19

À l’heure du déjeuner, Jervis lui fit le genre de conversation polie qu’on réserve à un invité et s’éclipsa dès la fin du repas. La journée était chaude. La brume s’était dissipée et un soleil éclatant dardait ses rayons sur le sol imbibé de pluie ; au loin, de gros nuages annonciateurs d’orage barraient l’horizon.

Nan alla s’asseoir du côté ombragé de la pelouse avec un livre qu’elle posa sur ses genoux sans l’ouvrir. Elle n’arrêtait pas de repenser au pont. Elle avait été choquée et se sentait encore un peu secouée. Jervis avait frôlé la mort – elle ne songea même pas qu’elle aussi. Elle revoyait Jervis avancer sur le pont, le pont qui craquait, la violence avec laquelle il s’était effondré, le rugissement de la cascade… L’eau tourbillonnait au fond du bassin dans un jaillissement d’écume et d’embruns, et Jervis… Jervis avait failli tomber ! Elle ne parvenait pas à chasser l’image atroce de Jervis se débattant au milieu des eaux tumultueuses. Prise d’un frisson glacé malgré la chaleur, elle s’appliqua à repousser cette image qui la hantait.

Ouvrant son livre au hasard, Nan commença à lire. Les mots glissaient sur elle comme de l’eau sur une pierre, sans laisser de trace. Elle le referma et aperçut Jervis qui traversait la pelouse, Bran sur ses talons. Il marchait avec une superbe assurance. Il s’arrêta près d’elle, un genou posé sur le fauteuil, un bras dans le dos.

— Eh bien, voilà… J’ai envoyé les hommes examiner le pont.

Nan se tourna vers lui. Bran s’approcha et mit la tête sur ses genoux.

— Le bois était pourri. À cause des embruns. À vrai dire, Benham – c’est le charpentier – m’a rappelé que je lui avais parlé de le faire réviser, mais je ne me doutais évidemment pas que la chose était aussi urgente !

Nan caressa Bran. Sans piper mot. Dans sa tête se forma l’image d’un éclair et de Robert Leonard se détachant sur un bouquet d’arbres.

Jervis redressa un peu la tête. Pourquoi ne disait-elle rien ?

— Benham a examiné de près les planches brisées. Je crois que vous avez laissé entendre que quelqu’un les avait trafiquées.

— Oui, dit Nan en levant les yeux.

— Vous avez même laissé entendre que c’était Robert Leonard.

— Oui… en effet.

— Eh bien, je pense que vous devriez revenir là-dessus. Si les planches avaient été en partie sciées, on verrait la marque de la scie. Or il n’y a aucune marque. Les planches ont cédé parce qu’elles étaient pourries. Le bord est déchiqueté et fendu, et le bois tellement pourri qu’on peut le casser avec les doigts. Je ne comprends pas comment ça a pu tenir aussi longtemps !

Nan ne disait toujours rien. Elle le regarda calmement avant de recommencer à caresser Bran.

L’expression de Jervis s’assombrit.

— Vous avez lancé ce qui se résume à une accusation.

— Oui.

— Comptez-vous la retirer ? demanda Jervis en tapotant le dossier du fauteuil.

— Non.

— Après ce qu’a constaté Benham ?

Nan redressa vivement la tête.

— Il a essayé de vous tuer.

— C’est absurde. Le pont s’est effondré parce qu’il était pourri et que j’ai négligé de m’en occuper. D’ailleurs, c’est Robert Leonard qui a attiré mon attention là-dessus il y a moins d’une semaine – Benham me l’a rappelé. Je n’aime pas Leonard – c’est un homme que je n’ai jamais apprécié et qui me hérisse plutôt –, mais il fait partie de la famille, aussi je pense que vous devriez retirer ce que vous avez dit.

Nan se leva.

— C’est la troisième fois qu’il tente de vous tuer, dit-elle.

Elle vit le visage de Jervis s’assombrir, puis s’éclairer de nouveau. Comme il regardait un point derrière son épaule, elle se retourna d’un geste machinal. Lady Tetterley et Rosamund Carew s’avançaient sur la pelouse.

Nan se prépara. Elle ne se sentait pas du tout prête à rencontrer Rosamund, qui était ici chez elle alors qu’elle n’était qu’une étrangère. Et en plus, Jervis était furieux. Se sentant prise au dépourvu et sans défense, elle fit appel à tout son courage – et elle le trouva.

Alfred apporta des fauteuils, tandis que Monk arrivait avec l’imposant plateau à thé.

Lady Tetterley, une femme rousse aux yeux clairs et aux lèvres magenta peintes de travers, serra la main à Nan sans la regarder, puis s’adressa aussitôt à Jervis en lui parlant de gens dont Nan ne connaissait même pas le nom. Pogo était fauché et allait devoir courtiser la fille Winkledon, mais il était peu probable qu’elle lui accorde le moindre intérêt étant donné que Snorter était lui aussi sur les rangs et que, bien entendu, il l’emporterait sur Pogo.

Jervis ayant une préférence pour Pogo, ils se disputèrent une minute, jusqu’à ce que Lady Tetterley détourne la conversation pour évoquer une rumeur extraordinaire concernant l’entrée de Bonzo au Cesarewitch.

Rosamund s’adossa dans un fauteuil en arborant un air de parfait détachement. Sa beauté et son indifférence, ainsi que la simplicité recherchée de sa robe en soie, donnèrent à Nan l’impression d’avoir tout faux. Elle parla à Rosamund, et une fois que celle-ci lui eut répondu, elle ne trouva plus rien à lui dire. L’attitude de Rosamund était celle de la politesse. Nan préférait encore la grossièreté non dissimulée de Lady Tetterley.

Elle servit le thé. Rosamund venait à l’instant de se joindre à une discussion incompréhensible sur le fait de savoir si Juju Fordyce était oui ou non mêlé à l’affaire Lansdell. Lady Tetterley était d’avis que oui. Ses sourcils roux se dressèrent en formant un arc exagéré.

— Jinks m’a affirmé que Freddy le lui avait dit… et je suppose que vous reconnaîtrez au moins que Freddy doit le savoir.

— À cause de Dodo ? interrogea Rosamund.

— Naturellement. Et comme me l’a assuré Tuffy…

— Dodo est le pire menteur de Londres, dit Jervis.

— Oh, il n’est pas le pire !

— Qu’entends-tu par pire ? Le plus rusé ? demanda Rosamund.

— Dodo a moins de cervelle qu’un charançon, observa Jervis.

Nan servait le thé. Une fonction qui lui paraissait utile, car, en dehors de cela, elle semblait n’avoir aucune raison d’exister. Un torrent de commérages se déversait en la laissant sur la rive. S’il n’y avait pas eu Jervis, ça ne l’aurait pas dérangée. Elle se serait amusée à regarder Lady Tetterley, qui était d’une telle maigreur que chacun de ses mouvements nerveux menaçait de casser quelque chose. Ayant obtenu cette minceur miraculeuse au prix du sacrifice de sa santé et de son teint, elle se montrait démesurément satisfaite du résultat. Environ toutes les dix minutes, elle ouvrait un vanity-case, se contemplait dans le miroir collé à l’intérieur du rabat et remettait de la poudre sur ses joues anguleuses, ainsi qu’une touche de rose magenta sur ses lèvres fines. Elle parlait sans cesse et avait une phrase désagréable à dire sur toutes les personnes qu’elle mentionnait. Jervis semblait la trouver distrayante.

Rosamund resta la plupart du temps silencieuse en fumant cigarette sur cigarette. À un moment donné, Nan croisa son regard. Derrière la beauté et le bleu magnifique de ses yeux brillait une lueur hostile qui s’évanouit aussitôt. Nan se sentit un peu ébranlée, sans trop savoir pourquoi. Elle ne s’attendait pas à ce que Rosamund l’aime bien. Une neutralité armée était ce qu’elle pouvait espérer de mieux entre elles deux.

Lady Tetterley ne s’attarda pas très longtemps. Au moment où tout le monde se leva, Rosamund s’approcha de Jervis.

— J’ai des affaires ici un peu partout. Je pensais passer en coup de vent pendant que je séjourne chez Mabel pour faire le tri.

— Oh, quand tu voudras !

— Ça ne t’ennuie pas si je laisse certaines choses ?

— Elles ne te manqueront pas ?

Rosamund fit un petit geste de la main qui tenait sa cigarette.

— Où les mettrais-je ? Je dois quitter la maison de Leaham Road à la fin du mois. Je vais devoir chercher un grenier dans un taudis, j’imagine.

— C’est à mon tour de parler ? rétorqua Jervis. Sans doute est-ce là que je demande : « Pourquoi un taudis ? »

— Tu n’as pas besoin de demander pourquoi… tu le sais.

Ils avaient baissé la voix et Lady Tetterley dressait l’oreille. Ce ne fut que lorsque Rosamund lui tourna le dos qu’elle vint vers Nan d’un air agité.

— Oh, à propos, Basher m’a demandé de ne pas oublier de vous interroger au sujet de votre famille…

Nan la regarda fixement. Elle ne répéta pas le mot Basher, mais trouva le moyen d’en donner l’impression.

Mabel Tetterley haussa ses épaules anguleuses.

— Basher est mon mari. Il s’est mis dans l’idée que vous pourriez avoir un lien avec des Forsyth qu’il a connus autrefois. Je lui ai expliqué que c’était plus qu’improbable, mais il m’a fait promettre de vous poser la question. Je crois bien qu’il a été amoureux d’une des filles… Ils habitaient alors une ville du nom de Glenbuckie, et un des fils était parti faire des fouilles en Chaldée sur les lieux de l’Ancien Testament. Basher prétend qu’il jouissait d’une excellente réputation dans son domaine.

— Nigel Forsyth, dit Jervis.

Mabel Tetterley acquiesça.

— C’est bien ça. Il a même écrit des livres qui parlent de fragments, d’écriture cunéiforme, de morceaux de la tour de Babel, des marmites d’Abraham et de l’anneau nasal de la femme de Japhet… Personnellement, je ne les ai pas lus, mais Basher en raffole, et il tenait à ce que je vous demande si vous étiez liée à ces Forsyth de Glenbuckie.

Nan rougit.

— Oui, je le suis.

— Non, pas vraiment ! s’exclama Lady Tetterley avec impertinence.

— Nigel Forsyth était mon père.

Lady Tetterley laissa tomber la cendre de sa cigarette en disant :

— Diantre… Basher va être aux anges !

Sur ces mots, elle tourna brusquement les talons en déclarant qu’elles auraient dû partir depuis déjà dix bonnes minutes.

Ni Mabel Tetterley ni Rosamund ne prirent congé de Nan, qui se demanda si elle devait les suivre sur la pelouse ou rester où elle était. Elle faillit les rejoindre, mais vu qu’ils étaient déjà à bonne distance, il lui aurait fallu courir pour les rattraper. Aucun des trois ne se retourna. Encore hésitante, elle les suivit des yeux quelques secondes, puis retourna s’asseoir, de plus en plus convaincue d’avoir fait le mauvais choix. Lorsque, deux minutes plus tard, Monk et Alfred vinrent débarrasser la table, elle se dirigea vers la maison, les joues en feu, le courage en berne.

Dans le hall, elle croisa Jervis qui la fusilla d’un regard glacial.

— Pourquoi n’êtes-vous pas venue leur dire au revoir ?

— Vous êtes parti sans moi.

— Vous auriez dû venir avec nous.

— Je suis désolée, dit Nan avec une simplicité qui le laissa sans voix. Vous êtes parti si vite que j’ai pensé que ce serait ridicule de vous courir après.

Jervis s’éloigna sans un mot. Elle ne le revit pas avant le dîner.