— Je ne le trouve pas, annonça Miss Villiers. Quelle heure as-tu dit qu’il était ? Une heure ? Oh la la… Je vais devoir me passer de déjeuner pour continuer mes recherches ! Sale Barbe-Bleue ! M’affamer alors qu’il est sans doute en train de boire du porto et du champagne en mangeant des ortolans… À sa place, je sais ce que je prendrais : du poulet aux champignons et un de ces puddings glacés dont ils ont donné la recette dans le Ladies’ Friend de la semaine dernière, fourré à l’ananas et à la crème, et nappé de chocolat fondu.
Elle lâcha un soupir voluptueux.
— Cela étant, sauter un repas est bon pour la ligne. Dis-moi, tu ne voudrais pas rester pour m’aider ?
Nan, qui était en train de mettre un petit chapeau noir, secoua la tête. Puis elle attrapa son sac à main et se dirigea vers la porte.
— Je dois rentrer à la maison, dit-elle.
— Et pourquoi donc ? s’étonna Miss Villiers. Si tu prends le bus, ça te revient aussi cher que de manger dehors, et si tu y vas à pied, à peine tu sera arrivée qu’il te faudra repartir.
Nan acquiesça distraitement.
— Tu as raison, Villiers, comme toujours.
En général, elle apportait un sandwich au bureau ; sinon elle déjeunait au salon de thé voisin d’une tasse de thé et d’un œuf quand ses fonds étaient en hausse, d’un petit pain au lait s’ils étaient en baisse. Elle ne rentrait chez elle que lorsqu’elle craignait de laisser Cynthia seule une journée entière. Comme aujourd’hui. Elle s’offrit l’extravagance d’un trajet en bus, qui lui permettrait de passer quarante minutes avec sa sœur. Elle disposait de dix minutes pour chasser Jervis Weare de son esprit et reprendre des couleurs. Elle se frotta les joues avec vigueur en montant l’escalier de Mrs. Warren où flottaient des relents du repas des pensionnaires et gagna la chambre du dernier étage qu’elle occupait depuis deux ans.
Elle ouvrit la porte, et si elle avait eu le temps de penser à elle-même, elle aurait compris sur-le-champ que, à l’instar de Miss Villiers, il lui faudrait sans doute se passer de déjeuner. Elle avait prévenu Cynthia qu’elle rentrerait, et qu’elles se prépareraient des œufs brouillés et de la purée sur leur réchaud à gaz. Cynthia était censée aller acheter les œufs ; à l’évidence, elle n’en avait rien fait, étant donné qu’elle était encore en robe de chambre.
Nan reprit sa respiration et referma la porte derrière elle.
— Eh bien, Cynthy ?
Trois mois plus tôt, Cynthia avait possédé cette beauté fragile et diaphane qui saisit d’admiration tout en suscitant un sentiment d’effroi à l’idée de son évanescence. La floraison d’une fleur des champs, les irisations des embruns dispersés par le vent, les couleurs délicates d’un lever ou d’un coucher de soleil détenaient ce même pouvoir d’étonner et de charmer. À présent, elle n’était plus qu’une jeune fille blonde trop maigre et trop pâle, aux pathétiques yeux noirs rougis par les larmes. Elle était assise par terre, le bras appuyé au grand lit branlant que partageaient les deux sœurs, sa robe de chambre d’un bleu délavé bâillant sur une chemise de nuit froissée qui avait jadis été rose. Des lettres étaient éparpillées sur la courtepointe en nid-d’abeilles.
— Voyons, Cynthy ! la réprimanda Nan.
La jeune fille leva la tête.
— Je suis désolée. Je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Tu me l’avais pourtant promis, dit Nan d’un air sombre.
Elle s’approcha du lit et rassembla les lettres.
— Tu ferais mieux de les brûler et de ne plus y penser.
La main de Cynthia se crispa sur le mouchoir trempé qu’elle tenait au creux de sa paume.
— Nan, tu ne vas pas…
— Non, bien sûr que non, mais j’aimerais bien que tu le fasses.
S’asseyant au bord du lit, elle attira la tête de Cynthia sur ses genoux.
— À quoi bon les garder, ma chérie ? Tu les as rangées après m’avoir juré de ne plus les regarder et, à peine j’ai le dos tourné, tu les ressors en pleurant comme une Madeleine !
Cynthia s’accrocha à sa sœur, secouée de sanglots.
— C’est tellement dur… Nous nous aimons… c’est juste une question d’argent ! S’il ne m’aimait pas, je m’efforcerais de… de l’oublier… je t’assure ! Mais puisque nous nous aimons…
Elle suffoqua et étreignit le genou de Nan.
Celle-ci caressa ses cheveux humides de larmes.
— Ce serait pourtant mieux si tu essayais, Cynthy.
Cynthia frissonna.
— Je ne veux pas ! Si je ne peux pas me marier avec Frank, je préfère mourir… sauf que ça prend du temps. Dans les romans, les gens qui ont le cœur brisé meurent vite, et je suis sûre que le mien l’est tout autant que ceux des personnages dans les livres, seulement, je suis résistante. Mon teint a perdu son éclat, ma beauté s’en est allée, mes cheveux ne boucleront plus… mais je ne meurs pas.
Bêtement, Nan tressaillit. Écouter Cynthy quand elle parlait ainsi était ridicule.
— Tu te sentirais déjà mieux si tu te débarbouillais la figure, ma belle.
Cynthia renifla, puis se tamponna les yeux.
— Oui, tu te sentirais mieux. Tu es descendue acheter les œufs ?
Cynthia fit signe que non.
— Alors j’y vais en vitesse, sinon nous n’aurons rien à manger. On va devoir les faire à la coque. Allez, lève-toi et sors la casserole ! Je reviens dans une minute. Peut-être que la vieille fouine acceptera de nous dépanner…
Mrs. Warren l’ayant dépannée, Nan remonta avec deux œufs. Cynthia ne s’était ni lavé la figure ni n’avait sorti la casserole. Elle regardait par la fenêtre en pleurant à chaudes larmes.
Pinçant les lèvres sans rien dire, Nan mit les œufs à cuire, pendant que Cynthia faisait les cent pas en parlant d’une voix lasse.
— Tu n’auras qu’à manger les deux… je n’ai envie de rien. C’est bien joli de dire qu’il faut se ressaisir, mais Frank est aussi malheureux que moi, du coup, je ne pense pas qu’à moi, je pense aussi à lui. Dans dix jours, il sera parti pour l’Australie et je ne le reverrai plus jamais. Songer que seul l’argent fait obstacle entre nous ! Si son oncle n’avait pas modifié son testament à la dernière minute, il aurait hérité de deux mille livres et aurait pu racheter des parts dans l’affaire.
— Ton œuf est cuit. Je ne comprends pas pourquoi tu les aimes presque crus.
La non-existence des deux mille livres de Frank était un sujet qu’il était hautement recommandé d’éviter.
— Si j’avais deux mille livres ! se lamenta Cynthia, plantée au milieu de la pièce les bras levés. N’y a-t-il donc rien qu’on puisse faire pour gagner de l’argent rapidement ?
— Rien qui soit dans tes cordes, ma belle.
Cynthia, dans un sanglot, retourna devant la fenêtre, en pleurant et se tordant les mains. Sous la robe de chambre fanée, Nan voyait ses omoplates se soulever au rythme de ses hoquets. Elle continua à parler comme si de rien n’était.
— Cynthy, tu te sentirais beaucoup mieux si tu t’habillais et mangeais un morceau. Rester comme ça à ruminer ne fait qu’empirer les choses.
— Ça t’est facile de dire ça ! rétorqua Cynthia d’une voix désespérée. Tu ne sais pas ce que c’est de vouloir quelqu’un tout le temps en sachant qu’il va s’en aller et que tu ne le reverras plus jamais. Vu que tu n’as jamais été amoureuse, tu n’en sais fichtre rien !
— Non. Viens manger ton œuf, Cynthy, sans quoi il va refroidir, et un œuf froid est tout simplement immangeable.