Cynthia se maria le 20 août et s’embarqua le 22 pour l’Australie avec Frank Walsh. Il resterait là-bas six mois, puis reviendrait travailler pour la société dans laquelle son petit capital, ajouté aux deux mille livres de Cynthia, lui avait permis de prendre des parts.
Nan observa sa sœur descendre l’allée au bras de Frank et s’étonna du miracle que le bonheur avait provoqué. Cynthia resplendissait à nouveau d’une beauté fragile. On aurait dit qu’elle marchait sur un coussin d’air. Ses yeux bleus étaient aussi lumineux que le ciel par un beau jour ensoleillé. Il semblait étrange que le brave et très quelconque Frank Walsh ait eu le pouvoir de charmer une telle beauté. Frank ne ferait jamais des étincelles, mais il serait un mari gentil et fidèle.
Nan les accompagna à la gare. Frank lui donna un baiser poli, et Cynthia l’embrassa du bout des lèvres. Lorsqu’elle regagna la chambre, où étaient éparpillées toutes les affaires qui ne valaient pas la peine d’être emportées en Australie, elle eut le sentiment de se trouver dans une impasse. Elle était mariée, Cynthia était mariée. Elle avait perdu son emploi. Sa sœur ne voulait plus d’elle. Pas plus que Jervis Weare.
Nan mit de l’ordre dans la pièce, puis s’assit pour réfléchir à son avenir. Elle était mariée depuis six jours, mais c’était la première fois qu’elle avait vraiment le loisir de s’accorder une pause. Marier Cynthia, lui acheter un tailleur et lui prendre un billet sur le même bateau que Frank avait monopolisé chacune de ses pensées, accaparant tout son temps et son énergie. Que sa sœur ne lui ait même pas demandé ce qu’elle comptait faire était typique. Dans l’immédiat, elle était si obnubilée par Frank qu’elle était incapable de s’intéresser à quoi que ce soit d’autre. Cynthia était partie vers un ailleurs aussi complètement, sinon aussi irrévocablement, que si elle était morte. Un jour, elle reviendrait, et sans doute voudrait-elle à nouveau de Nan. Toutefois, cette idée ne parvenait pas à lui procurer un grand réconfort. Elle avait materné Cynthia depuis sa naissance, et le bébé de trois ans qu’elle-même avait été alors avait bercé le nouveau-né dans ses petits bras costauds.
Après avoir passé près d’une demi-heure sur le bord du lit, Nan se leva, mit son chapeau et sortit. Il lui paraissait indispensable de dénicher un emploi, or les emplois ne vous tombaient pas tout rôtis dans le bec.
Lorsqu’elle se fut rendue dans trois agences, elle se sentit mieux. Aucune n’avait de poste à lui proposer, mais l’une d’elles lui avait demandé si elle accepterait de faire un voyage en Amérique du Sud afin de s’occuper d’enfants. Elle caressa cette perspective devant une tasse de thé. Elle ne la trouvait pas sans charme tant était fort son besoin de veiller sur quelqu’un. Mais ce qu’elle aurait vraiment voulu, c’eût été de veiller sur Jervis Weare. Elle se demanda s’il dormait mieux, s’il avait quitté la ville, qui lui reprisait ses chaussettes et s’il était très amoureux de Rosamund Carew.
Évoquer le nom de cette dernière lui rappela la photo aperçue dans le bureau de Jervis. Rosamund était grande, blonde et très belle. Sur la photo, elle était tête nue. Elle avait des cheveux magnifiques et un visage ovale. Nan commença à songer à Rosamund Carew – au genre de femme qu’elle était, et à la raison pour laquelle elle avait laissé filer Jervis au lieu de l’épouser. D’ailleurs, où se trouvait-elle en ce moment ? Était-elle restée en ville ou bien était-elle partie ? Le découvrir serait facile. Mr. Page le saurait sûrement. Le lui demander serait toutefois inutile. Pour avoir souvent tapé des lettres sous sa dictée, elle connaissait par cœur l’adresse de Rosamund – 29 Leaham Road.
Nan paya son thé, puis partit se promener tranquillement. Il lui aurait été très facile d’aller à Leaham Road. Bien entendu, il était peu probable qu’elle apprenne là-bas quoi que ce soit. Espérer une telle chose relevait de l’irrationnel. Tout comme de vouloir voir Rosamund.
« C’est pourtant ce que je veux, se dit Nan. Dans ce cas, pourquoi n’irais-je pas à Leaham Road ? »
Elle se rendit à Leaham Road. La porte du numéro 29 était close, les persiennes baissées. La maison donnait l’impression d’être fermée. Lorsque Nan arriva au bout de la rue, elle fit demi-tour et revint sur ses pas, ce qui la fit passer devant le numéro 29 une troisième fois. Elle était déjà passée à deux reprises sur le trottoir d’en face, mais cette fois-ci elle traversa et descendit à pas lents le trottoir.
Le numéro 29 était situé à l’angle d’une petite rue, mais l’entrée se faisait par Leaham Road. Nan s’immobilisa pour contempler la maison. La porte était peinte d’un joli bleu roi, il y avait des marguerites blanches et jaunes dans des jardinières bleues, derrière lesquelles les fenêtres occultées par les persiennes donnaient sur la rue. La maison lui fit un effet étrange. Quelque chose ne lui plaisait pas, même si elle eût été incapable de dire quoi. Cédant à une impulsion incompréhensible, elle s’engagea dans la petite rue.
De ce côté-ci, le mur gris était aveugle et se dressait au-dessus d’elle comme un obstacle. Tandis qu’elle se faisait cette réflexion, un taxi s’engagea dans la ruelle et ralentit en passant devant elle. Nan l’entendit tourner à l’angle, puis plus rien. Le taxi avait dû s’arrêter, et elle eut la certitude absolue que c’était devant le numéro 29.
Sans attendre, elle se précipita au coin de la rue en longeant le mur aveugle et arriva au moment où Rosamund Carew sortait du véhicule et montait les marches du numéro 29. Nan en garda une impression de grâce et d’éclat. Rosamund Carew était une belle femme qui se comportait comme si elle en avait pleinement conscience. Alors qu’elle gravissait l’escalier, un homme émergea de la voiture et la suivit.
Nan se plaqua contre le mur, et elle le sentit tanguer. Et quand elle voulut reculer, le trottoir bougea sous ses pieds. L’homme était Robert Leonard. Dix ans avaient passé, pourtant elle en était aussi certaine que du fait que, la dernière fois qu’elle l’avait vu, il venait d’assommer Jervis Weare et l’avait laissé se noyer – aussi certaine que du fait qu’elle s’appelait Nan Forsyth. Elle se ressaisit avant de jeter un nouveau coup d’œil. Robert Leonard avait emboîté le pas à Rosamund Carew. Elle ne les voyait plus ni l’un ni l’autre. Dans le taxi garé le long du trottoir, le chauffeur qui lui tournait le dos regardait droit devant lui.
Nan quitta la ruelle et se posta derrière la voiture. La porte du numéro 29 était ouverte. Miss Carew avait disparu, mais alors même que Nan se cachait derrière le taxi, Robert Leonard redescendit les marches précipitamment. Elle l’aperçut un instant de profil avant qu’il ne soit dissimulé par le montant de la portière. Il portait un chapeau en feutre et un costume gris. Il avait le teint fleuri et bronzé, une petite moustache blonde et des sourcils clairs rectilignes au-dessus de paupières fripées.
Nan se colla contre la carrosserie. Elle ne voulait pas que Robert Leonard la voie. Il devait être un cousin de Miss Carew – elle se souvint qu’elle s’appelait Rosamund Veronica Leonard –, il n’y avait donc rien d’étonnant qu’il soit avec elle. Ces pensées lui traversaient l’esprit lorsque la voix de Robert Leonard l’en arracha.
— C’est bien celui de 16 h 15. Vous allez devoir foncer. Laissez-le sortir de la gare et s’éloigner. C’est garanti qu’il partira à pied – il adore faire de l’exercice.
La voix avait une inflexion méprisante. Malgré elle, Nan pensa à de la mousse sur de l’eau sale.
— Et s’il prend un taxi… je fais quoi ?
La voix rocailleuse et gutturale était celle du chauffeur.
— Vous n’aurez qu’à vous débrouiller au mieux, répondit Leonard avec impatience. Et vous feriez bien de vous mettre en route. Il ne vous reste plus beaucoup de temps.
Il fit mine de partir, mais la voix du chauffeur le rattrapa.
— Écoutez, patron, ce boulot ne m’emballe plus trop…
— C’est à prendre ou à laisser ! dit Leonard.
— Cinq cents livres, c’est cinq cents livres… fit la voix enrouée d’un ton plaintif.
— En effet.
— N’empêche que la taule, c’est la taule…
Leonard rit.
— Oh, un ou deux mois pour conduite dangereuse ! Ce n’est pas grand-chose…
— Ben, on voit bien que c’est pas vous qui les ferez… Surtout que ça pourrait être carrément plus que deux mois.
— Dans ce cas, laissez tomber, conclut négligemment Leonard. Croyez-moi, les amateurs ne manquent pas.
— Oh, c’est bon, j’y vais ! Je suis un homme de parole. S’il faut y être à 16 h 15, j’y serai.
Nan entendit vrombir le moteur. Ses genoux tremblaient. Le taxi démarra et s’éloigna, la laissant sans protection.
Robert Leonard, le dos tourné, remonta les marches du numéro 29.