Le 16 août, à neuf heures du matin, Jervis Weare épousa Nan Forsyth dans l’église de St. Justus, à Carrington Square. Un édifice particulièrement laid. La tribune disgracieuse qui courait sur trois de ses côtés la plongeait dans un perpétuel crépuscule. Nan passa du soleil éclatant à la pénombre, qui sentait le prie-Dieu, le vernis et le vieux. Une odeur très déprimante.
Mr. Page – qui, avec le bedeau, était leur seul témoin – la conduisit à l’autel d’un air réprobateur. L’unique fois où Nan regarda Jervis, elle ne distingua qu’une grande ombre distante et devina sa mine renfrognée. Lorsqu’il lui prit la main pour lui passer l’alliance, elle sentit la chaleur sèche de la sienne. Puis il fit glisser l’anneau, et ce fut fini.
Ils se relevèrent et se rendirent dans la sacristie, où, pour la dernière fois, elle signa de son nom de jeune fille.
— Et maintenant, Mrs. Weare, veuillez inscrire ici le patronyme de votre père.
Les deux choses ensemble la troublèrent. D’une part, ce Mrs. Weare… d’autre part, l’évocation de son père mort dans un pays lointain. Plus personne n’était là pour se soucier d’elle. Elle n’avait encore rien dit à Cynthia parce qu’il y aurait eu trop à raconter. Ses yeux s’embuèrent de larmes ; le registre devint flou.
— Le nom de votre père, s’il vous plaît… Ici. Ainsi que ses prénoms.
Nan ferma les paupières très fort, puis elle écrivit « Nigel Forsyth » et céda la place à Mr. Page et au bedeau.
Ils ressortirent dans la lumière éblouissante. Après avoir serré la main aux mariés, le notaire s’en alla. Ils le regardèrent s’éloigner, et à la seconde où il tourna à l’angle de la rue, Jervis Weare se rendit compte que sa femme lui disait quelque chose. Sa voix lui parvint, mais pas ses paroles. Il la regarda debout devant lui dans sa robe grise et son petit chapeau noir.
— Pardonnez-moi, je n’ai pas entendu…
— Je vous disais au revoir, répéta Nan.
Jervis parut un peu étonné. Depuis leur premier entretien, ils ne s’étaient pas revus.
— Où allez-vous ?
— Retrouver Cynthia. Je ne l’ai pas encore mise au courant.
Jervis se moquait éperdument de Cynthia. Il fronça les sourcils.
— Je pense que nous devons d’abord parler.
— Pourquoi ? rétorqua Nan.
La question lui valut un regard noir.
— On parle… parce qu’on a des choses à dire, pardi ! Et il se trouve que c’est mon cas. Mais pas ici. Si vous voulez bien venir à la maison…
Ils traversèrent la place en silence. Nan se demandait ce qu’il avait à lui dire. Elle s’était ressaisie. Il y avait un beau ciel bleu, un petit vent frais, et le soleil brillait. Elle regretta de ne pas rester dehors.
Le bureau de Jervis n’était pas aussi sombre que l’église, et une brise tiède pénétrait par les deux fenêtres ouvertes. Nan alla se placer près de l’une d’elles afin de se rapprocher du jardin. Elle avait toujours aimé les jardins.
— De quoi vouliez-vous me parler ?
Jervis se tenait devant l’âtre, un pied sur le garde-feu, un bras sur le manteau de la cheminée.
— Je souhaitais vous informer que Mr. Page s’occupe des deux mille livres. Avez-vous un compte bancaire ?
Pour la première fois, il la vit sourire.
— Certes non !
— Il vous en faut un. Vous devriez voir cela avec Mr. Page et, dès que vous en aurez ouvert un, il y versera l’argent. Par ailleurs, en ce qui vous concerne, j’ai signé un papier pour que vous touchiez une rente de cinq cents livres par an.
Nan rougit.
— Oh, rien ne vous y oblige ! Je n’en veux pas. Je peux trouver du travail.
Jervis Weare prit un ton hautain.
— Libre à vous. Sachez toutefois que cent vingt-cinq livres seront mises chaque trimestre sur votre compte.
Pour le coup, Nan devint cramoisie. Que les femmes sont de drôles de créatures ! Elle demandait deux mille livres pour sa sœur sans broncher – l’arrangement lui paraissait correct et juste –, mais l’idée de recevoir une rente pour elle-même l’emplissait de honte.
— Je ne peux pas accepter, dit-elle.
Malgré son égocentrisme, Jervis perçut son désarroi et en éprouva une vive contrariété.
— Pourriez-vous un instant vous mettre à ma place ? Vous attendez-vous sincèrement à ce que j’épouse une jeune fille en la laissant sans un sou ? Pour l’amour du ciel, montrez-vous raisonnable ! Pourquoi vous être mariée avec moi si c’est pour adopter une telle attitude ?
Pourquoi ! Nan aurait pu rire et pleurer devant pareille question. S’ils avaient été dans le Palais de la Vérité, elle aurait répondu : « Oh, mon chéri… Pourquoi ? Mais pour vous éviter d’être dépouillé… Pour vous permettre d’échapper au genre de femme que vous auriez pu épouser… pour vous empêcher de ramasser la première venue dans la rue… » Cependant, c’étaient là des raisons qu’elle devait taire à tout prix ; elle le regarda donc d’un air grave et déclara :
— Je n’y avais pas réfléchi sous cet angle.
Jervis haussa une épaule, à bout de patience.
Qu’il était grand ! Et combien d’années avait-il de plus qu’elle ? Au moins huit. Néanmoins, ce geste l’avait soudain métamorphosé en petit garçon – un petit garçon blessé et plein de colère. Une blessure et une colère qu’il était impuissant à dissimuler. Nan éprouva pour lui un tel élan de tendresse qu’elle détourna les yeux pour qu’il ne puisse pas voir son regard. Et tandis que son cœur lui soufflait « Oh, mon chéri ! », ses lèvres articulèrent à la hâte :
— Je comprends votre point de vue. Mais c’est trop… vraiment.
L’enfant blessé et en colère disparut. Ce fut un étranger arrogant qui rétorqua sur un ton de politesse glaciale :
— Le document est déjà signé. Je préférerais que nous n’abordions plus ce sujet.
Nan le regarda, une lueur dans les yeux. Puis la lueur s’éteignit quand elle le vit soudain si épuisé. Elle devina qu’il n’avait pas dû dormir depuis des nuits, et comme elle l’aimait énormément, elle se dit que la colère avait dû l’aider à affronter ce mariage et l’avait ensuite laissé sur le flanc. Il n’avait eu qu’un seul but : triompher de Rosamund, prendre l’avantage en la surpassant dans la ruse, conserver ce qu’elle avait prévu de lui dérober – et pour cela, il avait hypothéqué tout son avenir. À présent que la partie était gagnée, il n’y trouvait plus aucun plaisir. Peu lui importait d’être ou non un mendiant. Il se voyait enchaîné à une parfaite inconnue et ne désirait plus qu’une chose : se débarrasser d’elle au plus tôt.
— Très bien, dit Nan en hochant la tête.
Puis elle s’avança d’un pas et lui tendit la main.
— Au revoir.
Pour la seconde fois ce matin-là, leurs mains se touchèrent. Jervis lui dit « au revoir » d’un air soulagé. Et tandis que sa main était encore dans la sienne, Nan repéra derrière lui une photo qui se trouvait au milieu de plusieurs autres sur la cheminée. Elle ne vit cependant que celle-là. Elle aperçut une pelouse et des arbres, un vieil homme dans un fauteuil – Mr. Ambrose Weare, qu’elle avait entrevu en une occasion –, une femme debout près de lui – Rosamund Carew, qu’elle n’avait jamais vue – et une troisième silhouette – celle d’un homme qui marchait sur la pelouse en tournant le dos à l’objectif.
Ce fut cette troisième silhouette qui retint son attention. Sans qu’elle s’en rende compte, sa main se crispa dans celle de Jervis Weare.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
Il se retourna. Leurs mains se séparèrent.
Nan se hissa sur la pointe des pieds, le doigt tendu.
— Qui est cette personne ?
Jervis lui jeta un regard interloqué. Elle avait les joues en feu, les lèvres entrouvertes. Avant même qu’il ait détourné les yeux, elle revint à la charge.
— Qui est cet homme ?
Jervis se fit un tantinet plus distant – si toutefois c’était possible.
— Il s’appelle Leonard… Robert Leonard. Une relation de mon grand-père. Il me semble peu probable que vous l’ayez rencontré.
— C’est un de vos amis ?
— Un ami de la famille, répondit Jervis d’une voix tendue.
Nan prit sa main droite dans sa main gauche.
— Vous trouvez sans doute très étrange que je vous interroge au sujet de Mr. Leonard, mais j’ai pour cela une raison. Pourriez-vous, s’il vous plaît, me dire où il a passé les dix dernières années ?
Jervis prit un peu plus au sérieux ce qu’elle était en train de dire. Dix ans auparavant, elle n’était encore qu’une enfant. Son intérêt pour Robert Leonard ne pouvait donc pas être d’ordre personnel.
— Pourquoi voulez-vous le savoir ?
— Parce que je crois l’avoir croisé une fois il y a dix ans.
— Une fois ! Il y a dix ans ! Dieu du ciel ! Quel genre de mémoire avez-vous ?
— Vous ne vous rappelez pas ce qui s’est passé il y a dix ans ? Moi si… des petites choses, de toutes sortes… inscrites comme des images très nettes dans mon esprit. Dès que j’ai vu cette photo, je me suis souvenue de lui. Vous ne voulez pas me répondre ?
Jervis éclata de rire.
— Sur cette photo, on ne distingue même pas son visage !
Nan n’avait pas gardé le souvenir d’un visage, seulement de la stature massive et de cette façon de tenir la tête.
— Répondez-moi, dit-elle.
— Que voulez-vous savoir ? Il y a dix ans… Eh bien, il y a pile dix ans, il était revenu d’Amérique du Sud pour rendre visite à mon grand-père. Je m’en souviens parce qu’il séjournait chez nous le jour où j’ai failli me noyer à Croyston Rocks.
— Ah oui ? fit Nan d’une petite voix. Et comment… comment est-ce arrivé ?
— Oh, j’ai glissé sur les rochers et me suis fait un trou derrière la tête… La marée montait, et on m’a trouvé juste à temps.
Nan était devenue blême.
— Mr. Leonard vous a trouvé ?
— Oh, non, il n’était pas là… C’est un Américain, qui était en train de prendre des photos.
Ferdinand Fazackerley surgit dans l’esprit de Nan – un homme important, efficace et extrêmement volubile. Puis il disparut, et elle revit la plage, les rochers escarpés, le bassin et la silhouette trapue d’un homme arrivant de derrière les rochers et s’éloignant vers l’intérieur des terres, les abandonnant, elle et Jervis qui gisait là, le corps à moitié dans l’eau, avec un trou derrière la tête, tandis que la marée montait. Elle dit très vite :
— Qu’est devenu Mr. Leonard ?
— Il est retourné en Amérique du Sud.
— Juste après ?
Jervis la regarda fixement.
— Je n’en sais rien… J’étais malade.
— Et lorsque vous avez été remis… est-ce qu’il était encore là ?
— Non, il était reparti.
— Et à présent, où est-il ?
— À Croyston. Il possède un élevage de poules.
— Situé… près de votre maison ?
La question était celle d’une enfant, posée avec la voix troublée d’une enfant.
— À cinq kilomètres.
— Merci, dit Nan en lui tendant de nouveau la main. Au revoir.
Arrivée devant la porte, qu’il était venu ouvrir avec une politesse machinale, elle fit volte-face. Voir sa bouche entrouverte et son regard direct le déconcerta. Il était évident qu’elle voulait lui dire autre chose. Mais quoi, et le ferait-elle, ou bien ce toupet étonnant qu’elle possédait échouerait-il à la faire aller jusqu’au bout ? S’il avait su que Nan voulait lui lancer : « Cessez donc de vous embêter avec cette histoire tordue, allez plutôt jouer au golf ou à je ne sais quoi… et… et couchez-vous de bonne heure après avoir bu un grand verre de lait chaud ! », aurait-il eu envie de rire… ou de se mettre dans une colère noire ? Cependant son audace l’abandonna quand elle nota la politesse ennuyée avec laquelle il attendait qu’elle s’en aille.
Cette fois, elle partit sans lui dire au revoir.