Lorsqu’il eut refermé la porte sur Nan, Jervis revint vers la table.
— Nous ferions mieux de bouger, F. F. Monk ne va pas tarder. Allons dans le bureau.
Et il ne prononça plus un seul mot jusqu’à ce qu’ils se soient enfermés dans la pièce. Une fois là, il se posta devant la fenêtre ouverte sur le soleil couchant, fronça les sourcils sans même remarquer le ciel bleu et doré, puis se retourna :
— Qu’y a-t-il derrière tout ça ?
Ferdinand s’assit sur le bras d’un vieux fauteuil en cuir.
— Leonard, répondit-il succinctement.
— Maudit soit Leonard !
— Ce ne sont pas mes affaires.
— Écoutez, F. F… Il y a des choses dont je ne peux pas parler, même à vous, déclara Jervis en se mettant à marcher de long en large. À propos de cette histoire d’il y a dix ans… vous affirmez que l’on a vu Leonard à l’endroit où je suis tombé ?
— Je n’ai pas dit tombé. Je suis convaincu qu’il vous a assommé.
— Et qu’il m’a laissé me noyer, c’est ça ?
— Exactement.
— Sur quoi vous basez-vous pour…
— Je vais vous le dire, car je pense qu’il est temps que vous le sachiez.
— Depuis quand êtes-vous au courant ?
— Environ une semaine.
— Eh bien ?
— C’est une très curieuse histoire. Il se trouve que la fillette qui vous a sauvé la vie en vous maintenant la tête hors de l’eau alors que vous aviez perdu connaissance a vu Robert s’éloigner après qu’il vous a assommé.
— Qu’a-t-elle vu ?
— Elle vous a vu disparaître derrière les rochers, puis Leonard est descendu de la falaise en passant tout près d’elle. Il ne l’a pas remarquée. Il vous a suivi, et ensuite, il est revenu sur ses pas. C’est ce qui explique qu’elle l’a reconnu de dos par la suite – il a une façon de marcher particulière, avec cette grosse tête projetée en avant. Il est remonté en haut de la falaise par le sentier, et comme elle s’inquiétait de ne pas vous apercevoir, elle est allée vers les rochers et vous a trouvé gisant dans l’eau avec un trou derrière la tête.
— Voilà qui est très convaincant… dix ans après ! railla Jervis. Si j’avais eu dix années pour y réfléchir, j’aurais inventé une meilleure histoire !
— Personne n’invente rien. Cette fillette était d’une totale franchise.
— Pourquoi ne l’a-t-elle pas raconté tout de suite ?
— Elle séjournait à Croyston avec une tante, et il fallait qu’elles repartent dans l’après-midi. Comme elle est arrivée trempée et en retard pour partir à la gare, la tante l’a punie. Et une fois qu’elles ont été de retour chez elles, la pauvre enfant est tombée malade et est restée alitée pendant des semaines.
— Et vous l’avez revue ?
— Oui, la semaine dernière.
Jervis demeura coi. Le silence emplit la pièce. Ferdinand Fazackerley décida de ne pas le rompre. Observant son ami de ses yeux pétillants, il vit la peau rougir à la racine des cheveux noirs. Au bout d’une très longue minute, Jervis retrouva sa voix.
— Absurde ! lâcha-t-il.
— Comme vous voudrez.
— De qui parlez-vous ?
— De Nan, répondit Ferdinand.
Jervis s’avança d’un pas.
— Si vous vous moquez de…
— Non, pas du tout.
— Nan ! Vous voulez dire que c’était Nan ?
— Je l’ai reconnue sur-le-champ. Elle n’a pas l’air beaucoup plus vieille, et dès que j’ai aperçu la cicatrice sur son bras, tout est devenu clair ! Je vous l’ai déjà raconté… Elle s’est ouvert le bras jusqu’à l’os pour vous maintenir la tête loin des rochers chaque fois qu’une nouvelle vague arrivait. C’était soit son bras soit votre tête. Et, chaque fois, elle a fait en sorte que ce soit son bras. Qu’elle en garderait une cicatrice était certain, aussi quand j’ai vu celle sur le bras de votre femme au Luxe, je me suis dit que j’étais tombé là sur une superbe histoire d’amour.
Jervis se figea, l’air complètement ébahi. Son esprit, pareil à une pièce aux volets clos, était secoué violemment, comme par un tremblement de terre. Ses pensées se bousculaient, se heurtaient, se brisaient. Au prix d’un immense effort, il se retourna et s’approcha de la fenêtre. Le soleil avait disparu ; une brume dorée teintait le crépuscule. Il n’y avait pas un souffle de vent. Les arbres et les buissons se dressaient immobiles, noirs et solennels. On aurait dit un paysage peint sur une plaque de verre. Le contraste entre ce calme et la confusion de ses pensées lui donna le sentiment de se trouver dans un lieu lointain et inconnu.
Il n’aurait su dire combien de temps il demeura pétrifié. Les teintes dorées s’évanouirent en laissant l’air empli d’un calme encore plus saisissant. Une très faible lueur verte se leva à l’horizon, puis s’évapora à son tour. Un flot impalpable d’obscurité s’écoulait entre lui et le reste du monde.
Soudain, il alluma. Dès que la lumière jaillit dans la pièce jusque-là baignée de pénombre, les fenêtres semblèrent s’estomper et toutes les nuances du crépuscule s’effacer. Les rideaux rouges encadraient les vitres noires.
Ferdinand Fazackerley n’avait pas bougé d’un pouce. Il était toujours assis sur le bras du fauteuil, les mains dans les poches.
— Vous ne plaisantiez pas ?
— Dieu du ciel… non !
— Vous êtes sûr qu’il s’agissait de Nan ?
— Sûr et certain.
— Elle vous l’a dit ?
— Non. Je l’ai reconnue. Et ensuite, pendant le dîner, lorsque j’ai raconté l’histoire de la courageuse gamine qui vous avait sauvé la vie, vous vous doutez bien que je l’ai observée du coin de l’œil. Elle n’a pas laissé paraître grand-chose – vous savez comment elle est –, toutefois, devant son air affolé, j’en ai déduit que vous n’étiez pas au courant et qu’elle ne voulait pas que vous le soyez. Je ne suis pas curieux, mais j’ai eu très envie de comprendre pourquoi vous ne le saviez pas et pourquoi elle ne le voulait pas. Je n’ai pas encore compris.
Le regard pétillant, Ferdinand croisa les jambes et s’adossa au fauteuil.
— Alors ?
Jervis, le regard rivé sur une des fenêtres, demanda :
— Le savait-elle… le jour où elle m’a épousé ?
Les yeux de Ferdinand pétillèrent de plus belle.
— Parbleu ! À votre avis ?
Jervis fit un geste de la main, le visage impassible.
— Pourquoi ne pas lui demander ? suggéra Ferdinand.
— C’est à vous que je le demande, vous qui semblez travailler dans les coulisses. Le savait-elle quand elle s’est mariée avec moi… ou bien l’a-t-elle découvert plus tard ?
— Si elle le savait ? Bien sûr que oui ! Pourquoi pensez-vous qu’elle vous a épousé ?
Jervis demeura silencieux.
— Posez-lui donc la question ! ajouta Ferdinand d’un ton rieur.
Jervis ouvrit la porte à toute volée et sortit de la pièce, sous l’œil d’un Ferdinand au sourire perplexe. Puis il traversa le hall et la porte d’entrée claqua violemment derrière lui.