31

Nan se présenta de bonne heure au petit déjeuner. Ferdinand Fazackerley arriva très tard après s’être baigné, les cheveux plaqués et emmêlés. Bien qu’il ait essayé de les coiffer, et abstraction faite de leur couleur rousse, ils évoquaient plutôt le poil d’un scotch-terrier. Jervis quant à lui ne parut pas du tout.

— Alfred dit qu’il est sorti de bon matin, expliqua Ferdinand en dévorant son bacon. Étant donné qu’il va faire encore plus chaud, il a raison de se débarrasser des tâches épuisantes avant que le thermomètre n’explose !

À onze heures, on appela Alfred en vue de l’interroger.

— Mr. Weare a-t-il prévenu qu’il serait en retard ?

— Non, madame.

— Et a-t-il précisé où il allait ?

— Non, monsieur.

— A-t-il dit quelque chose, Alfred ?

— Non, madame.

— Auriez-vous vu de quel côté il était parti ?

Alfred avait l’air déchiré. C’était un garçon timide qui répugnait très fort à s’engager.

— Non, monsieur.

Nan fut prise d’une soudaine inspiration.

— L’avez-vous seulement vu, Alfred ?

— Non, madame. Je ne peux pas dire ça.

— Il n’était pas là quand vous êtes allé le réveiller ?

— Non, madame. Je ne peux pas dire qu’il y était.

Il n’y avait rien de plus à ajouter. Que Jervis se soit levé pour sortir avant même que les domestiques n’aient été debout était on ne peut plus banal. Il lui arrivait d’aller se baigner à l’aube si l’envie lui en prenait. Depuis que Nan était à King’s Weare, il était sorti tous les matins. Un jour, il s’était rendu à pied à Croyston où il avait pris son petit déjeuner parce qu’il voulait voir un homme au sujet d’une histoire de moutons. Il avait pu refaire la même chose et serait certainement fou de rage si on le pourchassait en se livrant à des recherches exagérées.

L’heure du déjeuner passa. Ferdinand et Nan se mirent à table avec une demi-heure de retard. Nan avait de la peine à manger, mais elle aurait trouvé encore plus difficile de refuser les plats qu’on lui proposait, car cela aurait voulu dire qu’il y aurait eu une raison pour lui couper l’appétit. Aussi mangea-t-elle avec détermination. Tout semblait nécessiter d’être mâché longuement et rien n’avait de goût. C’était comme manger des copeaux de bois.

À quatre heures, lorsque Ferdinand entra dans la bibliothèque, elle se leva de son fauteuil et alla à sa rencontre. Elle le regarda une seconde, puis détourna aussitôt les yeux.

— Nous devons faire quelque chose, dit-elle.

— Quoi ?

— Je ne sais pas. Je suis… inquiète.

— Oh, si j’étais vous, je ne m’inquiéterais pas !

— Jamais Jervis ne s’absenterait longtemps comme ça… Si ?

— Il le pourrait. Mais nous allons donner quelques coups de téléphone pour voir si nous parvenons à le trouver. S’il est parti à Croyston, il a dû passer au George.

Jervis n’était pas passé au George, ni dans aucun des endroits qu’ils appelèrent. Ils téléphonèrent ensuite aux Tetterley. Ce fut Rosamund qui répondit.

— Vous vouliez parler à Mabel ? Elle n’est pas là. Ils sont partis hier soir passer quelques jours chez la sœur de Basher. Jervis ? Non, il n’est pas venu ici. Il a disparu ? Ma foi, ça lui arrive, vous savez… Il a toujours fait ça. Sans doute a-t-il oublié qu’il était marié… À votre place, j’éviterais de poser trop de questions, ça ne lui plairait pas ! Pour dire le moins… Quand on connaît Jervis depuis le temps que je le connais…

Nan l’interrompit d’une petite voix calme et distincte.

— Vous ne l’avez pas vu ?

— Pas depuis hier.

Nan reposa le téléphone. Le teint blême, elle tourna un visage d’un calme étudié vers Ferdinand.

— Que va-t-on faire ?

— Qu’a-t-elle dit ?

— Que les Tetterley sont partis hier soir. Qu’elle ne l’a pas vu et qu’il lui arrive de s’en aller comme ça brusquement. Est-ce vrai ?

F. F. passa la main dans ses cheveux.

— Brusque, Jervis l’a toujours été… Question de tempérament. Quand il a une idée en tête, il n’aime pas prendre le temps d’y réfléchir, il tient à faire ce qu’il veut le plus vite possible. Je l’ai vu s’en aller vagabonder à travers l’Europe sans aucun bagage. Tenez, il est très décidé à améliorer la race de ses moutons, n’est-ce pas ? Supposons qu’il soit allé à Croyston et qu’il ait rencontré là quelqu’un lui ayant raconté qu’il y avait un bélier de concours à ne rater à aucun prix – que ce soit dans le Northumberland ou dans n’importe quel endroit figurant sur une carte où on élève des moutons –, eh bien, il serait parfaitement capable de sauter dans le premier train…

— Sans avertir personne ?

Ferdinand s’ébouriffa de nouveau les cheveux.

— Il a pu charger quelqu’un d’envoyer un télégramme, et ce quelqu’un a pu oublier. Cela n’a rien d’improbable. Je me disais néanmoins que j’allais faire un saut à Croyston pour me renseigner.

 

Personne n’avait vu Jervis, ni à Croyston ni à la gare. Un train partait le matin à 7 h 45. Ils parlèrent aux deux porteurs qui avaient été de service à cette heure-là. Aucun d’eux ne connaissait de vue Mr. Weare – mais le train était bondé à cause d’un groupe d’excursionnistes. La plupart des passagers étaient des dames, ce qui ne signifiait pas qu’il n’y avait pas eu aussi des messieurs. C’était ce qu’avait expliqué le porteur chargé de poinçonner les billets. Non, étant donné qu’il n’en connaissait aucun de vue, il n’en avait remarqué aucun en particulier…

— J’ai été transféré ici il y a seulement une semaine, m’dame. Désolé de pas pouvoir vous aider.

Son collègue, un homme long et mélancolique au cou maigre avec une pomme d’Adam à la mobilité embarrassante, se révéla être le genre de témoin qui réagit instantanément à la moindre suggestion. Lorsqu’il se vit demander s’il avait aperçu un grand monsieur aux cheveux bruns, il toucha sa pomme d’Adam en regardant vaguement au-dessus de la tête de Nan.

— Un grand monsieur ? Des cheveux bruns ?

— Oui, répondit Nan. Vous l’avez vu ?

— C’est possible.

— Alors vous l’avez vu ?

— Un monsieur très grand ?

— Un mètre quatre-vingt-trois, précisa Ferdinand.

Les yeux du porteur descendirent de quatre ou cinq centimètres. Son expression laissait entendre qu’il aurait pu les obliger s’ils avaient cherché un monsieur d’un mètre quatre-vingt-six, mais un mètre quatre-vingt-trois… L’homme secoua la tête d’un air morose.

— Ben, je ne peux pas dire que j’ai remarqué quelqu’un qui corresponde à cette description.

— Vous auriez sûrement remarqué Mr. Weare… On ne peut que le remarquer. Le pas alerte, bien bâti, le cheveu très noir, il tient la tête haute en ayant l’air d’avoir acheté la terre entière.

— Un monsieur étranger ?

— Non, dit Nan. Mr. Weare de King’s Weare.

— Oh… lui ?

— Vous l’avez vu ? s’empressa de demander Nan.

— Ben, je ne peux pas vraiment dire que je l’ai vu.

— L’auriez-vous reconnu, si vous l’aviez vu ?

— Ben, je ne peux pas vraiment dire que je le reconnaîtrais.

— Y avait-il quelqu’un dans ce train qui aurait pu être Mr. Weare ?

— C’est possible, fit le porteur, une petite lueur s’allumant tout à coup dans son regard.

— Un grand monsieur…

— C’est bien possible.

— Il y en avait un ? demanda Nan.

Le porteur avait l’air de penser que oui. Il cessa de tripoter sa pomme d’Adam et se gratta la tête d’un geste songeur.

— Y avait-il oui ou non un grand monsieur dans ce train ?

— C’est très possible.

Ils furent contraints d’en rester là.

Alors qu’ils repartaient en voiture, Nan dit d’une petite voix étranglée :

— La nuit dernière… j’ai rêvé que… qu’il était… mort.

— Ce qui signifie qu’il est en vie, observa Ferdinand sans la regarder. Les rêves signifient toujours le contraire de leur sens apparent.

— Arrêtez la voiture ! ordonna Nan dans un souffle.

Ferdinand se gara sur le bas-côté. Ils se trouvaient sur un chemin bordé de haies d’où on ne pouvait ni voir ni entendre la mer. Le ciel s’était voilé, hésitant entre brume et brouillard. Une épaisse couche de poussière saupoudrait les haies, il faisait très chaud et tout était silencieux. La lumière était impitoyable – aveuglante en dépit de l’absence du soleil.

— Il va sûrement y avoir de l’orage, déclara Ferdinand.

Nan ne lui prêta pas attention.

— J’ai rêvé… la nuit dernière… qu’il était mort, répéta-t-elle en regardant droit devant elle, le visage et la voix sans expression. C’était… un rêve épouvantable. Il y avait un endroit très sombre… et je l’ai vu… allongé sur de la pierre humide… il faisait très sombre.

— Comment avez-vous pu le voir s’il faisait aussi sombre ? s’enquit Ferdinand d’un ton vif.

Nan le mettait extrêmement mal à l’aise.

— Je ne sais pas… ça arrive, dans les rêves. Je l’ai vu. Il était étendu sur la pierre humide… les yeux fermés. Et au moment où je me suis réveillée en poussant un cri, il est entré dans la chambre.

— Jervis ? Quand cela, dites-vous ?

— La nuit dernière.

— Quelle heure était-il ?

— Je ne sais pas. Mais quand j’ai regardé ma montre après, il était deux heures moins le quart.

— Après ?

 Après qu’il est retourné dans sa chambre.

— Vous a-t-il paru alors comme d’habitude ?

Le menton de Nan trembla un instant.

— Il était… gentil.

— Oh, pauvre petite ! marmonna Ferdinand dans sa barbe.

Il n’avait pas parlé assez fort pour se faire entendre, mais il ôta sa main du volant et la posa sur le genou de Nan.

— Bon, autrement dit, il était debout vers deux heures du matin. Peut-être s’est-il habillé et est-il sorti… Il faudrait vérifier s’il manque certains de ses vêtements.

— J’ai demandé à Alfred de regarder. C’est lui qui s’en occupe.

— Et que dit-il ?

— Il n’a pas l’air très sûr. D’après lui, il manque un pantalon gris en flanelle et un blazer… ainsi qu’un complet de serge bleu, sauf qu’il ne sait pas si Jervis l’a apporté ou non de la ville. Je l’ai prié de téléphoner à Londres afin de poser la question, et on lui a répondu que le complet n’était pas là.

— Manque-t-il autre chose ?

— Je n’en sais rien. J’ai chargé Alfred d’aller vérifier pendant notre absence. Nous ferions mieux de rentrer.

À leur retour, Alfred leur affirma qu’il manquait un certain nombre de choses – le complet de serge bleu, un pantalon et une veste de smoking, des chemises, des chaussettes et, plus important, la brosse à dents et le rasoir.

— Pas de pyjama ? interrogea Ferdinand.

Alfred se montra très dubitatif concernant le pyjama. Non, Mr. Weare n’avait pas pris sa robe de chambre, ni sa brosse à cheveux. En revanche, le garçon était prêt à jurer qu’il manquait une dizaine de mouchoirs, parce qu’ils étaient neufs et que Mrs. Mellish avait dû les marquer.

— Voilà qui est très étrange, commenta Ferdinand. Il a emporté ses mouchoirs et laissé sa brosse à cheveux. Et si toutes ces choses ne sont plus là, dans quoi les a-t-il mises ?

— Oh, il manque une valise, monsieur ! répondit Alfred.

— Où la rangeait-il ?

Ils étaient dans la chambre de Jervis, Nan assise au bord du lit, Alfred à genoux devant un tas de vêtements et Ferdinand arpentant la pièce d’un air agité. Alfred se releva et s’épousseta.

— Mr. Weare préfère garder ses valises à portée de main, monsieur. Il ne les aurait pas rangées dans le débarras au cas où il en aurait eu besoin rapidement.

Il ouvrit une porte dans le mur près du lit qui révéla un profond placard. Trois ou quatre valises y étaient empilées, ainsi que plusieurs cartons à chapeaux.

— Vous êtes certain qu’il en manque une, Alfred ? demanda Nan.

Pour une fois, Alfred avait l’air d’en être vraiment certain.

— Le nouveau modèle Révélation, madame.

— Et vous êtes sûr qu’elle était ici ?

— Oh, oui, madame ! Il l’a rapportée toute neuve de la ville. Monk vous le confirmera.

Lorsqu’ils redescendirent, Nan et Ferdinand échangèrent un regard.

— Il semblerait qu’il soit parti, résuma Nan.

— Il semblerait, en effet, convint Ferdinand en fuyant son regard.

— Pourquoi n’a-t-il pas laissé de message ?

Ferdinand se tourna vers la fenêtre.

— Il est possible qu’il ait laissé un message téléphonique ou un télégramme à quelqu’un pour qu’il l’envoie. Moi-même, ça m’est arrivé… et si parfois ça se passe bien, il se peut aussi qu’on vous fasse faux bond.

— Pourquoi n’a-t-il pas laissé un mot ici ?

— Eh bien, il a dû partir à la hâte.

— En emportant tous ses mouchoirs et pas sa brosse à cheveux ?