Quand Mrs. Mellish entra dans la bibliothèque, personne ne se serait douté qu’elle venait de quitter ses fourneaux. Elle portait sa robe noire de l’après-midi, agrémentée d’une broche en médaillon qui représentait une église rose légèrement inclinée sur un fond bleu azur. L’air digne et serein, elle s’arrêta à une distance respectueuse en attendant que Nan prenne la parole.
— S’il vous plaît, asseyez-vous.
— Je préfère rester debout, madame.
Le faisait-elle exprès ? Savait-elle comme il est difficile de parler à quelqu’un qui, au moral comme au physique, prend de grands airs ?
Nan se lança.
— J’aimerais que vous vous asseyiez, Mrs. Mellish, insista-t-elle en lui indiquant un fauteuil près du sien.
Après une légère hésitation, la gouvernante avança une chaise à dossier droit. Elle s’assit au bord en se tenant raide comme la justice, les mains sagement croisées. Après avoir attendu un temps convenable, elle dit :
— Oui, madame ?
Nan se pencha en avant.
— Je voudrais que vous m’aidiez.
Le regard de Mrs. Mellish exprima aussitôt une incapacité absolue à comprendre en quoi elle pourrait être d’une aide quelconque à Mrs. Weare. Au bout de quelques secondes, elle répéta :
— Oui, madame ?
Au même moment, les deux mains croisées remuèrent légèrement, découvrant un mouchoir de lin plié en carré, aussi empesé et irréprochable que sa propriétaire.
— Nous sommes très inquiets au sujet de Mr. Weare.
La gouvernante répéta « oui, madame ? » pour la deuxième fois.
Nan se leva d’un geste agacé. Si elle devait rester assise là à écouter Mrs. Mellish répéter « oui, madame ? », elle ne répondait plus de rien ! Elle brûlait d’envie d’attraper le premier livre venu et de le lancer par la fenêtre, ou mieux, à la tête de Mrs. Mellish… Écartant les lourds rideaux, elle contempla l’obscurité derrière la vitre. Une obscurité si opaque qu’on ne distinguait plus rien du paysage.
Puis elle se retourna.
— Vous connaissez Jervis depuis de longues années.
— Oui, madame.
— Vous l’avez connu tout petit.
— Oui, madame.
— Nous sommes affreusement inquiets à son sujet. Nous pensons que… qu’il a dû lui arriver quelque chose.
— Oui, madame ?
Une petite boîte en étain qui servait à ranger les timbres était posée sur le guéridon. Nan se força à en détacher le regard. Elle aurait voulu la jeter au visage de la gouvernante – le plus fort possible. Non sans effort, elle demeura immobile.
— Savez-vous ce qui aurait pu l’obliger à partir de façon aussi soudaine ?
Mrs. Mellish réfléchit en silence. On lui avait appris à toujours dire la vérité, le mensonge étant associé dans son esprit à la saleté, au manque de ponctualité, aux commérages et à tout vote autre que conservateur. Il existait des péchés plus graves, tels le vol, l’athéisme et l’immoralité, mais ils ne concernaient pas les gens respectables. Après un temps qu’elle jugea approprié, elle se compromit à répondre :
— Je ne pourrais pas dire cela.
— Si vous le saviez, vous me le diriez… n’est-ce pas ? Mr. Fazackerley est allé se renseigner à Londres, mais… je n’ai pas l’impression que Jervis soit parti à Londres.
Mrs. Mellish demeura coite, les mains posées à plat sur le mouchoir en lin. La mince alliance qu’Albert Mellish avait passée à un doigt fin quarante-cinq ans plus tôt était désormais enserrée par deux bouts de chair rose boudinée. L’annulaire avait perdu sa finesse et l’or brillait quand il attrapait la lumière, comme un secret caché, comme un reflet du passé et de l’amour envolé.
Nan alla au bout de la pièce et revint.
Mrs. Mellish ne bougea pas. Elle était assise là parce qu’elle en avait reçu l’ordre, sans quoi elle se serait levée en même temps que Mrs. Weare. Mais puisqu’on lui avait ordonné de s’asseoir, assise elle resterait, et ce jusqu’à ce qu’on lui demande de se relever. Le sentiment opiniâtre de sa supériorité lui apportait un réel soutien. Si Mrs. Weare ne connaissait pas sa place, elle connaissait la sienne. Elle vit Nan debout devant elle.
— Mrs. Mellish… vous savez quelque chose. Quoi ?
La gouvernante redoubla de dignité. Ce n’était pas une façon de se comporter pour une maîtresse… Elle désapprouvait totalement !
— Vous savez quelque chose…
— En effet, madame…
— Oui, vous savez quelque chose ! s’exclama Nan d’un ton implorant. Oh, allez-vous me le dire ?
Mrs. Mellish se raidit plus encore.
— Si je peux poser la question, madame… qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai quelque chose à dire ?
— C’est bien le cas, non ? Peut-être que ça ne vous paraît pas important, peut-être même s’agit-il d’un détail insignifiant, et vous avez sans doute une raison de ne pas vouloir m’en parler, mais pourriez-vous, s’il vous plaît, oublier vos réticences et me dire de quoi il s’agit ? Nous n’avons rien sur quoi nous appuyer, et c’est comme d’être enfermé dans une pièce toute noire… Même la plus infime petite lumière pourrait nous indiquer de quel côté se trouve la sortie. Ne le comprenez-vous donc pas ?
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que la gouvernante réponde :
— Non, madame.
Nan sentit les larmes lui monter aux yeux, si pleines de colère qu’elles lui parurent brûlantes. De peur de céder à l’envie d’attraper Mrs. Mellish par ses grosses épaules molles et de la secouer jusqu’à ce que ses dents s’entrechoquent et que les yeux lui sortent de la tête, elle se recula. Après quelques secondes, elle reprit :
— Vous savez quelque chose, j’en jurerais ! Pourquoi ne me le dites-vous pas ?
Le subtil air offensé qu’avait arboré la gouvernante tout au long de l’entretien s’accentua quelque peu. Une personne convenable ne rougissait pas ni ne se comportait en hystérique comme était en train de le faire Mrs. Weare ! Mrs. Mellish bénit la Providence de ne pas être comme les autres femmes. Elle la remercia d’avoir été éduquée dans le but de se montrer respectable, de se conformer aux bonnes manières et de toujours garder la maîtrise d’elle-même. Et bien qu’elle ait connu son lot d’ennuis, elle avait su se tenir. À l’enterrement de son mari, elle avait certes versé les larmes attendues de la part d’une veuve, mais elle avait pris soin de ne pas les laisser froisser son crêpe. Les joues rouges de Nan et sa voix tremblotante ne lui inspirant que du mépris, elle décida de ne pas répondre.
Nan revint s’asseoir dans le fauteuil. Supplier cette femme ne servait à rien… Mais elle avait beau se rendre compte que celle-ci la méprisait, l’orgueil des Forsyth reprit le dessus. Elle laissa le silence s’installer. Puis, d’une voix que Mrs. Mellish ne lui connaissait pas, elle dit :
— J’attends.
— Je vous demande pardon, madame ?
— J’attends que vous me disiez ce que vous avez vu ou entendu mardi soir.
Sa voix n’avait pas tremblé. Elle s’était exprimée d’un ton dur et autoritaire.
Un brin surprise, la gouvernante leva les yeux et rencontra un regard posé qui exigeait une réponse. Ce changement la déconcerta à tel point que des paroles inconsidérées jaillirent de ses lèvres.
— Rien de bien significatif, madame.
— Donc, vous avez vu quelque chose ?
Mrs. Mellish se ressaisit.
— Je ne peux pas dire ça, madame.
— Je pense qu’il le faut.
La gouvernante regimba.
— Je serais sûrement la dernière à taire quelque chose qui pourrait être utile, dit-elle en lissant le mouchoir en lin blanc sur ses genoux.
— Oui. Qu’avez-vous vu ?
— Je dors très mal. Et quand je ne dors pas, j’ai l’habitude de me faire une tasse de thé. Sur une lampe à alcool.
— Oui ?
— Je n’avais plus de thé. Je veille pourtant toujours à en avoir… J’ai pour ça une boîte que m’a donnée exprès Mr. Weare. Mardi soir, comme ma boîte était vide, je suis descendue la remplir. Il devait être à peu près trois heures du matin.
— Oui… ? Continuez, s’il vous plaît.
Mrs. Mellish entendait prendre son temps.
— Je suis descendue par l’escalier de service, et c’est aussi par là que je suis remontée. Je tenais ma chandelle à la main, et en arrivant au premier étage, j’ai vu que la porte du palier était entrouverte. Je m’apprêtais à la refermer quand j’ai entendu une porte s’ouvrir dans le couloir.
— Quelle porte ?
— La porte de Mr. Jervis… de Mr. Weare, devrais-je dire. J’ai soufflé ma chandelle… parce que, vous comprenez, c’était une heure bizarre pour croiser un monsieur en chemise de nuit.
— Oui ? fit Nan, la voix haletante.
Le rideau noir qui était tombé entre le mardi soir et le mercredi matin allait enfin se lever, lui laissant entrevoir ce qu’il y avait derrière.
— J’ai refermé la porte et je suis retournée dans ma chambre me préparer du thé.
Nan se redressa. Elle s’était penchée malgré elle pour entrevoir ce que cachait le rideau.
Mais il n’y avait rien à voir.
Dissimulant sa déception, elle se força à parler.
— Vous n’avez pas vu Mr. Jervis ?
— Non, madame.
Nan perçut dans son ton une sorte de soulagement. Pour quelle raison Mrs. Mellish était-elle soulagée ? Elle n’avait pas vu Jervis. En quoi cela la soulageait-elle ? La question suivante franchit les lèvres de Nan avant même qu’elle sache qu’elle allait la poser.
— Qui avez-vous vu ?
La gouvernante en resta tellement stupéfaite que sa main se crispa sur le mouchoir en froissant les plis impeccables.
— Je suis… montée dans ma chambre… et je me suis fait une tasse de thé, répondit-elle.
Cependant, sa voix avait perdu son calme, se précipitant sur un mot, traînant sur un autre.
Nan ne lui laissa pas le temps de se ressaisir.
— Vous avez vu quelqu’un. Qui ?
— J’ai soufflé ma chandelle et j’ai refermé la porte.
— Vous avez soufflé votre chandelle. La porte de Mr. Jervis était ouverte. Avez-vous vu une lumière ? Y avait-il de la lumière dans la chambre de Mr. Jervis ?
Mrs. Mellish leva puis baissa les yeux.
— C’est possible.
Nan ressentit un léger picotement de triomphe.
— Il y avait de la lumière ! Vous l’avez vue ! Qu’avez-vous vu d’autre ?
— Je ne peux pas le dire, marmonna Mrs. Mellish d’une voix à peine audible.
— Vous le devez.
— Je préférerais que vous ne me le demandiez pas, madame.
— Vous allez devoir me dire ce que vous avez vu, je le crains.
Pourquoi ne voulait-elle pas ? Que cachait-elle ?
Mrs. Mellish retrouva sa dignité.
— Si vous m’autorisiez à partir maintenant, madame, ce serait préférable pour tout le monde.
— Dites-moi ce que vous avez vu.
La gouvernante eut un étrange soubresaut.
— Eh bien, j’ai vu quelqu’un… et en aucun cas je ne l’aurais mentionné si je n’y avais pas été poussée. Jamais aucune médisance, aucun mensonge ou aucune insulte n’ont été prononcés dans ma cuisine… ni dans ma chambre. Mais si vous insistez, madame…
— Oui, j’insiste.
— J’ai… j’ai vu Miss Rosamund.
Le rideau avait donc caché Rosamund. Nan ignorait à quoi elle s’était attendue, mais sûrement pas à cela. Le choc la laissa comme hébétée sans pour autant affecter sa voix.
— Vous avez vu Miss Rosamund. Allez-vous me dire ce que vous avez vu exactement ?
Mrs. Mellish tamponna son menton, puis ses tempes avec son mouchoir. Sa peau pâle luisait de transpiration.
— J’ai soufflé ma chandelle et, dès qu’elle s’est éteinte, j’ai aperçu de la lumière dans la chambre de Mr. Jervis, et tout à coup, la porte s’est ouverte, et Miss Rosamund est sortie, une valise à la main. Et juste comme je regardais, la lumière s’est éteinte, alors j’ai refermé la porte en vitesse et je suis partie.
Nan se tenait toute droite, le teint livide. Elle s’était infligée elle-même cette humiliation. Mrs. Mellish l’aurait épargnée, mais elle l’avait obligée à parler. Au point où elle en était, autant aller jusqu’au bout…
— Vous êtes sûre d’avoir vu Miss Rosamund ?
— Oui, madame.
Non, ce n’était pas la peine. Elle n’avait pas la force de continuer. S’il y avait d’autres questions à formuler, quelqu’un d’autre devrait s’en charger – Ferdinand ou Mr. Page. Demain, s’il n’y avait toujours aucune nouvelle, elle irait faire chercher Mr. Page. Rosamund… Une valise à la main… Nan avait mal au cœur, la tête lui tournait, mais elle réussit à se lever et à s’exprimer calmement.
— Merci, Mrs. Mellish. Vous n’en parlerez à personne ?
La gouvernante retrouva toute son assurance.
— C’est contre ma volonté que je viens de le faire, répliqua-t-elle, avant de se retirer sans hâte, consciente de sa haute valeur morale.
Ce ne fut que quelque temps plus tard que Nan se rendit compte qu’elle était toujours debout, dans la même position qu’à l’instant où elle avait regardé Mrs. Mellish partir. Le constater lui procura un petit choc. Il y avait un moment que la porte s’était refermée, mais elle n’aurait su dire depuis combien de temps. Tout s’était arrêté lorsque la porte s’était refermée ; et maintenant, tout repartait d’un seul coup, mais de façon lente et irrégulière, au risque de s’arrêter de nouveau d’une seconde à l’autre. Le sentiment d’attente et de tension avait disparu. Jervis était parti avec Rosamund. Nan se sentait humiliée au plus profond d’elle-même. Ils étaient partis en secret. Rosamund lui avait menti. Pendant tout le temps où elle lui avait parlé de noyade et des crampes de Jervis, elle avait menti. Elle s’était trouvée dans la chambre de Jervis à trois heures du matin. Elle avait franchi la porte avec sa valise à la main.
Nan était trop hébétée pour ressentir de la douleur. Penser à Rosamund était comme un poids oppressant qui l’engourdissait. Quand Jervis était venu dans sa chambre, il avait été gentil. Attendait-il alors Rosamund ? Était-ce pour cette raison qu’il était réveillé ? Avait-il été gentil uniquement parce qu’il ne fallait pas qu’elle soit réveillée ? Fallait-il qu’elle dorme parce que Rosamund allait venir ?
Les images qui défilaient dans sa tête surgissaient telles des bulles sur de l’eau noire. Elle les voyait arriver, mais elle ne pouvait pas les arrêter. Chaque fois que l’une d’elles atteignait la surface de ses pensées, elle y flottait brièvement en se parant de couleurs iridescentes, puis éclatait en jaillissant telles des larmes.
Elle se voyait côte à côte avec Rosamund. Jervis aimait Rosamund.
Elle voyait Jervis la consoler… Le rideau que soulevait le courant d’air… La porte ouverte entre sa chambre à lui et la sienne. Il ne l’aurait pas laissée ouverte si Rosamund avait été là. Elle tremblait contre son épaule et il la consolait. La porte était ouverte et le rideau se soulevait.
Elle voyait Rosamund, la valise à la main.
Elle voyait d’autres choses.
Au bout d’un long moment, les bulles disparurent. Nan avait la tête vide. Dès qu’elle posa le pied sur la première marche de l’escalier, Bran la rejoignit et la suivit dans sa chambre. Après avoir verrouillé la porte derrière eux, elle ferma celle qui la séparait de la chambre de Jervis. Puis elle se déshabilla et se mit au lit. Elle était si fatiguée qu’elle avait l’impression d’avoir les bras et les jambes en plomb. Elle remonta le drap. Et, aussitôt, elle s’abîma dans un profond sommeil.