Se comparer
7. Il n’est pas certain que le plaidoyer de la nature, aussi persuasif que Montaigne le fasse, emporte l’adhésion générale du genre humain. Comme l’affirme et le documente le chapitre suivant – De la force de l’imagination –, la plupart des hommes vivent sous l’empire de l’imagination. Celle-ci est particulièrement puissante dans les choses religieuses, au moins chez « les âmes du vulgaire, plus molles ». Le pouvoir de l’imagination est tel qu’« ils pensent voir ce qu’ils ne voient pas1 ». L’imagination est spécialement active aussi dans les choses sexuelles. Montaigne raconte avoir vu lui-même à Vitry-le-François un certain Germain, « à cette heure-là fort barbu, et vieil, et point marié », que tous les habitants avaient connu, jusqu’à l’âge de vingt-deux ans, comme une fille appelée Marie. Ledit Germain raconta que, faisant quelque effort en sautant, « ses membres virils se produisirent2 ». C’est assurément un témoignage bien frappant.
Montaigne en tient beaucoup d’autres à notre disposition sur le sujet. Combien d’hommes doivent leurs fiascos à la véhémence de leur imagination ! Montaigne nous fait part de ce qu’il « sait par expérience ». Il nous narre que, se souvenant soudain du récit par un ami d’une telle infortune, quelqu’un dont il peut répondre comme de lui-même se trouva bien empêché. Et tourmenté par le souvenir d’une impuissance peu conforme à sa nature, il fut sujet à y rechoir. Il se guérit lui-même : « Il trouva quelque remède à cette rêverie par une autre rêverie3. » Quel remède ? Son impuissance étant due à la crainte de l’impuissance, il choisit d’annoncer la probabilité de sa défaillance. Ainsi délivré de ce que nous appellerions la « pression », il put retrouver le plein usage de ses facultés. De la sorte « il s’est guéri tout net à l’endroit de ce sujet ».
Non seulement Montaigne s’est guéri lui-même – car c’est bien sûr de lui qu’il s’agit –, mais il a guéri un ami en combattant son imagination par l’imagination. On peut suivre la consultation de sexologie, qui est fort détaillée4.
L’imagination, capable de transformer en glace l’ardeur sexuelle, est en somme plus forte que la nature. Ses effets sont donc imprévisibles. Ils n’obéissent à aucune règle. Nous ne pouvons les connaître que par des témoignages, comme celui de Montaigne sur ses pannes sexuelles, ou sur Marie Germain. Précisément ce dernier témoignage comporte une difficulté puisque, dans son Journal de voyage, Montaigne nous dit qu’il n’a pas pu voir ce Marie Germain « parce qu’il estoit au village », mais que le fait lui a été « tesmoigné […] par les plus apparens officiers de la ville5 ». Montaigne a-t-il vu et entendu Marie Germain, ou a-t-il seulement ouï-dire ? Le chapitre se termine par une réflexion sur le rôle des exemples et des histoires dans le propos des Essais. Il faut nous y arrêter.
Montaigne, nous l’avons noté, prétend apporter une franchise inédite. Il attend alors du lecteur une confiance proportionnelle. Mais quelle confiance pouvons-nous accorder aux innombrables exemples et histoires que rapporte Montaigne, lui qui d’ailleurs ne prétend à aucune compétence de spécialiste, lui qui ne connaît vraiment et ne prétend faire connaître que lui-même ? Montaigne répond à cette difficulté en distinguant rigoureusement entre les « histoires » et son commentaire : « Car les Histoires que j’emprunte, je les renvoie sur la conscience de ceux de qui je les prends. Les discours sont à moi, et se tiennent par la preuve de la raison, non de l’expérience6. » Le partage est fort clair en effet. Cependant, si l’on comprend bien que la conscience de Montaigne ne soit pas engagée dans les exemples qu’il rapporte, il semble qu’il nous importe, et qu’il devrait importer à Montaigne de savoir si ces récits, anecdotes et témoignages sont dignes de foi ou non. Or, précisément, Montaigne explique qu’en raison du caractère de sa démarche, cette question est oiseuse : « en l’étude que je traite, de nos mœurs et mouvements ˙ les témoignages fabuleux, pourvu qu’ils soient possibles, y servent comme les vrais. Advenu ou non advenu, à Paris ou à Rome, à Jean ou à Pierre, c’est toujours un tour de l’humaine capacité ˙ duquel je suis utilement avisé par ce récit. […] Il y a des auteurs desquels la fin c’est dire les événements. La mienne, si j’y savais avenir [parvenir] serait dire sur ce qui peut advenir7. » Voilà des propositions qui méritent commentaire.
Qu’est-ce qu’un témoignage « fabuleux » mais « possible » ? C’est une histoire qui ne s’est pas passée comme elle est racontée, mais qui aurait pu se passer ainsi, car il y a des histoires, ou des exemples, semblables ou analogues, et qui eux sont avérés. Un passage d’Aristote éclaire parfaitement, je crois, ce que veut dire Montaigne : « Il y a des révoltes qui ont eu pour cause le mépris, comme pour Sardanapale, surpris à filer de la laine avec les femmes (si ce que racontent les faiseurs de fables est vrai ; mais si cela n’est pas vrai pour lui, cela pourrait l’être pour un autre)8. » Jusque-là tout va bien, mais l’on ignore souvent les limites du possible. Que faire des témoignages difficiles à croire parce qu’ils franchissent précisément les bornes de ce qui nous semble possible ? Montaigne les enregistre volontiers au titre des « opinions populaires ». Il félicite du moins Tacite de procéder ainsi : « On le pourra trouver hardi en ses témoignages […] J’ai accoutumé, en telles choses, de plier sous l’autorité de si grands témoins. Ce qu’il dit aussi, que Vespasien, par la faveur du Dieu Sérapis, guérit en Alexandrie une femme aveugle en lui oignant les yeux de sa salive, et je ne sais quel autre miracle, il le fait par l’exemple et devoir de tous bons historiens. Ils tiennent registre des événements d’importance : parmi les accidents publics sont aussi les bruits et opinions populaires9. »
En sens inverse, lorsque son « expérience » et sa « conscience » sont engagées, Montaigne n’hésite pas à mettre en doute les « bruits et opinions populaires », comme au chapitre Des boiteux où il évoque longuement son expérience concernant les « miracles » : « J’ai vu la naissance de plusieurs miracles de mon temps. Encore qu’ils s’étouffent en naissant, nous ne laissons pas de prévoir le train qu’ils eussent pris, s’ils eussent vécu leur âge […] Si la fortune eût laissé amonceler cinq ou six telles aventures, elles étaient capables de mettre ce miracle en nature. […] Passant avant-hier dans un village à deux lieues de ma maison, je trouvai la place encore toute chaude, d’un miracle qui venait d’y faillir10. » Quant aux « sorcières de [son] voisinage », il ne cache pas ses doutes sur les « accusations extravagantes » dont elles sont l’objet : « Combien plus naturel, que notre entendement soit emporté de sa place par la volubilité de notre esprit détraqué ˙ que cela : qu’un, de nous, soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger11. » Ainsi y a-t-il chez Montaigne pour ainsi dire une comptabilité en partie double. D’un côté, il est accueillant, complaisant même à toutes les histoires qu’on raconte, y compris les moins vraisemblables ; de l’autre, c’est avec une conscience scrupuleuse qu’il s’attache à évaluer exactement les expériences qu’il fait lui-même ou dont il a directement connaissance. D’un côté, il croit, ou feint de croire presque tout ; de l’autre, il ne croit presque rien. Les deux dispositions trouvent leur compatibilité dans une expérience du soi qui se découvre faiseur de miracles ou plutôt miracle lui-même : « Jusques à cette heure tous ces miracles [de son voisinage], et événements étranges, se cachent devant moi – Je n’ai vu monstre et miracle au monde plus exprès que moi-même : On s’apprivoise à toute étrangeté par l’usage et le temps, Mais plus je me hante et me connais, plus ma difformité m’étonne12. » Celui qui ne cesse de se surprendre lui-même, quel droit a-t-il de récuser d’avance ce qu’il entend raconter de plus surprenant ?
8. La question de ce qui est possible dans les choses humaines ne concerne pas seulement les histoires de « sorcières » et autres récits extraordinaires. Elle concerne la teneur ordinaire de la vie, et la manière dont nous prenons connaissance des choses humaines, c’est-à-dire la manière dont nous écrivons l’histoire. Prise en ce sens, la question préoccupe intensément Montaigne tout au long des Essais. Au chapitre De l’institution des enfants et à celui Des livres, nous trouvons les éléments principaux de ce que nous appellerions l’épistémologie de l’histoire de Montaigne.
Dans le premier, Montaigne recommande au « gouverneur » d’inciter son élève à « [pratiquer] par le moyen des histoires ces grandes âmes des meilleurs siècles », par le moyen en particulier des « histoires » racontées par Plutarque où il ne s’agit pas tant d’apprendre que de juger. C’est « entre toutes, la matière à laquelle nos esprits s’appliquent de plus diverse mesure ». Dans une expression frappante, Montaigne explique que cette lecture nous livre « l’anatomie de la philosophie, en laquelle les plus abstruses parties de notre nature se pénètrent ». Plutarque est si riche que, d’un mot, il ouvre un monde d’idées : « Comme ce sien mot, que les habitants d’Asie servaient à un seul [étaient esclaves d’un seul homme] pour ne savoir prononcer une seule syllabe, qui est “non”, donna peut-être la matière et l’occasion à La Boétie de sa Servitude Volontaire13. »
Dans le second, Montaigne précise que l’histoire telle que la pratique Plutarque, au lieu de s’attacher aux « événements » – aux faits particuliers – considère surtout les « conseils », c’est-à-dire les intentions et délibérations intérieures. Tandis qu’Aristote voyait dans l’histoire la discipline qui se soucie du particulier – ce qu’a fait Alcibiade ou ce qui lui est arrivé14 –, Montaigne estime que c’est chez les historiens, spécialement Plutarque donc, que « l’homme en général », de qui il « cherche la connaissance », « paraît plus vif et plus entier qu’en nul autre lieu15 ».
Tous les historiens ne sont pas Plutarque. Montaigne distingue trois sortes d’historiens. D’abord les « simples », qui « [enregistrent] à la bonne foi toutes choses, sans choix et sans triage », comme « le bon Froissart », livrant « la matière de l’Histoire nue et informe », et nous laissant loisir d’en faire notre profit selon notre entendement. Ensuite les « excellents », capables de discerner « ce qui est digne d’être su », de choisir le rapport qui est le plus vraisemblable, de pénétrer les intentions des acteurs et de leur attribuer « les paroles convenables ». Ceux-là « ont raison de prendre l’autorité de régler notre créance à la leur – mais certes cela n’appartient à guère de gens16 ». Enfin, et ce sont les plus nombreux, « ceux d’entre-deux » qui « nous gâtent tout » parce qu’ils nous imposent leurs jugements et « [inclinent] l’Histoire à leur fantaisie ».
Mais qui sont plus précisément les « excellents » historiens ? La réponse de Montaigne est d’un puissant intérêt pour nous, parce que c’est précisément celle que nous ne donnerions pas. Lisons-la avec attention : « Les seules bonnes histoires sont celles qui ont été écrites par ceux mêmes qui commandaient aux affaires, ou qui étaient participants à les conduire ou au moins qui ont eu la fortune d’en conduire d’autres de même sorte. Telles sont quasi toutes les Grecques et Romaines. » Chez les Anciens, l’histoire pouvait être ainsi écrite par les acteurs parce qu’« en ce temps-là […] la grandeur et le savoir se rencontraient communément [ensemble] ». Cette dernière condition garantissait l’exactitude des récits historiques, car elle faisait que « plusieurs témoins oculaires » écrivaient avec compétence sur le même sujet. Cela n’empêchait pas des erreurs, le plus souvent mineures, tant « cette recherche de la vérité est délicate ». On ne peut pas en effet simplement « fier d’un combat à la science de celui qui y a commandé, ni aux soldats, de ce qui s’est passé près d’eux, si à la mode d’une information judiciaire on ne confronte les témoins17 ».
On le voit, à la question : comment écrire l’histoire ? Montaigne donne une réponse circonstanciée et rigoureuse18. Elle est différente de la nôtre, mais elle n’est pas moins rigoureuse, et elle est même en un sens plus exigeante. Comparons brièvement les deux démarches.
Montaigne réclame des « témoins oculaires » tandis que nous exigeons des documents car nous ne faisons pas confiance aux témoins. Lui-même ne fait pas simplement confiance aux témoins puisque, nous venons de le voir, il préconise la confrontation des témoignages. En tout cas, le modèle de la rigueur scientifique en histoire pour Montaigne, c’est l’« information judiciaire ». Pour nous, c’est la perception vérifiable et généralisable, la perception indéfiniment répétable de ce perceptum ignoré comme tel des Anciens qu’est le document. Là où Montaigne réclame un vir agens, nous faisons appel à un homo percipiens.
Pour être « témoin oculaire » digne de foi, il ne suffit pas de s’être trouvé sur place et d’être un honnête homme. Il faut posséder une compétence spéciale. Quelle compétence ? Les seuls témoins oculaires susceptibles d’écrire les « bonnes histoires » sont, nous l’avons vu, « ceux mêmes qui commandaient aux affaires, ou qui étaient participants à les conduire ». Ainsi, ceux que nous tendons à estimer les moins dignes de foi, car les plus partiaux, étant personnellement engagés dans l’action, étant responsables de celle-ci, Montaigne les considère comme les plus compétents pour rendre compte de ce qui s’est passé : à ses yeux, le point de vue le plus éclairant ou le plus pertinent sur les choses humaines, c’est le point de vue de celui qui conduit l’action au sens le plus plein du verbe, c’est-à-dire, ultimement, le point de vue de celui qui commande. Nous pourrions dire, empruntant les outils d’Aristote, que celui qui peut le mieux comprendre et expliquer l’action, c’est l’homme doué de prudence, vertu propre de ceux qui commandent19.
Ainsi, les bons « témoins oculaires » susceptibles et capables d’écrire les « bonnes histoires » sont ces acteurs politiques et militaires qui combinent « grandeur et savoir », et qui n’étaient pas rares dans l’Antiquité païenne. Les Modernes n’ont pas l’équivalent de Xénophon ou de César. Quelque chose empêcherait-il les Modernes d’écrire l’histoire de manière intelligente et digne de foi ? C’est le moment de considérer la démarche de Montaigne dans les Essais à la lumière de son « épistémologie ». Comment Montaigne écrit-il l’histoire ?
D’une part, Montaigne fait en un sens partie des historiens « simples » dans la mesure où, nous l’avons vu, il accueille d’abord tous les témoignages, tous les exempla, sans aucun effort de discrimination. D’autre part, il est « témoin oculaire » suprêmement compétent de ce qui le concerne ou de ce qu’il rencontre. Nous avons vu avec quel soin il juge des « miracles » et « sorcières » de son voisinage. On pourrait dire que Montaigne est à la fois historien « simple » et « témoin oculaire » excellent. En d’autres termes, il est un historien excellent qui décline d’écrire l’histoire à la manière des Grecs et des Romains. Que fait-il alors ? D’une part, il exerce son jugement sur tous les exempla. Ainsi il reprend, étend et pour ainsi dire généralise la démarche de Plutarque, ajoutant aux exempla païens ceux des chrétiens et ceux du Nouveau Monde. Oserait-on dire qu’il l’emporte sur Plutarque « en extension » ? D’autre part, plus complètement, plus précisément que Plutarque la vie des hommes illustres, Montaigne met devant nos yeux la vie d’un homme dont les actions ne méritent pas d’être narrées, la vie d’un homme qui n’a ambitionné que de vivre à bon escient. Oserait-on dire qu’il l’emporte sur Plutarque « en compréhension » ?
On dira que nous faisons un usage fort lâche du titre d’« historien », car Montaigne ne saurait être dit un « historien ». Il ne raconte ni l’histoire de son temps, ni même l’histoire de sa vie. On l’a pressé pourtant d’écrire l’histoire de son temps : « Aucuns me convient d’écrire les affaires de mon temps, estimant que je les vois d’une vue moins blessée de passion qu’un autre, et de plus près, pour l’accès que fortune m’a donné aux chefs de divers partis20. » Pourquoi alors Montaigne n’a-t-il pas écrit cette histoire informée et impartiale qu’il était capable d’écrire, et dont sans doute la France déchirée avait le plus grand besoin ? Après avoir invoqué sa paresse et ses autres défauts, il en vient au motif principal de son abstention : « Que ma liberté étant si libre j’eusse publié des jugements, à mon gré même et selon raison, illégitimes et punissables21. » Écrire l’histoire ne réclame pas seulement la fidélité des témoignages mais la liberté des jugements. Celle-ci dépend de la personne de l’historien – la liberté de Montaigne ne laissait rien à désirer –, mais aussi du régime politique. Celui sous lequel vivait Montaigne aurait sans doute censuré et même puni certains de ses jugements sur les affaires de son temps. Censure et punition que Montaigne juge raisonnables : il sait à quel point son jugement s’éloigne des opinions autorisées ; il sait aussi qu’il n’est pas de vie commune sans opinions qui font autorité22. Nous n’aurons pas de Montaigne l’histoire de son temps, mais nous aurons bien sûr ses jugements sur son temps dans le grand registre de ses jugements que sont les Essais, jugements que nous devons faire l’effort de découvrir puisque assurément, étant pour certains d’entre eux « illégitimes et punissables », Montaigne ne les a pas mis « en place marchande ».
9. Il est indispensable de revenir sur le contraste entre notre manière d’écrire l’histoire et celle de Montaigne. Le lecteur moderne peut difficilement échapper à l’impression que Montaigne, pour reprendre une expression de Montesquieu, « confond des choses naturellement séparées », à savoir donc la connaissance historique d’un côté, et de l’autre, la vie morale et politique. Pour nous, la connaissance historique, ou sociale, est séparée de la vie morale et politique par la méthode. La science historique, les sciences sociales accèdent à leurs objets en mettant en œuvre une méthode, ou des méthodes scientifiques. La méthode sépare la vie et la connaissance : c’est, dirai-je, une sorte de « coupe-circuit » destiné à éviter ces « courts-circuits » entre la vie et la connaissance qui caractérisent le stade préscientifique de l’entendement humain, et qui conduisent, pensons-nous, à « confondre les faits et les valeurs ».
Montaigne non seulement ne réclame pas une telle méthode mais, par anticipation pour ainsi dire, il l’écarte. Vivre justement et connaître exactement sont certes distincts, mais point séparés. Comment écrire l’histoire ? Comment convient-il de vivre ? Ces deux questions sont distinctes mais inséparables. Nous l’avons relevé, aux yeux de Montaigne, le modèle de la connaissance historique, de la bonne enquête historique, est fourni par une démarche et une institution qui appartiennent à la vie pratique, à la vie sociale, à savoir l’« information judiciaire ». En outre, nous l’avons vu aussi, et c’est une confirmation que la vie et la connaissance sont pour lui inséparables, ceux qui sont les plus capables d’écrire l’histoire se rencontrent parmi ceux qui combinent « la grandeur et le savoir ». Les plus compétents pour écrire l’histoire, pour rendre compte des actions, sont ceux qui agissent eux-mêmes, ou sont capables d’agir avec ampleur et prudence23.
Tandis que la méthode scientifique moderne démocratise, pour ainsi dire, la connaissance historique – n’importe qui peut écrire l’histoire dès lors qu’il suit les règles de la méthode –, Montaigne réserve le récit ou le commentaire historique à un petit nombre, si petit même qu’il peut se réduire à presque rien s’il est vrai que la combinaison adéquate de grandeur et de savoir est propre aux Grecs et aux Romains de l’Antiquité. Comment écrit-on l’histoire quand cette combinaison est devenue trop rare comme c’est le cas à l’époque de Montaigne, et que ceux qui seraient encore capables de l’écrire n’ont plus la liberté de publier leurs jugements comme c’est le cas de Montaigne lui-même ?
Ce que Montaigne appelle une « bonne histoire » suppose donc une « bonne société », un bon ordre politique. Dirons-nous que la « bonne histoire » selon Montaigne suppose un ordre politique aristocratique, tandis que l’histoire que nous jugeons bonne, c’est-à-dire scientifique, suppose un ordre politique démocratique ? La proposition est valide à condition de préciser ce qu’on entend ici par ordre politique aristocratique. Après tout, l’ordre politique dans lequel vit Montaigne, et qui est si peu propice à la « bonne histoire », peut être dit aristocratique, étant articulé autour des « grands » dont Montaigne parle avec une froideur marquée et aux yeux desquels il est un homme de peu. Il faut donc dire plus précisément : la « bonne histoire » suppose un ordre aristocratique républicain, ou une république aristocratique. Celle-ci comporte en effet un certain dispositif de l’action qui, encourageant le déploiement le plus complet possible de celle-ci, la rend en même temps mieux « connaissable », et donc susceptible d’être mieux décrite et comprise. C’est dans la république aristocratique que la chose commune dépend le plus directement et le plus visiblement des actions de chacun, en tout cas de chacun des principaux citoyens. Aux yeux de Montaigne, les Anciens se connaissaient mieux que nous parce qu’ils agissaient plus complètement et plus visiblement que nous.
10. Il nous faut entrer un peu plus avant dans la fabrique de l’histoire. Qu’est-ce qui fait précisément que la vie sociale et la connaissance sociale et historique sont à ce point liées ? C’est qu’elles reposent l’une et l’autre sur le jugement, le jugement qui porte sur les motifs de l’action, sur leur nature et leur qualité. Il s’agit de saisir dans le dispositif des motifs humains celui ou ceux qui sont pertinents dans le cas considéré, et on ne peut accomplir cette opération qu’en parcourant la gamme des motifs telle qu’elle est non seulement présente mais active dans notre propre âme. Celle-ci d’ailleurs n’est pas un catalogue ouvert à notre examen et où nous puiserions à loisir, c’est dans l’effort pour comprendre les actions des autres, vivants ou morts, que nous pénétrons davantage nos propres motifs. Montaigne se connaît assez et connaît assez l’âme humaine, il n’accordera pas crédit aux accusations extravagantes contre les sorcières de son voisinage, mais en retour ces accusations le ramènent à la source de toute étrangeté, le « monstre » qu’il est lui-même pour lui-même.
En examinant le cas d’un des plus éminents historiens de son siècle, Montaigne explique comment l’intelligence historique est ultimement intelligence des motifs humains et il fait ressortir combien celle-ci est dépendante de la qualité d’âme de celui qui écrit l’histoire. Toujours au chapitre 10 du livre II – Des livres –, il cite une sorte de note de lecture par lui rédigée « il y a environ dix ans » et laissée dans son édition de Guichardin. Il y relève la diligence de l’historien italien, son exactitude, sa compétence (il a été « acteur lui-même, et en rang honorable » dans la plupart des affaires de son temps), son impartialité aussi, de sorte qu’« autant exactement que de nul autre on peut apprendre la vérité » de ces affaires. Ces éloges semblent bien faire de Guichardin le parangon de la science historique. Voici cependant comment s’achève la note de lecture :
J’ai aussi remarqué ceci, que de tant d’âmes et effets qu’il juge, de tant de mouvements et conseils, il n’en rapporte jamais un seul à la vertu, religion et conscience, comme si ces parties-là étaient du tout éteintes au monde ˙ et de toutes les actions, pour belles par apparence qu’elles soient d’elles-mêmes, il en rejette la cause à quelque occasion vicieuse ou à quelque profit. Il est impossible d’imaginer que parmi cet infini nombre d’actions dequoi il juge, il n’y en ait eu quelqu’une produite par la voie de la raison. Nulle corruption peut avoir saisi les hommes si universellement, que quelqu’un n’échappe de la contagion – cela me fait craindre qu’il y ait un peu du vice de son goût, et peut être advenu qu’il ait estimé d’autrui selon soi24.
Ainsi, aussi irréprochable techniquement que soit Guichardin – son « métier » d’historien est impeccable –, la qualité de son œuvre est intimement affectée par la qualité de son âme, c’est-à-dire de ses motifs. Peut-être, ou plutôt sans doute, Guichardin a-t-il estimé d’autrui selon soi. Et sans doute Montaigne à son tour estime-t-il de Guichardin selon soi, c’est-à-dire selon la connaissance qu’il a de ses propres motifs, motifs d’un homme capable d’agir, au moins quelquefois, selon sa raison ou sa conscience. Montaigne lecteur entre en débat avec Guichardin non pas sur les contenus particuliers – les « faits » – de l’histoire écrite par ce dernier – de ce point de vue, encore une fois, elle est impeccable – mais, si j’ose dire, sur son contenu général, sur la physionomie de l’homme qu’elle met en scène. Il entre en querelle avec Guichardin sur la question des motifs, ressorts ou mouvements de l’âme humaine. Il entre en querelle avec Guichardin sur la question de l’âme de Guichardin et de sa propre âme. Bref, Montaigne se compare avec Guichardin.
Écrire l’histoire, lire l’histoire, c’est se comparer. Ce n’est que rarement le propos explicite de l’historien ou du lecteur, mais il y a de bonnes raisons de penser que c’est le ressort le plus profond et l’effet le plus significatif de l’enquête historique et en général de la connaissance sociale.
11. La comparaison est le ressort ou l’affect le plus visible des hommes, et en même temps le plus secret. La comparaison est au principe de tout ordre social qui, pour être et se connaître, la met en scène dans ses hiérarchies et classements, et en même temps elle pénètre les racines les plus secrètes de l’être humain qui ne peut jamais savoir dans quelle mesure exactement la comparaison affecte sa conduite, ses sentiments ou même sa pensée. La comparaison ne consiste pas seulement pour nous à nous situer les uns par rapport aux autres selon tous les « plus » et les « moins » des qualités et des défauts, ou selon la gamme des sentiments d’amour, de haine, d’admiration, de mépris, d’envie, et en général des sentiments « évaluant », qui sont d’ailleurs rarement exempts d’une certaine « confusion » ou « ambivalence », l’admiration, par exemple, pouvant comporter une dose variable d’envie ou même de haine. La comparaison comporte aussi nécessairement un certain rapport à soi par lequel chacun se pose pour ainsi dire dans l’être selon les deux mouvements ou dimensions de l’élévation et de l’abaissement : chacun se compare aussi à soi. Ces deux aspects de la comparaison sont inséparables l’un de l’autre, mais aussi irréductibles l’un à l’autre. Ensemble, ils forment ce qu’on pourrait appeler la situation humaine première, ce terme ayant cependant le défaut d’être statique alors que la double comparaison dont nous parlons est ce qui nous fait agir et mouvoir. C’est l’hésitation, ou l’oscillation entre l’amour et la haine des autres d’un côté, l’élévation et l’abaissement de soi de l’autre côté, qui est au principe de notre action et de ce mouvement intérieur continu que nous appelons « la vie ». En tout cas, cette situation humaine étant en effet première, notre intelligence des choses humaines découle de notre compréhension de la situation première, ou repose sur elle.
On pourrait dire que les philosophes politiques se distinguent par la manière dont ils comprennent la situation première. Chose digne d’être remarquée, celle-ci vient explicitement au premier plan dans la doctrine des deux grands philosophes de l’État moderne. Pour Hobbes comme pour Hegel, l’État est la solution au problème posé par la situation première, qui apparaît chez le premier comme état de nature ou natural condition of mankind, chez le second comme dialectique du maître et de l’esclave. Aussi pénétrants que soient ces deux auteurs, ils ne peuvent manquer d’interpréter la situation première comme un problème dont ils ont la solution. They have a horse in this race ! Cela entraîne nécessairement une forme ou une autre de simplification25. En tout cas, Montaigne ignorait la solution de l’État, et ne l’envisageait pas. Il est particulièrement instructif, je crois, pour nous qui avons pris depuis si longtemps le pli de l’État, de considérer sérieusement comment la situation première a été comprise par les philosophes ou auteurs politiques modernes qui ont ignoré, ou rejeté l’État. Ignorant ou rejetant la solution sous l’autorité de laquelle non seulement notre vie commune mais aussi notre vie personnelle ont pris leur forme depuis si longtemps, ils promettent une compréhension plus large ou plus aiguë de la situation première. Pascal et Rousseau me semblent être, avec Montaigne, les auteurs les plus éclairants dans ce contexte26.
Peut-être convient-il de commencer par la perspective de Rousseau, car chez Rousseau la situation première envahit pour ainsi dire immédiatement tout le champ de la réflexion. La comparaison est pour lui à la fois la force attractive-répulsive qui fait tenir et mouvoir ensemble les atomes sociaux, et le « trou noir » qui menace de les engloutir. La société humaine advient avec l’apparition de la comparaison. Vivre en société, c’est se comparer. La société, c’est la comparaison. Le ressort de la vie sociale, c’est la passion, la « fureur de se distinguer », affect qui est la cause de la grandeur et de la misère, surtout de la misère, de la vie humaine. Le ressort de l’âme de l’homme socialisé, civilisé, c’est l’amour-propre.
La perspective de Rousseau frappe par son caractère dramatique, et même pour ainsi dire « catastrophiste ». Une fois que le mouvement de la comparaison est enclenché, et ceci vaut pour le groupe dans son ensemble comme pour l’âme individuelle, alors tout est perdu : « Dès qu’on a commencé de se mesurer ainsi l’on ne cesse plus, et le cœur ne sait plus s’occuper désormais qu’à mettre tout le monde au-dessous de nous27. » Quel est le mécanisme de la comparaison ? Comment, pour employer le langage de Rousseau, l’amour de soi devient-il amour-propre ? Rousseau a donné plusieurs descriptions de ce phénomène primordial, qui n’est rien de moins que la genèse de l’homme social, c’est-à-dire de l’homme que nous connaissons et que nous sommes. Je choisis celle qui me semble la plus précise, et que l’on trouve dans le Deuxième dialogue.
Nous avons, explique Rousseau, une « sensibilité active et morale » qui n’est autre chose que « la faculté d’attacher nos affections à des êtres qui nous sont étrangers ». Selon la nature des rapports que nous sentons entre nous et les autres êtres humains, cette faculté agit tantôt positivement par attraction, tantôt négativement par répulsion. L’action positive ou attirante « est l’œuvre simple de la nature qui cherche à étendre et renforcer le sentiment de notre être » ; l’action négative ou repoussante, « qui comprime et rétrécit celui d’autrui est une combinaison que la réflexion produit. De la première naissent toutes les passions aimantes et douces, de la seconde toutes les passions haineuses et cruelles28 ». Ainsi c’est la comparaison inséparable de la réflexion qui produit la sensibilité négative. Cette disposition à se comparer – ici Rousseau devient prolixe et imprécis – naît « des relations sociales, du progrès des idées, et de la culture de l’esprit ». Celui-ci, à mesure qu’il prend plus d’activité, qu’il embrasse plus d’objets, qu’il saisit plus de rapports, est amené à examiner, mesurer, comparer. Rousseau réussit à donner le sentiment d’un processus irrésistible, mais le mécanisme qui fait passer de l’amour de soi à l’amour-propre, la genèse exacte de la passion négative, reste dans le flou. En ressort d’autant plus la violence de la transformation que celle-ci produit dans l’âme dont elle s’empare : « aussitôt qu’on prend l’habitude de se mesurer avec d’autres […] il est impossible de ne pas prendre en aversion tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout29 ».
Telle étant la fatalité de l’amour-propre, la bonne éducation, dans la mesure où elle est possible, consiste donc principalement à éviter que l’enfant devenant adolescent soit entraîné dans la comparaison, auquel cas « il est perdu ». D’où l’ambivalence de Rousseau à l’égard de Plutarque. D’une part, recommandant dans l’Émile « la lecture des vies particulières pour commencer l’étude du cœur humain », il cite Montaigne au chapitre Des livres sur les mérites de Plutarque dont il dit ensuite lui-même qu’il « excelle par ces mêmes détails dans lesquels nous n’osons plus entrer », qu’« il a une grâce inimitable à peindre les grands hommes dans les petites choses » – or « c’est dans les bagatelles que le naturel se découvre30 ». D’autre part cependant, et ici il faut citer Rousseau un peu longuement, la lecture de ces « vies » comporte un danger :
Jamais le jeune homme n’observe les autres sans revenir sur lui-même et se comparer avec eux. Il s’agit donc de savoir à quel rang il se mettra parmi ses semblables après les avoir examinés. Je vois à la manière dont on fait lire l’histoire aux jeunes gens qu’on les transforme, pour ainsi dire, dans tous les personnages qu’ils voient ; qu’on s’efforce de les faire devenir, tantôt Cicéron, tantôt Trajan, tantôt Alexandre, de les décourager lorsqu’ils rentrent dans eux-mêmes, de donner à chacun le regret de n’être que soi. Cette méthode a certains avantages dont je ne disconviens pas ; mais quant à mon Émile, s’il arrive une seule fois dans ces parallèles qu’il aime mieux être un autre que lui, cet autre fût-il Socrate, fût-il Caton, tout est manqué ; celui qui commence à se rendre étranger à lui-même ne tarde pas à s’oublier tout-à-fait31.
On voit comme il est difficile dans l’éducation d’un jeune homme de ne pas « tout manquer » ! Émile à vingt ans a bien sûr l’esprit cultivé, il a comparé les idées, mais son gouverneur a prévenu le développement de l’amour-propre, y compris, chose suprêmement difficile, dans les relations avec l’autre sexe – tout son « amour-propre » est consacré à mériter l’estime de « Sophie ». C’est dans ce contexte que Rousseau écrit : « Mais quel homme au monde est moins imitateur qu’Émile32 ? » Donc, tandis que les autres jeunes gens seront divisés et vivront hors d’eux-mêmes, Émile restera un et vivra en lui-même. Rousseau suggère qu’un jeune homme ainsi préservé de la contagion de l’amour-propre serait une sorte de surhomme dans la société de la comparaison, et qu’« à trente ans il écraserait tous ces insectes et deviendrait leur maître avec moins de peine qu’il n’en eut à rester le sien ». Ajoutant cette précision néanmoins que ce surhomme d’Émile « les mépriserait trop pour daigner les asservir33 ». En tout cas, celui qui ne se compare pas parvient à une supériorité en quelque sorte absolue sur ceux qui vivent dans la comparaison. Il leur devient incomparable.
Sans prétendre par là porter un jugement sur le plus beau traité d’éducation écrit par un auteur moderne, nous sommes conduits à estimer qu’aussi captivante que soit la notion d’un amour de soi délivré de la comparaison, celui-ci n’a pas de place effective dans la vie sociale à laquelle la comparaison est en somme coextensive. D’ailleurs, plus Rousseau est persuasif dans l’évocation des pouvoirs de la comparaison, moins il peut nous convaincre de la possibilité d’y échapper ou de la maîtriser. Rangeons notre Plutarque, il ne nous ferait que du mal.
La perspective de Pascal sur la situation première semble proche de celle de Rousseau. Le ressort de cette situation, pour Pascal aussi, réside dans l’amour-propre, un amour-propre qui est au principe d’une guerre qu’on est tenté de dire générale et radicale entre les hommes : « Tous les hommes se haïssent naturellement l’un l’autre34. » Ou encore : « Chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres35. »
En même temps, cet amour-propre n’est pas enraciné dans la comparaison comme il l’est chez Rousseau. L’amour-propre n’est point tant une « aversion » pour « tout ce qui nous surpasse, tout ce qui nous rabaisse, tout ce qui nous comprime, tout ce qui étant quelque chose nous empêche d’être tout36 », qu’une aversion pour la vérité :
La nature de l’amour-propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère ; il veut être grand, et il se voit petit ; il veut être heureux, et il se voit misérable ; il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections ; il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer ; car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts37.
On pourrait dire que, pour Pascal, dans la situation première la comparaison de soi avec soi et le rapport à la vérité sont plus importants que la comparaison avec les autres. Les autres deviennent haïssables dans la mesure où ils sont les témoins, réels ou potentiels, d’une vérité sur soi que l’agent voit et ne veut pas voir. Il peut ne pas voir en lui ce qu’il voit, c’est l’opération même de l’amour-propre, il ne peut empêcher les autres de le voir. Il hait donc les autres, qui sont autant de témoins de sa misère. La comparaison haineuse est médiatisée chez Pascal par la haine de la vérité, médiation dont Rousseau n’a pas besoin ou pour laquelle il n’a pas de place. Dès lors, la solution pour Pascal ne consistera pas à échapper à la comparaison, mais à transformer la haine de la vérité en amour de la vérité. Quelle vérité aimer quand nous n’aimons que notre moi haïssable ? Pascal ne pense pas que nous puissions aimer ce qui est hors de nous. Il nous faut donc « aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous. Et cela est vrai d’un chacun de tous les hommes ». Or il existe bien un tel être que Pascal appelle dans ce contexte tantôt l’Être universel, tantôt Dieu ou le bien universel : « le bien universel est en nous, est nous-même et n’est pas nous38 ». La sortie hors de l’amour-propre et de la comparaison ne consiste pas à remonter vers l’amour de soi, mais à aimer l’Être universel qui est en nous comme il est hors de nous. La médiation de l’Être universel permet la transformation de la haine injuste en juste amour et de l’amour injuste en juste haine : « Il faut n’aimer que Dieu et ne haïr que soi39. »
Ne haïr que soi ? Y aurait-il une haine recommandable ? Cette haine en tout cas n’est pas opposée à la charité qui est commandée à l’égard de soi-même comme à l’égard des autres, la charité consistant précisément à aimer son prochain comme soi-même40. La haine s’adresse au moi qui est l’ennemi de toute charité, car il se fait injustement le centre de tout. Certes, mais pourquoi parler de haine ? N’y a-t-il pas des voies plus plausibles et plus douces pour combattre l’amour-propre ? Ne pourrait-on pas dire plus sobrement qu’il s’agit pour chacun d’être en garde contre ses propres motifs, et au lieu de s’indigner des fautes ou vices d’autrui, d’en percevoir en soi-même parfois la présence, toujours les commencements ? Le remède à l’amour-propre n’est-il pas dans l’humilité ? Pourquoi Pascal ne se contente-t-il pas de nous inviter à l’humilité ?
En parlant de haine, de guerre et d’ennemi, Pascal fait ressortir que la disposition que nous visons sous le terme d’humilité n’est pas une vertu circonscrite pour ainsi dire à la personne concernée, comme la tempérance par exemple, mais qu’elle engage l’ensemble de la situation ou de la relation première. L’humilité ne consiste pas bien sûr à s’estimer moins qu’on ne vaut – ce qui ne serait qu’une erreur et une marque de pusillanimité. Elle ne se prête d’ailleurs pas à une estimation qui mesurerait le degré d’humilité de l’agent. L’humilité est un mouvement, plus exactement une certaine manière de conduire le mouvement qui est le nôtre dans la situation première, de ramener sans cesse vers nous-même le mouvement qui incessamment nous porte à accuser les autres, à leur « faire la guerre ». La direction du cœur s’est inversée, mais son mouvement garde quelque chose de la violence qui emportait la haine première. Dans le champ clos de son âme, le pénitent rencontre le moi pécheur comme un étranger dont l’injuste conduite l’indigne et suscite sa haine, une haine enfin bien dirigée. Il ne s’agit pas pour le pénitent de se juger, aussi sévèrement que l’on voudra, puisque le jugement suppose un repos dont il est fort éloigné. Il ne peut en effet avoir de repos tant qu’il n’est pas venu à bout de l’étranger, de l’ennemi qui habite en lui. Il ne sait même pas en quoi consistera cette victoire qui de toute façon ne sera pas la sienne, mais celle du « bien universel ». La haine de soi prise en ce sens est la vraie humilité, et le mot haine dit ce que le mot humilité ne fait plus guère entendre.
Le lien de l’humilité à la situation première prise comme un tout apparaît de manière particulièrement frappante dans les Psaumes. Le psalmiste est en guerre permanente contre ses ennemis, ou plutôt il est en butte à la guerre permanente que lui font ses ennemis. Lui ne leur fait pas la guerre, il désire seulement échapper à leurs coups, ou à leurs pièges. Il souhaite bien sûr les voir réduits en miettes par Yahvé : il est naturel de haïr ses ennemis. Le psalmiste ne met aucun orgueil dans cette guerre puisqu’il attend tout de Yahvé. Et s’il attend de Yahvé qu’il lui donne la victoire sur ses ennemis, il aspire du même mouvement à être vaincu par Yahvé, c’est-à-dire à être délivré de son péché qui fait de lui un ennemi de Yahvé. Si sa prière se situe parfois au lendemain de l’action, par exemple, ou spécialement au lendemain d’une défaite, le psalmiste, me semble-t-il, n’est jamais dans l’action. Seuls agissent ses ennemis d’un côté, Yahvé de l’autre.
Ce qui fait la force pénétrante des Psaumes, c’est qu’on y trouve, abruptement juxtaposées et mystérieusement fondues ensemble, d’un côté la situation première, la guerre qui pénètre toutes choses de sa violence, de son injustice et de son mensonge, de l’autre la confiance de celui qui chante, avec des accents de douceur et de tendresse qu’on ne trouve dans aucune autre poésie, et qui s’abandonne à la bienveillance de Yahvé. Guerre et humilité. Hostilité et humilité.
Ce qui fait la singularité des Psaumes pour nous dans ce contexte, c’est qu’y manque ce qui est indispensable à nos yeux pour passer de l’hostilité à l’humilité, à savoir l’amour de l’ennemi. Les Psaumes ignorent l’amour de l’ennemi. Le psalmiste hait ses ennemis comme il est naturel à tout homme de haïr ses ennemis, mais, à la différence des autres hommes, parce qu’il croit et espère en Yahvé, il se hait aussi lui-même comme Pascal le recommandera. Telle est, face à la situation première, l’attitude du psalmiste, qui ignore la médiation chrétienne.
Les Psaumes nous aident à mesurer l’étrangeté du commandement chrétien d’aimer ses ennemis, tel que Jésus le formule dans le Sermon sur la montagne :
Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, afin de vous montrer fils de votre Père qui est dans les cieux, parce qu’il fait lever son soleil sur les mauvais et sur les bons, et pleuvoir sur les justes et sur les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment, quel salaire aurez-vous ? Les publicains mêmes n’en font-ils pas autant ? Et si vous ne saluez que vos frères, que faites-vous d’extraordinaire ? Les païens mêmes n’en font-ils pas autant ? Vous serez donc parfaits, vous, comme votre Père céleste est parfait41.
Nous sommes ainsi ramenés au commencement de notre démarche, lorsque nous avons envisagé la réforme moderne comme une réponse au problème posé par l’incertitude des motifs humains en contexte chrétien, et comme un effort pour rattacher à nouveau l’action à la parole et la parole à l’action en surmontant l’écart qui s’est creusé entre les deux. Étant donné le rôle de l’hostilité et de l’inimitié dans la constitution du monde humain, le commandement d’aimer ses ennemis condense l’incertitude et le trouble introduits dans le dispositif des motifs humains par la proposition chrétienne. Pascal essaya de sortir de la difficulté en commençant par la pousser à son paroxysme. Tandis que l’enseignement chrétien autorisé, faisant large usage des notions de la philosophie païenne comme celles de nature, bien ou justice, s’était efforcé d’établir un terrain commun, organisé par l’analogie, entre motifs universellement humains et motifs spécifiquement chrétiens, Pascal supprima, si j’ose dire, ce terrain commun, séparant rigoureusement la société chrétienne liée par la charité de la société humaine attachée par la concupiscence et animée par l’inimitié. Dès lors qu’il n’y a pas de terrain humain commun à ces deux sociétés séparées, la médiation christique apparaît comme le seul lien possible entre elles. Si Jésus-Christ est le seul lien possible, il est le lien nécessaire – le médiateur et, si l’on ose dire, le transformateur indispensable, seul capable de transformer effectivement la société de la concupiscence et de la guerre en société de la paix et de la charité. En même temps, en dévaluant tous les motifs humains, l’amour de l’ami comme la haine de l’ennemi, Pascal nous rend difficile de nous orienter dans le monde. Si notre ami est en fait notre ennemi parce que, n’aimant que soi, il ne nous aime pas, et que nous ne l’aimons pas, n’aimant que nous-même, et si notre ennemi est en fait notre ami parce que l’Être universel nous commande de l’aimer, que faire, et comment conduire notre action dans le monde ?
On pourrait dire que Montaigne s’installe résolument sur le terrain que Pascal et Rousseau n’auront de cesse de fuir. Il s’installe résolument dans la situation première dont il ne laisse pas ignorer qu’elle est très largement une situation de guerre. Les premiers chapitres des Essais, qui, nous l’avons vu, traitent par préférence des circonstances de la guerre et des dilemmes liés à la guerre, culminent en somme dans la dernière phrase du chapitre 15 qui lui-même renvoie par son thème au chapitre initial : « Ainsi sur tout il faut se garder, qui peut, de tomber entre les mains d’un juge ennemi, victorieux et armé42. »
Comment Montaigne fait-il face à la guerre et à l’inimitié ? À la différence de Pascal, il ne vise pas une paix s’accomplissant dans une autre cité, ou un autre monde, et produite grâce à la transformation complète du cœur humain sous l’action du Médiateur divin. À la différence de Hobbes, il n’envisage pas la construction d’un instrument politique nouveau, capable d’imposer la paix aux hommes querelleurs et orgueilleux. À la différence de Rousseau, il ne conçoit ni un ordre politique organisé pour prévenir toute division entre les citoyens et à l’intérieur de chaque citoyen, ni une éducation se proposant de réduire le plus possible le rôle de l’imitation et de l’admiration dans la formation de l’âme. Pour des raisons et dans des dispositions différentes, Pascal, Hobbes et Rousseau évitent, ou même fuient, également la rencontre humaine. Montaigne non seulement accepte la rencontre humaine, mais il la désire et la recherche. Nul homme n’est allé si directement, si ouvertement vers les autres hommes : « Ma forme essentielle est propre à la communication et à la production. Je suis tout au dehors et en évidence, Né à la société et à l’amitié43. » Nul homme n’est allé vers les autres hommes avec autant de confiance – de « fiance » – non pas naïve mais au contraire, nous l’avons vu, délibérée44. Il s’agit d’aller vers les autres, toujours menaçants, sans se mettre en défense, mais au contraire en s’exposant. S’il est une formule pour résumer la disposition, l’attitude, la démarche de Montaigne parmi les hommes, c’est bien : à visage découvert45.
« À visage découvert », ce n’est pas seulement la disposition propre à Montaigne, c’est aussi, pour ainsi dire, un principe d’ordre du monde humain dans la mesure où les hommes qui ordonnent – aux deux sens du mot –, ordonnent d’abord par leur visage. Le capitaine Bayard que l’école de la République honorera longtemps comme « le chevalier sans peur et sans reproche », Montaigne nous le montre ordonnant en mourant « à son maître d’hôtel de le coucher au pied d’un arbre, Mais que ce fût en façon qu’il mourût le visage tourné vers l’ennemi, comme il fit46 ».
Après cet exemple moderne et presque contemporain, deux grands exemples anciens : « Scipion sut […], quittant son armée, et abandonnant l’Espagne douteuse encore sous sa nouvelle conquête, passer en Afrique dans deux simples vaisseaux pour se commettre, en terre ennemie, à la puissance d’un Roi barbare, à une foi inconnue, sans obligation, sans otage, sous la seule sûreté de la grandeur de son propre courage, de son bon heur, et de la promesse de ses hautes espérances […] À ses légions mutinées et armées contre lui, César opposait seulement l’autorité de son visage, et la fierté de ses paroles47. »
Dans le même chapitre, Montaigne évoque un épisode de son second mandat de maire de Bordeaux. Il devait passer en revue des troupes dont la loyauté était fort douteuse. Son avis fut « qu’on évitât surtout de donner aucun témoignage de ce doute, et qu’on s’y trouvât et mêlât parmi les files, la tête droite et le visage ouvert, et qu’au lieu d’en retrancher aucune chose (à quoi les autres opinions visaient le plus) qu’au contraire, on sollicitât les capitaines d’avertir les soldats de faire leurs salves belles et gaillardes en l’honneur des assistants, et n’épargner leur poudre. Cela servit de gratification envers ces troupes suspectes, et engendra dès lors en avant une mutuelle et utile confiance48 ».
Et à la fin du chapitre 15 du livre II, il explique que, depuis trente ans, il est parvenu à « soustraire ce coin à la tempête publique », en dépit du fait qu’« en matière de guerres intestines, votre valet peut être du parti que vous craignez. Et où la religion sert de prétexte, les parentés même deviennent infiables ». Comment a-t-il fait ? Il a simplement dédaigné de se mettre en défense. C’est en dédaignant de se « garder » qu’il a préservé sa maison de la guerre : « Toute garde porte visage de guerre49. »
12. La guerre est la forme débridée, extrême, ultime de la comparaison puisque la bataille décide de la plus grande différence qui puisse être entre les hommes, celle entre le vainqueur et le vaincu. Inversement, la comparaison peut apparaître comme une modalité amortie ou retenue de la guerre puisqu’elle aboutit à l’affirmation d’une différence entre les hommes. Celui qui l’emporte dans la comparaison remporte une sorte de victoire ; celui qui est jugé inférieur subit une sorte de défaite. La comparaison que Montaigne ne cesse de conduire est une sorte de guerre à trois personnages, ou protagonistes : lui-même, ses contemporains et les Anciens. Parmi tant d’expressions de sa démarche, prenons celle-ci.
Au chapitre De la présomption (II, 17), se demandant s’il n’est pas un peu trop coupable de la présomption « qui consiste à n’estimer point assez autrui », il écrit : « À l’aventure que le commerce continuel que j’ai avec les humeurs anciennes, et l’Idée de ces riches âmes du temps passé, me dégoûte et d’autrui et de moi-même ˙ ou bien que, à la vérité, nous vivons en un siècle qui ne produit les choses que bien médiocres : tant y a que je ne connais rien digne de grande admiration50. » Montaigne souligne ainsi la difficulté spécifique de la comparaison qu’il mène : ce qui la met en mouvement est aussi ce qui la retient dans l’incertitude. L’idée des choses anciennes fournit bien la lumière dans laquelle regarder les choses modernes, mais le degré d’idéalisation inclus dans l’idée ancienne restant largement inconnaissable, nous ne savons pas trop comment appliquer le critère ancien sans risquer d’être injuste pour les choses modernes. Si Montaigne, tout au long de son livre, ne cesse de faire peser sur ses contemporains un mépris justifié par l’idée qu’il se fait des vies anciennes51, si de La Boétie même il dit assez nettement qu’en dépit de ses qualités exceptionnelles, il ne peut pas vraiment être placé au même niveau que les plus grands des Anciens52 – appréciation qui indique que dans cette amitié qu’il nous présente, dans le chapitre 28 du livre I qui lui est consacré, comme fusionnelle et pour ainsi dire extatique, Montaigne préserve sa liberté de jugement –, par ailleurs, dans une sorte de mouvement contraire, il s’efforce de rendre justice à ses contemporains en mentionnant ceux qui approchent de la grandeur ancienne. Parlant de la poésie contemporaine dans le même chapitre, il écrit : « Quant aux Français, je pense qu’ils l’ont montée au plus haut degré où elle sera jamais ˙ et aux parties en quoi Ronsard et Du Bellay excellent, je ne les trouve guère éloignés de la perfection ancienne53. » Il mentionne avec honneur le duc d’Albe, le connétable de Montmorency et Monsieur de la Noue. Mais de ce mouvement contraire l’expression la plus éclatante se trouve dans ce que Montaigne a à dire de Mademoiselle de Gournay :
J’ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l’espérance que j’ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille d’alliance : et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude comme l’une des meilleures parties de mon propre être. Je ne regarde plus qu’elle au monde. Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable des plus belles choses, et entre autres de la perfection de cette très sainte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encore : la sincérité et la solidité de ses mœurs y sont déjà bastantes [suffisantes], son affection vers moi plus que surabondante ˙ et telle en somme qu’il n’y a rien à souhaiter, sinon que l’appréhension qu’elle a de ma fin, par les cinquante et cinq ans auxquels elle m’a rencontré, la travaillât moins cruellement. Le jugement qu’elle fit des premiers Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m’aima et me désira longtemps sur la seule estime qu’elle en prit de moi, avant m’avoir vu, c’est un accident de très digne considération54.
Les lecteurs des Essais ont relevé le parallélisme entre la manière dont Mademoiselle de Gournay a rencontré Montaigne et la manière dont Montaigne a rencontré La Boétie. Montaigne nous avait raconté en traits de feu comment le livre l’avait conduit à l’homme : « [je] suis obligé particulièrement à cette pièce [le Contr’Un], d’autant qu’elle a servi de moyen à notre première accointance. Car elle me fut montrée longue pièce avant que je l’eusse vu, et me donna la première connaissance de son nom, acheminant ainsi cette amitié que nous avons nourrie […] si entière et si parfaite55. » Le livre est le médiateur et pour ainsi dire le producteur de l’amitié ; il suscite un ami d’abord invisible : « Nous nous cherchions avant que de nous être vus […] : nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre56. » Dans l’un et l’autre cas, l’amitié est exclusive et excluante, elle sépare les amis du reste de la « compagnie ».
On ne peut se contenter de relever et d’admirer l’écho que se renvoient le coup de foudre initial et le coup de foudre final de la vie de Montaigne. Essentiel au parallélisme des amitiés est le « rang », si j’ose dire, des amis. Et déterminant pour le rang des amis est le critère de leur proximité par rapport aux exempla antiques. La Boétie et Mademoiselle de Gournay sont appréciés pour leur proximité par rapport aux exempla. C’est cette proximité qui fait leur prix, les rendant dignes et capables d’une « sainte amitié ».
Ici nous devons être assez déliés pour percevoir la délicatesse extraordinaire de l’appréciation. Montaigne nous livre le meilleur de son âme dans l’admirable tremblement de son appréciation admirative. Dans le chapitre De l’amitié, Montaigne écrit que si La Boétie avait formé le même dessein que lui, « nous verrions plusieurs choses rares, et qui nous approcheraient bien près de l’honneur de l’antiquité57 ». Le chapitre De la présomption nous fait comprendre que ce « bien près », d’ailleurs conditionnel, doit être entendu en rigueur, et qu’il signifie que La Boétie n’atteint pas à l’honneur de l’Antiquité, puisque, nous l’avons lu, de « grand homme » comparable à ceux que nous honorons du temps passé, sa fortune ne lui en a fait voir « nul ». Face à La Boétie, Montaigne nous fait partager une asymptote admirative. Dans le cas de Mademoiselle de Gournay, ce que j’ai appelé le tremblement de l’admiration est plus poignant encore, car il semble qu’avec elle on soit sur le point de « franchir la barrière » de l’Antiquité : « Si l’adolescence peut donner présage, cette âme sera quelque jour capable […] de la perfection de cette très sainte amitié où nous ne lisons point que son sexe ait pu monter encore58. » Or, dans le chapitre De l’amitié, à propos de la capacité des femmes pour l’amitié parfaite, Montaigne s’exprimait catégoriquement et solennellement : « Mais ce sexe par nul exemple n’y est encore pu arriver, et par le commun consentement des écoles anciennes en est rejeté59. » Ainsi Mademoiselle de Gournay promet-elle de produire cet exemplum qui donnera le démenti à toute l’Antiquité. La possibilité de « rattraper et dépasser l’antiquité » était d’ailleurs avancée, mais de manière plus retenue, car il s’agissait de lui-même, lorsque Montaigne au chapitre De l’amitié déclarait que « les discours mêmes que l’antiquité nous a laissés sur ce sujet me semblent lâches au prix du sentiment que j’en ai60 ».
On voit que le critère de la grandeur antique, loin d’être appliqué d’une manière qui émousse le goût du présent et la sensibilité à l’expérience, nourrit au contraire le travail de la connaissance et de la comparaison. L’admiration qui voit l’ami s’approcher de la perfection épouse en quelque sorte le mouvement de l’âme qui se parfait ainsi. C’est dans l’ouverture de l’admiration, c’est en se donnant l’ouverture maximum de l’admiration que l’âme peut le mieux discerner la vérité des êtres. Cette démarche est si libératrice que, dans le cours du travail de l’admiration, le critère même de l’admirable est tant soit peu remis en cause. L’exemplum même des Anciens est tant soit peu remis en cause. Les « discours » anciens sur l’amitié ne rendent pas justice à l’expérience de Montaigne, et peut-être Mademoiselle de Gournay réfutera-t-elle bientôt « le commun consentement des écoles anciennes ».
Ici, il nous faut reconnaître que Montaigne met en œuvre des possibilités de l’admiration et de la comparaison qui ne seront plus envisagées par Pascal ou Rousseau, ou plutôt qui seront écartées par eux, par Pascal qui voit dans l’admiration pour Alexandre l’incitation à imiter son ivrognerie plus que sa chasteté61, par Rousseau qui ne parvient pas à concevoir une âme capable de faire bon usage de l’admiration, ou même seulement de la supporter62. Chez Montaigne le modèle ancien, loin de dévaluer ou de décolorer la vie présente, permet d’en faire l’expérience la plus vive et la plus ample. Au lieu de rétrécir ou, comme dirait Rousseau, de « comprimer » la vie présente, il élargit les distances intérieures. Il convient d’ailleurs que le modèle soit approché seulement plutôt qu’égalé ou dépassé. Si La Boétie égalait effectivement et pour ainsi dire officiellement Épaminondas, l’admiration serait-elle plus grande, et donc l’âme plus ouverte encore, ou au contraire l’âme admirante ne serait-elle pas plutôt immobilisée et sidérée, le terme de toute admiration ayant été atteint ? Chez Montaigne, l’admiration est désir d’admirer et, inséparablement, désir d’être ami. Elle n’est pas soumission à un modèle mortifère, elle se confond pour ainsi dire avec l’aventure de la vie, de la vie qui se cherche en cherchant qui admirer, c’est-à-dire inséparablement de qui être l’ami.
Il nous reste à poser une question : que devient Montaigne pour nous dans cette aventure de l’admiration ? Tendue entre l’amitié de sa jeunesse et l’amitié de sa vieillesse, l’une qui fait pâlir et l’autre qui va peut-être démentir les discours de l’Antiquité, la vie et l’expérience de Montaigne donnent à voir des possibilités inédites. Elles attestent que la vie humaine n’est pas circonscrite dans les limites des exempla antiques. En même temps, la ferveur avec laquelle Montaigne maintient ou, plutôt, promeut le critère antique nous protège contre le trouble où pourrait nous jeter une admiration démanchée pour la nouveauté qu’il apporte. En nous précisant qu’une amitié comme celle dont il a fait l’expérience avec La Boétie, « il faut tant de rencontres à la bâtir, que c’est beaucoup si la fortune y arrive une fois en trois siècles63 », Montaigne nous décourage de chercher à l’imiter. Ce faisant, il ne se conduit pas en ennemi jaloux, mais en ami généreux. En effet, épargnés par le désir impatient d’imiter Montaigne et de rencontrer notre La Boétie, nous pouvons admirer leur amitié sans en être jaloux, et laisser cette admiration agrandir notre âme. En éloignant de nous le plus possible cette amitié alors même qu’il nous en livre l’expérience bouleversante, Montaigne lui donne l’éclat et le poids des grandes choses antiques. Devant nous, sous nos yeux, en nous rappelant sans cesse la supériorité inégalable des Anciens, Montaigne produit à partir de son expérience un exemplum nouveau, lui aussi inimitable. L’Antiquité n’est pas dans l’Antiquité, elle est dans l’ouverture de l’admiration.
13. Nous venons de le voir à loisir, Montaigne ne craint pas de rapprocher ses amis – ceux du moins capables d’une « sainte amitié » – des modèles les plus admirables. Mais louer ses amis, les louer à ce point, en soulignant que l’on se trouve avec eux dans la plus étroite union, dans une union « sans couture », n’est-ce pas une manière à peine indirecte de se louer soi-même ? Or si on se loue soi-même, c’est qu’on s’admire soi-même. Et si on s’admire soi-même, on ferme par le fait même son âme, on l’encombre d’elle-même, on devient incapable de véritablement admirer et donc d’être effectivement perfectionné par les vertus éducatives de l’admiration.
Comment Montaigne évite-t-il cet écueil ? Comment gouverne-t-il l’admiration qui joue un si grand rôle dans sa vie ? La réponse tient en un mot : il sépare rigoureusement l’admiration de l’imitation. Montaigne n’éprouve aucun désir de devenir autre qu’il n’est. Cette disposition personnelle s’accorde exactement avec les leçons qu’il a tirées de l’expérience contemporaine : « Ceux qui ont essayé de raviser les mœurs du monde, de mon temps, par nouvelles opinions ˙ réforment les vices de l’apparence, ceux de l’essence ils les laissent là, s’ils ne les augmentent64. » Pourquoi ces « réformations » sont-elles, dans le meilleur des cas, vaines et stériles ? D’abord parce que ce sont des « réformations externes, arbitraires », qui ne touchent pas aux « vices naturels, consubstantiels et intestins », et qui même les favorisent en prenant la place d’une amélioration véritable. Surtout, et plus profondément, parce qu’elles se heurtent à la constitution même de la vie humaine : « Il n’est personne, s’il s’écoute, qui ne découvre en soi une forme sienne, une forme maîtresse, qui lutte contre l’institution, et contre la tempête des passions qui lui sont contraires. De moi, je ne me sens guère agiter par secousse. Je me trouve quasi toujours en ma place, comme font les corps lourds et pesants65. » Ainsi, même si les hommes font tous les efforts pour s’éloigner d’eux-mêmes, pour devenir différents d’eux-mêmes, c’est pour l’essentiel en vain, car la nature de chacun obéit à une loi à peu près aussi contraignante que celle de la gravitation.
Discerner et reconnaître sa forme maîtresse n’implique nullement que l’on se complaise en soi-même ou s’applaudisse d’être soi : « Quant à moi, je puis désirer en général être autre ˙ je puis condamner et me déplaire de ma forme universelle ; et supplier Dieu pour mon entière réformation ˙ et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle. Mais cela, je ne le dois nommer repentir, ce me semble : non plus que le déplaisir de n’être ni Ange ni Caton. Mes actions sont réglées, et conformes à ce que je suis, et à ma condition. Je ne puis faire mieux66. » Montaigne ne s’applaudit pas d’être ce qu’il est, mais en prend acte et en tire les conséquences. Nous comprenons cela. Nous comprenons aussi qu’il n’a pas de place pour la pénitence, parce que celle-ci suppose à ses yeux un effort artificiel et dont la sincérité est douteuse pour substituer, à celui que l’on est, celui que l’on voudrait être, ou que l’on prétend vouloir être. Nous nous demandons cependant si l’argument qui s’achève dans : « je ne puis faire mieux » ne finit pas par expulser de la vie humaine toute règle, tout principe capable de la guider, tout critère du meilleur. Montaigne répond à l’objection de la façon suivante : « Mes mœurs sont naturelles : je n’ai point appelé à les bâtir le secours d’aucune discipline. Mais toutes imbéciles qu’elles sont, quand l’envie m’a pris de les réciter et que pour les faire sortir en public un peu plus décemment je me suis mis en devoir de les assister et de discours et d’exemples ˙ ç’a été merveille à moi-même de les rencontrer par cas d’aventure conformes à tant d’exemples et discours philosophiques. De quel régiment [type de conduite] était ma vie, je ne l’ai appris qu’après qu’elle est exploitée et employée. Nouvelle figure : Un philosophe imprémédité et fortuit67. »
Ainsi, Montaigne, si nous l’en croyons, n’a jamais été divisé intérieurement par une loi à laquelle il devait obéir, ni n’a été guidé par un enseignement qu’il était convaincu de devoir suivre, ni n’a été mû par un modèle auquel il devait se conformer. Aucune discipline ! Cela inclut bien sûr la théologie. Il s’est simplement développé selon la nature, c’est-à-dire selon sa nature. Mais ce développement, qui donc n’a été guidé ou réglé par aucun enseignement préalable, ni théologique ni philosophique, est parvenu à un résultat, c’est-à-dire à une forme de vie qui rencontre les discours et les exemples de la philosophie. Rencontre aussi étonnante que fortuite, insiste Montaigne, tant il veut écarter le soupçon d’une influence possible des discours et exemples de la philosophie sur ses mœurs, tant il veut installer sa nature dans une indépendance entière par rapport à toute discipline extérieure, tant il veut confondre son développement avec le mouvement de la nature même. Cette « nouvelle figure » fait-elle de Montaigne un philosophe d’un genre nouveau, ou autre chose qu’un philosophe ? Il s’agit en tout cas d’une pensée qui ne laisse pas la nature « venir à l’idée », et donc, si c’est une philosophie, d’une philosophie qui se retient d’apparaître comme telle. Produire une philosophie distincte de soi, ce serait prétendre échapper à la gravitation de ce « corps lourd et pesant » qu’est la propre nature de chacun dans sa forme maîtresse68.
En tout cas, quelle que soit la force de la gravitation qui maintient ou ramène Montaigne dans sa forme maîtresse, il ne reste pas enfermé en elle. Cela fait partie précisément de sa forme maîtresse qu’il soit très capable de reconnaître et d’apprécier des formes de vie très différentes de la sienne : « Pour n’être continent je ne laisse d’avouer sincèrement la continence des Feuillants et des Capucins ˙ et de bien trouver l’air de leur train ˙ Je m’insinue par imagination fort bien en leur place ˙ Et si, les aime et les honore d’autant plus qu’ils sont autres que moi69. » Cela est bel et bon, et Capucins et Feuillants furent certainement ravis d’apprendre que Montaigne voyait d’un si bon œil leurs mœurs tranquilles et chastes. Mais est-il possible de reconnaître et apprécier ainsi toutes les formes de vie autres que la nôtre, et de se passer entièrement de tout critère selon lequel évaluer comparativement les différentes formes ? Montaigne répond positivement. Plus précisément, il affirme que quant à lui, « au rebours du commun », il est porté à considérer « simplement [un autre être humain] en lui-même sans relation : l’étoffant sur son propre modèle70 ». Il regarde les autres êtres humains sans les rapporter à soi, sans être embarrassé de lui-même, sans que son regard soit encombré par sa forme propre. « Sans relation » ne veut pas dire « sans comparaison ». La comparaison est l’âme des Essais. Cela veut dire que la comparaison, quand elle a lieu, est conduite par un homme qui est à ce point calme et confiant dans sa forme propre qu’il considère les autres formes de vie d’un regard libre de toute rivalité, libre de tout ressentiment71. Sa sympathie pour les Capucins et Feuillants ne l’empêchera pas ailleurs de juger que ces vies « à un seul pli72 » sont moins satisfaisantes ou moins admirables que les vies multiples et changeantes comme celle d’Alcibiade dont Montaigne admire la « merveilleuse nature », capable de « se transformer si aisément à façons si diverses73 », d’Alcibiade qui n’avait pas les mœurs des Capucins.
L’installation tranquille dans sa forme propre empêche si peu la comparaison qu’elle conditionne au contraire l’ouverture de l’âme à l’admiration. Immédiatement après le passage où Montaigne dit sa facilité à considérer les autres êtres humains en eux-mêmes et « sans relation », et son désir « qu’on nous juge chacun à part soi », nous lisons ceci : « Rampant au limon de la terre, je ne laisse pas de remarquer jusque dans les nues la hauteur inimitable d’aucunes âmes héroïques. » Hauteur inimitable. Montaigne insiste : « C’est beaucoup pour moi d’avoir le jugement réglé, si les effets ne le peuvent être74. » Ce que nous pouvons faire – nos « effets » – est étroitement circonscrit par notre nature, par notre forme. Mais notre jugement a plus d’étendue et de liberté ; il faut le garder ou le rendre capable d’admirer ce que nous ne pouvons imiter.
Admirer, soit ; mais admirer quoi ? Au chapitre De la présomption, nous lisons : « J’ai toujours une idée en l’âme, et certaine image trouble, qui me présente, comme en songe, une meilleure forme que celle que j’ai mise en besogne, mais je ne la puis saisir et exploiter75. » L’imprécision du propos est une précision supplémentaire qui confirme l’authenticité de l’expérience. Si le jugement a plus d’amplitude et de liberté que la forme de vie qui n’est que ce qu’elle est, il ne saurait cependant concevoir avec une parfaite netteté une forme de vie distincte et vraiment supérieure. Certes Montaigne se fait fort de suivre à vue « aucuns hommes fort loin au-dessus de [lui] – nommément entre les anciens – », et, quoiqu’il « reconnaisse clairement [son] impuissance à les suivre de [ses] pas », de « juger les ressorts qui les haussent ainsi : desquels [il] aperçoit aucunement en [lui] les semences76 ». En même temps il y a un point à partir duquel Montaigne ne peut même plus « suivre à vue » ces hommes dont il reconnaît si volontiers la supériorité : « Plusieurs de ces rares exemples surpassent la force de mon action, mais aucunes [quelques-unes] surpassent encore la force de mon jugement77. » L’admiration voit et ne voit pas ; l’admiration voit et perd de vue ce qu’elle admire.
La dernière citation conclut une évocation de certains exempla de la vie de Socrate, de Socrate qui est l’objet des éloges les plus libres de toute réserve, les plus aigus et les plus spéciaux, si j’ose dire, que l’on trouve dans les Essais. Évoquant « ce que Socrate fit sur sa fin, d’estimer une sentence d’exil pire qu’une sentence de mort », et après avoir marqué nettement sa désapprobation sur ce point78, Montaigne a ce commentaire : « Ces vies célestes ont assez d’images que j’embrasse par estimation plus que par affection. Et en ont aussi de si élevées et extraordinaires que par estimation même je ne les puis embrasser, d’autant que je ne les puis concevoir79. » Ainsi l’admiration parvient-elle à sa limite lorsqu’elle perd de vue son objet, lorsqu’elle se découvre incapable de le concevoir, lorsque, pour ainsi dire, elle « explose en vol ». Cela ne signifie pas que ces objets inconcevables de l’admiration ne sont plus que des fictions de l’imagination, seulement qu’ils ne sauraient d’aucune façon nous guider et qu’ils nous renvoient à notre forme maîtresse que, du moins, nous pouvons effectivement concevoir et embrasser. Ainsi il n’y a pas de critère de la comparaison. Ni les « vies célestes » des Anciens ni nos « corps lourds et pesants » ne fournissent la règle et le critère. La matière de la vie se parcourt dans les deux sens, du limon de la terre aux sommets qui se perdent dans la nue, des « vies célestes » à la forme maîtresse. Seul celui qui sait embrasser sa forme maîtresse est capable d’admirer sans envie ; seul celui qui est ouvert à l’indéfini de l’admiration est capable d’habiter sa forme sans en être encombré. Socrate est pour Montaigne la figure qui enseigne à déployer ces deux mouvements le plus complètement et le plus purement. Socrate est à la fois l’homme le plus digne d’être connu et celui dont nous avons la plus certaine connaissance, car « il a été éclairé par les plus clairvoyants hommes qui furent onques80 ». Eh bien, cette connaissance nous livre à la fois les images les plus « célestes » et les discours les plus « bas ». Dans les discours de Socrate en effet, « il n’y a rien d’emprunté de l’art et des sciences, Les plus simples y reconnaissent leurs moyens et leur force. Il n’est possible d’aller plus arrière et plus bas81 ». Alors que nous lisons avec sincérité les discours de Socrate, et tandis que nous montons les marches de l’admiration, nous sommes ramenés à la nature et à la terre sur laquelle il nous apprend à marcher « d’un pas mol et ordinaire ».
14. La vie de Montaigne se déroule entre la guerre et les livres. Entre l’inimitié qui a tout pénétré82 et la lecture des Anciens qui fait « [s’envoler] en l’autre monde83 ». Entre la violence, l’injustice et la dissimulation devenues ordinaires, et les « rares exemples » qui surpassent la force de son action, certains même la force de son jugement. Entre les comparaisons occasionnées par la guerre qui répartit vainqueurs et vaincus incessamment et vainement, et les comparaisons occasionnées par les livres qui jettent dans une admiration qui risque toujours de rendre injuste pour les contemporains. Montaigne ne se résigne pas à cette division. Entre celle de la guerre et celle des livres, il reconnaît ou introduit une troisième espèce de comparaison, une espèce intermédiaire, ou un moyen terme, entre la guerre et les livres : ce qu’il appelle la « conférence », soit la conversation ou la discussion, mais comprise en un sens très exigeant.
Montaigne souligne le caractère actif et guerrier de la « conférence » : « Le plus fructueux et naturel exercice de notre esprit, c’est à mon gré la conférence. J’en trouve l’usage plus doux que d’aucune autre action de notre vie […]. L’étude des livres, c’est un mouvement languissant et faible, qui n’échauffe point ˙ là où la conférence apprend et exerce en un coup. Si je confère avec une âme forte, et un roide jouteur, il me presse les flancs, me pique à gauche et à dextre, ses imaginations élancent les miennes. La jalousie, la gloire, la contention me poussent et rehaussent au-dessus de moi-même84. » La « conférence » est une sorte de guerre qui a des vertus correctrices : « Nous fuyons à la correction, il s’y faudrait présenter et produire – notamment quand elle vient par forme de conférence, non de régence. […] J’aime une société et familiarité forte et virile ˙ une amitié qui se flatte en l’âpreté et vigueur de son commerce : comme l’amour ès morsures et égratignures sanglantes. Elle n’est pas assez vigoureuse et généreuse si elle n’est querelleuse85. » Et Montaigne range en somme « au titre de la conférence » « les devis [conversations] pointus et coupés que l’allégresse et la privauté introduit entre les amis gaussant et gaudissant plaisamment et vivement les uns les autres […]. En cette gaillardise, nous pinçons parfois des cordes secrètes de nos imperfections, lesquelles, rassis, nous ne pouvons toucher sans offense ˙ et nous entr’avertissons utilement de nos défauts86 ». Ainsi la conférence, sous sa forme tendue et sérieuse, ou sous cette forme plus badine et folâtre, en activant nos facultés querelleuses, multiplie les occasions de correction réciproque, si du moins nous savons nous y prêter et les endurer. Elle tient ensemble, comme en un faisceau très vigoureux, l’amitié, la guerre ou du moins la querelle, la correction réciproque des mœurs et des pensées.
Ce faisceau très vigoureux est en même temps très fragile, car la querelle, une fois éveillée, s’échauffe aisément : « Quel vice [nos disputes] n’éveillent-elles et n’amoncellent, toujours régies et commandées par la colère ! Nous entrons en inimitié premièrement contre les raisons et puis contre les hommes. Nous n’apprenons à disputer que pour contredire, et chacun contredisant et étant contredit, il en advient que le fruit du disputer, c’est perdre et anéantir la vérité87. » Cette tendance funeste de nos disputes ne doit pas nous rendre aveugles aux bienfaits de la conférence si nous savons les recevoir : « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l’un et à l’autre. […] Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve ˙ et m’y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher88. »
Je remarquerai en passant que ce que Montaigne dit ici de la « conférence » est assez différent des éloges de la discussion et du débat qui nous sont familiers, et qui ont accompagné la lente montée en puissance de l’« opinion publique ». La « conférence » dont parle Montaigne a peu à voir avec ce processus impersonnel ou collectif au cours duquel les idées vraies triomphent irrésistiblement des préjugés de la superstition. Il n’y a pas ici de processus séparable, même idéalement, des participants effectifs à la « conférence ». La vérité est bien leur « cause commune », mais elle n’est pas détachable de la découverte qu’en fait chacun, encouragé et motivé par la querelle. Ce que Montaigne attend de l’« art de conférer » est chose bien plus délicate que ce qu’on appellera plus tard le progrès des Lumières.
La « conférence » est en somme pour Montaigne la seule réponse satisfaisante et complète à ce que j’ai appelé la situation première. Les ressorts de la guerre, en tout cas de la querelle et de l’inimitié, y sont mis au service de la recherche de la vérité, mais on risque toujours d’être emporté par la colère, d’embrasser la querelle pour elle-même et de s’abandonner à l’inimitié en oubliant la vérité, ou même, dit Montaigne, en l’anéantissant. La « conférence », si elle est tendue et sérieuse, est un exercice très risqué, mais c’est l’exercice humain le plus capable de faire collaborer l’amour-propre à la recherche de la vérité. L’effort de l’âme ne peut être activé que par l’amour-propre, tandis que la vérité ne peut être reconnue que si l’on fait taire l’amour-propre. Participer loyalement à la « conférence », y participer selon le propos de celle-ci, réclame donc la vertu humaine la plus rare, puisqu’il s’agit de préférer la vérité à tout alors même que l’amour-propre est échauffé, l’amour-propre par lequel chacun se préfère à tout et à la vérité même.
15. Ainsi, la « conférence » pratiquée par des jouteurs vigoureux et généreux conduit à la correction de chacun, en surmontant l’amour-propre qui, selon Pascal, nous l’avons vu, nous inspire « une haine mortelle contre cette vérité qui [nous] reprend et qui [nous] convainc de nos défauts89 ». Pascal admire celui qu’il appelle « l’incomparable auteur de L’Art de conférer90 », mais il juge humainement impossible que la « conférence » puisse accomplir ce que Montaigne en attend. Même quand il s’agit de chercher la vérité, l’amour-propre et la querelle gardent toujours l’avantage : « dans la recherche de la vérité[,] on aime à voir dans les disputes le combat des opinions, mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute91. » Pour Pascal, il est impossible, sur le plan ou par les moyens humains, de surmonter l’amour-propre et l’inimitié qui, s’ils la motivent, entravent plus encore la recherche de la vérité. Seule la pénitence peut être radicalement correctrice, puisque seule elle s’attaque directement à l’amour-propre et à l’inimitié. Elle est la mise en œuvre de cette « haine de soi » qui seule surmonte l’amour-propre et l’inimitié92.
C’est peut-être le moment de compléter les remarques que nous faisions plus haut sur la pénitence93. La pénitence consiste à reconnaître son mal – son « péché » – à la lumière de la guérison promise – la « rédemption » –, à reconnaître donc que par soi-même on ne peut rien. Ou, en termes pascaliens, elle consiste à reconnaître que nous sommes en guerre contre Dieu et les hommes, et que seul l’homme-Dieu, en nous inspirant l’amour de Dieu et la haine de nous-même, peut nous apporter la paix. Montaigne ne considère pas le mal dans ces termes, car il n’envisage pas de guérison. Plus précisément, il ne conçoit pas un mal si radical, car il n’imagine pas une guérison si complète. Relisons ce passage que j’ai déjà cité : « Quant à moi, je puis désirer en général être autre ˙ je puis condamner et me déplaire de ma forme universelle ; et supplier Dieu pour mon entière réformation ˙ et pour l’excuse de ma faiblesse naturelle. Mais cela, je ne le dois nommer repentir, ce me semble : non plus que le déplaisir de n’être ni Ange ni Caton94. » À la dialectique pascalienne entre l’humiliation et l’élévation médiatisée par l’homme-Dieu, Montaigne oppose par anticipation, si j’ose dire, l’admiration sans imitation de Caton, ou de telle autre « vie céleste ». Pour Montaigne aussi il y a un bas et un haut, mais parce que le haut est inaccessible, le bas n’est pas humiliant : c’est la forme maîtresse de chacun qui est ce qu’elle est, mais constitue nécessairement la seule base d’opération pour une conduite humaine qui se connaît elle-même. Avec l’installation dans la forme maîtresse vient la possibilité de considérer la vie selon elle et non selon l’idée, toujours exagérée, toujours grandiose, toujours sublime, que nous nous en faisons : « La vie est un mouvement matériel et corporel, Action imparfaite de sa propre essence, et déréglée : je m’emploie à la servir selon elle. […] À quoi faire ces pointes élevées de la philosophie, sur lesquelles aucun être humain ne se peut rasseoir ˙ et ces règles qui excèdent notre usage et notre force ? Je vois souvent qu’on nous propose des images de vie, lesquelles ni le proposant, ni les auditeurs n’ont aucune espérance de suivre – Ni, qui plus est, envie95. » Qui sont ces « proposants » ? Ils incluent en tout cas les prédicateurs, qui proposent à leurs « auditeurs » des « images de vie » trop hautes pour être suivies et même pour être sincèrement désirées.
On n’échappe pas à la comparaison. Montaigne veut si peu y échapper qu’il ne cesse de situer la vie qu’il mène selon sa forme maîtresse et sert « selon elle », par rapport aux vies admirables de Caton ou Socrate. Mais cette comparaison, qui est nécessaire à l’orientation dans le monde humain, exclut, nous l’avons souligné, l’imitation. Il n’y a pas de comparaison de cette vie à une autre vie qui soit pertinente pour l’action effective et pour la conduite effective de notre vie. Or, c’est sur une telle comparaison que repose la pénitence. Celle-ci compare la vie réellement menée à une meilleure vie qu’elle imagine, et elle substitue en intention la seconde à la première dont elle « se repent ». Montaigne exclut cette démarche puisqu’il exclut l’imitation de ces « images » d’une vie meilleure qui ne sont utilement admirables que lorsqu’on ne s’efforce pas de les imiter. Sa forme maîtresse a trop de réalité, une réalité trop irréformable, pour qu’il veuille lui substituer une autre forme, la forme d’un autre être qui ne lui ressemble aucunement. Montaigne se fait au contraire une sorte d’obligation de rester fidèle à ce qu’il a été, au moins de continuer à l’avouer pour sien. Cela apparaît spécialement dans ce qu’il a à dire de sa vie amoureuse, ou, comme nous dirions aujourd’hui, de sa vie sexuelle. Il n’a aucune raison, dit-il, de vouloir être autre que celui qu’il a été. D’où viendrait-il cet autre supposément meilleur et plus sage, sinon de l’âge lui-même et de ses effets :
Au demeurant, je hais cet accidental repentir que l’âge apporte. Celui qui disait anciennement être obligé aux années, dequoi elles l’avaient défait de la volupté, avait autre opinion que la mienne. Je ne saurai jamais bon gré à l’impuissance, de bien qu’elle me fasse. […] Nos appétits sont rares en la vieillesse ˙ une profonde satiété nous saisit après : En cela je ne vois rien de conscience. […] Il ne nous faut pas laisser emporter si entiers aux altérations naturelles, que d’en abâtardir notre jugement. La jeunesse et le plaisir n’ont pas fait autrefois que j’aie méconnu le visage du vice, en la volupté ˙ Ni ne fait à cette heure le dégoût que les ans m’apportent, que je méconnaisse celui de la volupté, au vice. Ores que je n’y suis plus, j’en juge comme si j’y étais96.
À la réformation, à la transformation revendiquée par la pénitence, Montaigne oppose la continuité d’une vie qui, de la jeunesse à la vieillesse, a posé le même regard sur la vie amoureuse dans la diversité de ses aspects, même si les changements dus à l’âge ont modifié la place relative des accents.
S’il ne se repent pas, Montaigne n’entend pas cependant prolonger indûment une activité dont la saison est passée pour lui : « Je trouve plus de volupté à seulement voir le juste et doux mélange de deux jeunes beautés, ou à le seulement considérer par fantaisie, qu’à faire moi-même le second d’un mélange triste et informe97. » Il accepte de bonne grâce l’affaiblissement de ses facultés, y compris érotiques : « Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort, c’était le terme naturel de sa durée ˙ et cette partie de mon être, et plusieurs autres, sont déjà mortes ˙ autres, demi-mortes, des plus actives, et qui tenaient le premier rang pendant la vigueur de mon âge98. » Montaigne accepte de bonne grâce l’affaiblissement de ses facultés érotiques sans feindre d’être désormais exempt de tout désir, sans cacher qu’il a encore des plaisirs d’imagination, sans se croire obligé surtout de réprouver avec indignation cet aspect de la vie qui ne peut plus vraiment faire partie de la sienne désormais.
Ainsi, Montaigne repousse ou écarte la pénitence, mais en développant une sorte d’humilité qui, si elle n’est pas chrétienne, garde quelque droit sur le nom. Humilité qui n’est pas si commune, et qui est peut-être même fort rare, puisqu’elle consiste à reconnaître de bon gré et sans amertume à la fois la force d’Éros et sa propre faiblesse.
Soulignant le contraste avec Pascal, je disais que Montaigne ne conçoit pas un mal si radical, car il n’imagine pas une guérison si complète. Il convient de revenir sur ce point. Montaigne est certainement très sensible à ce que nous appellerions la présence du mal dans le monde. Il ne cesse de s’étonner qu’un vice aussi choquant que la cruauté soit à ce point répandu. Et s’il est si réservé devant les réformes religieuses et morales, c’est, nous l’avons vu, que trop souvent elles ne réforment que les « vices de l’apparence », sans toucher aux vices de l’« essence », et parfois en aggravant ces derniers99. En même temps, il ne peut concevoir que les hommes puissent être jamais entièrement délivrés de ces vices « essentiels ». Il écrit ceci qui est frappant : « Notre être est cimenté de qualités maladives. L’ambition, la jalousie, l’envie, la vengeance, la superstition, le désespoir, logent en nous, d’une si naturelle possession que l’image s’en reconnaît aussi aux bêtes – Voire et la cruauté, vice si dénaturé ˙ Car au milieu de la compassion, nous sentons au-dedans je ne sais quelle aigre-douce pointe de volupté maligne, à voir souffrir autrui ˙ Et les enfants le sentent […] Desquelles qualités qui ôterait les semences en l’homme, détruirait les fondamentales conditions de notre vie100. » Montaigne ne dit pas ici simplement que les vices humains sont indéracinables de fait. Il dit en somme qu’ils sont indéracinables de droit, en ce sens que, s’ils étaient déracinés, si leurs « semences » étaient « ôtées », ce changement, au lieu de produire un homme parfaitement sain, ou au lieu de produire un saint, « détruirait les fondamentales conditions de notre vie ».
Il importe de voir précisément où réside le désaccord entre Montaigne et Pascal, ou en général le christianisme. Des deux côtés on affirme que le mal est humainement indéracinable, et que les enfants même n’en sont pas exempts. Mais Pascal, ou en général le chrétien, considère que ce qui est impossible à l’homme est possible à Dieu, que ce qui dépasse les forces de la nature peut être accompli par la grâce. Par la grâce qui, selon l’expression scolastique, perfectionne la nature sans la détruire. Montaigne ici ne mentionne pas la grâce, mais il affirme de manière tranchante que l’entière guérison du mal – soit l’opération ou l’effet de la grâce – signifierait la destruction de notre nature, que le perfectionnement de notre nature signifierait sa destruction. Ainsi les hommes ne peuvent sortir entièrement de cette guerre qui définit leur « fondamentale condition », puisqu’ils ne peuvent dépouiller entièrement les vices qui sont la cause et l’effet de cette guerre. Ils peuvent cependant, nous l’avons vu, en faire bon usage : dans la « conférence », « la jalousie, la gloire, la contention » deviennent un aiguillon pour la recherche de la vérité.
Si Montaigne s’oppose à Pascal, il ne s’oppose pas moins à Rousseau dont le « triste et grand système », pour reprendre les propres termes de celui-ci, repose sur la thèse de la bonté originelle de l’homme. Il y a ceci de commun entre Pascal et Rousseau que, pour eux, l’homme peut être délivré du mal. Pour Pascal, il est délivré du mal par la grâce qui guérit la nature vicieuse ; pour Rousseau, il est délivré du mal s’il parvient à recouvrer la nature corrompue par la société, ou à ne pas laisser entrer en lui la corruption grâce par exemple à une éducation telle que celle reçue par Émile. Pour Pascal comme pour Rousseau, il y a deux hommes en chaque homme, l’homme pécheur et l’homme racheté pour l’un, l’homme social et l’homme de la nature pour l’autre. Pour Pascal comme pour Rousseau, les hommes peuvent vivre selon deux conditions, péché et grâce pour l’un, société et nature pour l’autre. Pour tous les deux, la vie humaine doit être lue selon deux registres ; elle est parcourue par une ligne de démarcation, ou plutôt une ligne de faille qu’il faut garder sans cesse présente à l’esprit, car c’est elle qui organise le paysage moral.
Pour Montaigne en revanche, le phénomène humain, quelles que soient son amplitude et sa diversité, est inscrit dans une vie une qui ne comporte pas cette division pour ainsi dire ontologique. Les semences du mal ne peuvent pas être ôtées sinon, par impossible, au prix d’une destruction des conditions fondamentales de la vie. Dès lors se proposer une vie humaine délivrée du mal, c’est se donner une tâche non seulement impossible à mener à bien, mais finalement plus corruptrice que réellement réformatrice. Il ne s’agit pas bien sûr d’ouvrir la carrière aux vices et de les encourager au motif qu’ils font partie de la vie, mais, en mesurant la part qu’ont en nous la cruauté, la jalousie, la luxure, de servir la vie « selon elle », et non selon une autre vie qui en serait la doublure irréprochable, vie de la grâce pour Pascal, vie selon la nature pour Rousseau. On pourrait dire que la meilleure manière de réduire la part du vice dans notre vie est d’être le plus lucide qu’il est possible sur les ressorts qui nous font mouvoir. Reconnaître la vérité sur soi, et la dire simplement et franchement comme Montaigne nous dit qu’il le fait dans les Essais, ce n’est pas « faire trop d’histoires » et « parler trop de soi101 », car la connaissance exacte de soi est la seule « réformation » qui ne risque pas d’être corruptrice. Connaître sa propre cruauté ne l’abolit pas, car elle est, dans sa « semence » du moins, indestructible, mais cela réduit considérablement son empire. Qui mesure la semence de cruauté qui est en lui ne laissera pas ce vice se développer. Un tortionnaire peut se vanter d’être cruel, il ne sait pas qu’il l’est. En tout cas, convaincu du pouvoir sinon transformateur du moins correcteur de la connaissance de soi, Montaigne éprouve les plus grands doutes devant la plupart des pénitences et repentirs : « je ne puis pas concevoir qu’ils [les péchés invétérés] soient plantés si longtemps en un même courage sans que la raison et la conscience de celui qui les possède le veuille constamment, et l’entende ainsi ˙ Et le repentir qu’il se vante lui en venir à certain instant prescrit m’est un peu dur à imaginer et former102. » Je dirais en français moderne : si vous pensiez vraiment ce que vous dites, qu’une telle conduite est un péché mortel qui fait de vous un ennemi de Dieu, si vous connaissiez en effet votre conduite comme mauvaise, vous changeriez immédiatement de conduite. En somme, selon Montaigne, il y a dans l’âme humaine, ou dans le cœur humain, une incompatibilité réciproque entre le mal et la connaissance du mal, qui s’éprouve en même temps qu’elle trouve ses limites lorsque la connaissance de soi reconnaît la présence active d’au moins des « semences » de cruauté, jalousie, luxure. Cette présence indéracinable du mal en nous a ceci d’heureux qu’elle donne matière et appui à une connaissance de soi qui délivre des illusions de bonté, innocence ou pureté – ces illusions qui égarent, affaiblissent et finalement corrompent les hommes.
Montaigne a mille façons de formuler son rejet de la réforme et de la pénitence. Au chapitre De la vanité, il nous dit qu’il se contente « de vivre une vie seulement excusable103 ». Cette expression est curieuse d’abord en ceci que Montaigne ne s’excuse de rien. Que comprendre ? Excuser s’oppose à accuser. Une vie excusable est une vie qui repousse ou dédaigne les accusations – les accusations portées contre la vie par ceux qui accusent la vie, et qui lui reprochent, comme le fera si éloquemment Pascal, d’être « misérable104 ». De même que Machiavel congédiait les « principautés et républiques imaginaires », Montaigne écarte les « vies imaginaires » que proposent la religion et la philosophie dans certaines au moins de leurs versions. Une vie excusable n’est pas une vie innocente. Nous l’avons vu, Montaigne n’ignore pas la part de ce qu’il appelle le vice dans sa vie. S’il repousse d’avance les accusations de Pascal contre le « moi haïssable », il repousse également les protestations d’innocence et de bonté de Rousseau. Et puisqu’il ne se justifie pas, il n’accuse pas la société. S’il est très sévère pour les mœurs de son temps – cette « saison gâtée » –, il n’accuse pas la société corrompue dans laquelle il vit. Celle-ci n’a pour ainsi dire pas d’accès en lui, et d’ailleurs, au lieu de le corrompre par ses vices comme l’en accuse Rousseau, elle le corrigerait au contraire par ses vices mêmes, puisque Montaigne les fuit plutôt que de les suivre. Au lieu que la dissimulation partout répandue et en honneur le rende dissimulé, elle le pousse ou le repousse à la franchise, de même que la cruauté le rejette à la compassion et à la clémence.
Montaigne ni ne s’accuse ni n’accuse la société, car il n’accuse pas la vie qu’il entend « servir selon elle ». Ici cependant se présente une difficulté, car si Montaigne d’une part réprouve et blâme ceux qui dédaignent notre vie en regrettant de n’être pas ange ou Caton, il approuve et loue d’autre part ceux qui dédaignent ou condamnent la condition des hommes. Il semble donc tantôt mépriser la vie, tantôt mépriser ceux qui la méprisent. Deux textes sont à cet égard particulièrement révélateurs.
Au chapitre 50 du livre I – De Democritus et Heraclitus – il déclare préférer l’humeur rieuse du premier aux pleurs du second, « non parce qu’il est plus plaisant de rire que de pleurer ˙ mais parce qu’elle est plus dédaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre ˙ et il me semble que nous ne pouvons jamais être assez méprisés selon notre mérite. La plainte et la commisération sont mêlées à quelque estimation de la chose qu’on plaint ˙ les choses dequoi on se moque, on les estime sans prix ». Et voici la conclusion : « Notre propre et péculière condition est autant ridicule que risible105. »
Or, voici ce qu’il écrit ailleurs contre ceux qui voudraient être des anges : « Et l’opinion qui dédaigne notre vie, elle est ridicule ˙ Car enfin c’est notre être, c’est notre tout. […] c’est contre nature, que nous nous méprisons et mettons nous-mêmes à nonchaloir : C’est une maladie particulière, et qui ne se voit en aucune autre créature, de se haïr et dédaigner106. »
Ainsi, d’un côté, Montaigne loue la disposition démocritéenne « parce qu’elle est plus dédaigneuse, et qu’elle nous condamne plus que l’autre » ; de l’autre côté, il explique que c’est une maladie propre à l’homme de « dédaigner notre vie », « de se haïr et dédaigner ». Comment accorder des jugements qui semblent si contraires ?
Je crois qu’il faut distinguer entre, d’une part, « dédaigner notre être » ou « dédaigner notre vie », et, d’autre part, « nous dédaigner » ou « nous mépriser nous-mêmes ». Dédaigner notre être ou notre vie, c’est nous vouloir ou nous rêver ange ou Caton. Nous dédaigner, ou nous mépriser nous-mêmes, c’est trouver ridicule, et en effet digne de mépris, ce mouvement qui nous pousse à mépriser la vie humaine en désirant être ange ou Caton. On pourrait dire : la présomption humaine est méprisable de mépriser la vie qui n’est pas méprisable.
« Servir la vie selon elle », ou, comme le dira aussi Montaigne à la dernière page des Essais, « jouir loyalement de son être », est une entreprise paradoxalement fort ardue car, par une maladie qui nous est propre, nous sommes portés à mépriser notre être. Il nous faut parvenir à mépriser ce mépris qui nous vient si facilement, si impérieusement. En congédiant moqueusement les hautes finalités de la philosophie et de la théologie, disciplines qui précisément fomentent la présomption humaine dont elles sont d’ailleurs une expression, en se proposant de nous ramener vers notre condition en produisant l’exemple de sa vie seulement excusable, Montaigne, malgré le « bon air » qu’il se donne et le nonchaloir qu’il revendique, n’a pas choisi la voie de la facilité. Qu’est-ce que le nonchaloir en vérité, sinon un effort de chaque instant pour préférer notre vie, ou notre être, à nous-même ?