de Bellow, de Mailer ou d’Updike, mettons ? Mais ces ruminations me paraissent stériles ; et de toute façon je dois conclure qu’être une femme, et par conséquent handicapée dans cette culture (comme, vraisemblablement, dans toutes – y compris Angleterre et France), a eu un effet salutaire. Il m’a fallu travailler très dur, être hardie, prendre des risques et essuyer les injures inévitables qu’attire l’ambition dans cette profession délirante. (Où, par moments, on se prend à penser que la seule femme écrivain vraiment aimée des hommes est Jane Austen : précisément parce qu’elle est délibérément si mineure ; si « féminine ».) Ces convictions se mêlent aussi au sentiment d’un coup de chance économique – avoir été plutôt pauvre à une époque, et issue d’une famille qui avait connu la vraie pauvreté ; être passée, avec mes parents (mon père UAW23, en fait), dans une sorte de pré-classe moyenne grâce à cette grande force, le mouvement ouvrier américain (Dieu le bénisse ! – et notamment mon grand-père syndicaliste) ; être passée ensuite par l’intermédiaire d’amis et de relations dans une véritable classe moyenne supérieure et « supérieure inférieure » (les cinq ou six millionnaires que je connaissais à Detroit – à moins qu’ils fassent partie de la classe « supérieure moyenne » ?! – quels termes absurdes) qui m’a apporté une vue d’ensemble proustienne et un sentiment fitzgéraldien de l’absurdité romantique… quoique toujours tempérés par mon rude passé prolétarien. Du coup je ne suis pas seulement américaine mais… une sorte de coupe transversale de l’Amérique… vraie richesse et vraie pauvreté mises à part. Ce qui est le plus authentiquement moi-même, je ne peux le savoir, mais j’imaginerais… à en juger par la sympathie bizarre et perturbante que j’éprouve même pour des monstres comme Manson… que je me situe psychologiquement au-dessous même du milieu ouvrier honnête et respectable de mon enfance.

… Susan Sontag au téléphone. L’air, comme souvent, plutôt mélancolique… seule… au téléphone. Quelques jours plus tard, Stephen et moi nous sommes gentiment moqués de sa situation : Maintenant qu’elle a enfin rebranché son téléphone, personne n’appelle. C’est du moins ce qu’elle dit. Trois semaines de quasi-isolement… elle est sortie cinq fois en tout… elle essaie d’écrire une fiction alimentée par les mêmes énergies puritaines qui l’ont conduite à écrire ses essais critiques, élégants et véhéments… elle semble triste, abattue, contrariée… mais c’est sans doute un passage obligé. Mon affection pour Susan est immense. Je me sens avec elle des affinités moins professionnelles que fraternelles. Non, plus que ça, une sorte de… d’identité physique. Bien que nous soyons très différentes (pour un œil extérieur) je nous trouve apparemment des ressemblances surprenantes. Je n’éprouve en tout cas aucun sentiment de rivalité à son égard, je me sens au contraire blessée quand elle est calomniée ou même critiquée… parce que, en dépit de son intransigeance dans ses écrits et même dans sa vie, elle est très vulnérable ; et très féminine aussi.

… La féminité qui n’est pas « féminine ». Qui n’a même pas à s’efforcer de contenir ou de rejeter le « féminin ».

… Féminin/femme. L’un est social, acquis, appris, parfois un effort considérable ; une mascarade. L’autre est… simplement donné. On est femme comme on a des yeux marron, des cheveux châtains, un corps grand et mince, une certaine voix.

… Susan et moi avons la quarantaine, elle a quelques années de plus. Je ne me rappelle plus combien. Sa gaminerie impulsive… des manières de garçon manqué… un rire facile, chaud et prémédité. Je sens en elle une femme qui a porté sa séduction physique comme une arme non déclarée (« innocemment » non reconnue). Elle a été, et est toujours, d’une beauté saisissante ; elle est assurément photogénique ; mais tout cela est en opposition avec le sentiment rebelle qu’elle a d’être avant tout une intellectuelle et une artiste. (Les vêtements informes, les pantalons, des vestes bizarres choisies n’importe comment, des bottes.) Alors que je m’habille d’une façon féminine plus conventionnelle, en partie parce que je veux… me fondre dans le paysage.

[…]

… Quant à l’âme, à la psyché… qui peut dire ? Les deux (corps et âme) ne sont pas séparés. Mais d’un autre côté, si, ils le sont.

 

13 août 1980. La tranquillité d’une longue journée à la maison. Finis la 7e partie d’Angel of Light. Imagine la partie suivante… Le dernier jour de la vie de Maurie… que je veux si beau, si fort, tendu, prenant… et horrible… que j’ai peur de commencer. Écrire la première phrase, le premier mot. Un acte sacramentel devant lequel je recule.

… Quel effet vous fait le succès commercial de Bellefleur, me demande un interviewer […] et il me faut réfléchir un moment : qu’est-ce que je ressens ? Et que sont précisément les « sentiments »… ? Dire que je suis émotionnellement et spirituellement immergée dans les destins de Maurie, Isabel, Nick, Kirsten et Owen, et que je dois me libérer de ce monde hypnotisant (dont la force d’attraction est si puissante que je me sens presque littéralement aspirée) c’est paraître inutilement intransigeante, et même mystique ; dire gaiement que je suis très « heureuse » du succès actuel de Bellefleur (ce qui peut changer du jour au lendemain, le marché du livre étant ce qu’il est), c’est présenter trop simplement les choses. (Je ne peux pourtant dire la vérité aux « relations proches ». Prenons le cas de X, qui m’a téléphoné l’autre soir, tout éloges, félicitations, bavardage, et qui m’a demandé presque avec reproche « si je n’étais pas contente que mes livrent touchent un plus large public » – et j’ai répondu faiblement, en bredouillant, ne cessant de souhaiter que cet importun raccroche et me laisse tranquille parce que j’étais en plein travail sur quelque chose d’important : Eh bien, oui bien sûr, bien sûr… certainement.)

[…]

… À mon grand étonnement, le roman est n° 9 cette semaine sur la liste des meilleures ventes de Publishers Weekly. N° 5 sur la liste Walden (nationale) ; n° 3 sur celle de Barnes and Noble (nationale) ; n° 10 sur la Dalton ; n° 2 à Philadelphie. Je dois dire que tout cela témoigne des efforts déployés par Dutton. Car bien que le roman soit plus accessible que les autres, et plus amusant, s’il était sorti chez Vanguard, il aurait lentement sombré, comme d’habitude. Quelques critiques enthousiastes, peut-être quelques ventes de plus ; et puis, rien. Et la résignation habituelle (plutôt pénible ?)… (Oh, après tout, cela n’a pas d’importance, avoir l’« estime de ses pairs » ne compte-t-il pas davantage… et tout ce qu’on se dit dans ces cas-là.) Je reconnais pleinement qu’un seul roman comme Bellefleur me sera « autorisé » par décennie… sinon dans ma vie entière, et j’ai bien l’intention de jouir autant que possible de son relatif succès. Parce que les livres qui vont suivre ne sont pas commerciaux, c’est le moins qu’on puisse dire. Il faut donc en profiter tant que ça dure… pourquoi pas ?

[…]

 

1er septembre 1980. L’euphorie du travail : fini Angel of Light hier à 5 h 30. Et me suis immédiatement mise à le réécrire ce matin. Les 75 premières pages laissent beaucoup à désirer ; la voix ne va pas ; le ton n’est pas là ; Kirsten et Owen ne sont pas Kirsten et Owen ; Isabel n’est pas pleinement développée. Et cetera. Passé la journée entière à réécrire le premier chapitre. (« The Children of Morris Halleck »). À présent tout prend sa place, tout fait sens…

[…]

… Promenade à vélo à 6 h 30 ce soir, vers Pennington. Oldmill Road. Vaches et chevaux en train de paître. Marguerites jaunes, verges d’or, fleurs des champs d’un violet éclatant, chardons… une beauté extraordinaire… Nous roulons dans une sorte de rêve, immensément reconnaissants de cette ravissante partie du monde et de la facilité avec laquelle elle nous a été donnée.

Bellefleur est n° 1 cette semaine sur la liste des meilleures ventes du New York Times. La concurrence est toutefois accablante. Concurrence ! – des romans de gens dont personne n’a jamais entendu parler dans le milieu « littéraire », exception faite d’Irving Stone, peut-être. Stephen King avec un roman sur un enfant de huit ans qui met le feu aux objets avec ses yeux. (Le best-seller le plus remarquable du moment s’intitule toutefois How to Flatten Your Stomach [Comment perdre son ventre]. Il fait 37 pages. Figure sur la liste depuis plus d’un an. Oui, il s’agit des exercices que nous connaissons tous… Comment peut-on sous-estimer l’intelligence du public américain ?)

… Le plaisir de réécrire. Ré-imaginer. Maintenant que le roman se développe exactement comme il faut… et que l’ancienne fin, la fin originale (la fin dont j’avais apparemment besoin !) a naturellement été abandonnée. Elle était irréalisable et de toute façon indésirable – Kirsten doit être réellement exilée, éloignée, « inimaginable ». Et Nick, brisé et rendu humain, parvient à une humilité et à une tendresse que je n’aurais pas crues possibles.

… Ainsi passent les jours. Humides et extrêmement chauds. (35 degrés aujourd’hui.) Les soucis fleurissent dans le jardin, bronze, jaunes et rouge orange, les melons mûrissent à merveille, et Angel of Light prend en douceur son rythme final. Je ne peux me permettre de penser à rien avant qu’il soit fini.

 

7 septembre 1980. Alors qu’Angel of Light est intense et obsessionnel, et que le plaisir (pour le romancier) consiste principalement à raffiner la langue comme s’il la transvasait et re-transvasait d’un flacon dans un flacon plus petit, puis dans un plus petit encore, le prochain roman devrait s’ouvrir, se déployer… je vois l’approche du ballon… le silence, le calme étrange… au-dessus d’une rivière, ou d’une grande prairie semblable à une rivière avec ses herbes ondulant dans le vent… je vois son ombre… sa descente… Le « sauvetage » de la plus jeune des filles.

… (L’une de ces coïncidences un peu étonnantes qui ont hachuré ma vie : quelques heures après que j’avais ébauché une petite note sur le ballon, un ballon est véritablement apparu au-dessus des bois… un de ces ballons gonflés à l’hélium, avec brûleur et passagers, que nous avons vus pour la première fois il y a deux ans, à notre arrivée à Princeton, au-dessus du lac Carnegie. Flottant dans les airs, regardé par tous… les voitures ralentissent sur la route… les enfants sont fascinés. On est saisi par une image qui monte silencieusement de l’imagination, de l’inconscient, n’ayant besoin ni de vernis, ni d’élaboration. La voilà ! – fini.)

[…]

 

25 septembre 1980. […] Pense, rêve, accumule des notes sur le nouveau long roman romanesque. Qui prend forme très lentement, très lentement. J’ai deux mètres de notes étalées sur la nouvelle table blanche dans l’autre pièce… An American Idyll. The Bloodsworth Romance. A Stoningham Romance. Dans le premier chapitre, le ballon noir descendra… pour emporter la pauvre Deirdre. Une image qui m’a si profondément frappée, il y a un mois… quand ces deux ballons sont apparus au nord de Pennington… et l’autre dimanche, ici, ce beau ballon rouge et vert s’élevant au-dessus du bois… presque silencieux… Le côté mystérieux de son apparition, la justesse… Mais d’abord je dois planter le décor et, avant de pouvoir le faire, je dois imaginer le roman entier ou quasiment ; et un personnage tend le bras pour en toucher un autre, et celui-là en touche un autre, et ainsi… […]

 

5 octobre 1980. Journées merveilleuses, remplies, productives. Ai commencé A Bloodsmoor Romance qui occupe presque tout mon temps… Les Zinn et les Kiddemaster se bousculent dans ma tête… aventures, exploits, scènes mélodramatiques, rêves de réforme, démocratie, utopie transcendantale, l’homme « masse » comme un idéal et non comme une obscénité… Des jours durant j’ai travaillé et retravaillé le premier chapitre, « The Outlaw Balloon ». Et aujourd’hui, dimanche, je devrais le terminer.

… J’ai été trop occupée ces derniers temps pour noter quoi que ce soit. Entre A Bloodsmoor Romance et la vie sociale de Princeton… […] 28 sept., dimanche – une belle journée ensoleillée d’automne – nous avons invité à déjeuner Lucinda Franks et son mari Bob Morgenthau (qui est maintenant district attorney de New York) et Karen et Mike Braziller ; mardi nous avons invité à dîner Ed Doctorow, Mike Keeley, Eleanor et Michael Goldman (une soirée merveilleuse) ; mercredi, déjeuner avec Stephen K. ; hier, nous sommes allés à New York avec les Showalter pour le vernissage de Matt Phillips à la galerie Marilyn Pearl, et pour voir la pièce de Nikolaï Erdman (1902-1970), The suicide… À « Broadway », bizarrement… une mise en scène sérieuse, enlevée, soignée, d’une pièce dans le genre fable qui aurait été mieux servie dans un théâtre off Broadway. De bons moments, et on ne peut évidemment s’empêcher de sympathiser avec Erdman… même si sa « satire » est incroyablement modérée… Le Playbill résume sa carrière : « Il vécut dans une relative obscurité à Moscou, où il mourut au printemps 1970. »

… Et maintenant, aujourd’hui, « The Outlaw Balloon » – que je commence à écrire dans ma tête, alors que je suis encore au lit. Un mouvement absolument irrésistible… me semble-t-il, du moins… emportée dans le ciel par un sinistre ballon noir hors la loi…

[…]

 

17 octobre 1980. Routes de campagne idylliques dans une brume dorée ; herbes sèches ; soleil de fin d’après-midi ; minuscules asters d’automne blanches et pourpres ; un ciel d’un bleu pur ; promenade à vélo le long d’Oldmill Road jusqu’à Pennington… et cetera : quoi de plus agréable ?

… Plus tôt, déjeuner chez Lahiere avec Eleanor et Elaine : très bien, très détendu. Elaine rentrait d’une journée à l’université du Delaware, où elle a donné une conférence et projeté des diapositives – « Femmes victoriennes ». Eleanor doit être interviewée (par Rolling Stone) demain. Elaine en robe de coton bleu rayé, Eleanor en tailleur de laine avec un col roulé en jersey, moi avec mon nouveau blazer rouge, pull chemisier, pantalon bleu marine. Elaine venait d’essayer de réconforter une amie que son mari avait quittée pour les raisons habituelles (il a quarante-cinq ans), et j’ai demandé à Elaine et Eleanor si elles seraient elles aussi bouleversées si leur mari les quittait… et, oui, oui bien sûr, oui évidemment elles le seraient. Et toi, Joyce, ont-elles demandé… et il m’a fallu réfléchir… est-ce que je prends mes émotions assez au sérieux pour « éprouver » les symptômes classiques… Puis-je me particulariser suffisamment, me voir comme un « individu » et non comme l’une des nombreuses, si nombreuses, femmes qui vivent cette crise presque rituelle… ? Si Ray « tombait amoureux » d’une autre femme, pourrais-je vraiment lui en vouloir ?… cela m’étonnerait-il ?… trouverais-je cela injuste, anormal ?… est-ce que même, d’une certaine façon, je ne comprendrais pas… ? Mais je ne pouvais pas parler ainsi sous peine de paraître très bizarre, surtout après les réponses véhémentes de mes amies. (Autre chose, encore moins facile à expliquer : je ne peux pas vraiment « éprouver » d’émotion pour quelqu’un qui ne me rend pas la pareille. Si mon mari cessait de m’aimer, je le sentirais sûrement et cesserais de l’aimer… peut-être progressivement, peut-être brutalement. Mais cela ne manquerait pas d’arriver. On ne peut pas réellement aimer quelqu’un qui ne vous rend pas votre amour, sinon il s’agit d’une attirance pour son propre reflet, d’une projection désespérée, d’un refus de voir selon le point de vue de l’autre et de « sentir » l’absence même de sentiment.)

… Je semble si froide ! – si austèrement et invraisemblablement « rationnelle » ! Mais je ne peux pas ne pas savoir ces choses, je ne peux pas revenir à la jeune fille que j’étais, avec tant de passion et de naïveté, il y a vingt ans. Il s’est passé trop de choses, et dans ma vie privée et dans notre société.

… Dîner […] Mardi soir : en l’honneur de Mary McCarthy et de Jim West, de passage à Princeton pour quelques jours. J’ai apporté à Mary six roses de notre jardin, l’ai trouvée amicale, d’un abord facile, quoique (peut-être ?) un peu sur ses gardes par moments… mais elle se remet d’un zona et se fait manifestement beaucoup de souci concernant le procès de Lillian Hellman24… elle a été incapable d’écrire tout l’été, suit un traitement lourd… elle semblait cependant en forme, très grande bourgeoise de Princeton, une coiffure de dame, robe de soie rose, talons hauts… l’uniforme que je déteste, pour moi sinon pour les autres, et que je refuse de porter. Elle a eu ce grand sourire pareil à un tic, dont Randall Jarrell a dit (dans Pictures from an Institution) « des animaux dépecés en sont retirés au coucher du soleil »… elle a fait des déclarations dogmatiques avec le ton de qui n’est pas habitué à être contredit (« Leon Edel est le pire des biographes vivants… » ou quelque chose dans ce goût-là). […]

… Travaille à A Bloodsmoor Romance. Réécris. Page 28. Pour la deuxième ou troisième fois. Lentement, mais avec plaisir. Le premier jet était obsessionnel, ma tête résonnait presque au sens propre, il fallait que je continue, que je continue, que je mette tout, que je termine le « chapitre »… sans savoir que cela n’allait pas être un chapitre mais une partie entière, un premier mouvement. Des journées plutôt compulsives, secouantes. Heure après heure… et ensuite migraineuse, perdue, désorientée. (Épuisement de fin d’après-midi. Une sensation absolue de malaise au creux de l’estomac ; et ce mal de tête. Pas d’appétit pour le dîner. Et faut-il noter ici mes « symptômes »… ? Ou les passer sous silence ? Une perte de poids considérable ; arrêt des règles ; cheveux qui tombent un peu trop librement… de sorte qu’y passer le peigne, ne parlons pas de la brosse, est très désagréable. Mais j’ai pris rendez-vous chez le Dr Reed mardi prochain… Que puis-je faire d’autre ? Manger est un problème quand on préférerait travailler ; et puis je mange si lentement que c’est ennuyeux… Quand je suis avec d’autres (comme c’est presque toujours le cas), je préfère parler, ou écouter, et manger devient une distraction. « Problème » absurde, comme je le sais parfaitement…)

[…]

 

26 octobre 1980. Dimanche. Une journée venteuse, un avant-goût de novembre. A Bloodsmoor Romance m’hypnotise et me préoccupe si entièrement que me consacrer même quelques minutes à ce journal est un effort. Tout – tout – est englouti dans ce roman, comme dans Bellefleur et Angel of Light. Si bien que je n’éprouve aucun intérêt pour des nouvelles ou des poèmes… absolument aucun intérêt. Et maintenant je m’étonne d’avoir jamais eu cet « intérêt »… cette étincelle d’énergie nécessaire pour démarrer une semaine épuisante de réflexion, d’écriture, etc…

… Environ 117 pages. […] Et c’est toujours ainsi : je veux noter les événements de la semaine dernière (la réunion de comité à l’American Academy-Institute : John Updike ; John Hollander […] ; Hortense Calisher ; May Swenson, un côté elfe, brune, ridée, des opinions tranchées, un sourire éclatant […] ; Howard Nemerov, en bonne forme, gamin, drôle, ne cherchant plus à nous imposer Stanley Elkin et par conséquent agréable ; Peter DeVries, beaucoup plus drôle qu’avant… ; et puis des cocktails avec John et Martha sur la Septième Av., une conversation charmante […] Mais le roman m’attire sans que je puisse résister. Mais pourquoi devrais-je résister… ?

 

1er novembre 1980. La mort imminente de Kay Smith25, que je trouve… impensable… Me poursuivant à Brockport, à Rochester, à Fishkill la semaine dernière… montant à la surface à des moments inattendus… Quand Liz a téléphoné pour me dire que Kay était dans le coma, j’ai réagi par une incrédulité absurde, infantile. Car bien que sachant Kay gravement malade…

… Mais de qui pourrait-on attendre qu’il comprenne cette mort. (Kay […] si vigoureusement vivante ; si pleine d’imagination ; un esprit pratique aussi ; douée d’un délicieux sens de l’humour…) Mais je ne peux écrire là-dessus, je ne peux me concentrer. Trébuchements, langage enfantin, insuffisance non seulement des mots mais des sentiments.

… Le long trajet jusqu’à Brockport. Et les heures rituelles là-bas. Dans les intervalles je pensais à Kay, et je me regardais avec étonnement être moi-même… dire ce qu’il fallait, me conduire comme tout le monde, ravie que mes parents puissent être avec nous. … (Mais je ne peux rien exprimer pour le moment. Toutes les émotions, les heures et les heures de rumination incrédule, un engourdissement qui n’est même pas – encore – la souffrance du deuil – c’est impossible.)

… Nous sommes allés en voiture de Princeton à Ithaca, NY ; y avons passé la nuit ; puis traversé le district des lacs Finger (beaux paysages d’automne) jusqu’à Brockport, où mes parents nous ont rejoints (en merveilleuse forme tous les deux ! – et très contents d’avoir reçu une invitation du Writers’ Forum de Brockport : je ne leur ai pas parlé de Kay, cela les aurait totalement démoralisés ; et stupéfiés – comme cela nous stupéfie tous : car Kay doit-elle mourir ? – pourquoi a-t-elle refusé de voir un médecin aussi longtemps ? – est-ce un genre de suicide ? – mais – non – pas Kay : pas un suicide : impensable sous n’importe quelle forme)… et puis, et puis…

[…] Mon cerveau est si vide, mes pensées s’entrechoquent comme des pois. Inoffensives. Idiotes. Parties où… ?

… Kay est morte à 15 heures, le jeudi 30 octobre. Elle était entrée à l’hôpital le 2… Elle a commencé à aller très mal le 12… Incapable de parler, mais elle semblait comprendre presque tout ce qu’on lui disait. (Liz lui a rendu visite constamment, elle lui parlait et la touchait, même quand il est devenu évident qu’elle sombrait dans le coma… s’affaiblissait, s’éteignait.)

… Je suis si en colère. Hébétée et en colère. Pourquoi donc n’est-elle pas allée voir un médecin, alors que tout le monde l’implorait de le faire ! Quel gâchis, quelle perte, quelle stupidité… ou était-ce simplement le sentiment du destin… […] Je n’arrive pas à penser, pas même à taper. Des émotions indéfinies. Des lambeaux hébétés de pensées.

[…]

 

13 novembre 1980. Le langage fou, hypnotisant, de A Bloodsmoor Romance. Une expérience totalement fascinante… bien que cela ne soit pas entièrement une expérience, je suppose ; je me vois (et d’autres) dans les sœurs Zinn, et certainement dans John Quincy, le « génie américain indigène ».

… La félicité de travailler des heures sans interruption ; de travailler néanmoins tout à loisir, en m’accordant de lire le dictionnaire, répondre au téléphone (une femme nommée Michael Wiseman m’interviewe pour l’insatiable NY Times – à quoi ressemble mon bureau ? Que voit-on de mes fenêtres ? etc.), rêvasser, griffonner, lire The Age of Energy de Howard Mumford Jones, parcourir le roman suprêmement mauvais de Mrs Southworth26, The Rejected Bride… qui se lit presque comme une parodie.

… Mon intérêt pour les « matériaux américains indigènes ». Après ce roman, un sorte de fantaisie à la Wieland/Poe/Hawthorne… histoires de fantômes… l’idée sinistre d’un retour de « nos » fantômes… une malédiction sur une groupe de gens qui se mettent à voir leurs morts… leurs morts singuliers… ou, peut-être, eux-mêmes, morts27… J’aime l’idée d’une malédiction ; une communauté ; un groupe de gens (américains) liés par un genre de violation de la nature ou de la morale humaine… (Il est toutefois pervers de penser au prochain roman alors que je suis au milieu de A Bloodsmoor Romance. 200 pages environ, je dirais. Quoique je n’aie pas numéroté les pages.) […]

… Amour et travail, travail et amour, une idylle, une vraie « romance », et pourtant qui (en lisant les livres de JCO) le croirait ? – car où, précisément, est JCO ? Une vision sur la page ; l’intégrité de l’œuvre ; me permettant constamment de changer de forme – et de m’esquiver. Mon salut.

 

28 novembre 1980. Belles journées paisibles et productives : hier, froid et soleil ; aujourd’hui, brume, flou, douceur, pluie… il a plu une bonne partie de la nuit. La tranquillité de la maison ce matin ; la sérénité de cette pièce ; deux lumières allumées (bien que ce soit le matin), un des chats endormis sur le fauteuil vert… Écris et revois A Bloodsmoor Romance au fur et à mesure. Parfois avec une lenteur pénible (hier), parfois avec un vrai amusement, un sentiment de grâce et de progression – la fluidité du langage même, pour s’exprimer (aujourd’hui – le décès et les « organes internes atrophiés » de grand-mère Sarah Kiddemaster.)

[…]

… Le loisir plus grand de ce roman, comparé à l’effroyable Angel of Light. Mes insomnies ont disparu ; je ne me sens pas l’obligation compulsive de toujours, toujours, m’occuper de la « voix » du roman (comme avec Angel) ; nul besoin de craindre une violence inévitable, parce que c’est romanesque et qu’il n’y a pas de violence ; ou en tout cas pas beaucoup. (Que la narratrice hypocrite passe assez légèrement sur la mort hideuse du colporteur yankee, j’en ai bien l’intention : pourtant même elle ne pourrait manquer d’en être émue.)

… Dieu merci pour le romanesque ; pour Bloodsmoor ; pour la drôlerie de Malvinia, qui est maintenant la « coqueluche de New York »… Nous sommes en 1881 ou à peu près, je suis à la page 315 et, bien que la progression soit apparemment rapide (vertigineuse, en fait), depuis que j’ai commencé le roman, il n’y a pas si longtemps, je n’ai pas le sentiment d’aller vite… J’ai plus de temps qu’il ne m’en faut pour lire (tous ces livres sur mes étagères), et pour mes cours (l’atelier 301 a été particulièrement bon, mercredi […] ; etc.) et pour les divertissements, vie sociale, bavardages au téléphone (dimanche dernier, le dîner s’est très bien passé, je trouve – Lucinda Franks et Bob Morgenthau, et Michael et Eleanor Goldman ; et mardi nous organisons une sorte de buffet d’adieu pour Ed Doctorow, une dizaine d’invités ; et j’ai d’assez longues conversations téléphoniques avec Stephen K. et Elaine S. une ou deux fois par semaine).

[…]

 

7 décembre 1980. […] L’immense plaisir de travailler à A Bloodsmoor Romance. La « romance » des mots… structures syntactiques… la fluidité d’une langue dense, opaque, pompeuse, qui sinue et se replie sur elle-même, avec quantité de parenthèses restrictives. Je suis maintenant page 374 et dois terminer la partie « The Wide World », aujourd’hui, demain, mardi. Je prévois trois autres parties : l’une traitant de Deirdre et de Constance Philippa ; une autre, d’Octavia et de Malvinia ; la dernière, « The Will », ramenant les sœurs chez elles pour une conclusion romantique.

[…]

… Nous avons donné un dîner la semaine dernière pour Ed et Helen Doctorow […]. C’était sans doute l’une des soirées les plus agréables de ces temps derniers, et j’ai pris beaucoup de plaisir aux préparatifs ; bien que j’aie été très bousculée parce que j’avais rendez-vous chez le coiffeur ce matin-là. (Une coupe si remarquable qu’il me suffit de me jeter un regard dans la glace pour perdre tout sentiment d’identité, et être amusée. Très courts, très bouclés, frisés… Tout le monde pousse des cris admiratifs […] et cela me rend tout bonnement perplexe : s’ils aiment ça, quelle tête pouvais-je bien avoir avant ? Mieux vaut ne pas y penser !… Ma vanité est tombée si bas, j’ai si peu d’amour-propre, que je ne peux même pas m’alarmer de l’inconnue frisée que je vois dans la glace ; l’amusement semble plus approprié, plus à ma portée en tout cas.) […] Les cours se terminent mercredi. Je vais donc avoir un mois paisible devant moi, pendant lequel je devrais accomplir beaucoup, en quantité du moins, sur ma fantaisie de Bloodsmoor.

[…]

 

17 décembre 1980. Seule à la maison. Travaille au roman : l’ascension de Deirdre en ballon, la vallée Landesdown, Madame Blavatsky… l’euphorie des phrases longues !… diction obscure !… circonlocutions… et tergiversations en tous genres.

… Ralenti, le processus de l’écriture. Et pourtant les pages s’additionnent rapidement ; du moins le semble-t-il : page 455… On tombe amoureux de nouveau. Avec le simple fait de raconter une histoire. Encore que, naturellement, un long roman comme celui-ci se compose de nombreuses histoires entrelacées.

Raconter une histoire dans le langage. Des écheveaux de mots d’un côté à l’autre… éblouissant, totalement hypnotisant… Pourtant l’acte de lire (si, par exemple, je lis Joyce) est nécessairement très éloigné de l’acte d’écrire, comme jouer au tennis l’est du spectacle d’un match de tennis… La tiédeur mélancolique de la vie, quand on est condamné à n’être qu’un simple spectateur.

[…]

 

23 décembre 1980. … Fini la quatrième partie de A Bloodsmoor Romance.

… La trajectoire d’un mythe, d’une fable enfouie ; étoffé, dramatisé – avec des résultats prodigieux ! 500 pages. On se met à aimer, dans ce genre d’aventure extravagante, le sentiment irrémédiable de l’Absolu : une telle durée, une telle expérience, que, si cela ne peut être revécu (qu’est-ce qui peut l’être ?), cela ne peut pas non plus être perdu ni effacé.

… Une des raisons, sûrement, de l’art : de la patiente immersion de l’artiste dans son art : la satisfaction qu’il trouve minute par minute, heure par heure, jour par jour, dans le détail « absolu ».

… L’histoire étant en place, il me faut maintenant me colleter avec l’organisation exacte – les chapitres de conclusion. 300 pages au maximum. La dernière partie, « The Will », est plus ou moins en place. Mais maintenant il y a Constance Philippa et l’Ouest ; et l’étrange mariage d’Octavia ; et Samantha ; et, et… il reste tant de choses : y compris l’effondrement de Deirdre.

… Hier, un déjeuner extrêmement intéressant avec Walt Litz28, chez Lahiere. Nous avons parlé de sujets et de gens innombrables ; mais surtout de livres – de l’écriture – du processus d’écriture (il travaille sur Yeats, Pound, Eliot, Stevens, William Carlos Williams – un territoire si familier ! – mais nul doute qu’il y apportera quelque chose de neuf et qu’il abordera l’ancien sous un autre angle).

… Les réceptions du week-end se sont passées bien mieux qu’on aurait pu s’y attendre. Les possibilités de vie sociale, ici, sont vertigineuses, car on n’a pas seulement affaire à des foules de gens, ce qui n’aurait guère d’attrait, mais à des foules de gens intéressants, estimables et talentueux… Et si peu de temps. Si peu de temps.

1.

Stock, Paris, 1985, trad. Anne Rabinovitch (NdT).

2.

Cet essai parut dans l’anthologie Litterature and the Urban Experience : Essays on the City and Literature et fut repris dans The Profane Art.

3.

Cet interview parut dans Contemporary Literature (été 1982).

4.

L’écrivain Stephen Koch était alors un ami du couple.

5.

L’acteur et écrivain Michael Goldman, ainsi que sa femme, la réalisatrice Eleanor Bergstein, étaient des amis intimes de J. C. Oates et de R. Smith.

6.

Jerome Charyn (né en 1937).

7.

Julian Jaynes était l’auteur de The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind (La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit).

8.

Cette novella parut dans une édition à tirage limitée, publiée par Croissant Press en 1985.

9.

Intitulée « People Have Always Hated Me » [« Les gens m’ont toujours détestée »], cette critique d’Asylum Piece and Other Stories [Une représentation à l’asile], un recueil de nouvelles d’Anna Kavan, parut dans le numéro du 1er juin 1980 de la New York Times Book Review.

10.

Gail Gleasner avait été l’une des meilleures amies de Joyce Carol Oates au lycée.

11.

Joyce Carol Oates et Raymond Smith préparaient leur voyage de six semaines en Europe, parrainé par l’United States Information Agency.

12.

John Ciardi (1916-1985), poète et critique.

13.

Jim Tuttleton avait proposé à J. C. Oates le poste de directrice du Creative Writing Program à l’université de New York.

14.

William Heyen (né en 1940), poète américain et ami de longue date de J. C. Oates et R. Smith.

15.

Cette nouvelle, inspirée à J. C. Oates par son séjour à Berlin, parut à l’hiver 1982 dans Partisan Review et fut reprise dans Last Days [L’homme que les femmes adoraient].

16.

Cette nouvelle parut à l’automne 1981 dans la Kenyon Review et fut reprise dans Last Days.

17.

La critique de John Gardner, The Strange Real World, parut dans la New York Times Book Review du 20 juillet 1980.

18.

C’est la première mention dans ce journal de ce qui deviendrait A Bloodsmoor Romance [La légende de Bloodsmoor, Stock, Paris, 1985, trad. Anne Rabinovitch – NdT], publié en 1982 par Dutton.

19.

Cette nouvelle parut à l’automne 1983 dans la Kenyon Review sous le titre Old Budapest, et fut reprise dans Last Days.

20.

Raymond Smith enseignait alors à l’université Rutgers.

21.

Brigit Stott est un personnage d’Unholy Loves [Amours profanes].

22.

Frère de Jimmy Carter, inquiété pour avoir reçu 220 000 dollars de la Libye (NdT).

23.

United Auto Workers, l’un des syndicats les plus importants des États-Unis (NdT).

24.

En février 1980, Lillian Hellmann avait attaqué Mary McCarthy en diffamation pour des propos tenus à la télévision (NdT).

25.

Kay Smith, une amie de longue date de J. C. Oates, se mourait d’un cancer.

26.

Emma Dorothy Eliza Nevitte Southworth (1819-1899), écrivaine américaine prolifique (NdT).

27.

Le troisième des romans gothiques postmodernistes de J. C. Oates serait Mysteries of Winterthurn [Les mystères de Winterthurn, Stock, Paris, 1987, trad. Anne Rabinovitch – NdT] (Dutton, 1984).

28.

Walt Litz, alors président du département d’anglais à Princeton, était un homme de lettres de réputation internationale.