Au courrier du lendemain, il n’y eut pas de lettre de Jervis. Nan prit seulement conscience qu’elle avait espéré en recevoir une au moment où le facteur passa sans en apporter. Elle regarda alors Ferdinand, qui réagit avec une certaine ingénuité.
— Écoutez, il a très bien pu faire ce que j’ai moi-même fait un jour où j’avais l’esprit ailleurs. Il est possible qu’il ait écrit un mot avec l’intention de le laisser et qu’il soit parti en le fourrant dans sa poche. S’il le trouve, il enverra un télégramme, mais peut-être qu’il ne s’en apercevra pas avant son retour. Ce genre de chose arrive à n’importe qui. Là où je vis, nous avons eu le cas de Shucks Lawson. Ce pauvre vieux Shucks allait mal. Il n’avait plus rien d’un homme et n’était plus qu’une ombre – l’ombre de Cornelia Van Bien. Et d’un seul coup, il s’est réveillé, et tout le monde aurait parié son dernier dollar que Cornelia l’avait laissé tomber. Petit à petit, Cornelia s’est mise à ressembler elle aussi à une ombre. Elle n’avait jamais été du genre robuste, mais elle a pris une allure si éthérée qu’elle n’était pratiquement plus là. Et puis un beau jour, elle a reçu un télégramme de Melbourne, en Australie. Je sais ce qu’il contenait parce que je connais l’opérateur, qui me l’a raconté. Ce télégramme était le plus long jamais parvenu jusqu’à notre ville, aussi en était-il passablement fier. Il disait : « Lettre proposition mariage trouvée fond poche costume hiver peux-tu pardonner t’aime à la folie réponse par retour télégramme ou deviens fou Schucks. »
Nan, les yeux baissés sur son assiette, avait pris un petit déjeuner très troublé. Elle entendait la voix de Ferdinand sans comprendre vraiment ce qu’il disait, car ses propres pensées résonnaient trop fort dans sa tête. Soudain, elle décida qu’elle ne pouvait pas rester là une seconde de plus à les écouter. Son visage changea d’expression, sa bouche frémit…
— Je dois aller voir Mrs. Mellish, dit-elle en se levant.
Depuis son arrivée à King’s Weare, Nan s’était entretenue tous les jours avec la gouvernante. C’était plutôt cette dernière qui menait l’entretien, mais, la pratique aidant, elle ne désespérait pas d’arriver à commander du bœuf quand Mrs. Mellish proposait du mouton.
Cette dernière la reçut en affichant son austère respect habituel – un respect qui n’avait rien de personnel mais indiquait que Mrs. Mellish avait des manières. Nan approuva le menu du jour sans même le lire.
— Oui, ce sera parfait.
Et elle resta plantée devant la gouvernante en fixant un point au loin, une attitude qui, sans que rien fût manifesté, fut très mal interprétée – « Il y a des endroits où on doit être et d’autres où on ne doit pas ; mais regarder ailleurs comme ça en faisant comme si je n’étais pas là… franchement ! » Nan continua à regarder au loin jusqu’à ce que Mrs. Mellish se dise en son for intérieur : « Ça devient insupportable ! »
— Y avait-il autre chose, madame ? demanda-t-elle avec une telle politesse que toute personne moins absorbée que Nan aurait relevé l’offense qu’elle dissimulait.
Nan ne perçut rien, mais elle revint sur terre et posa les yeux sur la gouvernante.
— Oui. Je voulais savoir si vous ou les domestiques aviez entendu quelque chose la nuit où Mr. Weare est parti. Nous pensons qu’il a laissé un mot et que celui-ci a pu s’égarer.
— Oui, madame ?
Le ton de Mrs. Mellish n’avait rien de très encourageant.
— Si quelqu’un a remarqué quoi que ce soit, cela nous aiderait. Quelqu’un pourrait l’avoir entendu sortir. Cela nous serait utile de savoir quelle heure il était quand il est parti. Nous sommes… inquiets, conclut Nan après une pause de plusieurs secondes.
— Oui, madame.
Les cheveux tirés en arrière encadraient de façon stricte le visage rond et pâle de la gouvernante – des cheveux gris fer. Le matin, elle revêtait une robe assortie à la teinte de ses cheveux, coupée dans un épais tissu évoquant de la façon la plus insistante qui soit la fiabilité et la rigueur morale.
— Pourriez-vous aller demander si quelqu’un a remarqué quelque chose ?
— Bien sûr, madame.
Mrs. Mellish s’éclipsa, laissant Nan avec le sentiment d’avoir frappé en implorant à une porte qui n’était pas destinée à s’ouvrir. Et lorsqu’elle s’avisa que ce n’était pas tant que la porte n’était pas destinée à être ouverte que le fait qu’on venait délibérément de la lui claquer à la figure, elle passa quelques secondes à y réfléchir. Pourquoi les gens claquaient-ils les portes ? Soit parce qu’ils étaient en colère, soit parce qu’ils avaient quelque chose à cacher. Or il n’y avait aucune raison que Mrs. Mellish soit en colère contre elle. Aurait-elle par hasard quelque chose à cacher ?
La gouvernante revint en marchant du pas lent d’une femme qui a conscience de sa dignité. Apparemment, personne n’avait rien remarqué. Gladys avait dormi toute la nuit – « et ce n’est pas facile de la faire lever le matin, madame ! » Fanny s’était réveillée au chant du coq, mais seulement cinq minutes, et « elle n’a rien entendu ».
— Et vous, Mrs. Mellish ? Votre chambre est la plus proche.
— Non, madame.
Ses paupières se baissèrent sur ses yeux clairs un peu proéminents. Comme si on venait de tirer un rideau. D’abord la porte avait été claquée, et maintenant, le rideau tiré. Dans un pays civilisé, il n’est pas possible d’entrer chez quelqu’un par effraction. Nan s’en alla, en proie à un oppressant sentiment de défaite.
Elle retrouva Ferdinand dans le bureau.
— Je vais aller voir Rosamund, dit-elle.
— Pourquoi ?
— Il le faut.
— Pourquoi le faut-il ?
— Elle parlait trop, répondit Nan en mettant la main sur sa joue.
— Quand donc ?
— Au téléphone… C’était hier, je crois.
— Comment cela, elle parlait trop ? fit Ferdinand, ses yeux lançant des questions.
Nan renvoya une mèche de cheveux en arrière.
— En général, elle ne me parle pas beaucoup. Elle évite de me dire trois mots dès qu’elle peut se limiter à deux. À moins d’y être obligée, jamais elle ne m’adresserait la parole. Mais quand j’ai téléphoné pour demander si elle avait vu Jervis, elle a abondamment parlé.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Je pense qu’elle a cherché à me mettre en colère. Je ne me rappelle plus ses propos exacts… rien qui vaille la peine d’être retenu. Je me demande pour quelle raison elle a parlé autant, ajouta Nan en relevant un peu le menton.
Ferdinand fronça les sourcils, l’air d’être sur le point de prendre la parole, puis ouvrit la bouche sur une voyelle indécise.
— Voulez-vous que je vous y conduise ? finit-il par lui proposer.
Nan accepta d’un signe de tête.
Ils roulèrent en silence. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où ils avaient perdu la roue deux jours auparavant, Nan regarda en bas de la falaise d’un œil songeur. Si la voiture avait basculé par-dessus bord, la mer qui montait jusqu’au pied de la falaise aurait été assez profonde pour la recouvrir. L’eau d’un vert bleuté l’aurait engloutie, le reflux l’aurait entraînée vers le courant qui passait près de Croyston Head, et là, au milieu des rochers, ils auraient été transformés en pâte à papier ou aspirés dans les sables mouvants qui s’étendaient près du cap.
Elle détourna les yeux vers l’affreuse maison carrée de Robert Leonard.
— Il est parti, l’informa Ferdinand, comme si elle venait de prononcer son nom.
— Où ? demanda aussitôt Nan en se tournant vers lui.
— Il est parti mardi.
— Nous sommes bien jeudi… n’est-ce pas ?
La tension de l’attente qui annihilait toute notion du temps rendait difficile de se rappeler le jour de la semaine avec certitude. Jervis avait disparu entre le mardi soir et le mercredi matin.
— Oui, jeudi. C’est mardi que nous avons déjeuné chez les Tetterley. Leonard avait un problème avec sa voiture, souvenez-vous. Dans la soirée, il a réussi à la faire démarrer pour l’emmener jusqu’à Croyston. Il l’a déposée au garage de Brown, puis il a dîné et dormi au George. Il y a pris son petit déjeuner le mercredi matin à huit heures pile, après quoi il a loué une moto de manière à être revenu à temps pour empêcher ses incubateurs de refroidir. Vous voyez, il a un alibi irréfutable.
— Non, je ne vois pas. S’il avait prévu un coup tordu, ne serait-ce pas justement ce qu’il aurait fait ? Partir pour faire croire qu’il n’était pas là ?
Ferdinand lui jeta un regard en biais.
— Je suis passé au George. Il a joué au billard jusqu’à onze heures et demie du soir. La femme de chambre l’a appelé à sept heures du matin. Et sa voiture était immobilisée au garage – je suis allé moi-même m’en assurer.
Les lèvres de Nan se pincèrent avec une dureté inhabituelle. Elle les serrait sur une phrase qu’elle se refusait à dire, car, sinon, les mots qu’elle prononcerait risqueraient de lui faire perdre toute maîtrise d’elle-même, maîtrise dont elle aurait grand besoin si elle voulait affronter Rosamund.
Ferdinand ne la pressa pas. Il ne souffla mot jusqu’à ce qu’ils arrivent chez les Tetterley. Puis il lança un regard à Nan et la trouva d’une extrême pâleur :
— Bon, je suppose qu’il vaut mieux que je ne vous accompagne pas. Je vais me garer et vous attendre à l’ombre.
On introduisit Nan dans le salon, une grande pièce d’apparat que Mabel Tetterley utilisait le moins souvent possible. Il était encore meublé selon les goûts de sa belle-mère, Basher ayant montré un entêtement peu ordinaire lorsqu’elle avait insisté pour qu’il se débarrasse du piano à queue en ébène, des deux vitrines en chrysocale, de l’immense tapis décoré de roses jaune et fuchsia festonnées d’un ruban bleu, ainsi que des nombreuses aquarelles réalisées par la défunte Lady Tetterley dans un style aussi conventionnel que glaçant.
Debout au fond de la pièce, Rosamund était vêtue de lin jaune pâle et tenait une cigarette à la main. À l’instant où Nan s’avança, elle se retourna pour prendre une boîte d’allumettes.
Nan vit le bout de la cigarette rougir au contact de la flamme. Les mains blanches de Rosamund étaient parfaitement calmes. Elle exhala un nuage de fumée avant de prendre la parole.
— Notre vagabond est de retour ?
— Non, répondit Nan.
— Il n’est pas ici, dit Rosamund en tirant sur sa cigarette. C’est ce que vous pensiez ?
— Non, dit Nan de la même voix posée.
— Je ne l’ai pas vu… et je ne le cache pas ici ! s’esclaffa Rosamund. Si vous voulez mon avis, vous devriez arrêter de le pourchasser. Allons, ma chère, nous sommes au XXe siècle ! Un homme peut s’absenter vingt-quatre heures sans embarquer toute sa famille avec lui !
Elle rejeta la tête en arrière en soufflant un rond de fumée presque parfait.
— Jervis a toujours été un être imprévisible, reprit-elle. Quand il pense à quelque chose, il aime le faire immédiatement.
— Oui, c’est aussi ce que dit Ferdinand.
— Alors, si Ferdinand le dit, ça ne peut qu’être vrai ! rétorqua Rosamund avec insolence. Je connais bien Jervis, enchaîna-t-elle d’une voix plus suave. Et si vous voulez un conseil, ce dont je doute, il vaut mieux ne pas réveiller le chat qui dort.
Elle souffla un nouveau rond de fumée encore plus réussi, puis ajouta avec emphase d’une voix traînante :
— Ja-mais !
Elles étaient restées debout. Une des hautes fenêtres découpait un rectangle de soleil qui s’arrêtait aux pieds de Rosamund. Nan s’approcha et demanda :
— Savez-vous où est Jervis ?
Rosamund haussa ses ravissants sourcils.
— C’est un peu cavalier, non ?
— Oui. Être cavalière n’est pas ce qui m’inquiète… Je m’inquiète pour Jervis. S’il va bien, il peut être où il veut avec qui il veut. Si vous savez où il est, me le direz-vous ?
— Je vous ai dit que je ne le savais pas.
— Oui, mais vous n’arrêtez pas de laisser sous-entendre le contraire. J’aimerais beaucoup que vous cessiez et que vous me parliez sans détour.
Rosamund eut un bref éclat de rire.
— Je ne sous-entends rien ! Si vous tenez à ce que je sois franche, je trouve que vous faites bien des histoires. Les hommes font des choses de leur côté… Et, connaissant Jervis, quand il découvrira que vous avez ameuté toute la région, ça va barder !
— Oui, dit Nan en fixant Rosamund de son regard paisible. Vous dites que les hommes font des choses de leur côté… Mais est-ce qu’ils partent en général en pleine nuit sans emporter de bagage ?
Une chose étrange se produisit, mais si vite qu’il eût été difficile de l’affirmer. Nan eut l’impression que Rosamund avait commencé à dire quelque chose lorsque, juste avant que les mots n’aient franchi ses lèvres, sa cigarette glissa de telle manière que le bout enflammé lui brûla le doigt. Ce n’était cependant qu’une impression…
— Zut ! s’écria Rosamund.
Nan crut qu’elle allait ajouter quelque chose. Mais elle n’en fit rien et jeta sa cigarette par la fenêtre ouverte avant d’en allumer une autre.
— Il n’a pas pris de bagage ? Ça ne signifie pas grand-chose.
— Je ne sais pas.
— Vous tenez à ce que je vous mette les points sur les i ? Si ça ne vous dérange pas, moi non plus.
— J’aimerais que vous disiez ce que vous avez à dire.
De nouveau, Rosamund éclata de rire.
— Peut-être qu’il est passé prendre ce qu’il lui fallait à Carrington Square…
— Non.
— Vous avez téléphoné là-bas ?
— Oui.
Rosamund souffla un rond de fumée.
— Il est vrai que… ce sont les domestiques de Jervis, n’est-ce pas ?
Nan ne releva pas la perfidie de la remarque.
S’approchant de la fenêtre, Rosamund se plaça en pleine lumière, puis se retourna. Ses cheveux resplendissaient tel de l’or pâle. Ses yeux étaient très bleus.
— Bien entendu, il y a une autre possibilité. Quand un homme loue un appartement, il est fréquent qu’il y laisse des affaires.
— Vous ne semblez pas avoir une très haute opinion de Jervis.
Rosamund haussa les épaules.
— Je ne le prends pas pour un saint, voilà tout ! Si c’est votre cas, je crains que vous n’alliez au-devant de pas mal de surprises ! Si je l’avais épousé, je serais restée très philosophe par rapport à ce genre de choses… Mais, naturellement, je n’ai jamais prétendu être amoureuse de lui.
Si subtile qu’ait été l’accentuation sur le je, elle n’en était pas moins très claire.
Nan rougit. Sans pour autant perdre son calme.
— Vous essayez de me faire croire une chose à laquelle vous-même ne croyez pas. Je me demande bien pourquoi.
La cendre de la cigarette tomba en laissant une trace sur la robe en lin jaune. D’un geste brusque, Rosamund balança son mégot sur les graviers au pied de la fenêtre. D’un geste encore plus brusque, elle se retourna face à Nan.
— Vous préféreriez croire qu’il s’est noyé ?
Nan perdit toutes ses couleurs. Sa voix resta ferme.
— L’important n’est pas ce que je préfère ou pas, ce sont les faits. Je veux savoir la vérité.
Rosamund, les mains derrière le dos, s’appuya au chambranle de la fenêtre.
— Vous êtes très détachée, à ce que je vois… D’accord, puisque vous voulez les faits, les voici. À deux reprises cet été, pendant que nous nagions ensemble, Jervis a été pris d’une terrible crampe. La dernière fois, il a fallu que je lui vienne en aide. Je ne pense pas qu’il s’en serait sorti s’il avait été seul. Voilà, maintenant, vous savez !
Nan blêmit encore un peu.
— C’est vrai ?
— Absolument.
— Mais alors, les domestiques doivent être au courant.
— Si vous imaginez que Jervis est du genre à se vanter de ses faiblesses…
— En avez-vous parlé à quelqu’un ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ? À ce moment-là, je n’avais pas particulièrement envie que Jervis soit furieux contre moi.
— Je vois. Par conséquent, à part vous, personne n’a su qu’il avait eu cette crampe ?
— Lui.
— Oui, naturellement.
Nan observa le visage de Rosamund, mais celui-ci ne laissait rien paraître. Le soleil resplendissait derrière elle.
— Vous ne pouvez rien me dire d’autre ?
— Je crains que non. Appelez-moi si vous avez des nouvelles.
— Oui. Je vous téléphonerai quand il rentrera. Au revoir, Rosamund.
Puis elle s’en alla.