6
De retour au Gond-Pontouvre, Irwan se gara devant une petite maison aux volets blancs. Il coupa le contact, regarda sa passagère.
— Ça va, Maud ? Prête pour retourner au Central ?
— Oui, je suis même pressée de reprendre le travail !
De la banquette arrière, Xavier les observait. L’idée de les savoir réunis ce soir dans les ruines de Bouteville le rendait morose.
Maud descendit de voiture. Elle poussa presque aussitôt une exclamation navrée :
— J’avais complètement oublié que j’ai invité Rosanna à dîner ce soir ! Je vais l’appeler pour annuler. Je préfère aller guetter les fantômes avec toi !
— Ben voyons ! grommela Xavier.
— Non, ne change rien, dans ce cas ! fit Irwan. Je ne sais pas qui est Rosanna, mais elle est sûrement plus rassurante que la dame du château ! Nous irons un autre jour.
— Irwan a raison ! s’empressa de renchérir l’inspecteur Boisseau. D’après ce que tu m’en as dit, c’est une jeune femme charmante, qui a du cœur.
— Alors, venez vous aussi. Je lui ai tellement parlé de vous qu’elle a très envie de vous connaître. Acceptez. Soyez gentils.
Elle les regarda tour à tour d’un air suppliant, et, comme ils n’avaient pas la force de résister à ses beaux yeux bleus, nuancés de vert, ils cédèrent aussitôt. Les deux hommes lui promirent d’être là pour l’apéritif.
— Vous êtes des amours ! Cela me donne du courage ! Et fais au mieux auprès du patron, Irwan, qu’on se lance tous les trois dans cette enquête.
— D’accord ! lança-t-il en redémarrant. Mais ce soir on met tout de côté et on fait une petite fête.
*
Le soir venu, Maud eut tout le temps de se faire belle, de choisir une robe, de mettre le couvert. Elle avait passé quelques heures à l’hôtel de police, un peu déboussolée comme chaque fois qu’elle avait pris des congés et renouait avec l’ambiance bien particulière du fameux « Central ».
La perspective de recevoir Rosanna, Irwan et Xavier lui procurait une légère euphorie, mais, dès qu’elle arrêtait de s’activer, ses obsessions reprenaient le dessus. Elle mit de la musique, des chants folkloriques bretons, fredonna un des refrains, mais le cœur n’y était pas. Le visage de Julie, aux paupières closes, à la joue droite marquée d’une ecchymose, ainsi que le front, s’imposait à elle comme un reproche.
Faire la fête. Quelle idée ! songea-t-elle en se mordant les lèvres. Je devrais avoir honte. Je sais bien pourquoi Irwan et Xavier ont accepté de venir. C’est justement pour me détendre, oublier mon fantôme et cette tragédie. Mais je ne peux pas. Ces pauvres parents, ils ont perdu leur enfant, et je n’ai pas osé raconter l’histoire de l’apparition. Pourtant, ça se saura.
Éperdue, nerveuse, elle se servit une vodka orange et se dévisagea dans le miroir du salon. C’est à peine si elle se reconnut : pâle malgré son bronzage, ses cheveux défaits frôlant ses épaules dénudées par une robe bustier, toute blanche, assez courte, qui mettait en valeur sa poitrine ronde, qu’un collier de perles effleurait.
Je vais me changer, se dit-elle. Pas question de jouer les séductrices ce soir. Je remets un jean et un pull. Ce genre de tenue ne me va pas.
Un coup de sonnette. Albert se hérissa et fila à l’extérieur. Maud jeta un œil par la fenêtre et vit son amie Rosanna entrer dans le jardinet et attendre sur le perron. Elle alla lui ouvrir, remit à plus tard ses préoccupations vestimentaires.
— Dis donc ! s’exclama Rosanna en la détaillant. Tu es superbe !
Maud sourit, la fit entrer. L’alcool lui avait fouetté le sang, et elle se sentait plus forte. Pourtant, les premiers mots qu’elle prononça la trahirent.
— Si tu savais…
— Qu’est-ce qui se passe, Maud ? demanda Rosanna, alarmée par l’air désemparé de son amie. Si tu as un problème, ne te gêne pas pour m’en parler.
— Je vais t’expliquer… Je suis si contente de te voir. Ça me fait du bien. J’ai vécu une drôle d’aventure.
Elles s’installèrent sur le canapé de cuir, près de la table basse à dessus de marbre où étaient disposés des verres, du pineau, des biscuits apéritifs. Maud lui raconta assez brièvement les faits, du départ inopiné pour Bouteville – et ses raisons – à l’apparition du fantôme porteur de mauvaises nouvelles, avec, en conclusion, le dénouement : la jeune Julie trouvée morte au fond du puits.
Rosanna, d’abord passionnée par le récit, s’assombrit en écoutant la fin tragique de la jeune fille disparue le jour de ses noces.
— Enfin…, marmonna Maud en baissant les yeux. Je suis rentrée ici avec Irwan et Xavier, et je ne pensais plus à toi. Ensuite, j’ai eu peur de t’ennuyer avec mes angoisses et j’ai eu l’idée d’inviter mes deux collègues. Tu ne m’en veux pas trop ? Comme tu avais envie de les rencontrer…
— Ne t’inquiète pas. Je suis ravie de cet imprévu. Je t’ai déjà dit que j’étais « migraineuse ». J’ai dû prendre un cachet avant de venir. Je n’ai donc pas fait de frais de toilette. Tant pis.
— Tu es ravissante, sois tranquille, et cette robe bleue te va très bien. Je suis désolée pour ta migraine. Tu es sûre que ça va ?
— Oui ! Merci. Ce qui m’attriste, à présent, c’est ce que tu m’as raconté ! Remarque, vu ton métier, tu dois avoir l’habitude de ce genre de choses. Moi, je ne sais pas comment je réagirais. Mais tu crois vraiment que la femme en noir était un fantôme ? J’adore le surnaturel, mais parfois les témoignages des gens sur ce plan sont peu crédibles. En revanche, je ne mets pas ta parole en doute, et cette histoire me fascine !
— Oui, je ressens un peu la même impression. Ah ! voici « mon voisin », Xavier. Il va te faire la cour dans les cinq minutes qui suivent. Tu verras, c’est un sacré personnage.
Xavier s’était habillé avec soin : chemise blanche et pantalon de velours noir. Il tenait à la main un bouquet de roses jaunes, cueillies dans son jardin. La tenue de Maud, qui avait renoncé à se changer, lui causa un léger choc, mais il ne le montra pas.
— Entre, je vais te présenter à Rosanna. Merci pour les fleurs ! dit-elle en l’embrassant sur la joue.
Quand Irwan sonna à son tour à la porte, une joyeuse animation régnait déjà dans le salon. Assis entre les deux jeunes femmes, l’inspecteur Boisseau s’évertuait à les distraire, et y parvenait sans peine, car il leur racontait des anecdotes burlesques de son adolescence. Cet enfant du Gond-Pontouvre n’hésitait pas à révéler ses pires bêtises de jadis, et Rosanna riait de bon cœur.
Maud se leva vivement et alla ouvrir, légère et gracieuse. Irwan était un peu en retard, mais si séduisant.
— J’ai pris une douche, je me suis rasé, j’ai donné quelques coups de fil. Tu vas mieux ? lui demanda-t-il à voix basse, sans avancer dans le couloir.
— Oui ! Beaucoup mieux !
— Tu es belle ! Trop belle.
Très vite, il l’embrassa sur la bouche, et cette caresse furtive, inattendue, acheva de donner des ailes à la jeune femme. Ils entrèrent enfin dans le salon avec un sourire innocent.
— Mon amie Rosanna Lazure, une Bretonne, comme toi et moi. Rosanna, Irwan Vernier, notre supérieur hiérarchique, plaisanta Maud.
Rosanna serra la main du nouveau venu, l’observa ensuite discrètement. Elle le trouva très séduisant : grand, mince, un visage intéressant, qui intriguait par son expression vaguement hautaine, sarcastique, mais aussi généreuse. II était vêtu d’une chemise bleue, sous un blouson de cuir noir, et d’un jean. Ses yeux très clairs étaient captivants ; un regard de félin au repos.
Elle comprenait mieux à présent pourquoi cet homme attirait Maud comme un aimant. D’ailleurs, elle put constater que son amie, exquise dans sa petite robe blanche, semblait s’être pour ainsi dire ranimée depuis l’arrivée d’Irwan. Tout heureuse de les recevoir dans sa nouvelle maison, elle servait à boire, offrait des olives, resplendissait d’une joie sensuelle. Les discussions reprirent, des banalités qui leur permirent d’apprécier ces précieux instants de détente où l’on parle de tout et de rien.
Maud se servit une deuxième vodka orange, avec trois glaçons, et la but d’un trait. Surpris, Xavier haussa les sourcils. Il capta la même réaction chez Irwan, et les deux hommes s’adressèrent un regard complice.
— Nous allons passer à table. J’espère que vous allez apprécier ma cuisine ! lança-t-elle gaiement en se levant. Tu viens, Rosanna ? J’ai mis des bougies, la lumière est plus douce.
Une table ronde les accueillit. Le bouquet de roses jaunes trônait au centre. Xavier fut touché par ce petit geste et s’assit à la place que la maîtresse de maison lui indiqua avant de passer dans la cuisine, d’où s’échappait une bonne odeur.
— Dis-moi, Maud, fit-il d’un ton moqueur, tu nous promets de la vraie cuisine, ta cuisine, mais tout à l’heure tu as parlé de surgelés. Tu triches ?
— Pas du tout, mon cher, répondit-elle en riant. Ce sont des surgelés maison. Mais c’est une surprise, tu verras.
Bientôt, ils dégustèrent une salade composée de laitue en fines lamelles, agrémentée de noix, d’avocats émincés et d’œufs durs émiettés.
— C’est excellent, affirma Rosanna, dont les grands yeux bleus avaient un éclat inhabituel. Assise entre Irwan et Xavier, en face de Maud, elle semblait parfaitement à l’aise et, entre deux bouchées, évoquait discrètement son travail à la librairie, son arrivée à Angoulême. Sa voix était posée, ses propos vifs et enjoués.
Elle est vraiment charmante, pensa Maud dont la tête tournait un peu, car elle n’avait guère coutume de boire de l’alcool. Pourtant, ce soir, elle avait besoin de cette griserie légère qui repoussait au loin l’amertume et la peur. Dans la clarté dorée dispensée par les flammes des bougies, ses amis lui apparaissaient sublimés : Rosanna, encore plus séduisante, Xavier, viril et protecteur, Irwan, irrésistible.
— Maintenant, la surprise ! s’écria-t-elle en les quittant pour retourner dans la cuisine.
D’abord, elle apporta deux bouteilles de cidre, puis un grand plat garni de crêpes pliées en quatre.
— Les véritables galettes bretonnes, que votre hôtesse confectionne à ses heures perdues, en l’honneur de ses invités bretons ! De la farine de blé noir, du jambon, du fromage. Voici mes surgelés, Xavier. Je les prépare moi-même, et, ensuite, je les confie à mon congélateur. Il suffit de les repasser au four, et le tour est joué ! Seule Rosanna devait en profiter, mais, par chance, j’en avais assez pour tous.
— Formidable ! s’exclama Irwan. Et vive la Bretagne et les jolies femmes à qui elle a donné le jour.
— Oh ! merci, inspecteur ! dit Rosanna d’une voix tendre.
— Appelez-moi Irwan, et laissons tomber le vouvoiement.
— D’accord, je préfère.
Maud rit en les écoutant, mais un petit pincement au cœur la surprit. Était-elle jalouse ? Elle n’en avait pas le droit. Irwan était libre comme l’air. Ce n’était pas un coup de folie d’une heure qui lui permettait de jouer les femmes offensées. D’ailleurs, aussitôt, Rosanna la regarda droit dans les yeux, lui sourit affectueusement.
— Maud, lui dit-elle d’un ton câlin, tu ne pouvais pas me faire plus plaisir qu’en me servant des galettes. Elles sont délicieuses. Je me régale, mais je t’avouerai que j’adore aussi les coquillettes au jambon. C’est vraiment très simple à préparer : tu recouvres de pâtes, au beurre salé, bien entendu, une tranche de jambon. On ne sait jamais, si tu m’invitais encore…, ajouta-t-elle malicieusement.
Xavier éclata de rire, but un peu de cidre. Ses prunelles sombres, pétillantes de bonne humeur, cherchaient celles de Rosanna, leur adressaient un message muet, tentative de séduction dont il usait souvent. D’une voix douce, il l’interrogea :
— Alors, comme ça, tu es bretonne, toi aussi ! Je suis le seul Charentais pure souche dans cette assemblée de Celtes. Je me sens terriblement étranger, c’en est presque gênant.
— Il a raison, le pauvre, plaisanta Rosanna en prenant à témoin Maud et Irwan. Mais c’est si beau, la Bretagne, Xavier. On ne peut pas l’oublier, ce pays, avec ses landes fleuries de genêts, ses granits roses, son océan. C’est ce qui nous a rapprochées immédiatement, Maud et moi.
— Et, coïncidence incroyable, la maman de Rosanna habite à Locminé, reprit Maud, là où vit mon oncle Loïc. Une ville d’environ trois mille habitants, à vingt-six kilomètres de Josselin.
— Josselin, où l’un de mes arrière-grands-pères a vécu longtemps, intervint Irwan, follement amusé par ce concours de circonstances. Josselin, où l’on peut admirer un remarquable château bâti au xie siècle par le vicomte de Porhoët, Guéthénoc, qui a donné à la ville le prénom de son fils. Le célèbre combat des « Trente » eut lieu là-bas, en 1351, pendant la guerre de succession de la Bretagne. Tu vois, Xavier, quand on parle de mon pays, moi aussi, je peux jouer les historiens.
Les deux jeunes femmes en furent sidérées, et la discussion repartit de plus belle, sur les menhirs et les récifs, sur l’île d’Ouessant et les marins.
Agacé, Xavier les interrompit. Il prit un air solennel et décréta très sérieusement :
— Nous aussi, au Gond-Pontouvre, nous avons notre île, plus verdoyante, plus paisible. Je t’y emmènerai, Maud. C’est tout près d’ici.
— Voilà ! Il est vexé, rétorqua Irwan. Écoute, mon vieux, la prochaine fois que je vais en Bretagne, je t’invite. Là-bas, au moins, je serai sûr d’une chose : tu ne pourras pas jouer les historiens intarissables, car ça m’étonnerait que tu puisses te documenter suffisamment.
— Méfie-toi, je suis prévenu, et capable d’acheter tout ce qui est écrit sur le passé de votre chère « patrie ».
Rosanna rit doucement, heureuse d’être là, entourée de personnalités aussi variées et agréables. Elle s’étonna cependant :
— Xavier, tu es vraiment passionné d’histoire ?
— Oui, c’est un de mes loisirs.
— Tu serais enchanté en Bretagne. Nous avons la forêt de Brocéliande et Merlin, des châteaux, des légendes troublantes. Les farfadets, moi, j’y croyais quand j’étais toute petite.
Maud sourit, mais elle avait pâli, à cause du mot « château ». Elle se leva pour desservir et rapporter un magnifique paris-brest, fait par ses soins, une couronne de pâte à choux décorée d’amandes effilées, saupoudrée de sucre, garnie de crème pâtissière au pralin. En revenant vers la table, dans la salle à manger, elle découvrit Irwan et Rosanna penchés l’un vers l’autre, leurs visages tout proches. Ils chuchotèrent, puis se séparèrent avec un sourire de connivence. Un frisson glacé envahit Maud qui manqua de renverser une bouteille de cidre. Il lui avait été insupportable de les voir ainsi, et une souffrance oubliée, éprouvée lors de son premier amour, l’oppressa. Elle respirait mal, sentait ses jambes trembler.
Je dois être amoureuse de lui, constata-t-elle avec une stupeur anxieuse. Il ne faut pas, je ne veux pas. Et je n’aurais pas dû boire de vodka.
Xavier alluma un cigarillo, lui prit l’assiette des mains et la posa sur la table. Puis, avec un air étrange, il saisit le bras de Maud, l’obligea à s’asseoir. Il tenta alors une diversion, car un drôle de silence s’était instauré :
— Alors, ma petite Bretonne ! Tu es livide. Qu’est-ce qui se passe encore dans cette tête ? Tu as peur des farfadets, comme Rosanna ? Allez, fais un sourire !
Irwan était tendu, sur le qui-vive. Il avait compris la réaction trop violente de Maud, mais aussi la conduite insolite de Xavier. Ils voulaient tous la distraire, l’étourdir de bavardages et de rires, mais le contraire s’était produit. Il ne pouvait quand même pas se justifier tout de suite, avouer à sa collègue que Rosanna s’en voulait d’avoir parlé de légendes, de châteaux, et lui demandait comment rattraper sa gaffe.
Elle est jalouse, en tout cas, songea-t-il avec un fugitif sentiment de jubilation. Puis, sans plus réfléchir, il décida de mettre les points sur les i et parla justement de l’affaire de Bouteville :
— Au fait, puisque nous avons évoqué des créatures surnaturelles, pourquoi ne pas raconter à Rosanna ce que vous avez vu hier soir ? Cette mystérieuse apparition…
— Je suis au courant ! Maud m’a tout dit quand je suis arrivée.
— Et qu’en penses-tu ?
Xavier sentit sa protégée se raidir, chercher à se dégager de son étreinte qui, pourtant, lui avait redonné des forces, du courage, ainsi qu’une certaine lucidité. Rosanna répondit, l’air rêveur :
— Moi, je crois comme votre ami Ronald que c’était une sorte de « dame blanche », un phénomène connu. Elle annonce des malheurs ou prévient d’un danger, mais il est tout à fait normal, en somme, que les gens n’en tiennent pas compte. C’est compréhensible, car nous sommes rarement prêts, à notre époque où prédomine le rationnel, à accepter le surnaturel et ses manifestations. Maud ne se remet pas du choc que cela lui a causé. Je la comprends.
— Tu as raison, déclara Irwan. Mais pour en revenir à des éléments concrets, j’ai une bonne nouvelle : le patron nous confie l’enquête. Alors j’ai commencé à cogiter. Meurtre ou pas, il ne faut rien laisser au hasard ! J’ai songé à plusieurs solutions. La première, qui me paraît la plus cohérente, la voici : Julie, après avoir agi follement, regrette son geste et ne veut plus suivre François. Il est furieux, ils échouent au château, sans doute parce qu’ils sont revenus à Bouteville, et, là, ils ont une violente querelle qui dégénère en meurtre. Deuxième hypothèse, Julie revient seule, appelle Pierre-Marc d’une cabine de Châteauneuf, par exemple. Il va la chercher, ils vont discuter au château, mais il ne lui pardonne pas, et, pire, la tue en la jetant dans le puits. Crime passionnel dans les deux cas. Je pourrais jouer à cela longtemps. Nous n’avons aucune preuve de quoi que ce soit. J’aurai le rapport d’autopsie demain matin. On saura alors à quoi s’en tenir.
Subjuguée, Rosanna l’écoutait attentivement. Le mot « autopsie » la glaça. Elle réalisait soudain les contraintes de la profession que ses nouveaux amis exerçaient.
— Je n’aimerais pas ce côté-là de votre métier, murmura-t-elle. Et toi, Maud, ça n’a pas été trop dur, au début, les autopsies ?
— Si. La première fois, j’ai failli m’évanouir, et j’évite d’y assister quand c’est possible. Il faut avoir le cœur bien accroché.
— N’en parlons plus, coupa Irwan. Avant de venir vous rejoindre, j’ai contacté directement nos collègues de Marseille et je me suis permis d’appeler également la famille de François Pélégri, mais ce monsieur n’est pas rentré chez lui. Un avis de recherche est lancé.
— Tu n’as pas perdu de temps ! s’exclama Xavier. Moi qui pensais que tu te faisais beau pour mieux pouvoir séduire ces deux ravissantes créatures, bretonnes de surcroît !
— Gros malin ! Quand tu es là, je n’ai aucune chance, tu le sais. Dis donc, toi qui connais si bien la maison, si tu allais faire le café ? Maud pourrait se reposer.
— Bonne idée, j’y vais. Mes enfants, vous allez déguster un nectar subtil, du pur Colombie. Je suis bien renseigné, car c’est moi qui l’ai offert à Maud. Servi avec un carré de chocolat noir.
Cet intermède détendit l’atmosphère, et la conversation, quoique toujours axée sur les événements de Bouteville, devint cependant plus légère. Irwan décrivit brièvement le château à Rosanna, suggéra aussi que ces lieux chargés d’un passé tumultueux étaient peut-être hantés. Maud raconta alors l’anecdote du mariage de la belle Isabelle, apparentée à la célèbre famille des Taillefer, avec Jean sans Terre. Aussitôt, elle expliqua à son amie la similitude de situation notée par Ronald au sujet des noces avortées de la pauvre Julie.
— Ainsi, dit alors Rosanna, songeuse et perplexe, cela justifierait les paroles de l’apparition, quand elle a déclaré que l’histoire était un perpétuel recommencement et que les amours étaient condamnées. Mais est-ce que l’union du roi d’Angleterre et de sa jeune épouse a eu une fin aussi sinistre ?
— Non ! répondit Xavier de la cuisine. Pas du tout, ils ont vécu heureux et ont eu beaucoup d’enfants. Ils revenaient souvent à Bouteville, leur séjour de prédilection en terre française. De plus, la séduisante Isabelle, qui fut veuve vers trente ans, a ensuite épousé son ancien fiancé, Hugues X, et lui a même donné des descendants. Une forte personnalité, cette dame…
Maud murmura, avec un soupir inquiet qui trahissait son angoisse :
— Et si c’était elle que j’ai vue ? Cette femme, malgré son âge, était encore d’une beauté exceptionnelle, et si digne, majestueuse.
L’inspecteur Boisseau revint, un plateau à la main, où étaient posées quatre tasses et une cafetière fumante.
— Peut-être bien ! Tu as eu l’honneur de rencontrer Isabelle Taillefer, mais sur ses vieux jours.
Maud sourit. Tout ce qui venait de s’énoncer dans la pièce contribuait à la soulager de ses doutes. Il était également difficile de résister à la chaleureuse ambiance qui présidait souvent au moment du café. Rosanna savourait son carré de chocolat, Irwan allumait une cigarette, l’air reposé, tranquille. Xavier, joyeux, bavardait avec l’un ou l’autre. Pourtant, chacun la regardait discrètement, comme pour s’assurer qu’elle avait surmonté sa détresse. Elle le devina rapidement.
— Je suis vraiment bien entourée. Vous me couvez telle une fillette qui a eu un gros chagrin. Mais je me sens en pleine forme. C’est le délicieux café de Xavier. Il était un peu fort, et maintenant je revis.
Ils éclatèrent tous de rire, et, pour fêter cette bonne nouvelle, décidèrent de boire un cognac. En vérité, les trois inspecteurs se savaient sur le pied de guerre, mais s’appliquaient à savourer l’instant présent avant la lutte. Malgré son sourire, Irwan était préoccupé par la mort de Julie et cherchait le coupable ou la cause de l’accident, tandis que Xavier rêvait de dormir encore une nuit près de Maud, au cas où… Elle, reléguant au loin tout ce qui n’était pas l’homme assis près d’elle, avec ses yeux de chat et sa bouche savante, se demandait comment le retenir quand viendrait l’heure du départ. Seule Rosanna profitait sans arrière-pensée de la soirée, car elle n’avait pas été de visu confrontée au drame.