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— Maman, regarde celle-là. C’est la plus belle. La toute rouge…
Un gamin d’une dizaine d’années venait de crier à tue-tête son admiration pour l’Alfa Romeo qui était passée au ralenti devant les barrières de sécurité. Maud Delage, inspecteur de police en balade, ne put s’empêcher de sourire devant l’excitation du petit garçon, qui se tenait debout contre sa mère, presque collé à elle, tant la foule était dense.
C’était d’ailleurs la première fois depuis son arrivée en Charente que la jeune femme assistait au fameux Circuit des remparts, une des plus importantes manifestations de la ville d’Angoulême, au même titre que le Salon de la bande dessinée. Auparavant, Maud avait fait ses armes en Bretagne, là où elle était née, plus précisément à Port-Louis, près de Lorient. Si elle avait souffert de mélancolie lors de sa nomination au cœur du Sud-Ouest, ce genre d’état d’âme appartenait désormais au passé.
Bien sûr, au commissariat, les mauvaises langues chuchotaient que c’étaient surtout les amabilités de l’inspecteur divisionnaire Irwan Vernier et les assiduités de Xavier Boisseau, simple inspecteur, qui avaient aidé Maud à s’acclimater. Il faut dire que Maud avait de quoi retenir l’attention : bien proportionnée, de taille moyenne, alliant vigueur et grâce, elle portait mi-longs des cheveux d’un châtain clair, qui s’accordait à ravir avec son visage hâlé aux traits harmonieux. Âgée d’une trentaine d’années, vive et enjouée, elle avait introduit à l’hôtel de police une touche inestimable de charme et de féminité.
Pour l’instant, elle n’était qu’une spectatrice comme les autres, une de ces silhouettes qui se pressaient le long des balises délimitant le tracé de la course. Le mois de septembre, encore chaud et lumineux, s’achevait. Les arbres de la promenade, non loin de la cathédrale Saint-Pierre, avaient à peine pris quelques reflets dorés, et le ciel avait gardé son éclat estival.
Le public était si nombreux que sa masse colorée et mouvante semblait être emprisonnée là, entre l’esplanade de Beaulieu et les rues abruptes qui descendaient vers le quartier Saint-Martin.
Il y avait plus de quatorze ans que la ville d’Angoulême avait décidé de faire revivre une ancienne compétition automobile, le Circuit des remparts, ayant connu jadis un vif succès et accueilli des coureurs prestigieux comme Trintignant, Manzon, Fangio…
La formule avait changé, diverses attractions et démonstrations s’étaient greffées sur l’ancienne organisation, mais la fascination des spectateurs était restée la même. Maud l’avait compris dès le matin, lorsqu’elle était venue assister aux essais des pilotes.
— Remarque, j’adore les belles mécaniques, avait-elle dit la veille à Xavier tout en feuilletant le programme officiel.
Elle avait effectivement éprouvé un grand plaisir à contempler les magnifiques voitures des participants, les Talbot Lago, les Maserati et les Delahaye. À présent, les festivités allaient bientôt se terminer, en apothéose cependant, car après le défilé commençait le Grand Prix parrainé par le quotidien La Charente libre.
L’événement avait traditionnellement lieu le dimanche après-midi. Les bolides d’un autre âge, qui se contentaient pour l’instant de rouler bien sagement sous les applaudissements de la foule, rivalisaient d’élégance, à la manière d’une série de pièces de collection mystérieusement animées. Les pilotes manœuvraient avec art, afin de se placer sur la ligne de départ, en l’occurrence constituée par une série de cases tracées sur la route. Les chromes impeccables, les carrosseries lustrées aux couleurs vives, le ronronnement même des moteurs, chaque particularité des modèles présentés retenait l’attention et séduisait aussi bien le spectateur novice que le plus fidèle des passionnés.
Maud, savourant cette journée de détente, en oublia de guetter l’éventuelle arrivée de Xavier, qui lui avait promis de la rejoindre. Ils s’étaient donné rendez-vous devant la cathédrale, dans la mesure du possible, un quart d’heure avant le départ du Circuit. Les coureurs étaient déjà en tenue, casqués et bien protégés par des visières ou des lunettes. L’un d’eux, au volant d’une Bugatti bleue, avait cru bon de s’envelopper le bas du visage d’un foulard beige.
En voici un qui doit avoir peur d’avaler des moucherons, pensa alors l’inspecteur Delage en observant d’un air amusé l’attitude un peu crispée du conducteur. Du côté des tribunes, les personnalités angoumoisines admiraient elles aussi la lente progression des voitures, et la voix d’un speaker résonnait sur les remparts, dominant le tumulte ambiant, faisant l’éloge de cette course exceptionnelle.
— Maman, il fait chaud, je peux aller acheter une glace ?
— Non, Alexandre, reste ici. Il y a trop de monde. Tu serais bousculé. Attends un peu.
Maud jeta un regard attendri sur son petit voisin qui soupira, déçu. Elle le regarda mieux. Il avait une frimousse adorable, auréolée d’une crinière brune, frisée, un nez retroussé, de jolis yeux noirs.
— Pauvre gosse. Il ne sait pas à quel point sa mère a raison de le garder auprès d’elle. Vous ne croyez pas, mademoiselle ? Il y a une telle foule chaque année…
L’homme qui venait d’adresser la parole à Maud portait la combinaison bleue des mécaniciens. Favorisé par sa tenue, il avait dû se glisser jusqu’au premier rang, car elle ne pensait pas l’avoir remarqué auparavant. Très grand, mince, il la dévisageait de ses prunelles noires où dansait un sourire malicieux, auquel il était difficile de ne pas répondre :
— Oui, les enfants sont souvent en danger dans ce genre de manifestation, rétorqua Maud en le regardant plus attentivement. Vous êtes un vrai mécano ?
Elle avait insisté en riant sur le mot « vrai », et son interlocuteur hocha aussitôt la tête d’un air résigné :
— Hélas… Je suis épuisé. C’est incroyable, mais il faut vérifier la voiture de mon boss toutes les cinq minutes. Il est maniaque. C’est celle-là, regardez, la MG verte.
Maud suivit la direction indiquée, contempla le véhicule aux lignes élancées, puis lança au jeune homme un regard bleu océan, un de ceux que Xavier et Irwan qualifiaient d’irrésistibles. Il faut dire que la lumière de cette belle journée contribuait à donner à ses yeux une rare séduction qui ne pouvait laisser personne indifférent.
— Ils sont en place. On va donner le départ ; je vais être obligé de vous quitter, déclara le mécanicien d’un ton désolé. Si vous voulez admirer des voitures de plus près, venez me voir après la course. Je serai dans le parc réservé aux concurrents, place New York. Demandez Franky à l’entrée. Je viendrai vous voir. On ne peut pas y pénétrer sans une carte spéciale.
Plus tard, Maud expliquerait à ses collègues du commissariat combien ces instants s’étaient imprimés dans sa mémoire par une multitude de détails infimes et insolites.
Pour l’instant, elle écoutait en souriant les derniers mots de Franky. Brusquement, elle le crut muet, à cause d’une monstrueuse déflagration qui les paralysa dans un réflexe de terreur et d’incrédulité. Un souffle brûlant leur parvint ainsi que des hurlements horrifiés. Un cri général, une sorte de rumeur s’imposa enfin, stupéfiant tout le monde :
— Une voiture a explosé ! La Bugatti bleue !
Un mouvement de frayeur provoqua une forte poussée loin des barrières de sécurité. Maud tomba à genoux. Tout près d’elle, un enfant gémit : le petit Alexandre était blessé. Sa mère le prit contre sa poitrine, sanglota en remuant la tête. Comme tout le monde, elle ne comprenait pas ce qui s’était passé.
— Il est seulement évanoui, madame, ne pleurez pas, les secours vont arriver.
Malgré la panique, Maud avait vite repris ses esprits, rassurant de sa voix douce la femme affolée. Un homme apostropha violemment les curieux pour faire de la place autour de l’enfant. C’était Franky, manifestement ahuri et furieux. Les mains en porte-voix, il cria à la cantonade :
— Calmez-vous ! Les pompiers ne vont pas tarder. Il faut rester calme. Il y a d’autres blessés. Dégagez, par pitié.
Maintenant, chacun pouvait voir les hautes flammes qui dévoraient avec frénésie ce qui restait de la Bugatti, que l’explosion avait littéralement transformée en une bombe meurtrière. La chaleur qui se dégageait du brasier était insupportable. Beaucoup de gens n’osaient pas regarder la forme sombre recroquevillée à l’intérieur, le corps du malheureux coureur.
Avant de s’éloigner, Maud jeta un regard épouvanté vers l’endroit du drame, non loin du carrefour reliant le rempart du Midi et le rempart Desaix, près de la porte sud de la cathédrale. Quelqu’un l’arrêta en la secouant un peu rudement : c’était encore Franky. Cette fois, ses yeux noirs lancèrent des éclairs de rage, tandis qu’il disait tout bas :
— Je n’ai jamais vu une voiture brûler comme ça. C’est pas possible, mademoiselle, je vous le jure. Ça, c’est pas un accident, ça non.
— Vous êtes sûr de ce que vous dites ?
L’inspecteur Delage, très bien notée par ses supérieurs, transparaissait derrière la jolie fille moulée dans un jean et un tee-shirt noir. Sans laisser au mécanicien subjugué le temps de réagir, Maud fonça à travers la foule.
Faisant appel à son esprit logique, elle se dit que le petit Alexandre serait vite confié aux pompiers. Le plus urgent, si Franky disait vrai, était donc de prévenir Irwan. Elle se glissa avec difficulté jusqu’au bureau de tabac, resté ouvert pour l’occasion, demandant aussitôt à téléphoner.
— Irwan, c’est toi, tu es là, quelle chance ! Viens tout de suite à la cathédrale. Une voiture a explosé. Je pense que cela nous concerne ; je t’expliquerai. OK. Je retourne là-bas, je suis inquiète pour un pauvre gamin qui était à côté de moi. Il a l’air mal en point.
Elle raccrocha avec un soupir. Elle avait composé directement le numéro du poste de l’inspecteur divisionnaire, qui était de service ce jour-là, et s’en félicitait, car elle n’aurait pas supporté d’entendre une autre voix que la sienne. En fait, elle était en état de choc, son cœur bat-tait la chamade, ses jambes la soutenaient par habitude. Une vision l’obsédait, effaçait même l’image du pilote se consumant dans un amas de tôles incandescentes : le visage livide du petit Alexandre, le filet de sang marquant son front et sa joue gauche, ses paupières closes, lui qui n’était que joie et vigueur cinq minutes plus tôt.
Les hommes du service de sécurité, qui s’étaient précipités sur le lieu de l’accident, firent l’impossible pour maîtriser l’incendie. Des panneaux de toile entouraient ce qui restait de la voiture, dissimulant aux yeux du public les détails de la tragédie. Trois autres voitures, qui avaient souffert de l’explosion, furent entourées aussi de protection en attendant les ambulances. D’un coup d’œil, Maud, qui tentait de rejoindre rapidement l’endroit où elle avait laissé Alexandre et sa mère, enregistra par habitude le parfait déroulement des opérations tout en écoutant dans les haut-parleurs une voix rassurante et posée informer la foule de l’état de santé des blessés. On cita deux noms de pilotes légèrement commotionnés, bientôt en route vers l’hôpital de Girac. « Rien de grave », précisa-t-on encore. Seul Alain Chesnais, la troisième victime, avait été évacué d’urgence. Franky venait de réapparaître auprès de Maud : lui aussi avait écouté attentivement les déclarations du speaker. Il haussa les épaules.
— Ouais, évacué d’urgence. Directement à la morgue, voilà la vérité. Ça, mademoiselle, vous pouvez en être sûre. Il a été déchiqueté, le pauvre gars. Je viens d’aller voir là-bas : c’est pas joli-joli.
Maud n’avait qu’une envie : se boucher les oreilles pour ne penser qu’au petit garçon déjà installé sur une civière. Un infirmier affichant un sourire confiant était penché sur lui :
— Il est juste choqué par le souffle. La coupure au front est impressionnante, mais il a dû se la faire en tombant. Dans quelques heures, ce garnement sera sur pied.
La maman d’Alexandre lança un regard éperdu de reconnaissance à ceux qui l’entouraient. Maud éprouva également une joie sincère et soulagée. Elle n’eut plus qu’une idée : retrouver Irwan qui ne devait pas être loin.
— Franky, restez avec moi, je vous prie. J’attends l’inspecteur Vernier d’une minute à l’autre, et il voudra sans doute vous parler.
— Et qui l’a prévenu, cet inspecteur ? s’étonna le mécano.
— Moi. C’est moi qui lui ai téléphoné. Je travaille sous ses ordres. Vu votre tête, Franky, il est temps de me présenter : inspecteur Maud Delage.
— Ça alors, vous êtes flic ?
— En fait, vous ne pouviez pas mieux tomber, si vous pensez vraiment que ce n’est pas un accident.
Le ton de Maud était sans réplique, mais ses yeux bleus avaient une lueur malicieuse qui n’échappa pas à Franky.
— Remarquez… fit-il en faisant une moue admirative. Je préfère un inspecteur comme vous, c’est plus agréable.
Irwan, qui fit irruption à cet instant précis, ne perdit pas une miette des propos du jeune homme. Grand, mince, les cheveux blond foncé coupés court, les yeux aussi clairs que son humeur était sombre, il dévisagea sa charmante collègue d’un air furieux, puis s’interposa avec un soupir excédé.
— Me voilà.
— Franky, laissez-moi vous présenter mon collègue l’inspecteur Vernier. Irwan, je t’ai appelé à cause de Franky. Il m’a affirmé qu’une voiture ne peut pas exploser avec cette violence. Il ne croit pas à un accident.
Irwan plongea son regard vert et or dans les prunelles sombres du jeune mécano. Le personnage lui semblait sérieux, franc, le type même de l’honnête homme.
— Bien, Franky, je suppose que vous maintenez votre déclaration ?
— Tout à fait, inspecteur. La Bugatti était presque à l’arrêt lorsqu’elle a explosé. Si encore elle avait capoté ou heurté quelque chose… Et même dans ce cas, elle n’aurait pas flambé comme ça. Les mecs de la sécurité ont eu du mal à maîtriser les flammes.
— Compris. Ne bougez pas d’ici, je vous verrai tout à l’heure. On m’attend à la tribune : il y a un gros problème au niveau de l’organisation du circuit. Tu viens, Maud ?