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Jervis ouvrit les yeux. Il aurait aussi bien pu les garder fermés, car il n’y voyait rien. Le noir était total, sans aucune nuance. Il les referma et replongea dans une sorte de semi-conscience. Puis il remua, tendit le bras, grogna. Ce grognement était le premier son qui lui parvenait depuis qu’il avait entendu Rosamund approcher dans l’obscurité avant qu’il ne se penche pour allumer les phares. En s’entendant grogner, il rouvrit les yeux. Il faisait toujours aussi noir. Mais où donc était Rosamund ? Et où était la voiture ?

Il se mit en position assise et se toucha la nuque. Il avait une bosse grosse comme une balle de tennis. Furieux, il fronça les sourcils. La tête lui tournait – c’était comme si des feux d’artifice fusaient dans l’obscurité. Prenant sa tête entre les mains, il se pencha en avant. À mesure que les feux d’artifice s’estompèrent, son esprit commença à s’éclaircir. C’est alors qu’il sentit sous lui une surface dure. Sa jambe droite était tout ankylosée. En la touchant à tâtons, il sentit la pierre. Un froid humide l’envahit. Il remua sa jambe. Elle n’était pas blessée, seulement engourdie.

Il se releva tant bien que mal et, aussitôt, des fusées et des rosaces de feu se mirent à crépiter dans les ténèbres. Il dut se rasseoir. Immédiatement, son vertige cessa. Il était dans le noir, assis sur de la pierre humide, avec une bosse sur le crâne. Pourtant, un instant plus tôt, il avait entendu Rosamund s’approcher dans l’obscurité tandis qu’il se penchait pour allumer les phares. Ce n’était pas malin d’avoir laissé une voiture tous feux éteints au bord de la route – c’était même carrément dangereux !

De nouveau, il se palpa la tête. Une bosse pareille n’apparaissait pas en une minute… Avaient-ils été renversés ? Il se rappelait avoir voulu allumer les phares, mais pas les avoir vus s’allumer… Non, ils ne s’étaient pas allumés… Sa main n’avait pas eu le temps de tourner le bouton… Il s’était penché et quelqu’un l’avait assommé.

Mais qui ?

Et pourquoi ?

Manifestement, quelqu’un l’avait assommé… à moins qu’il n’y ait eu un accident. Quelqu’un avait peut-être heurté la voiture dans l’obscurité.

Jervis se toucha la tête. Il s’était penché, le haut de son corps était déjà engagé dans la voiture… S’il avait été accidenté, pourquoi s’en serait-il tiré avec une bosse ? Et comment avait-il atterri là ? D’ailleurs, où était-il ?

Il tâtonna alentour. De la pierre… mais pas un sol en pierre… non, une surface humide… et irrégulière. Il se mit à quatre pattes et tâtonna un peu plus loin. Une de ses mains effleura un bord rugueux avant de glisser dans un creux gluant, l’autre sentit une surface ronde… et puis plus rien. Jervis resta plusieurs secondes dans cette position, la main gauche glissant, la droite pendant dans le vide. C’est alors que l’arête d’un rocher lui entailla le genou et que, machinalement, il se remit en position assise. Quel était cet endroit ? Un endroit sombre, humide, où glougloutait de l’eau. En se faisant cette réflexion, il perçut un bruit auquel il n’avait pas encore prêté attention, mais qui avait été présent depuis le début. Un bruit d’eau.

Il tendit l’oreille. C’était bien un bruit d’eau, mais pas celui d’une rivière. L’eau ne coulait pas, ne murmurait pas… n’évoquait en rien de l’eau vive. Ce bruit lui était on ne peut plus familier. La mer.

Un bref instant, tout redevint calme. Puis le bruit de la mer reprit. Il passa la main sur la pierre humide et, en portant son doigt à sa bouche, il reconnut le goût du sel. Le bruit de la mer… De la pierre humide et salée… La mer était passée sur cette pierre – et il n’y avait pas très longtemps. S’il était possible qu’elle vienne jusque dans cet endroit, il devait y avoir un moyen d’en sortir. Il n’allait pas attendre d’être noyé comme un rat pris au piège… Seulement, il lui fallait de la lumière. Cette obscurité intense l’intriguait. Bon, évidemment, on était au milieu de la nuit. Mais… était-ce vraiment la nuit ? Combien de temps était-il resté inconscient ?

Jervis fouilla dans sa poche de blazer à la recherche d’allumettes. La boîte lui parut étonnamment légère. Il l’ouvrit avec précaution et en trouva deux. Peut-être que sa main trembla ou que la première était humide, toujours est-il qu’elle laissa une trace lumineuse sur le frottoir, s’enflamma en sifflant et en crachant une flamme bleue, puis s’éteignit. Il avait eu le temps d’apercevoir des traînées vertes sur ses doigts et le dessus de la boîte jaune et noire.

Il ne restait plus qu’une allumette.

Il se mouilla d’index et le brandit. Il n’y avait pas de courant d’air. Il frotta l’allumette qui grésilla à l’instant où la flamme jaune jaillit. Il la leva en l’air. Devant lui s’étendait un immense bloc d’obscurité – la vieille tyrannie des ténèbres, et un minuscule point de lumière pour les combattre !

Jervis distingua sa main sous la langue jaune de la flamme qui se transforma soudain en une fragile lueur bleue. Il la bascula en vitesse ; la lueur faiblit puis se remétamorphosa brusquement en flamme. Il aperçut alors la roche noire humide, qui tombait à pic dans ce qu’il supposa être de l’eau et, plus loin, des barreaux. L’allumette lui brûla les doigts. Il la lâcha. Elle s’éteignit sur la pierre humide en crachotant. Une étincelle rouge scintilla un instant, puis s’évanouit.

Le moral ébranlé, Jervis comprit où il était. À cause des barreaux. Il n’existait qu’un seul endroit avec un accès vers la mer muni de barreaux, et c’était la cave d’Old Foxy Fixon. Il lui fallut quelques minutes pour encaisser le choc. Comment diable avait-il atterri dans la cave d’Old Foxy Fixon ? Seule une poignée de personnes en connaissaient l’existence… Basher, peut-être Mabel Tetterley. Mais étant donné que Basher n’était pas du genre à parler de ces choses à sa femme, il y avait un doute pour Mabel. Qui d’autre ?

Lui, bien sûr… et Rosamund. La roche se mit à bouger sous lui. Pris de vertiges, il posa les mains par terre et attendit. La grotte obscure se remplit d’images. Rosamund arrivant à King’s Weare à quatorze ans – la première fois qu’il l’avait vue. Ils s’entendaient alors comme larrons en foire. Elle était restée un mois et était repartie chez sa mère. Il s’était passé cinq ans avant qu’ils se revoient. Et là, une Rosamund très différente, une adulte, avec quelque chose de dur. Il repensa à la visite de Rosamund et à leur expédition dans les falaises à marée basse. C’était là qu’ils avaient découvert la cave d’Old Foxy. À première vue, on aurait cru une grotte ordinaire, sauf qu’elle se prolongeait, s’élargissait et, après une succession de rochers à se rompre le cou et de trous dangereux, se terminait par une sorte de herse en fer avec une porte au milieu, une porte qui ne s’ouvrait pas. Ils avaient exploré les lieux dans des conditions précaires à l’aide de bouts de chandelles collés sur des planches de bois, et autant de boîtes d’allumettes qu’ils avaient pu en dénicher dans les chambres de King’s Weare. Pendant deux jours, la marée laissait l’entrée dégagée. Le troisième, ils avaient manqué de peu de se noyer, mais Basher était venu à leur secours en leur faisant promettre de ne parler à personne de la grotte. Il leur avait expliqué qu’il n’avait pas envie que des imbéciles viennent traîner par là et qu’on les retrouve noyés. Quand ils lui en avaient fait la promesse, il leur avait montré l’entrée par la maison d’Old Foxy Fixon et leur avait tout raconté. Le vieux pirate utilisait l’endroit pour entreposer le cognac français dont il faisait la contrebande. À cette époque, l’entrée était praticable durant un ou deux jours au moment des marées de printemps. Il avait placé les barreaux pour mettre ses fûts à l’abri de ses concurrents et des agents de la Prévention criminelle. La porte en fer n’avait pas été ouverte depuis la mort d’Old Foxy Fixon, et nul ne savait ce qu’était devenue la clef.

Assis là, les mains sur la roche humide, Jervis revoyait tout cela. Des images entrevues dans la fulgurance d’un éclair, d’une précision étonnante en même temps que très lointaines. Lui-même… Rosamund avec sa longue natte blonde… Basher… La herse rouillée… Basher leur racontant comment Old Foxy Fixon bernait les agents de la Prévention, puis les emmenant dans la maison du contrebandier, où les papiers peints moisis pendouillaient en lambeaux et où une odeur d’humidité, de moût et de bois pourri imprégnait les pièces vides… Basher leur montrant la cuisine, d’où des marches en brique descendaient dans une cave qui, étonnamment, était bien sèche et où régnait une douce chaleur… Basher déplaçant un fût pour soulever une énorme trappe par un gros anneau en fer… Lui-même et Rosamund agenouillés en train de scruter les ténèbres incertaines que l’on devinait en contrebas. Il existait un passage qui conduisait à la cave, mais Basher avait refusé de les y emmener et leur avait même fait jurer sur l’honneur de ne jamais s’y aventurer seuls. Jervis revoyait Rosamund, la tête renversée en arrière, en train de remercier Basher. Sa robe était déchirée, elle était couverte de vase verdâtre, mais elle l’avait remercié avec le plus grand calme. Jervis ne l’avait pas remercié du tout. Ce moment avait été le plus merveilleux de sa vie. Il en avait rêvé pendant des mois, se l’était remémoré en frissonnant avec délices durant de longues années et n’était jamais repassé devant la maison d’Old Foxy sans songer au secret qu’elle recelait.

Et maintenant qu’il était dans la cave d’Old Foxy, que faire ? Quelqu’un l’y avait amené. Il lui semblait d’une évidence aveuglante que c’était Robert Leonard, et que Rosamund lui avait indiqué le chemin. Une rage froide le fit se raidir de la tête aux pieds. Rosamund était venue le chercher en lui racontant une histoire abracadabrante qu’il avait eu la bêtise de croire, après quoi Leonard l’avait frappé à la tête et déposé dans la cave de Foxy. C’était d’une telle évidence qu’il n’y avait rien de plus à ajouter. La question était : que voulaient-ils ? Et la réponse fusa aussitôt, avec la phrase de Ferdinand – la phrase de Nan. « Qui hériterait de King’s Weare et de l’argent s’il vous arrivait quelque chose ? » Rosamund hériterait. Elle connaissait la grotte. Et elle avait lancé un caillou sur sa fenêtre pour l’entraîner dans un endroit sombre et commode où Leonard pourrait le mettre K-O sans courir de risque.

La colère froide s’intensifia en se retournant contre lui. Ce n’était pas faute d’avoir reçu des avertissements, mais il avait refusé de les prendre au sérieux. Et ce n’était pas la première fois que Leonard tentait son coup, loin de là ! L’accident qui n’en avait pas été un à Carrington Square… Le pont pourri au-dessus de la cascade… La roue qui s’était détachée de la voiture sur la colline même sous laquelle il se trouvait en ce moment… Et jusqu’à cette vieille histoire à Croyston Rocks qui remontait à dix ans ! À présent, il était bel et bien convaincu qu’en chacune de ces occasions Leonard avait tenté de le tuer.

Jervis effectua un geste brusque qui le fit se tourner vers l’entrée à barreaux de la grotte. Aussitôt, Leonard et le passé lui sortirent de l’esprit. Il pencha la tête en tendant l’oreille. Le bruit de la mer, qui lui avait paru lointain tout à l’heure, ne l’était plus autant. Il le percevait très distinctement. L’eau léchait la herse. Un bruit lisse, chuintant. Puis il y eut un instant de silence, suivi de nouveau du bruit lisse et chuintant. Après chaque silence, le bruit reprenait, plus fort. Il entendit une vague se briser sur le rocher et refluer dans un bassin invisible. Puis une autre. Et encore une autre. Et soudain, dans un grondement gargouillant, la mer déferla. Tirant derrière elle un poids qui pesait des tonnes et des tonnes, la marée montait.