Sauver sa vie
1. Montaigne porte sur le désordre contemporain un diagnostic qui est fort proche de celui de Machiavel. La racine du désordre et de la corruption, c’est toujours ce discosto, ce trop grand écart entre les paroles et les actions. Il répète encore ce diagnostic, et dans des termes mémorables, à la dernière page des Essais :
Entre nous ce sont choses que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines. […] Ils veulent se mettre hors d’eux, et échapper à l’homme – C’est folie : Au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ˙ au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effraient comme les lieux hautains et inaccessibles. Et rien ne m’est à digérer fâcheux en la vie de Socrate que ses extases et ses démoneries. Rien si humain en Platon que ce pourquoi ils disent qu’on l’appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses qui sont le plus haut montées1.
Si la philosophie est ici visée par l’entremise des noms de Socrate et de Platon, la théologie est sans nul doute comprise parmi les sciences qui sont « le plus haut montées ». Ailleurs la défiance de Montaigne s’étend au langage emphatique des monarchies : « Tite-Live dit vrai, que le langage des hommes nourris [élevés] sous la royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages : chacun élevant indifféremment son roi à l’extrême ligne de valeur et grandeur souveraine2. » Montaigne est ainsi à la recherche d’une parole qui ne succombe pas à la tentation trop humaine d’« échapper à l’homme » par une philosophie, une religion, une politique « supercéleste ». Il est à la recherche d’une parole qui prévienne cette tendance et nous arme contre cette tentation. Il s’agit pour lui de réduire l’écart entre la parole et l’action, la parole et la vie, par une certaine parole, une parole inédite qui institue un usage nouveau, un régime nouveau de la parole.
2. L’adresse Au lecteur cependant, au lieu de faire sonner des promesses, met en garde contre de trop grandes attentes. Ce livre qu’il ouvre ne donnera pas au lecteur ce qu’il attend normalement d’un livre : rien d’utile pour lui ni de glorieux pour l’auteur. Montaigne ne nous promet rien. C’est d’abord en cela que son livre est « de bonne foi ».
L’adresse restreint le plus qu’il est possible la portée du livre : elle limite le nombre et la dignité des destinataires – ce sont simplement les « parents et amis » ; elle circonscrit son objet qui ne saurait être plus chétif : « car c’est moi que je peins3 ».
Ce qui nous est proposé est à peine un livre. La parole est retenue en deçà du domaine où elle deviendrait parole publique, parole digne d’être présentée au public parce que, par exemple, elle raconterait les actions remarquables de l’auteur au cours de sa vie. Ce qui fait que ce livre est à peine un livre est aussi ce qui fait qu’il est le premier d’un nouveau genre de livre. C’est l’objet ou la matière même du livre qui permet ou provoque cette ambiguïté : « moi ». Rien n’est plus chétif, rien n’est moins digne d’être porté à la lumière publique, mais c’est en développant une parole capable de s’appliquer à cet objet, et pour ainsi dire de lui conférer la réalité dont il est dépourvu, que Montaigne va rompre avec la fatalité idéalisante de la parole humaine.
Comme il s’agit bien d’un « livre de bonne foi », Montaigne ne laisse pas entièrement ignorer au lecteur l’extrême audace de son entreprise. En amplifiant « car c’est moi que je peins » par « je suis moi-même la matière de mon livre », il annonce le caractère extraordinaire de sa démarche.
Si Montaigne est la matière de son livre, ce n’est pourtant pas de lui qu’il parle d’abord dans les Essais. Il faut attendre le chapitre 8 du livre I – De l’oisiveté – pour lire la première formulation, d’ailleurs fort retenue, du projet ou du dessein du livre. Les sept premiers chapitres offrent une esquisse des conditions de la vie humaine, puisque ce sont elles finalement qui donnent sens à l’entreprise des Essais. Le dessein de Montaigne n’est pas arbitraire. Il est une réponse à une certaine situation, à une certaine crise, à une certaine condition. Il suppose une certaine interprétation de cette situation, de cette crise, de cette condition.
Le commencement d’un propos sérieux est toujours à prendre au sérieux. Comment Montaigne commence-t-il ? Il commence de manière dramatique et même tragique – il mentionne un « tragique exemple de vengeance ». Il est question de villes prises d’assaut et passées au fil de l’épée, de supplices ordonnés par un tyran, de l’emportement de la vengeance. Il est question des menaces qui pèsent sur la vie humaine, des menaces venues non de la nature mais des hommes eux-mêmes. Il est question de la peur de la mort par la main des autres.
Le premier chapitre s’efforce donc de répondre à la question : comment sauver sa vie ? Intitulé Par divers moyens on arrive à pareille fin, il commence ainsi : « La plus commune façon d’amollir les cœurs de ceux qu’on a offensés, lorsqu’ayant la vengeance en main, ils nous tiennent à leur merci, c’est de les émouvoir par soumission à commisération et à pitié. Toutefois la braverie et la constance, moyens tout contraires, ont quelquefois servi à ce même effet. »
Montaigne ici, comme il convient à un commencement, part d’un lieu commun de la rhétorique4. Ne s’agit-il pas de persuader ? Or, ni l’un ni l’autre des deux moyens opposés de sauver sa vie – la soumission et le défi – n’apparaît nettement comme le plus efficace. La soumission incite à la compassion et peut donc nous sauver – ou pas. La « braverie » incite à l’« estimation » et peut donc aussi nous sauver – ou pas. On ne peut même pas se fier au caractère ordinaire des hommes pour prévoir avec assurance leur conduite. Montaigne donne l’exemple d’Alexandre, « le plus hardi des hommes et si gracieux aux vaincus », qui pourtant exerça une cruelle vengeance contre Bétis qui s’était admirablement battu contre lui. Comment expliquer cette conduite que nous dirions « aberrante » ? Montaigne envisage trois hypothèses : 1) Alexandre n’admire pas une bravoure qu’il possède lui-même ; 2) il est au contraire jaloux ou envieux de Bétis, ne pouvant souffrir de voir chez un autre une hardiesse qu’il veut se réserver ; 3) il a été simplement emporté par la colère. Il est impossible de choisir avec assurance aucune des trois hypothèses. La question est indécidable.
Ainsi, des conduites opposées peuvent avoir le même effet ; et une même conduite peut avoir des causes différentes et même opposées. Dès les premiers mots donc, Montaigne met l’accent sur l’incertitude et la fluidité des motifs humains, sur le jeu pour ainsi dire qu’il y a dans le monde humain entre les causes et les effets, sur un certain manque de détermination dans les choses humaines.
Montaigne considère principalement ici deux motifs, ou deux types de motifs : l’un meut les femmes, les enfants et le « vulgaire » ; l’autre fait agir les âmes fortes. C’est un des principes d’organisation des Essais que la tension entre la fierté et la compassion, entre la vertu du vir et la vertu de l’homo. La commisération ne va pas sans « facilité », voire « mollesse » ; mais les âmes fières, et capables d’« estimation », sont exposées à des emportements à la mesure de leur force, comme l’atteste l’exemple d’Alexandre. Montaigne note que, quant à lui, il est ouvert à ces deux motifs, avec une tendance naturelle à la compassion.
Un lecteur ayant des lettres est tenté de dire que dans ce premier chapitre, à l’entame pour ainsi dire des Essais, nous rencontrons quelque chose comme une dialectique du maître et de l’esclave. Sauf que, précisément, il n’y a pas de dialectique. La confrontation entre celui qui supplie pour sa vie et celui qui risque hardiment sa vie n’enclenche pas un développement, une histoire susceptible de conduire au dépassement de ces deux dispositions primordiales. Aucune synthèse satisfaisante ou rassurante ne s’annonce. Les deux dispositions constituent bien un des éléments fondamentaux du monde humain, mais elles agissent dans un milieu qui les empêche de parvenir régulièrement ou sûrement à leurs fins. En tout cas, c’est dans la tension entre la compassion pour le semblable et l’admiration pour le différent que la vie humaine se cherche.
La vie humaine se cherche mais, dirait-on, elle ne parvient pas à se trouver en raison du jeu et de l’indétermination des motifs dont je parlais. D’où les formules qui, d’entrée, frappent ce qui sera un leitmotiv des Essais : « Certes c’est un sujet merveilleusement vain, divers et ondoyant, que l’homme ˙ Il est malaisé d’y fonder jugement constant et uniforme5. » Comment juger dans un monde, ou d’un monde qui paraît trop peu solide, trop incertain, trop flou pour, si j’ose dire, supporter un jugement ? La tâche de l’homme est de juger les choses humaines, mais celles-ci se dérobent au jugement. L’homme à connaître se dérobe à l’homme connaissant. Tandis que les Grecs nous donnent l’impression que les choses s’avancent pour ainsi dire vers l’esprit humain, qu’elles sont « volontaires » pour être connues, Montaigne soutient que l’esprit humain s’avance toujours trop, qu’il est toujours en avance sur les choses. Ce déséquilibre qui fait l’homme est à la racine de nos erreurs. L’esprit humain veut spontanément, naturellement, nécessairement graver là où il n’y a que des lignes fuyantes, des formes incertaines, des métamorphoses imprévisibles.
Le chapitre suivant (I, 2) – De la tristesse – confirme que les choses humaines sont rebelles à la gravure, ou simplement au dessin. L’homme est sujet à des passions extrêmes qui ne peuvent trouver d’expression adéquate. Montaigne évoque ce « degré de deuil » qui ne peut être « représenté », et dont le malheur de Niobé, transformée en rocher, fournit le type. Pour ces « accidents surpassant notre portée6 », Montaigne donne principalement des exemples relevant du « deuil ». Mais, note-t-il, l’ardeur amoureuse, quand elle est extrême, engendre parfois « la défaillance fortuite qui surprend les amoureux si hors de saison » et les glace « au giron même de la jouissance ». Montaigne termine le chapitre par des exemples de joie et de honte si extrêmes que l’individu – il faudrait dire : le patient – meurt sur-le-champ. Tous ces affects privent l’âme de la « liberté de ses actions ». Le chapitre commence et finit par un « je » qui se déclare largement exempt de ces passions.
Ces passions extrêmes donnent lieu à autant de figures de la perte de soi. En ces premiers repérages de la condition humaine, marqués par une tonalité funèbre, Montaigne fait ressortir nos incertitudes, nos défaillances, plutôt que nos capacités.
De fait, le chapitre suivant (I, 3) – Nos affections s’emportent au-delà de nous – concerne encore un affect que l’on peut dire aliénant. Il s’agit du souci des choses futures, en particulier de la préoccupation pour les obsèques, pour le sort du cadavre. Ces inquiétudes sont si vives que « nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà7 ».
Montaigne commence à toucher explicitement à la chose politique. Il réclame d’abord la liberté de juger les princes après leur mort : c’est la seule manière de concilier le respect de « l’ordre politique8 » – l’obéissance due à l’office du prince, que celui-ci soit bon ou mauvais – et la liberté de jugement sans laquelle il n’est pas de justice. Plus loin, dans un développement impressionnant consacré à l’affaire des Arginuses9, il pose la question de la sollicitude à montrer pour les corps des soldats ou des marins tués au combat. Il conclut que cette sollicitude est « importune superstition » si elle conduit à perdre le fruit de la victoire. Et d’une manière abrupte qui doit nous rendre attentifs, Montaigne dans ce chapitre fait deux déclarations qu’il faut dire républicaines. Nous avons déjà relevé la première : « Tite-Live dit vrai, que le langage des hommes nourris sous la royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages. » Dans la seconde, il affirme en son nom propre, sous le couvert d’une critique indignée de la conduite de l’assemblée du peuple dans l’affaire des Arginuses, que la « domination populaire » lui semble « la plus naturelle et équitable10 ».
La voix de Montaigne s’affermit. Montent les harmoniques viriles. En même temps qu’il fait ses premières déclarations républicaines, Montaigne commence à considérer la question de la mort. Il part du mot de Solon, rapporté par Aristote, mot selon lequel « nul avant sa mort ne peut être dit heureux ». À peine est-il entré dans le sujet, et sans nous laisser le temps de mobiliser notre attention, qu’il déclare comme si cela allait de soi qu’être mort, c’est se trouver « hors de l’être » et n’avoir « aucune communication avec ce qui est »11. Et il cite Lucrèce, le grand poète matérialiste, qui sera dès lors son plus constant compagnon.
Le mot de Solon fournira le thème d’un chapitre ultérieur, le chapitre 19 intitulé Qu’il ne faut juger de notre heur [bonheur] qu’après la mort. Montaigne y évoque bien sûr la triste fin de plusieurs grands personnages, dont celle, toute récente et si émouvante, de Marie Stuart. Mais sa préoccupation est ailleurs. Solon est un philosophe. Il est donc indifférent aux accidents de la fortune. Ce qui lui importe, c’est la « résolution et assurance d’une âme réglée ». Eh bien, ce bon ordre de l’âme se donne à voir, se vérifie à l’épreuve de la mort : « Mais à ce dernier rôle de la mort et de nous, il n’y a plus que feindre, il faut parler Français, il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot […] C’est le maître jour, c’est le jour juge de tous les autres […] Je remets à la mort l’essai du fruit de mes études12. »
Ainsi la mort est l’essai ultime qui récapitule la vie. Sous les accents du Dies Irae, une tout autre musique se fait entendre. Si le jour même de la mort est le jour du jugement, c’est la mort qui est le juge et le maître. Il n’y en a pas d’autre.
Ici s’entrelacent les deux thèmes que Montaigne va déployer et faire retentir ensemble dans le chapitre suivant : celui de la république comme expression de la fierté humaine et celui de la mort comme épreuve et essai de la qualité humaine, comme expérience culminante et vraiment finale. D’ailleurs, dès la fin de ce chapitre, les deux thèmes fusionnent dans une figure qui n’est pas nommée mais dans laquelle il faut reconnaître Étienne de La Boétie. La mort prématurée de celui-ci fut plus « haute », représenta un accomplissement plus grand que n’eût été la réalisation de ses « ambitieux et courageux desseins ». Montaigne va jusqu’à écrire : « [Il] devança par sa chute le pouvoir et le nom où il aspirait par sa course13. » Montaigne ne précise pas ici, ni ailleurs, quels étaient les « ambitieux et courageux desseins » de La Boétie, à quel « pouvoir » et à quel « nom » ce dernier aspirait, ni quels « grands effets » il aurait pu produire avec l’aide de la fortune. En dépit de cette réticence, qui a ses raisons, Montaigne élève devant nous la qualité d’une mort strictement privée14 à la hauteur, et plus encore, des plus grands exploits que la fierté républicaine pût inspirer. Quant à lui, il n’aspire point à de tels triomphes. Il ne se propose que de mourir « quiètement et sourdement ». Ce sont les derniers mots du chapitre.
Nous pouvons revenir au commencement des Essais. Le chapitre 4 – Comment l’âme décharge ses passions sur des objets faux quand les vrais lui défaillent – commence par mentionner ces expériences ordinaires où la colère s’en prend à ce qui lui tombe sous la main, où le deuil se déchire la poitrine ou se cogne la tête contre les murs. Les Essais s’ouvrent décidément sous le signe du deuil.
Montaigne considère ensuite le phénomène lorsque celui-ci change d’échelle et s’observe dans la conduite des rois. Xerxès fit fouetter l’Hellespont et écrivit un cartel de défi au mont Athos. Cyrus occupa toute une armée à se venger de la rivière de Gyndus pour la peur qu’il avait eue en la traversant. Un « roi de nos voisins » voulut se venger de Dieu en ordonnant qu’on cessât de le nommer, de le prier et même de croire en lui pendant dix ans. Auguste, fâché par une tempête, ôta l’image de Neptune dans les solennités des jeux Circenses, etc. Montaigne a parlé au chapitre précédent des « folles ostentations et vains témoignages » des royautés. Il en fournit ici des exemples extrêmes. La « folle ostentation » du rang royal nourrit la propension à la « vengeance titanienne », la folie « surpassant toute folie » de vouloir se venger de Dieu. Les rois sont spécialement exposés à ce dérèglement de l’esprit humain que Montaigne nomme ici « outrecuidance ».
Montaigne relève l’« impiété » de cette conduite qui s’en prend follement « à Dieu même ». À notre surprise, il ajoute immédiatement : « ou à la fortune15 ». Comme s’il tirait un trait d’égalité entre Dieu et la fortune. Et la phrase suivante est merveilleusement équivoque16. En tout cas, le chapitre se termine ainsi : « Mais nous ne dirons jamais assez d’injures au dérèglement de notre esprit. » En dépit de la pointe antimonarchique fort décidée de ce chapitre, Montaigne maintient que le coupable originel, si j’ose dire, c’est « notre esprit ». Il prépare ainsi le chapitre 8 dans lequel il mentionnera pour la première fois l’entreprise des Essais, et la définira comme l’effort pour enregistrer les « chimères et monstres fantasques » de son esprit, « espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même ». Au lieu de s’abandonner à l’« outrecuidance » qui finit par tirer des flèches contre le ciel, enregistrer les folies de son propre esprit pour le régler en lui faisant honte.
3. Le chapitre 5 du livre I – Si le chef d’une place assiégée doit sortir pour parlementer – et le chapitre suivant – L’heure des parlements [pourparlers] dangereuse – forment un développement dont la continuité est si bien marquée par Montaigne lui-même qu’on se demande d’abord pourquoi il a divisé la matière en deux chapitres.
Montaigne s’interroge sur la place qu’il est légitime d’accorder à la ruse dans la conduite de la guerre. Au chapitre 5, il oppose les Anciens – Achéens, Romains, « anciens Florentins » – qui entendaient « combattre de vertu, non de finesse », à « nous moins superstitieux [scrupuleux], qui tenons celui avoir l’honneur de la guerre, qui en a le profit, Et qui après Lysander disons que, où la peau du lion ne peut suffire, il y faut coudre un lopin de celle du renard ». Peut-être cette évocation du lion et du renard est-elle une allusion à Machiavel, ou au machiavélisme contemporain. En tout cas, la tendance du propos semble suggérer que Montaigne préfère la vertu ancienne à la « finesse » moderne. Le chapitre se termine d’ailleurs par l’affirmation catégorique de sa préférence, et de son inclination, pour la « franchise » : « Je me fie aisément à la foi d’autrui. Mais malaisément le ferais-je lorsque je donnerais à juger l’avoir plutôt fait par désespoir et faute de cœur que par franchise et fiance de sa loyauté17. »
Le chapitre suivant, qui paraissait d’abord un doublon, est d’une tonalité différente. Il évoque tranquillement un épisode tout récent « en mon voisinage de Mussidan » où « notre armée » avait attaqué alors même que se déroulaient des négociations. Il rappelle des épisodes analogues « aux siècles et des plus justes capitaines et de la plus parfaite milice romaine ». Et il commente ainsi : « Car il n’est pas dit qu’en temps et lieu il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis comme nous faisons de leur lâcheté. Et certes la guerre a naturellement beaucoup de privilèges raisonnables au préjudice de la raison18. »
Montaigne donne la mesure sinon de ses hésitations ou de sa perplexité, du moins du caractère très réfléchi et subtil de sa position, dans ce qu’il dit à propos de Xénophon, nommé ici pour la première fois. Après avoir donc relevé les « privilèges raisonnables » de la guerre, il écrit ceci : « Mais je m’étonne de l’étendue que Xénophon leur donne – et par les propos et par divers exploits de son parfait empereur – auteur de merveilleux poids en telles choses : comme grand capitaine, et philosophe des premiers disciples de Socrate. Et ne consens pas à la mesure de sa dispense, en tout et partout. »
Machiavel aussi accordait grand crédit à l’autorité de Xénophon qui est cité une fois dans le Prince et six fois dans les Discours. Mais, à la différence de Montaigne, Machiavel approuvait « l’étendue » que Xénophon donne aux privilèges de la guerre : « Dans sa vie de Cyrus, Xénophon montre cette nécessité de tromper, étant donné que la première expédition qu’il fait faire à Cyrus contre le roi d’Arménie est pleine de fraudes, et que c’est par la tromperie et non par la force qu’il le fait s’emparer de son royaume. De cette action, il ne conclut rien d’autre sinon qu’il est nécessaire à un prince qui veut faire de grandes choses d’apprendre à tromper. Il raconte aussi que Cyrus trompa Cyaxare, roi des Mèdes, son oncle maternel, de plusieurs façons ; et il montre que, sans cette fraude, il ne pouvait pas atteindre la grandeur à laquelle il parvint19. »
Ainsi, Montaigne et Machiavel occupent en quelque sorte des positions symétriques par rapport à Xénophon. Si Machiavel enchérit sur l’approbation que ce dernier donne à la ruse, ou en tout cas rend cette approbation plus explicite ou plus emphatique, Montaigne au contraire, après mûre réflexion, refuse nettement d’aller aussi loin que Xénophon. Du chapitre 5 au chapitre 6, l’opposition entre franchise ancienne et ruse moderne s’estompe, non que les Modernes soient moins rusés, mais les Anciens sont moins francs qu’il ne semblait d’abord. La franchise que recommande Montaigne va à l’encontre non seulement du machiavélisme proclamé des Modernes mais encore des recommandations voilées de la philosophie ancienne la plus recommandable.
Montaigne voit dans la franchise non seulement un signe de la qualité d’une âme20 mais une disposition proprement salutaire. Elle sauve la vie. Vers la fin de l’ouvrage, au chapitre 12 du livre III – De la physionomie –, Montaigne racontera en détail deux épisodes dans lesquels il sauva sa vie simplement en étendant sa « franchise » à des hommes qui avaient l’intention de le tuer ou de le rançonner : « mon visage et ma franchise lui avaient arraché la trahison des poings21. »
Le chapitre 7 du livre I – Que l’intention juge nos actions – poursuit l’examen des conduites par lesquelles les hommes s’efforcent, en agissant au-delà de la mort, d’étendre et de prolonger leur être, d’« [étendre] la vie outre la leur ». Ceux qui ne paient leurs dettes qu’après leur mort, comme ceux qui déshéritent un proche de manière inattendue dans leur testament, ne font rien qui vaille : « Iniques juges qui remettent à juger alors qu’ils n’ont plus de connaissance de cause22. » Montaigne conclut ainsi le chapitre : « Je me garderai, si je puis, que ma mort die chose que ma vie n’ait premièrement dit. » C’est la dernière phrase avant le chapitre 8 qui, je le rappelle, va annoncer l’entreprise des Essais, et la caractériser. Entreprise que nous pourrions déjà estimer scabreuse au vu de la sévérité de Montaigne à l’égard des efforts que font les hommes pour prolonger leur être et vivre au-delà de leur vie. Car si les Essais sont d’abord les essais du jugement de Montaigne, celui-ci ne fait-il pas partie de ces « iniques juges qui remettent à juger alors qu’ils n’ont plus de connaissance de cause » ? Pour échapper à la condamnation qu’il vient de prononcer, Montaigne atteste que les jugements qu’il portera après sa mort sont de même teneur que ceux formulés et mis en œuvre durant sa vie, quand le juge qu’il était avait connaissance de cause. La cohérence promise de la vie et de la mort garantit implicitement l’accord de la vie et du livre, lequel n’a pas encore été mentionné. Ainsi mis en confiance, le lecteur va pouvoir recevoir favorablement l’annonce du livre, l’annonce de l’entreprise des Essais.
4. Le chapitre 8 du livre I nous informe donc des circonstances et du sens initial de la rédaction des Essais. Abandonnant la vie publique – ceci est à peine suggéré –, Montaigne s’est retiré chez lui pour donner à son esprit le loisir de « s’arrêter et rasseoir en soi ». Retraite en vue du repos. Or, contrairement à son attente, son esprit, « faisant le cheval échappé, […] se donne cent fois plus d’affaire à soi-même qu’il n’en prenait pour autrui ˙ Et m’enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres, sans ordre et sans propos, que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de les mettre en rôle [enregistrer], Espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même23 ».
Dans le langage d’aujourd’hui, nous dirions sans doute que l’entreprise des Essais a commencé comme une sorte d’auto-thérapie destinée à guérir une dépression consécutive à la retraite. La dépression se traduit par une suractivité désordonnée de l’esprit, que Montaigne entreprend donc de guérir en l’enregistrant. Nous dirions volontiers : en l’objectivant. Montaigne, notons-le, ne fait appel ni à un médecin corporel ni à un médecin spirituel. Il ne s’efforce pas non plus à proprement parler d’être son propre médecin. En tout cas, il ne s’exhorte pas à la maîtrise de soi ou à la sobriété mentale ; il ne mobilise pas ses forces pour remettre de l’ordre dans son esprit. Il ne fait pas appel à l’agent en lui, mais se dédouble et devient spectateur de son propre esprit. Il ne se fait pas honte à lui-même, il espère que, avec le temps, son esprit, contemplant dans le miroir des Essais sa propre ineptie et étrangeté, sera pris d’une honte salutaire24.
Nous avons maintenant une idée de la démarche des Essais. Nous pouvons commencer à regarder Montaigne dans le miroir où il a enregistré ses « chimères ». De fait, le chapitre suivant comporte une première et très légère esquisse d’autoportrait : Montaigne a une mémoire extraordinairement débile qui l’a obligé à corriger une tendance à l’ambition, il a un don pour l’amitié, il a la haine du mensonge. Le chapitre s’intitule Des menteurs : « En vérité, le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres, que par la parole25. » La dénonciation du mensonge, loin d’être la simple reprise d’un lieu commun, nous introduit à ce qui est peut-être l’ambition principale des Essais : non pas seulement opposer à des contemporains dépravés par le vice de la dissimulation, la revendication hardie de la franchise, mais parvenir à un degré inédit de franchise et de vérité sur soi, et donc sur la vie humaine.
Immédiatement après, au chapitre 10 du livre I – Du parler prompt ou tardif –, nous trouvons un exemple de cette précision inédite dans la description et la connaissance de soi. Montaigne y représente « cette condition de nature » qui lui est propre. La nature de Montaigne trouve son rythme, son « mouvement », entre deux excès : « si elle va toute seule, elle ne fait que traîner et languir », elle n’a pas assez de force, de mouvement, en elle-même ; si elle est provoquée par une passion violente comme la colère, ou si elle se contraint elle-même à une entreprise laborieuse, alors elle est entravée par la violence même de son mouvement. Pour aller son train, « elle veut être échauffée et réveillée par les occasions étrangères, présentes, et fortuites26 ». Cette phrase anodine en apparence livre une première réponse à la question qui est en somme la question première de la philosophie, la question de la nature. Plus précisément, la « condition de nature » de Montaigne nous donne à connaître une modalité inédite de la nature, ou une modalité de la nature dont la délicatesse avait jusqu’ici échappé à la connaissance des hommes qui toujours trop s’avancent et gravent où l’on peut à peine dessiner. Comment notre nature, réduite à ses propres forces, parvient-elle au degré d’être ou plutôt de mouvement qui la rend heureuse ? Non pas en se forçant ni en se laissant forcer, non pas en se causant elle-même ni en se laissant causer par une cause extérieure, mais en s’ouvrant aux occasions qui, par définition, sont « étrangères, présentes, et fortuites ». Montaigne se voit obligé de déposer l’appareil des causes. La vie se contente des occasions. Nous pouvons dire, si la causalité nous tient, que la « condition de nature » de Montaigne répond à la causalité faible des occasions plus qu’à la causalité forte des causes. Les occasions, fortuites, sont en somme la grâce qui actualise, complète, perfectionne sa nature. C’est lui-même qui le dit : « L’agitation est sa vie et sa grâce. »
Montaigne dit encore d’une autre façon ce besoin qu’a sa nature d’être activée et complétée par des occasions fortuites : « je ne me trouve pas où je me cherche ˙ et me trouve plus par rencontre que par l’inquisition de mon jugement. » La connaissance de soi ne saurait être vraiment volontaire, moins encore méthodique. Comment se trouverait-elle où elle se cherche l’âme qui ne sait où se chercher ? Ce n’est qu’en trouvant quelque chose qu’elle n’a pas cherché, en rencontrant une occasion et en enregistrant son effet, qu’elle peut commencer à se reconnaître et à se connaître. Chez Montaigne donc, le « hasard » a grande part à l’activité de son esprit : « L’occasion, la compagnie, le branle même de ma voix, tire plus de mon esprit que je n’y trouve lorsque je le sonde, et employe à part moi. Ainsi les paroles en valent mieux que les écrits. » Les Essais sont le livre d’un homme dont la parole est plus forte que l’écrit, le livre d’un homme qui parle.
La série ouverte avec le chapitre 8 du livre I s’achève avec le chapitre 13 – Cérémonie de l’entrevue des rois –, qui semble devoir être anecdotique ou, comme le dit Montaigne lui-même, particulièrement « vain ». Or, sous couvert d’évoquer le protocole royal, impérial et papal, Montaigne définit plus précisément la relation qu’il entretient désormais avec ses concitoyens dont il a quitté le service pour se retirer chez lui. D’une part, il confirme le sérieux et la sincérité de son retrait : « je retranche en ma maison toute cérémonie […] À quoi faire fuit-on la servitude des cours, si on l’en traîne jusques en sa tanière27 ? » En même temps, il ouvre une perspective tout autre, et même contraire : « C’est au demeurant une très utile science que la science de l’entregent. Elle est comme la grâce et la beauté conciliatrice des premiers abords de la société et familiarité ˙ Et par conséquent nous ouvre la porte à nous instruire par les exemples d’autrui ˙ et à exploiter et produire notre exemple, s’il a quelque chose d’instruisant et communicable28. »
Ainsi, il ne s’agit pas dans les Essais de laisser trace de soi pour ses parents et amis comme il l’annonçait dans l’adresse au lecteur, ni d’écrire seulement pour soi, pour mettre de l’ordre dans son esprit, comme il le disait au chapitre 8 du livre I. Il s’agit pour Montaigne de « produire [son] exemple ». Ainsi, dans cette immense rhapsodie, ou cette immense fugue, il y a les exemples dont il est parlé, et il y a l’exemple de celui qui parle. Il y a les exemples dans les Essais, et il y a l’exemple des Essais. C’est ici la fin de la longue et savante introduction. Les civilités sont faites. Après tant d’ingénieux et obligeants préparatifs, Montaigne nous accueille enfin dans sa maison, où il a reçu les rois sans cérémonie.
5. Le chapitre 14 du livre I – Que le goût des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons – est le premier des « grands » chapitres des Essais. Montaigne entreprend de déployer sa pensée et de prendre sa place sur le Kampfplatz de la philosophie. Le chapitre commence par une sentence grecque sur « les hommes » et s’achève par une sonnerie de trompette en l’honneur de « la philosophie ». C’est un texte agressif, riche en exagérations délibérées. Montaigne attaque.
L’angle de cette attaque, la question soulevée d’emblée, c’est « le soulagement de notre misérable condition humaine29 ». Cette formule si belle, si pénétrante, place immédiatement Montaigne à l’écart de la perspective grecque comme de la perspective chrétienne. Pour la philosophie grecque, il s’agit pour nous de perfectionner notre nature, de la conduire vers sa fin. Telle est la tâche humaine. Pour les chrétiens, il s’agit pour nous de guérir notre nature blessée par le péché, plus exactement de consentir à sa guérison par la grâce divine, seule efficace. Montaigne n’envisage ni perfection ni guérison, seulement un « soulagement ».
La formule, on le sait, sera reprise par Bacon qui donnera pour finalité à la philosophie, ou à la science, the relief of man’s estate. La perspective de Bacon cependant sera fort différente de celle de Montaigne. L’Anglais se proposera, grâce à l’expérimentation, d’interroger la nature, de la mettre en quelque sorte à la torture afin de la faire servir au bien-être de l’homme. Bref, Bacon rédigera le programme officiel des Lumières. Pour Montaigne, la nature n’est pas un ennemi à vaincre, ou un adversaire à dominer, c’est un ami dont il faut savoir écouter la voix douce et persuasive. En ce sens, Montaigne et Bacon représentent des pôles opposés.
Sur un point cependant, Montaigne dit quelque chose qui n’est pas très éloigné, semble-t-il, de ce que dira Bacon. Il affirme que, tandis que la fortune nous offre « la matière et la semence », c’est « notre âme, plus puissante qu’elle », qui est « seule cause et maîtresse de sa condition heureuse ou malheureuse30 ». Nous avons pouvoir souverain sur notre condition. Mais tandis que Bacon attendra des progrès de la science et de la technique la mise en œuvre effective de ce pouvoir, Montaigne le découvre toujours déjà présent dans notre âme « qui est seule et souveraine maîtresse de notre condition et conduite », car si « le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’un train et qu’un pli [, e]lle est variable en toute sorte de formes31 ».
Le signe sans doute le plus frappant de ce pouvoir de l’âme sur notre condition, c’est le pouvoir des opinions sur nous, pouvoir si grand que « tout’opinion est assez forte pour se faire épouser au prix de la vie32 ». Et Montaigne de multiplier les exemples anciens et modernes de « ceux qui ont ou attendu la mort constamment ou recherchée volontairement ». Il tient à ajouter : « Et en est le nombre si infini, qu’à la vérité j’aurais meilleur marché de mettre en compte ceux qui l’ont crainte. » On le voit, Montaigne ne craint pas d’exagérer.
Les opinions qui se font épouser au prix de la vie sont souvent les opinions religieuses, mentionnées ou impliquées dans plusieurs exemples de Montaigne. L’exemple le plus longuement développé est celui des Juifs de Castille que les mesures les plus cruelles ne firent pas renoncer à « leur ancienne créance », et qui préférèrent se tuer et tuer leurs enfants plutôt que de se plier à la « violente ordonnance » du roi Emmanuel de Portugal. En multipliant les exemples d’héroïsme religieux, Montaigne enveloppe les différentes religions sous la rubrique homogène du pouvoir de l’opinion33.
En tout cas une intention proprement philosophique est servie par cette exagération délibérée du pouvoir de l’opinion. Sous l’apparence d’une réaffirmation de la thèse traditionnelle de la supériorité et du pouvoir de l’âme sur le corps, Montaigne avance une vue nouvelle. Je reprends et complète la citation déjà donnée : « [l’âme] est seule et souveraine maîtresse de notre condition et conduite. Le corps n’a, sauf le plus et le moins, qu’un train et qu’un pli. Elle est variable en toute sorte de formes. Et range à soi et à son état, quel qu’il soit, les sentiments du corps et tous autres accidents. » Cette maîtrise de l’âme ne relève pas, comme dans la philosophie grecque, d’un pouvoir d’ordonner. Il s’agit plutôt d’un pouvoir de transformer, ou de se transformer, pouvoir métamorphique, pouvoir poétique. Il ne s’agit pas de retrouver et d’actualiser un ordre sous-jacent, mais de donner forme à quelque chose qui n’a pas de forme ou qui peut prendre mille formes : « De tant de milliers de biais qu’elle a en sa disposition, donnons-lui en un propre à notre repos et conservation34. » Pour les Grecs, l’ampleur de l’âme était donnée par sa hauteur, ou par la hauteur de ses fins ; pour Montaigne, par sa mobilité et sa plasticité, par sa capacité de prendre mille formes, mille biais, mille plis35.
Si l’âme selon sa nature est ainsi mobile, et peu s’en faut qu’il ne faille dire liquide, en pratique elle a toujours déjà pris un pli déterminé, ou des plis déterminés. Les plis de l’âme, ce sont ses évaluations, le prix qu’elle donne aux choses. L’évaluation, la valeur, le prix, c’est le moyen pour l’âme mobile, indéfinie, à mille plis, de se saisir elle-même, de s’arrêter et fixer, de se donner un pli : « notre opinion donne prix aux choses […] et appelons valeur en elles non ce qu’elles apportent mais ce que nous y apportons36. » Donner du prix, c’est payer, c’est-à-dire, ultimement, souffrir : « L’achat donne titre au diamant, et la difficulté à la vertu, et la douleur à la dévotion, et l’âpreté à la médecine. » Mais notre générosité apparente – c’est nous qui donnons la valeur, et nous sommes généreux dans nos évaluations, nous aimons les choses « précieuses » et « de grand prix » – est une comptable avertie, et même ingénieuse, puisque nous retrouvons dans la chose – diamant ou vertu – tout ce que nous avons dépensé pour elle, tout ce que nous y avons mis, et nous n’avons rien perdu : « Sur quoi je m’avise que nous sommes grands ménagers de notre mise. Selon qu’elle pèse elle sert, de ce même qu’elle pèse. Notre opinion ne la laisse jamais courir à faux fret37. »
Il importe de noter que, dans ce chapitre où il intervient dans le débat philosophique pour la première fois, Montaigne prend nettement ses distances avec la plus grande autorité parmi les docteurs chrétiens comme avec la plus grande autorité parmi les philosophes païens. Il les contredit même directement toutes deux.
À propos de saint Augustin, qui n’est pas nommé : « Toutefois s’il en faut croire un saint père, Malam mortem non facit nisi quod sequitur mortem. Et je dirais encore plus vraisemblablement que ni ce qui va devant, ni ce qui vient après n’est des appartenances de la mort38. » Montaigne publie d’entrée son désaccord avec la plus haute autorité théologique chrétienne en ce qui concerne la mort et ce qui la suit. Tandis qu’Augustin lie dans une continuité dramatique, celle du salut ou de la perdition, la mort et ce qui vient après, Montaigne réduit la mort à n’être que « le mouvement d’un instant ».
Et à propos de Platon : « Mais puisque nous nous sommes émancipés de ses règles [les règles de la nature telles qu’elles gouvernent les corps], pour nous abandonner à la vagabonde liberté de nos fantaisies – au moins aidons-nous à les plier du côté le plus agréable. Platon craint notre engagement âpre à la douleur et à la volupté d’autant qu’il oblige et attache par trop l’âme au corps. Moi plutôt au rebours d’autant qu’il l’en déprend et décloue39. » Montaigne publie d’entrée son désaccord avec le « divin Platon » sur la relation de l’âme avec le corps : les excès de la douleur et de la volupté ne signalent pas un excès d’attachement de l’âme au corps, mais plutôt des excès propres à l’âme puisque « ce qui aiguise en nous la douleur et la volupté, c’est la pointe de notre esprit ».
« Et je dirais encore plus vraisemblablement »… « Moi plutôt au rebours »… Sur les points centraux respectifs de la religion chrétienne et de la philosophie grecque, Montaigne, sobrement mais explicitement, fait part de son désaccord.
Les dernières lignes du chapitre, je l’ai dit, font entendre une sonnerie de trompette en l’honneur de la philosophie : « Au demeurant, on n’échappe pas à la philosophie pour faire valoir outre mesure l’âpreté des douleurs et l’humaine faiblesse. Car on la contraint de se rejeter à ces invincibles répliques : S’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité40. » Montaigne prépare notre cœur pour la Marseillaise du philosophe qu’il fera retentir au chapitre 20 du livre I.
6. Le chapitre 20 du livre I – Que philosopher c’est apprendre à mourir – est le deuxième « grand chapitre » après le chapitre 14. Ayant pris fermement ses distances avec les deux autorités doctrinales suprêmes, Montaigne peut commencer à expliciter sa compréhension du problème de la vie humaine, dont les trois grands paramètres sont la vertu, la volupté et la mort.
Après avoir noté que : « Toutes les opinions du monde en sont là, que le plaisir est notre but, quoiqu’elles en prennent divers moyens, autrement on les chasserait d’arrivée : car qui écouterait celui qui pour sa fin établirait notre peine et mésaise41 ? », Montaigne s’engage dans un développement que nous pourrions dire à contre-emploi. Il s’échauffe pour la vertu avec une véhémence qui ne sonne pas entièrement juste : la vertu est la vraie volupté, plus voluptueuse même que la volupté la plus caractérisée qu’est le plaisir sexuel ; c’est elle, la vertu, qui devrait proprement s’appeler volupté, car au fond elle est « plus sérieusement voluptueuse42 ». En tout cas, cette vertu est la condition du mépris de la mort, qui lui-même est la condition de toute volupté. C’est à l’abri du mépris de la mort que nous pouvons trouver cette « molle tranquillité » qui nous livre le goût authentique des choses de la vie.
Le mépris de la mort est ainsi l’« article » vers lequel convergent « toutes les règles » de la vie. Comment acquérir ce mépris quand « il n’est lieu d’où [la mort] ne nous vienne », quand « nous pouvons tourner sans cesse la tête çà et là comme en pays suspect » ? Il y a un moyen que Montaigne écarte catégoriquement et même avec une sorte d’indignation : « Le remède du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité lui peut venir un si grossier aveuglement43 ? » Montaigne reproche au vulgaire sa stupidité et son aveuglement, non pas sa lâcheté. Quant à lui, loin de viser à l’héroïsme ou d’ambitionner la bravoure, il se mettrait volontiers à l’abri, « fût-ce sous la peau d’un veau » : « le meilleur jeu que je me puisse donner je le prends, si peu glorieux au reste et exemplaire que vous voudrez44. » Ce qu’il reproche au remède du vulgaire, ce n’est pas d’être vil, c’est d’être inefficace : « Et cette nonchalance bestiale, quand elle pourrait loger en la tête d’un homme d’entendement, ce que je trouve entièrement impossible, nous vend trop cher ses denrées. Si c’était ennemi qui se pût éviter, je conseillerais d’emprunter les armes de la couardise. Mais puisqu’il ne se peut […] apprenons à le soutenir de pied ferme et à le combattre45. »
Puisque la fuite est impossible, « et pour commencer à lui ôter son plus grand avantage contre nous, prenons voie toute contraire à la commune, Ôtons-lui l’étrangeté, pratiquons-le, accoutumons-le […] ayons toujours ce refrain de la souvenance de notre condition ». Ici, élévation soudaine puisque, parti en somme de « sous la peau d’un veau », Montaigne parvient d’un bond au faîte de la liberté : « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté. Qui a appris à mourir, il a désappris à servir. Le savoir mourir, nous affranchit de toute sujétion et contrainte46. » Ainsi le mépris de la mort n’est-il pas seulement le moyen d’une « molle tranquillité », il est aussi la condition de la liberté intérieure. Souviens-toi que tu peux toujours prendre congé : tel est le memento mori républicain.
Avouons que la tête nous tourne un peu. Avouons que ce mépris de la mort auquel nous sommes conviés présente des visages qui ne semblent pas aisément compatibles. Qui sera à la fois le citoyen qui refuse de « servir » et l’ami de la volupté qui entend goûter la vie dans une « molle tranquillité » ? Est-ce Montaigne qui bat la campagne, ou sommes-nous captifs de clichés politiques et moraux qui entravent notre lecture ? Il est prudent d’envisager la seconde hypothèse. Essayons donc de cerner de plus près ce que j’ai appelé un memento mori républicain.
Montaigne nous propose un exercice spirituel d’un genre inédit, et qui en effet n’est pas aisé à décrire. Il s’agit bien de se préparer à la mort, et donc, si l’on veut, de se détacher du monde, mais par le moyen d’une manœuvre double et qui a un caractère contradictoire. Il s’agit de se détacher des siens, non seulement sans se détacher de soi-même mais en s’attachant plus étroitement à soi-même : « Je me dénoue partout : mes adieux sont à demi pris de chacun, sauf de moi. Jamais homme ne se prépara à quitter le monde plus purement et pleinement, et ne s’en déprit plus universellement que je m’attends de faire47. » Le mépris de la mort repose sur une présence redoublée à soi-même : « Comme celui qui continuellement me couve de mes pensées et les couche en moi, je suis à toute heure préparé environ ce que je le puis être. Et ne m’avertira de rien de nouveau la survenance de la mort. Il faut être toujours botté et prêt à partir, en tant qu’en nous est ˙ Et surtout se garder qu’on n’ait lors affaire qu’à soi48. » La mise en œuvre incessante et vigilante d’un certain rapport à soi prive la mort de son arme la plus redoutable, qui est l’effet de surprise. C’est en n’ayant affaire qu’à son propre être qu’on se prépare à la perte de son être.
La meilleure façon de faire ressortir la démarche de Montaigne est de marquer son écart par rapport au memento mori chrétien, tel que Pascal en particulier le reformulera après avoir lu précisément Montaigne. Pascal écrit : « Il ne s’agit pas ici de l’intérêt léger de quelque personne étrangère pour en user de cette façon [pour traiter la mort avec négligence] ; il s’agit de nous-mêmes et de notre tout49. » Montaigne de son côté dit quelque chose comme ceci : le rapport aux autres, le souci des autres nous place dans leur dépendance, et c’est parce que nous nous voyons par leurs yeux que notre vie propre nous apparaît comme un « tout » susceptible d’être perdu, et cette perte alors comme un malheur épouvantable. Le rapport à soi bien conduit, la présence à soi vigilante ne laisse pas apparaître et se circonscrire un tel « tout ». Si, s’étant « dénoué partout », on est tout entier en soi, si on n’a finalement de rapport attentif et actif, de rapport « sérieux » qu’à soi, si donc notre être est tout entier en nous-mêmes, nous serons délivrés de cette réflexion qui nous fait regarder notre être de l’extérieur. La mort ne sera plus qu’un accident auquel nous attendre au lieu d’être ce qui nous sépare de nous-mêmes en nous séparant des nôtres. Retirons d’ailleurs ce terme d’« accident » puisque la mort est naturelle et nécessaire, puisque la vie, comme on le lira presque au terme des Essais, est « perdable de sa condition50 ». À l’alternative entre le mépris de la mort et la crainte de la mort, Montaigne substitue une adhésion si sérieuse et si affectueuse à son propre être que la mort vient se perdre amicalement dans une vie naturellement « perdable ».
Assurément, même dans la retraite, « n’avoir affaire qu’à soi » n’est pas si facile. Nous avons sans cesse des « choses à faire » puisque « nous sommes nés pour agir51 ». Comment l’attention portée aux choses à faire peut-elle s’accommoder d’une attention incessante à soi et particulièrement à sa condition mortelle ? Comment n’avoir affaire qu’à soi quand l’action nous entraîne toujours au-dehors ? Ici précisément réside l’exercice spirituel. Ici réside l’art montanien de tendre l’arc, de tendre l’âme. Cet art tient dans une formule qui transmet moins une notion qu’un complexe accord musical : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut ˙ et que la mort me trouve plantant mes choux ˙ mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait52. » Trois cordes mêlent et tempèrent leurs vibrations : l’ardeur agissante est tempérée ou infléchie par la pensée constante de la mort qui est à son tour tempérée ou infléchie par l’adhésion sérieuse à la vie de notre être. La gamme harmonique peut d’ailleurs être parcourue dans l’autre sens, mais nous chercherions en vain à expliquer la musique. En tout cas, pour désigner cette juste tension de l’âme dans laquelle la vertu, la volupté et la mort trouvent un accord presque parfait, Montaigne a recours à un mot qui ne se trouve dans aucun dictionnaire philosophique ou théologique : le « nonchaloir ».
Pascal ne manquera pas de retourner ce mot contre Montaigne : « [Montaigne] inspire une nonchalance du salut, “sans crainte et sans repentir”. Son livre n’étant pas fait pour porter à la piété, il n’y était pas obligé, mais on est toujours obligé de n’en point détourner. On peut excuser ses sentiments un peu libres et voluptueux en quelques rencontres de la vie, mais on ne peut excuser ses sentiments tout païens sur la mort. Car il faut renoncer à toute piété si on ne veut au moins mourir chrétiennement. Or il ne pense qu’à mourir lâchement et mollement par tout son livre53. »
Pascal ici est peut-être sévère, il n’est pas injuste. S’il fait reproche à Montaigne, c’est de dispositions dont ce dernier se vante. Et il use de ses mots mêmes. C’est autour de la « nonchalance » ou du « nonchaloir » que se noue l’altercation de ces deux esprits suprêmement actifs ! Montaigne voit des ressources dans ce relâchement, et dans cette faiblesse de la nature des possibilités nouvelles de l’art. Dans un passage auquel précisément Pascal semble faire référence dans le texte que nous venons de lire, Montaigne, écartant les « efforts âpres et exemplaires » que « la philosophie et la religion produisent », va chercher conseil auprès de Pétrone et Tigellin, débauchés romains qui ont « endormi la mort » par la « mollesse de leurs apprêts » et l’ont faite « couler et glisser parmi la lâcheté de leurs passe-temps accoutumés : entre des garces [filles] et bons compagnons, nul propos de consolation […] nul discours de leur condition future ». Montaigne ne nous recommande pas exactement d’imiter Pétrone et Tigellin, mais se demande si nous ne pourrions pas « imiter leur résolution en plus honnête contenance54 ». Montaigne d’ailleurs ne tient pas à la compagnie de « garces et bons compagnons », car « c’est l’acte à un seul personnage » et il se contentera « d’une mort recueillie en soi, quiète, et solitaire55 ». Mais s’il y a un art de mourir, il consiste, à rebours des efforts héroïques que la philosophie et la religion recommandent et suscitent, à se laisser glisser dans la mort comme un lapin dans son terrier56, amortissant jusqu’à le rendre insensible ce saut hors de l’être qui affole les hommes.
À cet art d’ailleurs la nature nous prépare. Dans la suite du chapitre, Montaigne explique comment la vie même nous dispose naturellement et, si l’on ose dire, gentiment à la mort : « Nature même nous prête la main, et nous donne courage57. » Comment ? Eh bien, la maladie, par exemple, en nous affaiblissant, nous fait perdre le goût de la vie et nous en détache d’autant. Et le vieillissement n’est-il pas une sorte de mort progressive et indolore ? Ainsi glissons-nous presque insensiblement dans le non-être : « nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous : qui est en essence et en vérité une mort plus dure que n’est la mort entière d’une vie languissante, et que n’est la mort de la vieillesse. D’autant que le saut n’est pas si lourd du mal être au non être, comme il est d’un être doux et fleurissant à un être pénible et douloureux58. »
Enfin, la nature elle-même prend la parole dans une longue prosopopée, une envoûtante berceuse païenne. Elle endort nos inquiétudes en justifiant sa conduite envers nous. La vie est tout entière dans chacun de ses moments. Il n’y a rien d’inédit à attendre ou à craindre : « Il n’y a point d’autre lumière ni d’autre nuit. » La mort n’est ni une épreuve, ni un châtiment, « c’est la condition de votre création, c’est une partie de vous que la mort59 ».