Jervis fixa la porte en fronçant les sourcils. Que de manières pour un simple baiser ! Il renversa la tête en arrière en riant. Il ne savait pas du tout pourquoi il l’avait embrassée, et encore moins pourquoi elle était partie en courant. On aurait pu s’attendre à moins de délicatesse de la part d’une fille venue s’offrir à un inconnu en échange de deux mille livres comptant et d’une rente de cinq cents livres par an ! Non… pour être juste, elle n’avait pas réclamé les cinq cents livres, seulement les deux mille. Elle ne pouvait cependant pas espérer qu’on la jugerait inapprochable… D’ailleurs, qu’avait-il fait ? Il l’avait soulevée, embrassée et reposée par terre. Quoi qu’il en soit, il se sentait néanmoins coupable, ce qui l’agaçait. Ses lèvres étaient douces, froides, et il les avait senties trembler. Au moment où il l’avait reposée, elle avait eu l’air d’une enfant blessée au-delà du supportable. Quelle prétention ! Elle s’était offerte à lui, il l’avait épousée… et elle réagissait ainsi à un simple baiser !
Jervis enjamba le rebord de la fenêtre et fit les cent pas sur la terrasse tout en fumant jusqu’à ce que le soleil ait disparu dans un halo de brume rose.
Ce fut là que Monk le trouva, en train d’admirer le couchant. Il lui tendit une longue enveloppe et lui transmit un message.
— Mrs. Weare s’est mise au lit avec une migraine, monsieur… Voici les papiers que vous désiriez voir.
Jervis les emporta dans le bureau.
Elle s’était donc mise au lit avec une migraine… Il se demanda s’il l’avait fait pleurer. Son humeur se teinta d’un petit sentiment de triomphe. Il avait beau avoir vécu dix ans dans la même maison que Rosamund, jamais il ne l’avait vue pleurer, et il l’avait embrassée des centaines de fois sans jamais la sentir trembler. Au moment où il les avait touchées, les lèvres de Nan avaient tremblé – elle avait tremblé de la tête aux pieds et était partie en courant, au bord des larmes. Peut-être était-elle dans le grand lit à baldaquin en train de sangloter… Il l’imagina étendue dans la pénombre des tentures rouges, pleurant à chaudes larmes. Pour une raison obscure, cette vision lui procura une sensation de plaisir.
Il déchira l’enveloppe, qui contenait cinq ou six lettres écrites sur du papier fin, accompagnées d’un mot au crayon signé de Nan :
Voici quelques-unes des lettres de mon père. Merci de me les rendre.
Un coin de la feuille était cloqué. Comme si une larme l’avait mouillé.
Jervis en sortit les lettres, qui étaient plutôt d’un style compassé, comme en écrirait un homme à des enfants avec lesquels il n’entretiendrait qu’une relation de pure forme.
J’espère que ta sœur et toi travaillez bien à l’école. Rien ne remplace une bonne éducation. Ta tante m’écrit que Cynthia est très en retard et n’a aucun goût pour l’étude. Je suis navré de l’apprendre. Étant donné que je n’ai rien à vous laisser, vous devrez toutes les deux un jour subvenir à vos besoins. Ici, la vie est précaire…
Jervis, qui avait toujours eu de la tendresse pour les enfants, fronça les sourcils. La lettre était datée de juillet 1919, époque à laquelle Nan avait onze ans. Seigneur ! Quelle lettre enivrante à recevoir de la part d’un père vivant à l’autre bout du monde ! Ce devait être la dernière qu’il lui avait écrite.
Il en lut une autre.
Ta tante m’explique que Cynthia est très pénible. Je ne sais pas du tout quoi faire. Il m’est impossible de rentrer tant que la guerre ne sera pas terminée – et qui peut dire quand elle le sera ! Ici, je peux me rendre utile auprès des Arabes parce qu’ils me connaissent. Il faut que tu t’occupes de ta sœur de telle façon que ta tante arrête de s’inquiéter, car si elle décide ne plus vous prendre en charge, je ne vois vraiment pas ce que je pourrais faire…
La date indiquait mai 1918. Nan avait alors dix ans.
Une autre lettre avait été envoyée quelques mois plus tôt.
Ma chère Nan,
J’ai bien reçu ta lettre, ainsi que les photos de toi et de Cynthia. Pour répondre à tes questions : non, tu ne ressembles pas du tout à ta mère. Je crains que tu ne tiennes de mon côté. Ta mère était très belle, et tout le monde l’adorait. Être aimée et admirée lui semblaient être un droit. Cynthia est son portrait craché.
Toutes les lettres étaient signées de la même façon :
Ton père plein d’affection,
Nigel Forsyth
Jervis les jugea plutôt pathétiques. En dehors de la signature, elles ne contenaient pas le moindre signe d’affection. Il s’imagina l’homme inquiet ne voyant pas comment se débrouiller en Angleterre avec deux petites filles. Puis il se représenta l’enfant qui avait conservé ces lettres – une fillette qui aurait voulu ressembler à sa mère magnifique à laquelle elle ne ressemblait pas et qui avait dû endosser la responsabilité que Nigel Forsyth avait refusée. C’était à l’évidence à Nan qu’avait incombé de rassurer la tante, de veiller sur sa sœur et de ne pas oublier qu’il lui faudrait gagner sa vie. Il était prêt à parier qu’elle avait dû gagner celle de Cynthia aussi.
Jervis remit les lettres dans l’enveloppe et monta à l’étage.
Il s’arrêta devant la porte qui séparait la chambre de Nan de la sienne, puis frappa. Pas de réponse. Pourtant, ce n’était pas le sommeil qui régnait derrière cette porte, il en était persuadé ; c’était comme si la pièce attendait de l’entendre frapper de nouveau. Au lieu de quoi il voulut ouvrir et, comme il s’y attendait, constata que le verrou était tiré. La poignée grinça légèrement, et il entendit un bruit de pattes, ainsi qu’une sorte de grognement. Une seconde plus tard, Bran vint renifler derrière la porte.
Tout à coup, Jervis prit conscience de l’ironie de la situation. Sa femme verrouillait sa porte en chargeant son propre chien de la protéger de lui !
Alors qu’il frappait une seconde fois, plus fort, quelque chose bougea, et ce n’était pas Bran. Un très léger mouvement, à peine perceptible. Sans doute Nan s’était-elle assise dans son lit et avait-elle repoussé lentement les couvertures. Bran se pressa contre la porte en reniflant le trou de la serrure.
Les lèvres collées contre la fente, Jervis demanda :
— Nan… vous êtes réveillée ?
Silence. Et soudain, il l’entendit venir pieds nus jusqu’à la porte à laquelle elle s’adossa, tandis que Bran agitait la queue sur la moquette.
— Nan…
— Oui, dit-elle dans un murmure.
Un murmure frémissant. Jervis y vit la confirmation qu’elle avait pleuré.
— Je… je ne voulais pas vous réveiller.
Pas de réponse.
— Je vous ai rapporté vos lettres.
Toujours rien.
— Vous ne voulez pas ouvrir la porte et les prendre ?
Jervis savait qu’elle se tenait là, juste derrière. Il entendit sa main effleurer le panneau, mais elle ne dit toujours rien. Il se demanda pourquoi elle avait fait ce geste si ce n’était pas pour ouvrir la porte…
Devant son silence, il s’impatienta, ce qui le poussa à une sorte de bravade.
— Je suis venu confirmer mes excuses. Vous ne voulez pas ouvrir ?
— Non, dit-elle.
En tout cas, il crut qu’elle l’avait dit. Après quoi il se demanda si ce n’était pas son silence qui l’avait fait à sa place.
— Vous ne voulez pas ouvrir la porte pour reprendre vos lettres ?
Nan avait pleuré toutes les larmes de son corps. Des larmes brûlantes qui semblaient avoir tout emporté, comme une inondation efface tous les points de repère d’un paysage en ne laissant que désolation derrière elle. Il y avait eu un moment où elle aurait pu tuer Jervis à cause de ce fugitif baiser, puis sa colère était retombée. Ensuite, il y en avait eu un autre où elle aurait voulu se jeter dans ses bras, mais il était passé également. Elle s’était sentie honteuse, diminuée, terrorisée, en même temps que lui était venu le désir de quelque chose qu’elle ne connaissait pas. À présent, tout avait disparu. Ne restait plus qu’une solitude grise et désolée, et une immense fatigue.
Elle n’était pas certaine d’avoir parlé quand Jervis lui avait demandé d’ouvrir la porte. Bran se frotta contre elle dans l’obscurité, et ce ne fut qu’en sentant son souffle chaud l’effleurer qu’elle se rendit compte qu’elle avait froid.
Son silence ajouté à l’obscurité éveilla une vague appréhension chez Jervis. Il était entré dans sa chambre sans allumer la lumière, et les fenêtres dont les rideaux étaient tirés laissaient filtrer une lueur qui conférait un aspect étrange aux meubles de la pièce. Dans le ciel pâle, la lune s’était levée.
Brusquement, ce sentiment d’étrangeté se faufila dans ses pensées, lui donnant la brève impression que cette scène avait déjà eu lieu auparavant – dans un rêve, dans un endroit singulier. Il y avait lui, Nan, et, entre eux, l’obscurité. Et dans cette obscurité, Nan pleurait. Cette vision déclencha en lui un ressort inconnu, libérant une bouffée d’émotion fugace. Et soudain, ce fut comme s’il venait de se réveiller sans trop savoir où il était. D’une voix différente, il demanda :
— Vous allez bien ?
Cette fois, il l’entendit répondre « oui », en même temps que Bran se frottait contre la porte.
Nan se ressaisit un peu. Ils n’allaient pas rester là comme ça… Mieux vaudrait ouvrir la porte et prendre les lettres – seulement, elle ne pouvait pas. Si elle ouvrait, Jervis verrait qu’elle avait pleuré. Non, il n’avait pas allumé, car elle ne distinguait aucun rai de lumière sous la porte. Pourquoi se tenaient-ils là dans le noir de part et d’autre de la porte ? Cependant, elle n’avait pas la force de s’en éloigner. Elle était appuyée contre le panneau froid et, dans son désarroi solitaire, elle ressentait le vague désir qu’il dise quelque chose, qu’il continue à lui parler ; parce que, lorsqu’elle entendait sa voix, elle ne se sentait plus aussi horriblement seule.
Sa voix lui parvint de derrière la porte.
— Que se passe-t-il ?
Nan prit une inspiration qui se perdit dans un soupir.
— Rien.
— Vous avez pleuré.
— Non.
— Alors ouvrez la porte.
Une onde de chaleur envahit Nan. Elle avait pleuré si longtemps… Ce serait bien de se réconcilier. Elle était épuisée. Levant la main, elle ouvrit le verrou et, aussitôt, elle eut peur.
La porte s’ouvrit. À peine Jervis eut-il tourné la poignée, Bran se jeta de tout son poids dans l’ouverture pour lécher son maître et le pousser de la tête. Nan vit sa masse sombre se détacher sur le pâle reflet que découpaient les trois fenêtres à l’autre bout de la chambre. Elle vit aussi Jervis, sa haute silhouette noire. Bran revint vers elle en gémissant.
Elle resta immobile et Jervis s’avança d’un pas en lui tendant l’enveloppe. Il ne franchit pas le seuil et, dès qu’elle eut pris les lettres, il recula. Puis il déclara d’un ton contrit :
— Je les ai lues. Je regrette de vous avoir parlé ainsi. Je n’aurais jamais dû.
Nan plaqua la main qui tenait l’enveloppe sur sa poitrine. Sa main lui parut froide ; les lettres aussi. Elle demeura figée là en silence.
— Bonne nuit ! lança brusquement Jervis.
Puis il fit encore un pas en arrière et referma la porte.