De l’éloquence à la littérature
16. La tâche que Montaigne s’est donnée de « servir la vie selon elle » réclame un instrument nouveau, c’est-à-dire une parole nouvelle, ou une modalité nouvelle de la parole. Celle-ci s’est insinuée en nous si profondément, les Essais de Montaigne en sont la proposition et l’illustration si persuasives qu’il nous faut faire un puissant effort pour imaginer que les hommes aient pu vivre sans elle. Cette parole qui vaut par elle-même, qui vaut comme parole, qui se fait reconnaître immédiatement comme digne d’être écoutée sans l’appui ni le gage d’aucune action préalable ou à venir, nous est devenue banale et précieuse sous le nom de littérature.
Qu’y avait-il avant la littérature ? Il y avait en somme, ou principalement, deux choses : la poésie et l’éloquence. La poésie était imitation de l’action. La poésie épique et tragique était imitation des actions d’hommes de haute valeur, d’hommes meilleurs que nous ne sommes1, tandis que la poésie comique imitait les actions d’hommes inférieurs à ceux d’aujourd’hui2. Quant à l’éloquence, elle était une partie de l’action, qu’il s’agît de l’éloquence judiciaire, qui accuse ou défend, de l’éloquence délibérative, qui exhorte ou dissuade, ou enfin de l’éloquence que les Grecs appelaient « épidictique », celle qui loue ou blâme3. Imitation de l’action ou partie de l’action, les « lettres » avaient toujours un propos politique ou civique, celui-ci pouvant être plus ou moins direct, plus ou moins étendu. Elles s’adressaient à une partie ou au tout de la cité, en tout cas à un public qui existait déjà, à un public qui était défini et institué politiquement : le jury, l’assemblée du peuple, les citoyens rassemblés pour un festival, plus tard les fidèles rassemblés dans une église. Dans le monde ancien, l’action enveloppe la parole et est plus forte qu’elle.
On pourrait dire que la littérature apparaît quand la parole commence à contester ce privilège de l’action4. Plus précisément, la littérature européenne moderne apparaît quand la parole commence à contester le privilège de l’action en s’appropriant les puissances de la parole ancienne qui était subordonnée à l’action. La parole moderne – la littérature – s’efforce ainsi de s’approprier en les « traduisant » les énergies de l’action ancienne. Il y a donc quelque chose d’essentiellement problématique dans le projet littéraire lui-même, une « mauvaise foi » latente, puisque les plus beaux efforts de l’« imagination » littéraire dépendent toujours, par la médiation de la poésie ancienne, d’une action ancienne dont la littérature feindra de plus en plus de ne rien savoir5. De cette mauvaise foi, Montaigne est indemne, lui qui enclenche l’opération littéraire, la conduit en parfaite connaissance de cause et nous en instruit avec une netteté et une franchise sans égales. Encore faut-il que de cette opération qui se déroule en pleine lumière, nous ne perdions pas le moindre geste.
La façon la plus directe d’accéder à cette opération et d’en prendre connaissance, c’est de considérer comment Montaigne traite de l’éloquence ancienne. L’appropriation de la poésie ancienne réclame une démarche complexe et risquée puisqu’il s’agit, en traduisant en prose la poésie de Martial, Manilius, Lucain, Horace et Virgile, de capter dans une admiration sans imitation les énergies de la « vie de Caton »6. Cela engage l’effort le plus tendu des Essais. En revanche, l’appropriation et la traduction de l’éloquence ancienne ne réclament qu’une manœuvre comparativement assez aisée. La raison en est simple : l’éloquence ancienne, à la différence de la poésie ancienne, n’est pas si admirable que cela, ou, plus précisément, il y a quelque chose dans l’éloquence ancienne qui n’est pas si admirable que cela. De quoi, de qui s’agit-il ? Il s’agit de Cicéron, le plus éloquent des Anciens, donc le plus éloquent des hommes, qui, par ses faiblesses, nous donnera à voir les faiblesses de l’éloquence ancienne elle-même. C’est en portant au jour et en exploitant cette faiblesse de la parole ancienne – de la parole éloquente – que la parole moderne – la parole littéraire – vient à l’être. C’est en jugeant le grand orateur ancien, qui n’est pas entièrement admirable, car il présente une faiblesse caractérisée, que Montaigne se donne le droit et la force de proposer et de produire une parole entièrement nouvelle.
Nous l’avons déjà relevé, Montaigne a décliné d’écrire l’histoire de son temps comme on l’en pressait. En vérité, il installe sa parole à distance de toute action, y compris les siennes. Il n’a quant à lui rien fait qui mérite qu’on en parle, rien fait qui mérite d’être mis en mots : « Je ne puis tenir registre de ma vie par mes actions, fortune les met trop bas. Je le tiens par mes fantaisies7. » Il dit ailleurs : « Il messied à tout autre de se faire connaître, qu’à celui qui a de quoi se faire imiter ˙ et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. César et Xénophon ont eu de quoi fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faits, comme en une base juste et solide8. » La parole originellement légitime, c’est celle qui se rapporte à une action grande par elle-même, une action qui n’a pas besoin de la parole : « Si les gestes de Xénophon et de César n’eussent de bien loin surpassé leur éloquence, je ne crois pas qu’ils les eussent jamais écrits9. » L’action publique, la grande action, se produisant elle-même, se donnant à voir elle-même, appelle sans doute la parole comme son commentaire historique ou son retentissement poétique, mais elle n’a pas besoin de la parole pour être ni même pour être visible. La parole de Montaigne, n’étant gagée sur aucune action, doit à chaque instant se justifier, établir sa légitimité et assurer son crédit face au discrédit qui s’attache naturellement à toute parole qui n’est que parole – se donner en quelque sorte son être même alors qu’elle n’a aucun appui dans l’être. N’ayant accompli aucune action qui fût digne d’être relatée ou commentée, une humeur mélancolique lui ayant « mis premièrement en tête cette rêverie de [se] mêler d’écrire » alors qu’il « [se trouvait] entièrement dépourvu et vide de toute autre matière », Montaigne conçut ce « dessein farouche et extravagant » : « je me suis présenté moi-même à moi, pour argument et pour sujet10. » C’est à un propos d’écrire qui était d’abord sans objet ni matière que Montaigne s’offrit comme argument et comme sujet.
Ainsi a-t-il écrit « le seul livre au monde de son espèce ». On trouve, il est vrai, quelques traces incertaines de tentatives anciennes qui ressemblent peut-être à celle de Montaigne, mais il est impossible d’en rien conclure : « Nous n’avons nouvelles que de deux ou trois anciens qui aient battu ce chemin ˙ et si, ne pouvons dire si c’est du tout en pareille manière à cette-ci, n’en connaissant que les noms. Nul depuis ne s’est jeté sur leur trace11. » Certaines démarches anciennes cependant, démarches dont nous avons plus que des traces, ressemblent en quelque façon à celle de Montaigne, même si elles suscitent son mépris moqueur : Pline et Cicéron publièrent des lettres familières, perçant ainsi la cloison jusque-là étanche entre le privé et le public. C’est en reprenant et transformant la démarche ridicule de Pline et Cicéron que Montaigne va réaliser son « dessein farouche et extravagant ». Son entreprise d’ailleurs reste sans cesse menacée par le ridicule, et il ne peut s’en défendre qu’en se moquant sans cesse de lui-même.
Qu’ont fait Pline et Cicéron de si ridicule, et qui pourtant ressemble étrangement à ce que va faire Montaigne ? Ils ont publié des lettres qui ne pouvaient plus être envoyées à leur destinataire premier et privé, le moment convenable étant passé : « aucunes ayant failli leur saison pour être envoyées, ils les font ce néanmoins publier avec cette digne excuse, qu’ils n’ont pas voulu perdre leur travail et veillées. Sied-il pas bien à deux consuls Romains, souverains magistrats de la chose publique emperière du monde, d’employer leur loisir à ordonner et fagoter gentiment une belle missive, pour en tirer la réputation de bien entendre le langage de leur nourrice12 ? »
Ce passage se trouve au début du chapitre 40 du livre I, intitulé Considérations sur Cicéron. De fait, c’est dans une confrontation avec Cicéron, dont il fait ressortir la division entre le consul et l’auteur des lettres familières, entre le public et le privé, que Montaigne va préciser sa démarche. Jusqu’au chapitre 39, Cicéron a été pour l’essentiel mentionné ou utilisé comme une encyclopédie, ou un dictionnaire philosophique, comme un fournisseur compétent d’informations plus ou moins utiles. À la dernière ligne du chapitre 39, il est désigné comme le représentant d’une « philosophie ostentatrice et parlière ». Et le chapitre 40 du livre I est donc intitulé Considérations sur Cicéron. Celui-ci est un des très rares personnages mentionnés dans un titre de chapitre des Essais, et le seul dont le nom soit accompagné du mot inquisitif de « considération ».
La faute de Cicéron réside en ceci qu’il se fait valoir par des qualités qui ne conviennent pas à son rang, qui en tout cas ne devraient pas être mises en avant. Montaigne ne lie pas l’éloquence de Cicéron à l’action politique de Cicéron, son dire à son faire : il oppose la mesquinerie ou la vanité de l’auteur des lettres familières à la grandeur du consul. Il cite de nombreuses œuvres de Cicéron, mais point les Catilinaires, point les paroles de bronze qui ont fait partie de l’action qui sauva la république romaine. Montaigne désigne comme représentant de la « philosophie parlière » celui qui, dans l’histoire européenne, représenterait plutôt, semble-t-il, la parole politique, dans la personne de qui la parole et l’action sont inséparables. Or précisément, Montaigne ne mentionne le consul que pour séparer Cicéron de sa propre parole, abandonnant celle-ci à une abondance et une élégance qui auraient leur fin en elles-mêmes.
On trouve un autre développement, plus explicite et plus fourni, consacré à Cicéron au chapitre Des livres. Il a encore plus le caractère d’une considération et d’une évaluation. Ce qui est visé cette fois, c’est la « façon d’écrire » de Cicéron philosophe, qui est « ennuyeuse »13. Rien encore sur le consul. Et voici le jugement général ou synthétique : « Quant à Cicéron, je suis du jugement commun, que hors la science, il n’y avait pas beaucoup d’excellence en son âme : il était bon citoyen, d’une nature débonnaire, comme sont volontiers les hommes gras et gausseurs, tel qu’il était, mais de mollesse et de vanité ambitieuse, il en avait, sans mentir, beaucoup. Et si, ne sais comment l’excuser d’avoir estimé sa poésie digne d’être mise en lumière : Ce n’est pas grande imperfection que de mal faire des vers, mais c’est à lui faute de jugement, de n’avoir pas senti combien ils étaient indignes de la gloire de son nom. Quant à son éloquence, elle est du tout hors de comparaison, je crois que jamais homme ne l’égalera14. » Ici, l’éloquence inégalable de Cicéron signale paradoxalement une déliaison fautive de la parole par rapport à l’action, et à l’âme qui est la source de l’action. Il y a du lâche, en plus d’un sens, dans l’âme de Cicéron.
Ainsi, c’est sans la moindre hésitation que Montaigne donne l’avantage à César sur Cicéron, en dépit de la « pestilente ambition » de celui-là, à cause de l’« ambitieuse vanité » de celui-ci15. Il pardonne plus volontiers à César son entreprise tyrannique qu’il ne crédite Cicéron de son bon combat, de son combat de « bon citoyen », titre qu’il lui concède presque dédaigneusement. Montaigne est pourtant, nous le savons, un républicain fort prononcé. Mais s’agissant de la république, son homme, c’est Caton : « Au fort de l’éloquence de Cicéron, plusieurs en entraient en admiration, mais Caton n’en faisant que rire : “Nous avons, disait-il, un plaisant consul.” » Cicéron est en quelque sorte pris en tenaille entre le héros tyrannique ou monarchique et le héros républicain, qui ont également l’éloquence des gestes. Pourquoi le médiateur des guerres civiles françaises montre-t-il si peu de sympathie pour le médiateur des guerres civiles romaines ? Pourquoi admire-t-il avec le même emportement, ou des emportements parallèles, César et Caton ?
C’est une affaire d’âme et de façon d’écrire, ou de parler, qui se rattache à la question politique de la manière suivante. Si la perspective de Montaigne sur les choses humaines est républicaine16, la république défendue et illustrée par Cicéron est à ses yeux trop « parlière ». Elle parle trop ! C’est le cas d’ailleurs de beaucoup de républiques. Préférables sont celles qui sont économes de paroles : « Les républiques qui se sont maintenues en un état réglé et bien policé, comme la Crétense [crétoise] ou Lacédémonienne, elles n’ont pas fait grand compte d’orateurs. […] En ceux [les États] où le vulgaire, où les ignorants, où tous ont tout pu, comme celui d’Athènes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont été en perpétuelle tempête, là ont afflué les orateurs. […] L’éloquence a fleuri le plus à Rome lorsque les affaires ont été en plus mauvais état, et que l’orage des guerres civiles les agitait17. » L’inflation rhétorique mesure la corruption des républiques, ce qui donne sur ce point un certain avantage aux « polices qui dépendent d’un monarque », car elles ont moins besoin de l’éloquence, même si, nous le savons, Montaigne souligne ailleurs, citant Tite-Live, que « le langage des hommes nourris sous la royauté est toujours plein de folles ostentations et vains témoignages18 ». Montaigne est un républicain en garde contre l’intempérance langagière des républiques que personnifie Cicéron. L’éloquence de Cicéron, ce sont les mots qui prennent la place des choses, les mots qui se séparent de l’âme.
Or, et c’est ici qu’est la péripétie intéressante car c’est ici que commence la littérature, les Essais furent d’abord appréciés et vantés pour leur langage, qui suscita l’imitation. Autour de Montaigne, on parle comme les Essais : « La plupart de ceux qui me hantent [fréquentent] parlent de même les essais mais je ne sais s’ils pensent de même19. » Montaigne fut d’abord et tout de suite fameux pour sa façon d’écrire, pour son « style » comme nous disons. En somme, comme Cicéron. En un sens bien réel, Cicéron est son alter ego. De fait, c’est dans le chapitre Considérations sur Cicéron que Montaigne donne une des descriptions les plus frappantes et les plus ambitieuses – on pourrait même dire : les plus orgueilleuses – de la démarche des Essais. C’est en moquant Cicéron l’éloquent que Montaigne engendre la littérature comme le contraire de l’éloquence. Il se définit le plus précisément contre Cicéron. Il se définit comme celui qui dit le plus de choses avec le moins de mots : « Et combien y ai-je épandu d’histoires qui ne disent mot, lesquelles qui voudra éplucher un peu ingénieusement en produira infinis essais. Ni elles, ni mes allégations [citations] ne servent pas toujours simplement d’exemple, d’autorité ou d’ornement. Je ne les regarde pas seulement par l’usage que j’en tire. Elles portent souvent hors de mon propos la semence d’une matière plus riche et plus hardie ˙ et sonnent à gauche un ton plus délicat, et pour moi qui n’en veux exprimer davantage, et pour ceux qui rencontreront mon air20. » Nous laisserons ici sans commentaire cette intimation d’un art d’écrire ésotérique. Ce qui importe à notre propos, c’est la manière dont Montaigne se décrit lui-même comme l’antitype de Cicéron, comme celui qui est capable de dire le plus de choses sans dire mot.
Ce que revendique ici Montaigne, c’est la capacité de ses silences, s’ils rencontrent de « suffisants lecteurs », de « produire infinis essais ». Cicéron, philosophe et orateur, déplie, déploie et déroule une éloquence de l’abondance – copia dicendi – qui fait qu’on ne parvient que très lentement à la chose visée, si même l’on y parvient. Montaigne, lui, déteste tant les préliminaires qu’il s’impatiente au sursum corda de l’office catholique21 ! Sous l’offrande de sa franchise, il tend vers la réticence extrême, dédaignant de dire pour donner à penser, et éventuellement à dire, à son lecteur. Il touche et éveille, sans dire mot, ou par le mot qu’il ne dit pas, la source naturelle des paroles. La fécondité de la littérature ne naîtrait-elle pas d’abord de tant de paroles retenues ?
Au début du chapitre 40 du livre I, nous l’avons vu, Montaigne se moque de Cicéron pour avoir publié des lettres qu’il n’était plus temps d’envoyer à leur destinataire. Il achève le chapitre en revenant « sur ce sujet des lettres ». Il se serait volontiers exprimé par lettres, nous dit-il, s’il eût eu « à qui parler » comme il avait eu autrefois. Il poursuit : « J’eusse été plus attentif et plus sûr ayant une adresse forte et amie, que je ne suis, regardant les divers visages d’un peuple22. » Les Essais sont bien pourtant des sortes de lettres, mais adressées à des inconnus, ces « suffisants lecteurs » qui ressemblent à La Boétie. Comme Cicéron, Montaigne publie des lettres qu’il n’a pas envoyées, mais ses lettres à lui suscitent et produisent le destinataire capable de les recevoir. Tandis que l’éloquence, y compris l’éloquence épistolaire, vise à persuader un public qui est déjà là, qui est déterminé, la littérature entend toucher un public indéterminé, un public – Montaigne dit même : un « peuple » – qui n’existe pas encore et dont l’existence est précisément suspendue au pouvoir de la littérature.
Restons encore un peu sur l’étrange traitement que Montaigne fait subir à Cicéron. Celui-ci est, si j’ose dire, le « maillon faible » de la glorieuse chaîne antique. En le discréditant avec insistance, Montaigne fait une brèche dans le prestige, qui risque autrement d’être paralysant, des « riches âmes » de l’Antiquité et se donne, avec la sorte de victoire ainsi remportée sur le plus grand orateur ancien, le droit et la force de proposer une nouveau régime de la parole. Une attaque aussi systématique, aussi mordante, aussi moqueuse, ne peut être d’une bonne foi parfaite. Voici un indice. J’ai déjà cité cette phrase : « Au fort de l’éloquence de Cicéron, plusieurs en entraient en admiration, mais Caton n’en faisant que rire : “Nous avons, disait-il, un plaisant consul.” » La source de cette anecdote est dans Plutarque : « Lorsque Caton accusa Muréna, Cicéron, alors consul, prit sa défense et, pour atteindre Caton, lança mille traits comiques sur l’école stoïcienne, à propos de l’étrangeté de ces opinions qu’on nomme paradoxes. De violents éclats de rire s’élevèrent de l’auditoire et gagnèrent les juges, et Caton, souriant doucement, dit à ceux qui étaient assis à côté de lui : “Comme il est plaisant, le consul que nous avons23 !” » En ne disant rien du contexte politique de l’incident, en taisant l’action dont les paroles de Cicéron ne sont qu’une partie, en ne mentionnant même pas que Cicéron et Caton sont opposés dans un procès, Montaigne détache l’éloquence de Cicéron de sa raison d’être, de son motif. Et le sourire de Caton suggère d’autant plus aisément la supériorité de son laconisme sur l’abondance de Cicéron que Montaigne omet de nous fournir cette information pertinente : Caton a perdu son procès contre Muréna que Cicéron a donc défendu victorieusement.
La mauvaise foi stratégique de Montaigne apparaîtra dans toute son ampleur si nous élargissons la comparaison, et observons le contraste entre le Cicéron de Montaigne et celui de Plutarque, qui est pourtant la principale source de Montaigne sur Cicéron comme sur bien d’autres figures de l’Antiquité. Le moins que l’on puisse dire, c’est que Montaigne fait un usage très sélectif de cette source. Il reprend bien sûr soigneusement ce que Plutarque dit de la vanité apparemment considérable de Cicéron, mais il laisse sans aucun commentaire l’action politique de celui-ci. La grandeur de son rang de consul est certes mentionnée, mais c’est seulement, nous l’avons vu, pour faire ressortir par contraste la vanité de l’épistolier. Plutarque en revanche ne laisse aucun doute sur les mérites extraordinaires de Cicéron comme homme d’État. Dans la comparaison finale avec Démosthène, il écrit :
Mais ce qui, comme on le croit et comme on le dit, révèle et met le mieux à l’épreuve un caractère, à savoir l’exercice du pouvoir et l’autorité, qui éveille toutes les passions et dévoile tous les vices, voilà ce que Démosthène n’a pas connu […]. Cicéron, lui, fut envoyé comme questeur en Sicile, comme proconsul en Cilicie et en Cappadoce, à une époque où la cupidité était à son comble […] or, à une telle époque, Cicéron donna de nombreuses preuves de son mépris des richesses, de nombreuses preuves aussi de son humanité et de sa générosité. À Rome même où, sous le titre de consul, il eut en fait le pouvoir d’un maître absolu et d’un dictateur pour lutter contre Catilina et ses complices, il vérifia la prophétie de Platon qui déclarait : « Les cités verront la fin de leurs maux quand, par une faveur de la Fortune, un grand pouvoir et une grande intelligence se rencontreront, accompagnés de la justice24. »
Que se passe-t-il donc ? Plutarque, de tous les auteurs, est celui que Montaigne loue le plus constamment et le plus hautement pour la qualité de son jugement sur les hommes et les actions humaines25. Or, à propos de Cicéron, Montaigne formule un jugement essentiellement opposé à celui de Plutarque sans nous informer de son désaccord. Cette violence faite à Plutarque nous fait mesurer l’énormité, si j’ose dire, de l’entreprise de Montaigne, de son effort républicain contre la pente même de la république et de la cité.
Cicéron, c’est la cité, ou la république, réelle. On peut dire, si l’on veut, que c’est la cité, ou la république, corrompue, mais cela revient au même. La parole éloquente y est à la fois la maladie et le remède. La cité, c’est la parole attachée à l’action, la parole partie et moyen de l’action. Les discours de Cicéron – laissons de côté ici ses écrits philosophiques – livrent la vérité importune ou encombrante de la cité. La vanité irritante de Cicéron est une expression typique de cette vérité. Dans la république, le citoyen dit librement, franchement ce qu’il a fait. Le grand citoyen dit librement, franchement les grandes choses qu’il a faites. Dans la république, il n’y a pas de différence significative entre dire ce qu’on a fait et se vanter de ce qu’on a fait. Qui ne se vante pas, n’est pas entendu, et se trouve donc incapable d’agir. Qui se vante, irrite ou fait rire.
L’action civique, l’action dans la cité, apparaît ambiguë. Elle requiert et mobilise les facultés, les vertus, les énergies humaines. Elle tend les muscles et les esprits. En même temps, elle entraîne un développement, une extension du rôle de la parole qui traduit un relâchement des fibres de l’âme ou qui conduit à un tel relâchement. Il faut sans cesse persuader, accuser, excuser. Il faut sans cesse « faire campagne ». La vie civique alimente, motive, anime, mais aussi ralentit, alourdit, épaissit la parole. Tant de mots pour si peu d’actions ! Cela suscite l’impatience : impatience des natures vicieuses ou tyranniques comme César, impatience des natures vertueuses comme Caton. Montaigne est aussi éloigné de l’un que de l’autre, mais il est aussi impatient que l’un ou l’autre. Il ne vit pas à Rome bien sûr, même s’il est romain plus que toute autre chose26, mais il s’impatiente devant toute parole lente. L’éloquence politique est toujours lente, ou presque toujours. Il lui faut traverser l’épaisseur de la chose commune.
Je soupçonne Montaigne d’avoir retranché des Essais le Discours de la servitude volontaire non seulement pour les raisons politiques qu’il invoque, mais aussi pour de hautes raisons littéraires, d’ailleurs inséparables des premières. Le Contr’Un n’est pas seulement d’un républicanisme âpre et violent, qui risque d’aggraver la confusion d’une époque troublée, il est très éloquent, et donc ennuyeux. Il n’est pas si long pourtant, mais en portant la revendication républicaine à l’incandescence, son éloquence aujourd’hui encore si impressionnante aurait pour ainsi dire plombé ou plutôt bronzé les Essais. Il est difficile de savoir comment Montaigne jugeait réellement l’« exercitation » de « ce garçon de seize ans »27. En tout cas, quelque excellent qu’il le jugeât, ce morceau d’éloquence était de trop dans les Essais qui s’élaborent contre l’éloquence. Le discours fut le moyen de leur « première accointance », mais c’est dans le langage inédit des Essais que se livre la vérité singulière de leur amitié. Les évocations antiques de l’amitié, étant éloquentes et civiques, sont toujours un peu « lâches28 ». Les Essais délivrent la franchise républicaine des plis et du poids de la toge.
17. Plutarque lui-même le suggère : Cicéron a raté sa sortie. Au lieu de se tuer comme Caton et de dérober à César sa victoire en devenant le héros immortel de la république, au lieu de s’exposer aux conjurés comme le fit César, devenant par sa mort le héros immortel de la monarchie ou de l’empire, Cicéron tenta de fuir ses assassins et finit par se laisser tuer. César et Caton, les deux ennemis irréconciliables également admirés par Montaigne, sont entièrement dans l’action. Cicéron est partagé entre l’action et la philosophie. Il est à la recherche d’autre chose que l’action politique et la parole éloquente qui l’accompagne. Mais quand il échappe à l’urgence politique pour rédiger ses lettres familières ou, surtout, ses traités philosophiques, sa parole est encombrée des formes et des lenteurs de l’éloquence : « philosophie ostentatrice et parlière ». Cicéron ne parvient pas à prendre congé du monde, c’est-à-dire d’abord pour lui du forum. Il ne parvient pas à la « vraie et naïve philosophie » comme y parviendra Sénèque29. La vanité de Cicéron fait ressortir l’ambiguïté ou l’inconfort de sa situation, cette cote mal taillée entre la politique et la philosophie, entre le forum et la retraite. Cicéron traîne jusque dans sa retraite les manières de l’orateur, tandis qu’il apporte au forum, nous l’avons vu dans sa défense de Muréna, l’érudition et les subtilités du philosophe, ou de l’homme de loisir. Montaigne entend mettre un terme à cette confusion en produisant une parole publique, puisque publiée, qui coupe tout lien avec la parole éloquente du forum – un « parler de soi » indemne de toute « ostentation » et « parlerie ».
C’est au chapitre 17 du livre II – De la présomption – que le problème posé par une telle parole est envisagé de manière directe et pour ainsi dire thématique. Montaigne ne parle pas du forum, mais de la « cérémonie » pour désigner l’ensemble des contraintes publiques qui pèsent sur la conduite, et en particulier sur les paroles : « Je me trouve ici empêtré ès lois de la cérémonie ˙ car elle ne permet ni qu’on parle bien de soi, ni qu’on en parle mal30. » Ces « lois de la cérémonie » ne sont guère gênantes pour ceux qui remplissent des fonctions en vue, car « ils peuvent par leurs actions publiques témoigner quels ils sont ». Mais les autres ? Il leur convient, peut-on penser, de faire preuve de discrétion. Or Montaigne poursuit : « Mais ceux qu’elle [la fortune] n’a employés qu’en foule, et de qui personne ne parlera si eux-mêmes n’en parlent, ils sont excusables s’ils prennent la hardiesse de parler d’eux31. » Nous sommes surpris. Nous nous souvenons qu’au début des Considérations sur Cicéron Montaigne écrivait : « Si les gestes de Xénophon et de César n’eussent de bien loin surpassé leur éloquence, je ne crois pas qu’ils les eussent jamais écrits32. » Et dans le chapitre qui suit immédiatement le nôtre, reprenant l’exemple de César et de Xénophon, il répète l’objection qu’on opposera à « ce dessein de se servir de soi pour sujet à écrire » : « Il messied à tout autre de se faire connaître, qu’à celui qui a de quoi se faire imiter ˙ et duquel la vie et les opinions peuvent servir de patron. César et Xénophon ont eu de quoi fonder et fermir leur narration en la grandeur de leurs faits, comme en une base juste et solide. » À cette objection, Montaigne répond cependant : « Cette remontrance est très vraie, mais elle ne me touche que bien peu. » Il explique alors qu’à sa démarche il ne peut échoir « soupçon d’ostentation » puisque ses actions sont si peu de chose33. Pourquoi alors évoquer la « hardiesse » de ceux qui parlent d’eux-mêmes ? Parce que précisément ils vont à l’encontre de la « cérémonie ». En outre, comme le motif de leur démarche ne saurait être la vanité ou l’ostentation puisqu’ils n’ont rien fait de remarquable, ils sont mus sans doute par un souci de vérité, à la fois souci de franchise devant le prochain et désir de se connaître soi-même. Au moins par ce dernier trait, ceux qui prennent la hardiesse de parler d’eux-mêmes semblent bien faire valoir, contre les lois de la cérémonie, l’intention de la philosophie. Pour Montaigne en tout cas, la connaissance de soi est essentielle à la connaissance du sujet de son étude, qui est l’homme34.
Le propos de franchise et de vérité de Montaigne est servi par son absence de talent et d’art oratoire. Il procède « sans définition, sans partition, sans conclusion ». Il ne sait « ni plaire, ni réjouir, ni chatouiller35 ». Il ne sait pas raconter. Il ne sait pas entretenir le premier venu, ni tenir en haleine un auditoire. Il ne sait pas retenir l’oreille d’un prince. Il ne sait pas faire valoir les raisons qui viennent d’abord à l’esprit et qui sont immédiatement persuasives. Bref, Montaigne est dépourvu de toutes les parties et modalités de l’éloquence – cet art de persuader les êtres humains dans la diversité de leurs natures et situations. On voit qu’il ne se vante pas. En même temps ce défaut sert son dessein : « Je ne sais parler qu’en bon escient […]. De toute matière je dis volontiers les dernières choses que j’en sais36. » Montaigne ne parle que lorsqu’il a quelque chose à dire, et cette chose qu’il a à dire, il en livre le principal sans préliminaires ni précautions ni atténuations. Avec son langage « âpre et dédaigneux », il ne tient pas compte des circonstances sociales de la parole.
Cette simplicité ou même cette brutalité de Montaigne ne dérive pas d’une absence d’éducation, d’un manque de ce que les Grecs appelaient l’expérience des choses belles. C’est même le contraire qui est le vrai, dans la mesure où sa brusquerie est toujours accompagnée de l’admiration pour une forme d’expression, celle des Anciens, que Montaigne se sent incapable d’imiter et parfois même de saisir avec netteté. Le parler de Montaigne, aussi franchement qu’il le produise, provient aussi d’une sorte de dépit d’admiration : « J’ai toujours une idée en l’âme, et certaine image trouble, qui me présente, comme en songe, une meilleure forme que celle que j’ai mise en besogne, mais je ne la puis saisir et exploiter. Et cette idée même n’est que du moyen étage. Ce que j’argumente par là, que les productions de ces riches et grandes âmes du temps passé sont bien loin au-delà de l’extrême étendue de mon imagination et souhait. Leurs écrits ne me satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m’étonnent et transissent d’admiration. Je juge leur beauté, je la vois sinon jusques au bout, au moins si avant qu’il m’est impossible d’y aspirer37. » Cette supériorité des Anciens tient pour une grande part à leur capacité de faire valoir tous les registres de la parole, c’est-à-dire de porter à la parole pour ainsi dire tous les degrés de l’être, du plus bas au plus sublime. L’artifice de la parole ancienne, telle du moins qu’elle culmine chez certains disciples de Socrate, inscrit sur une même portée le point le plus haut et le point le plus bas de l’être, nous élevant vers le premier et employant le second à éclairer la contexture la plus délicate de la vie humaine : « Il y a pour le moins autant de perfection à relever une chose vide, qu’à en soutenir une pesante. Tantôt il faut superficiellement manier les choses, tantôt les profonder. Je sais bien que la plupart des hommes se tiennent en ce bas étage pour ne concevoir les choses que par cette première écorce. Mais je sais aussi que les plus grands maîtres, et Xénophon et Platon, on les voit souvent se relâcher à cette basse façon, et populaire, de dire et traiter les choses – La soutenant des grâces qui ne leur manquent jamais38. » L’art grec de la parole fait miroiter la hauteur et la profondeur à la surface des choses. De ce relâchement qui est un effet de l’art, Montaigne se dit incapable.
Nous arrivons à un point qui réclame quelque délicatesse de touche. Montaigne considère son art de dire et d’écrire à la lumière des plus hauts modèles grecs. Tandis que l’art de Xénophon et Platon s’est rendu en quelque sorte indépendant de la matière qu’il manie à son gré, la « façon » de Montaigne, nous dit-il, « n’aide rien à la matière ». Il a donc besoin d’une matière forte par elle-même. C’est pour cela qu’il peut dire que son style réclame des sujets « plutôt graves et sévères ». S’il se saisit de matières « populaires et plus gaies », c’est pour s’égayer lui-même, mais son style reste le même. Le registre de Montaigne est donc bien plus limité que celui de Xénophon et de Platon. Ces « grands maîtres » savent « conduire la corde à toute sorte de tons » et que « le plus aigu est celui qui vient le moins souvent en jeu »39. Montaigne quant à lui, c’est ce qui est impliqué, n’emploie guère que l’aigu. Si Xénophon et Platon déploient toute la gamme des tons, c’est que leur mode d’expression favori – pour ainsi dire exclusif dans le cas de Platon – est le dialogue, un certain type de dialogue. Cette forme comporte une imitation sinon de la vie ordinaire, du moins de certaines circonstances de la vie ordinaire, rencontres, invitations, promenades, banquets. La parole alors se diversifie selon la particularité des circonstances, la situation et le caractère des protagonistes, les relations que ceux-ci entretiennent. Le propos sérieux passe par la médiation de la conversation familière. N’usant pas du dialogue, Montaigne n’a ni motif ni moyen de déployer cette variété de registres. Nous avons vu comme il est impatient de tous les préliminaires qui retardent le traitement du sujet lui-même et qui tiennent nécessairement une place importante dans un dialogue.
Dans ce contexte, il sera éclairant de comparer brièvement ces deux sommets de la parole humaine que sont l’évocation de Socrate par Alcibiade dans le Banquet de Platon et celle de La Boétie par Montaigne dans les Essais. Ce sont deux comptes rendus d’une rencontre bouleversante, deux comptes rendus d’une expérience poignante de l’amitié. Ils ne sauraient être plus différents. Le témoignage d’Alcibiade est abondant, circonstancié, riche de comparaisons et de récits, rapportant un dialogue dans le dialogue, et mêlant la légèreté la plus scabreuse à la gravité la plus pénétrante et la plus déchirante. Le témoignage de Montaigne ne comporte aucun élément, aucun aspect de dialogue : à aucun moment nous n’entendons la voix de La Boétie. Le propos de Montaigne est certes très ample, puisque le chapitre 28 du livre I est en vérité un traité de l’amitié dans ses diverses formes, mais le témoignage proprement dit est très concentré et son registre uniforme, la corde étant constamment tendue au maximum, le son qu’elle rend constamment aigu et sa tonalité constamment exaltée ou sublime. Lorsque Montaigne écrit : « Car les discours mêmes que l’antiquité nous a laissés sur ce sujet me semblent lâches au prix du sentiment que j’en ai40 », il pense sans nul doute au Banquet de Platon et peut-être spécialement au discours d’Alcibiade. Quel meilleur exemple de ce relâchement gracieux du discours des maîtres grecs que l’aveu par Alcibiade de l’échec de sa tentative de séduction de Socrate41 ? Quoique Alcibiade ne laisse rien ignorer de sa démarche effrontée, il se moque de lui-même avec tant de simplicité et de bonne grâce que le Banquet en aucun siècle n’a été retiré des bibliothèques les plus sévèrement triées. Montaigne quant à lui n’introduit la dissonance d’aucun scherzo dans cette grande fugue tendue qu’est le chapitre De l’amitié. Il témoigne d’une expérience qui juge toutes autres expériences, qui ne peut être dite dans aucune conversation, et qui ne peut donc se donner à connaître dans l’imitation d’aucune conversation.
L’imitation de la conversation inclut la variété et les lenteurs de la parole publique. Elle comporte les sinuosités de l’éloquence familière. Platon lui-même n’échappe donc pas entièrement aux défauts de Cicéron : ses dialogues sont « traînants », s’impatiente Montaigne42. En retranchant les préliminaires et en allant droit aux choses, Montaigne façonne un lecteur qui sera bientôt aussi impatient que lui. La politesse littéraire, allant au rebours de la politesse ordinaire, réclamera désormais de procéder plus vite que ne faisaient Platon et Xénophon, qui semblent ennuyeux alors qu’ils sont si courtois. Montaigne nous disant quel il est, non ce qu’il a fait, ne se présentant jamais comme l’un des participants à une conversation, étant toujours tout entier derrière chacun de ses mots, chacun de ses jugements, il nous ôte toute possibilité de le juger indépendamment de son jugement. Nous sommes captifs d’une familiarité, d’une proximité, d’une intimité à laquelle nous ne pouvons ni ne voulons échapper. Comment ne pas ajouter foi à celui qui, nous parlant visage contre visage, ne peut nous dire que le vrai ?
18. Dépourvu de cet art par lequel les Anciens rapprochaient les choses hautes et relevaient les choses basses, Montaigne lui-même vient à l’appui de ses paroles. C’est lui-même, c’est sa nature qui touche directement les choses et est touchée par elles ; partant, c’est sa nature, c’est lui-même qui, sans art, se livre : « Comme à faire, à dire aussi je suis tout simplement ma forme naturelle43. » Forme naturelle qui est autant du corps que de l’âme. Forme naturelle qui est incapable de l’artifice du mentir. Ce dernier trait distingue Montaigne en ce « siècle fort dépravé » : « Car quant à cette nouvelle vertu de feintise et de dissimulation, qui est à cette heure si fort en crédit, je la hais capitalement ˙ Et de tous les vices, je n’en trouve aucun qui témoigne tant de lâcheté et bassesse de cœur. C’est une humeur couarde et servile de s’aller déguiser et cacher sous un masque, et de n’oser se faire voir tel qu’on est. […] Un cœur généreux ne doit point démentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au moins tout y est humain. » C’est pourquoi Montaigne s’abandonne « à la naïveté, et à toujours dire ce qu’[il] pense, et par complexion et par discours44 ».
Ne réduisons pas Montaigne à sa franchise naturelle, à sa nature incoercible. S’il dit ce qu’il pense, c’est aussi « par discours ». Il s’agit aussi d’une démarche, d’un propos délibéré. Montaigne a le ferme propos, le « projet », le « dessein » de se faire connaître, de se faire voir tel qu’il est. C’est ce propos qui lui est propre et qui nous entraîne bien loin de la simple vertu de franchise. Des natures franches, il en était d’autres, même en ce siècle dépravé. Mais le propos, le projet, le dessein de Montaigne est rare, en vérité il est unique. Il le dit ailleurs « farouche et extravagant45 ». Ici, il parle de « la folie de [son] dessein46 ».
Ainsi les Essais sont l’expression et le résultat de la rencontre entre une nature individuelle et un projet singulier et même unique. Les deux choses restent pourtant distinctes. Le projet de « se faire voir jusques au dedans » n’est pas inclus dans la définition de la franchise naturelle ni même de la vertu de franchise. On peut s’abstenir scrupuleusement du mensonge, dire franchement ce que l’on pense et ce que l’on fait, sans se proposer de se faire connaître « jusques au dedans ». Montaigne suggère la continuité, presque la confusion entre les deux démarches, et en même temps, en insistant sur le caractère farouche et extravagant, sur la folie de son dessein, il souligne la distance qui sépare la manifestation de soi de la simple franchise.
Extravagance ? Folie ? Montaigne ne précise pas ce qui dans son projet motive ces jugements. On comprend que le propos de donner à connaître tout entier un « particulier » qui n’a rien fait de remarquable encoure le reproche de frivolité ou de vanité, mais nous avons vu Montaigne désarmer le reproche en retournant l’argument47. Comment lui reprocher la vanité de son propos quand celui-ci consiste en somme à établir que Montaigne est, si l’on ose dire, nul ? Alors la question revient plus pressante encore : pourquoi dans ces conditions parler de soi ? Accepter sa défense, son « excuse », c’est le condamner. Moins Montaigne est vaniteux, plus son projet paraît vain. Comment sortir du cercle ?
Je viens de dire que Montaigne se présentait en somme comme nul. De fait, dans le chapitre De la présomption qui nous intéresse tant, il se décrit comme étant d’une incompétence universelle, non seulement dans les sciences – cela, nous le savions – mais dans les circonstances les plus communes, les plus ordinaires de la vie. Quoique né et élevé à la campagne, et responsable d’un domaine agricole, il ne sait pas faire sa comptabilité, il ignore les monnaies, il ne sait pas distinguer les grains – à peine sait-il la différence entre les choux et les laitues de son jardin –, il ignore même les noms des outils les plus usuels, les plus grossiers principes de l’agriculture, il ne sait pas soigner un cheval ou un chien, et même, « il n’y a pas un mois », on le surprit ignorant que le levain servait à faire le pain. Le lecteur le plus distrait ou le plus docile aura des doutes, ou plutôt il n’en aura pas : Montaigne se moque de nous. Pourquoi donc ? Que cherche-t-il ?
Immédiatement à la suite du passage que je viens de résumer, il écrit : « Par ces traits de ma confession, on en peut imaginer d’autres à mes dépens. Mais quel que je me fasse connaître, pourvu que je me fasse connaître tel que je suis, je fais mon effet. Et si, ne m’excuse pas d’oser mettre par écrit des propos si bas et frivoles que ceux-ci. La bassesse du sujet m’y contraint. Qu’on accuse si on veut mon projet, mais mon progrès, non48. » Ainsi Montaigne nous a menti évidemment, effrontément sur lui-même pour nous persuader qu’il dit la vérité sur lui-même, et donc qu’il la connaît. Il ment, ou à tout le moins il exagère démesurément les termes de sa « confession » pour nous ôter le moindre prétexte de le soupçonner de vanité. Ne pouvant le soupçonner de vanité, nous le croyons lorsqu’il nous dit qu’il est averti du peu qu’il vaut, et, dès lors, nous croyons qu’il se connaît bien lui-même. C’est ce dernier point qui importe principalement, et presque uniquement à Montaigne. Son extraordinaire modestie concernant son être ne sert qu’à préparer son extraordinaire orgueil concernant son connaître. Nous n’y voyons que du feu alors que sa modestie hyperbolique se transforme en un orgueil qui mérite en effet peut-être d’être qualifié d’extravagant.
En nous disant qu’en confessant le peu qu’il vaut, il a atteint son but de se faire connaître tel qu’il est et donc d’abord de se connaître tel qu’il est, Montaigne nous enjoint de croire qu’il se connaît entièrement lui-même. Sur ce point il ne prend aucune précaution. Il n’introduit aucune réserve ni atténuation. Il ne laisse de place pour aucun doute. Il a le front de nous dire qu’il ne fait jamais de faute fortuitement et sans le savoir : « Je ne me suis pas obligé à ne dire point de sottises, pourvu que je ne me trompe pas à les connaître. Et de faillir à mon escient, cela m’est si ordinaire, que je ne faux guère d’autre façon, je ne faux jamais fortuitement. C’est peu de chose de prêter à la témérité de mes humeurs les actions ineptes, puisque je ne me puis pas défendre d’y prêter ordinairement les vicieuses49. » Ainsi Montaigne ne sait pas que le levain sert à faire le pain, mais jamais il n’agit mal sans savoir qu’il agit mal !
Les lecteurs de Montaigne eurent certainement de la peine à le croire sur ce dernier point, car ils mesuraient l’audace extrême de son propos. C’est bien pour désarmer ou prévenir leur indignation qu’il fait cette incroyable « confession » que nous avons lue et qui doit installer dans leur esprit l’idée de son extrême incompétence – une incompétence pratique qui suggère une nature inoffensive et innocente. Pour ces lecteurs, qu’ils fussent instruits par les philosophes anciens ou par la religion chrétienne, sinon les « actions ineptes », en tout cas les actions « vicieuses » sont nécessairement accompagnées d’une certaine ignorance – langage de la philosophie – ou d’un certain aveuglement – langage chrétien –, le propre de l’action vicieuse résidant précisément dans la dépendance réciproque entre la mauvaise disposition du vouloir et l’ignorance ou l’aveuglement de l’intelligence. En attribuant ses actions vicieuses à la « témérité de [ses] humeurs », Montaigne exonère sa volonté : celle-ci n’est pas faussée, et c’est pourquoi elle peut accompagner les humeurs imprudentes de Montaigne en connaissance de cause. Mais si la volonté n’est pas faussée, dans quelle mesure les actions vicieuses sont-elles vraiment vicieuses ? Nous repensons à une remarque de Montaigne sur laquelle nous sommes passés un peu rapidement : « Un cœur généreux ne doit point démentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au moins tout y est humain50. » On voit qu’un cœur généreux ne commet aucune action qui soit réellement honteuse ou humiliante. Si Montaigne commet ses mauvaises actions toujours en connaissance de cause, ne laissant donc aucune place à aucun retour sur soi, à aucune contrition, c’est parce que ces actions ne le font jamais sortir de la « bonté » qui imprègne tout son être : elles n’entament pas ce qu’il y a en lui d’essentiellement « bon » ou en tout cas « humain ». Ainsi retrouve-t-il la solidarité entre l’intelligence et la volonté, mais au lieu de se manifester dans le scrupule de l’homme vertueux qui craint de mal agir ou se repent d’avoir mal agi, elle s’exprime dans la confiance de l’homme généreux en sa propre bonté ou humanité, confiance l’autorisant à publier ses actions vicieuses au lieu de s’en repentir.
Avant de voir plus précisément dans quelle direction le propos généreux de Montaigne nous entraîne, disons un mot des perspectives dont il se détache ou avec lesquelles il rompt. Nous l’avons suggéré, il rompt avec la perspective chrétienne ainsi qu’avec la perspective socratique. Ces deux perspectives, qui se partageaient jusqu’alors l’éducation de l’homme européen, ne se confondent nullement, mais parmi les idées-mères qu’elles ont en commun, il y a celle-ci que la connaissance de soi est nécessairement indirecte. Ni le philosophe socratique ni le chrétien ne cherchent cette connaissance dans le retournement vers soi, l’enroulement sur soi, la constante auscultation de soi que décrit Montaigne : « Le monde regarde toujours vis-à-vis, moi je replie ma vue au-dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soi, moi je regarde dedans moi : je n’ai affaire qu’à moi, je me considère sans cesse, je me contrerôle, je me goûte. Les autres vont toujours ailleurs […] moi, je me roule en moi-même51. » Pour le philosophe socratique comme pour le chrétien, je viens de le dire, il n’y a de connaissance de soi qu’indirecte. Aussi précieuse et désirable qu’elle soit en elle-même, cette connaissance ne peut être voulue pour elle-même : elle ne peut être obtenue que comme un effet de la mise en ordre de l’âme allant à la poursuite de ses objets principaux, parmi lesquels le moi ne se trouve pas. Cette mise en ordre de l’âme à son tour réclame une démarche préalable de conversion. Il s’agit de se tourner d’abord vers la lumière – lumière de l’idée du bien52, lumière du « maître intérieur » – qui, en ordonnant les facultés et dispositions de l’âme, rend possible la connaissance de soi. Celle-ci se confond en somme avec le perfectionnement de l’âme. Mieux l’âme est disposée, mieux elle sait ce qu’elle fait. Et mieux elle sait ce qu’elle fait, mieux elle sait ce qu’elle est, puisque, selon ces deux perspectives, chaque être humain est en quelque sorte la somme ou la résultante de ses actions et de ses vertus.
Montaigne n’a pas le temps d’attendre le résultat de ses vertus et de ses vices, le résultat de ses actions. Le terme, s’il existe, de la philosophie socratique comme celui de la religion chrétienne est au bout d’un trop long chemin. Pourquoi d’ailleurs longuement s’efforcer quand il est et se connaît lui-même tout entier et depuis si longtemps ? La pensée et la vie de Montaigne furent « sans patron », son éducation sans éducateur. La Boétie, quoique son aîné, ne lui fut pas comme Socrate pour Alcibiade. Il ne lui apprit rien, il lui permit seulement de retrouver son unicité dans un semblable, dans un unique : ils se découvrirent toujours déjà d’accord en toutes choses. Montaigne le souligne à plusieurs reprises, il est ce qu’il va devenir sinon dès sa naissance, du moins dès son enfance où sa capacité et sa hardiesse de jugement s’affirment « sans aucune communication53 ». Le développement de Montaigne fut à ce point endogène qu’il n’eut pas besoin du secours de la conversation. Il fait, nous le savons, un éloge « incomparable » de l’art de conférer, mais il ne mentionne pas de « conférence » qui ait joué un rôle important dans sa vie intellectuelle ou spirituelle. La « conférence » est davantage pour lui un exercice moral, voire physique, qu’un exercice dialectique54. La conversation ne donne accès à rien qui ne soit déjà là ; elle n’aide pas l’âme à se tourner vers ce qui est vraiment. La conversation ne mène à aucune conversion. Les idées, les « imaginations » de Montaigne, loin d’ouvrir un accès à un domaine éloigné, à des vues plus vastes ou plus hautes, sont des produits directs de sa nature qui en attestent la force et l’intégrité. La philosophie n’est plus que l’attestation de l’expérience que la nature individuelle fait de soi. Ses idées puisent leur force dans la nature de Montaigne, elles n’en ont guère par elles-mêmes. Elles ne sauraient donc être le support d’une démarche dialectique bien vigoureuse. Quelle que soit sa fermeté native, le jugement de Montaigne travaille avec des instruments défaillants, ces idées que la saine philosophie ancienne confirme, mais qui par elles-mêmes manquent de lumière et de force pour motiver et alimenter une « vie philosophique ».
Les dialogues platoniciens concrétisent et illustrent la solidarité active entre la confiance dialectique et les lenteurs oratoires. Montaigne réunit l’impatience à l’endroit de l’éloquence et la défiance à l’égard du ressort dialectique de la philosophie. Platon est autant honoré dans les Essais que Cicéron y est maltraité, mais, ultimement, Montaigne est aussi éloigné de la manière platonicienne de penser que de la manière cicéronienne de parler.
19. Continuons de suivre, dans le chapitre De la présomption, les expressions de la défiance de Montaigne à l’égard du ressort dialectique de la philosophie. Immédiatement après avoir affirmé qu’il ne commettait jamais de faute sans savoir ce qu’il faisait, Montaigne souligne en sens inverse l’incertitude de son jugement sur les affaires du monde. Il se confierait volontiers « à la décision du sort et des dés », car il se défie de la raison : « La raison humaine est un glaive double et dangereux. Et en la main même de Socrate, son plus intime et plus familier ami ˙ voyez à quant [combien] de bouts c’est un bâton55. » Son jugement est particulièrement incertain dans les affaires politiques : « Notamment aux affaires politiques, il y a un beau champ ouvert au branle et à la contestation […]. Les discours de Machiavel, pour exemple, étaient assez solides pour le sujet, si y a-il eu grande aisance à les combattre ˙ et ceux qui l’ont fait n’ont pas laissé moins de facilité à combattre les leurs56. » On est surpris de cette mention de Machiavel, mention très appuyée puisque Machiavel est le seul nommé ici – ses contradicteurs restent indéterminés – et mention nettement favorable dans un chapitre où le goût du siècle pour la dissimulation est spécialement et âprement critiqué, et où Montaigne fait au prince des recommandations opposées à celles de Machiavel : « Et ne fut jamais temps et lieu où il y eût pour les princes loyer plus certain et plus grand proposé à la bonté et à la justice. Le premier qui s’avisera de se pousser en faveur et en crédit par cette voie-là, je suis bien déçu si, à bon compte, il ne devance ses compagnons. […] Qu’il reluise d’humanité, de vérité, de loyauté, de tempérance et surtout de justice, marques rares, inconnues et exilées57. » Après de telles recommandations, l’affirmation que le débat entre Machiavel et ses critiques est sans progrès ni conclusion n’en est que plus frappante. Tandis que l’échange socratique des arguments, culminant dans l’élaboration dialectique d’un « meilleur régime », était toujours porté par une impartialité active et un propos arbitral visant à l’accroissement du bien politique, Montaigne quant à lui, en dépit de ses jugements fort tranchés dont nous venons de voir un exemple, aboutit à une indifférence théorique justifiant une passivité délibérée : « je me laisse volontiers mener à l’ordre public du monde. Heureux le peuple qui fait ce qu’on commande mieux que ceux qui commandent, sans se tourmenter des causes, qui se laisse mollement rouler après le roulement céleste. L’obéissance n’est pure ni tranquille en celui qui raisonne et qui plaide58. »
Ces formules résument parfaitement ce qu’on appelle volontiers le « conservatisme » de Montaigne. Le terme est recevable à condition de le bien entendre. Le conservatisme de Montaigne a peu en commun avec ce qui a reçu ce nom après la Révolution française. Dans le contexte de la politique moderne, ceux qui se disent ou sont dits « conservateurs » sont attachés à l’« ordre établi » et veulent le défendre contre les révolutionnaires et aussi contre les réformateurs « exagérés » parce qu’ils l’estiment suffisamment bon et donc digne d’être conservé. Montaigne de son côté ne montre aucune estime pour l’ordre établi : « Nos mœurs sont extrêmement corrompues, et penchent d’une merveilleuse inclination vers l’empirement ˙ de nos lois et usances, il y en a plusieurs barbares et monstrueuses59. » Si tel est le jugement de Montaigne sur la société dans laquelle il vit, pourquoi n’en recommande-t-il pas la complète « réformation » ? Tout simplement parce qu’à ses yeux il n’y a aucune garantie que la réforme de « nos mœurs » apporterait une amélioration, et non pas au contraire un « empirement » supplémentaire. Alors Montaigne, en dépit de son jugement péremptoire et fort sévère sur l’état du monde qui l’entoure, conclut en faveur de son maintien et de sa défense.
On voit que la pensée politique de Montaigne n’est pas aisée à cerner. D’une part, quand il parle en termes généraux, il aboutit à l’incertitude ou à l’indifférence théorique la plus complète : les arguments des meilleurs auteurs, comme Machiavel, sont aisément réfutés par des arguments contraires qui sont à leur tour aussi aisément réfutables. D’autre part, quand il considère les choses présentes, il n’hésite pas à porter des jugements catégoriques. Il assure par exemple, nous venons de le voir, que la meilleure chose que puisse faire un prince aujourd’hui, c’est de pratiquer les vertus, et d’abord la vertu de justice. C’est avec au moins la même assurance qu’il juge corrompues et même barbares les mœurs contemporaines. Enfin c’est sans la moindre réserve qu’il recommande de laisser les choses comme elles sont. On serait pardonnable d’accuser Montaigne d’inconséquence. Si ces divers éléments tiennent ensemble, nous ne savons pas comment. Ce qui semble clair en tout cas, c’est qu’à ses yeux, le plus grand mal dont puisse souffrir la vie commune, c’est le changement lui-même. Immédiatement après avoir évoqué « nos lois et usances […] barbares et monstrueuses », il poursuit ainsi : « toutefois pour la difficulté de nous mettre en meilleur état, et le danger de ce croulement, si je pouvais planter une cheville à notre roue, et l’arrêter en ce point, je le ferais de bon cœur […]. Le pis que je trouve en notre état, c’est l’instabilité, et que nos lois, non plus que nos vêtements, ne peuvent prendre aucune forme arrêtée60. »
C’est sans doute dans le chapitre De la vanité (III, 9) que Montaigne développe le plus complètement sa pensée sociale et politique. Il y est fort direct et tranchant dans sa critique de la démarche dialectique propre à la philosophie politique grecque. Après avoir mentionné Platon et Aristote, il écrit : « Et certes toutes ces descriptions de police [régime politique], feintes par art, se trouvent ridicules et ineptes à mettre en pratique. Ces grandes et longues altercations, de la meilleure forme de société, et des règles plus commodes à nous attacher, sont altercations propres seulement à l’exercice de notre esprit61. » Tenons-nous là le motif du jugement favorable de Montaigne à l’endroit de Machiavel, qui nous avait surpris ? En tout cas ces lignes forment le pendant exact des lignes décisives du chapitre 15 du Prince62. Montaigne et Machiavel partagent le même diagnostic : la quête dialectique de la « meilleure forme de société », ou de la meilleure république ou principauté, est un vain exercice qui ne nous aide en rien à nous orienter et à agir judicieusement dans l’ordre politique. De ce diagnostic partagé, Montaigne et Machiavel tirent des conséquences très différentes et pour ainsi dire opposées. Tandis que celui-ci réclame un redoublement d’espérance et d’activité, celui-là choisit résolument la passivité. Mais c’est au nom de la nécessité que l’un comme l’autre justifient leur choix. Le prince, selon Machiavel, doit apprendre à « pouvoir ne pas être bon, et d’en user et n’en pas user selon la nécessité63 ». Ici la nécessité fournit à l’action humaine sa règle. Pour Montaigne, est-on tenté de dire, c’est la nécessité elle-même qui agit. Et puisque la nécessité agit, l’homme, en tout cas la raison humaine, peut s’abstenir : « La nécessité compose les hommes et les assemble. Cette couture fortuite se forme après en lois. Car il en a été d’aussi farouches qu’aucune opinion humaine puisse enfanter, qui toutefois ont maintenu leurs corps avec autant de santé et longueur de vie que celles de Platon et Aristote sauraient faire64. »
Ainsi Machiavel et Montaigne partagent une même impatience devant les lenteurs vaines de la philosophie. Les notions dont use la dialectique, par exemple et spécialement les notions des différents régimes politiques, ont trop peu de consistance à leurs yeux pour nourrir une « altercation » impartiale capable de conduire à un choix pratique fondé en raison. Le monde humain est en quelque sorte « sous-ordonné ». On ne peut s’y orienter utilement à partir d’articulations internes que la philosophie a abusivement fait ressortir comme autant de régimes distincts. Il comporte une opacité impénétrable à la raison. La société humaine a en somme le caractère d’une « masse de perdition » dont on doit d’abord se détacher pour parvenir à un point de vue valide65. Machiavel entend donc ouvrir la voie à une action qui ne soit ni orientée ni, donc, entravée par la fausse clarté des notions usuelles, y compris et d’abord la distinction entre le bien et le mal. Quant à Montaigne, allant dans la direction opposée, il dessine pour l’habiter le lieu d’un retrait où l’âme n’a affaire qu’à elle-même, et où elle peut parvenir à une connaissance que le monde lui refuse. À l’obscurcissement du monde répond l’éclairement d’un domaine qui n’avait pas de nom parce qu’il n’existait pas encore. Quel domaine ? Le domaine habité par le « moi », le domaine dont le « moi » est le seul habitant, le domaine animé et vivifié par le désir qu’a le « moi » de se connaître et de se produire à la connaissance des autres.
20. Nous pouvons maintenant revenir aux propositions dont l’audace nous avait frappés : « Un cœur généreux ne doit point démentir ses pensées : il se veut faire voir jusques au dedans. Ou tout y est bon, ou au moins tout y est humain66. » Immédiatement après, Montaigne cite Aristote à propos des conduites inspirées par la « magnanimité ». Il est donc utile, pour cerner plus précisément sa pensée, de considérer la conduite qu’il recommande ici à la lumière de la notion aristotélicienne de magnanimité.
La magnanimité comporte une revendication de supériorité, qui se traduit par la résolution de dire la vérité en dépit de l’opinion : « Il est nécessaire que [le magnanime] se montre à découvert dans ses haines comme dans ses amitiés, la dissimulation étant la marque d’une âme craintive. Il se soucie davantage de la vérité que de l’opinion, il parle et agit au grand jour, car le peu de cas qu’il fait des autres lui permet de s’exprimer avec franchise67. » Dans la transcription que Montaigne donne de ce passage68, il omet caractéristiquement le verbe « agir ». Là où Aristote disait : « parler et agir » – legein kai prattein –, Montaigne écrit : « juger, parler ». La magnanimité, dans son sens premier et complet, est une vertu éminente de l’homme agissant. Elle consiste, explique Aristote, à se juger digne de grandes choses, et à en être digne en effet. Le magnanime convoite donc les honneurs dont il est digne, les honneurs étant la récompense des plus beaux accomplissements69. En écartant de la générosité dont il parle tout ce qui concerne l’action et les honneurs dus aux belles actions, Montaigne infléchit profondément la notion de magnanimité. Il faut bien sûr ajouter que le magnanime d’Aristote est très différent du généreux de Montaigne en ceci aussi que, loin de se donner à voir « jusques au-dedans », il ne parle pas de lui-même, ni d’ailleurs des autres70.
Ainsi, là où le propos était d’être reconnu, loué, admiré pour ses actions, il est maintenant de « se faire voir ». Rien n’est dit des dispositions attendues de ceux qui « voient » celui qui veut « se faire voir ». Leur rôle comme leurs sentiments restent indéterminés. Le propos part de l’agent, ou plutôt de l’auteur, et revient à l’auteur. Il n’est pas question ici de son effet éventuel sur le lecteur. Rien n’est dit même des motifs pour lesquels on serait intéressé à voir « jusques au fond » celui qui veut « se faire voir ». Le propos de se faire voir jusques au fond paraît se suffire à lui-même. Si le lecteur est bien sûr supposé, s’il est implicitement présent, si même l’on s’adresse directement à lui, aucune réponse ou démarche attendue de lui ne lui donne visage ou physionomie. En revanche, en poursuivant avec ardeur les honneurs, le magnanime reconnaît explicitement non seulement l’existence mais la juridiction des autres, ses concitoyens ; il s’inscrit dans une relation civique de réciprocité même si le magnanime se suffit au fond à lui-même71.
On ne peut cependant en rester à l’opposition entre le magnanime engagé dans une relation civique et le généreux sans relation assignable. La relation du généreux à son public est certes indéterminée, mais public il y a bien puisque, s’il veut se faire voir, le généreux doit s’adresser à quelqu’un. Plus précisément, s’il veut se faire voir, c’est au moins qu’il se juge digne d’être vu. Ne se montre tout entier, n’a le courage de se montrer tout entier, que celui qui est « montrable ». Désireux de ne rien cacher, de se faire voir jusques au-dedans, le cœur généreux ne fera rien ou ne sera rien qui le rendrait indigne d’être vu. Ceci alors paraît le rapprocher considérablement du magnanime dont Aristote souligne que, voulant être digne des plus grands honneurs, il est nécessairement un homme excellent – aristos72. Comment alors distinguer l’excellence du magnanime de la bonté du généreux ?
Le magnanime vise à l’excellence. La démarche du généreux suppose sa bonté : « tout y est bon ». Il nous faut cependant considérer la clause qui introduit une sorte de restriction : « ou au moins tout y est humain73 ». Il est bien sûr impossible de donner ici un sens précis à cet adjectif. Qu’est-ce qui est « humain » ? Nous devinons en tout cas que l’adjectif ainsi employé offre de larges possibilités de discount. Parcourant l’éventail ou la palette de l’« humain », on pourra aller de la vertu admirable au vice « excusable ». L’adjectif ainsi employé est, si j’ose dire, à lui seul un plaidoyer, un plaidoyer pro domo – certainement la dernière chose que ferait le magnanime ! C’est déjà un plaidoyer que de dire ou d’insinuer : c’est un être humain que je vous montre et vous êtes aussi des êtres humains. S’il s’agit en quelque mesure d’un plaidoyer, le lecteur sera en quelque mesure un juge, mais un juge d’une espèce particulière, un juge qui a un intérêt personnel à l’acquittement de celui qui se montre tout entier.
La revendication d’honneur du magnanime était gagée sur ses actions visibles. Aussi fier ou orgueilleux fût-il, il acceptait un critère public, quitte à considérer d’autre part qu’aucun honneur public n’était à la hauteur de ses mérites. Le geste du cœur généreux a ceci de particulier qu’en se donnant à voir, il ne reconnaît aucun critère public, mais fait fond sur la complicité indéfinie contenue dans le « ceci est humain ». Étant lui-même la source exclusive de la lumière qui éclaire ses actions ou plutôt ses dispositions et ses « états », il se fait ainsi honneur à lui-même.
Montaigne, il est vrai, promet à ses lecteurs l’accès le plus libre « jusques au dedans ». C’est ce « jusques au-dedans » tel qu’il est illustré dans les Essais qui atteste le sérieux de sa démarche. Sa prétention à dire, et d’abord à savoir la vérité complète sur lui-même est-elle pour autant validée ? Montaigne ne dédaigne pas de se référer implicitement à une démarche essentielle de la vie chrétienne en parlant ici de sa « confession74 ». On s’en souvient, cette confession-ci porte simplement sur son extraordinaire maladresse et incompétence dans les choses de la vie pratique, elle ne comporte l’aveu d’aucune action ou disposition vicieuse, mais le mot retentit nécessairement en nous. Si le cœur généreux de Montaigne doit être d’abord compris à la lumière du magnanime grec, peut-être a-t-il aussi quelque chose de commun avec celui qui est en somme l’opposé du magnanime : l’humble chrétien qui confesse ses fautes. C’est ce dernier, et non pas le magnanime, qui veut « se faire voir jusques au dedans ». Ce que l’humble chrétien fait voir cependant, ce n’est pas le bien qui est en lui, mais en somme le contraire puisqu’il fait l’aveu de ses fautes. Il en fait l’aveu non pas devant le public déterminé dont le magnanime attend les honneurs, ni devant le public indéterminé dont Montaigne provoque l’humanité complice, mais devant le Juge compétent, avec ou sans la médiation d’un confesseur. Il faut ajouter que la confession du pécheur n’a pas son but en elle-même. Elle n’est qu’un moyen et une étape du devenir-bon, c’est-à-dire du devenir-meilleur du chrétien, un moyen et une étape de son perfectionnement.
Le cœur généreux de Montaigne apparaît ainsi comme un mélange étrange du magnanime grec, qui revendique devant ses concitoyens l’honneur dû à ses belles actions, et du pénitent chrétien qui confesse devant Dieu ses mauvaises actions. Mais qu’est-ce que Montaigne revendique et confesse devant les hommes ses lecteurs ? Ni ses belles ou bonnes actions, ni ses mauvaises actions. Sa démarche suppose précisément sinon l’effacement, du moins l’affaiblissement de cette opposition, de cette alternative, en même temps que le retrait au second plan de l’action elle-même. Montaigne ne prétend certes pas se situer par-delà le bien et le mal, mais ce qu’il donne à voir, ce qu’il confesse si l’on veut, c’est une condition, un état, un être qui est antérieur à l’opposition entre bonnes et mauvaises actions, un « être homme » qui n’est ni admirable ni coupable, mais qui est, précisément, « humain ».
Cette tautologie est promise au plus bel avenir. Le paysage moral s’ordonnera bientôt, en tout cas plus tard, non plus selon l’opposition entre bien et mal, bon et mauvais, mais selon l’opposition entre humain et inhumain. Dans la compréhension classique ou chrétienne, l’inhumain n’était qu’une subdivision du mal ou du mauvais, une subdivision qui, en raison même de son caractère rare et extrême, n’avait pas grande place dans la conversation morale. Il y avait assez à faire avec le mal ordinaire, le mal normal si j’ose dire. La moralité des Modernes, que Montaigne ici fait plus que préparer, pour laquelle il plaide et prêche d’exemple, fait passer la ligne de démarcation entre le mal ordinaire et le mal extraordinaire, reversant le mal ordinaire en somme du côté du bien, ou plutôt rassemblant les deux dans l’immensité rassurante de l’« humain », et rejetant hors de l’humain le mal extrême qui devient proprement l’inhumain. On pourrait dire que le partage se fait désormais entre l’excusable et l’inexcusable, l’excusable pour lequel il n’est pas besoin de pénitence et l’inexcusable pour lequel il n’est pas de pénitence.