7
Une heure plus tard, les invités de Maud se levèrent, se préparant à rentrer chez eux, bien à regret, mais ils avaient tous des obligations le lendemain matin de bonne heure.
— Vous reviendrez, tous les trois. J’ai passé une soirée merveilleuse. Je vous invite pour mon anniversaire, le mois prochain, d’accord ?
Ils acceptèrent tous. Rosanna partit la première en embrassant Maud affectueusement.
— Je t’appelle bientôt, lui dit-elle. Tu me tiendras au courant de l’enquête. Et ne déprime pas.
— Promis.
Xavier et Irwan s’attardèrent dans le couloir. Ils hésitaient à quitter leur collègue, debout entre eux, les yeux pleins d’une supplication que chacun croyait lui être destinée.
Si je m’en vais avant Irwan, pensa Xavier, il va rester et je crains le pire. Maud a tellement besoin de réconfort…
Si je laisse Xavier ici, se dit Irwan, il va trouver un prétexte pour dormir à nouveau chez elle, et après tout, on ne sait jamais.
Les deux hommes se regardèrent, devinèrent qu’ils étaient victimes de la même crainte. Il fallait prendre une décision. Maud commença à s’étonner, un petit sourire aux lèvres.
— Si vraiment vous avez peur de m’abandonner, le lit de la chambre d’amis est assez grand. Vous y logerez aussi bien en longueur qu’en largeur, plaisanta-t-elle d’une voix moqueuse. Moi, je suis fatiguée. On ne va pas camper dans l’entrée !
Xavier scruta une seconde les prunelles bleu océan de Maud et se résigna brusquement. D’un ton enjoué, tout en jetant sa veste sur son épaule, il s’écria :
— Moi, je rentre à la maison ! J’ai oublié d’arroser mes plantes vertes. À demain matin dans le bureau du patron, les enfants.
Il sortit, traversa le jardinet et rentra chez lui. Irwan n’avait pas bougé, pris au piège de son désir, mêlé d’une prudence dont il savait trop bien les causes. Déjà, au début de l’été, il avait cédé à la tentation de connaître enfin ce corps adorable qu’il côtoyait trop souvent, une attirance à laquelle s’ajoutait une vague tendresse pour Maud. Depuis, il évitait de l’approcher, de la voir en dehors du travail, et c’est pour cette raison qu’il n’avait pas cherché à la joindre durant ses congés. La jeune femme avait respecté sa volonté, ne l’avait pas provoqué, ne lui avait pas téléphoné.
Mais, ce matin même, après avoir été séparés plusieurs semaines, ils s’étaient revus avec une joie évidente. La présence de Xavier aidant, Irwan, jaloux, avide d’elle, avait perdu le contrôle de lui-même. Quand il l’avait suivie dans la salle de bains, plus rien n’avait eu d’importance, hormis la toucher, éprouver encore ce plaisir violent connu ensemble, dans l’estafette, qu’il n’utilisait plus depuis sans une douce nostalgie, presque sensuelle. Une voix tendre le sortit de sa méditation.
— Irwan… Tu t’en vas ou… ?
— Je n’en sais rien, dit-il, soudain agressif, incapable de fuir ou de la prendre dans ses bras.
Elle était là, dans la lumière rose d’une veilleuse, toute dorée, la poitrine soulevée par l’émotion, ses longues jambes dénudées, sa bouche entrouverte.
— Irwan, même si tu restais un peu, quelle importance ? Tu es libre, moi aussi. Mais la vie, c’est si court, parfois. Pourquoi refuser des bribes de bonheur ? Je pense à cette jeune fille, Julie, qui est morte à vingt ans. Qui peut la juger ? Si cet homme lui plaisait, elle n’a pas résisté et je la comprends. Ce qu’elle a connu dans ses bras valait peut-être la peine de mourir ensuite.
Irwan faiblit, touché là où il fallait. En effet, à quoi bon se tourmenter ? Ils verraient plus tard ce qu’il adviendrait d’eux. Il serait temps d’aviser, de se conduire en personnes raisonnables. D’ailleurs, comment être raisonnable à vingt centimètres d’une très jolie femme qui vous attire avec tant de force, dotée d’un magnétisme inné ? Il l’attira contre lui, l’embrassa doucement, sans hâte, se grisant de ses lèvres chaudes, de cette étreinte interminable, qu’ils goûtèrent tous deux avec une langueur voluptueuse.
Elle lui dit quelque chose au creux de l’oreille. Il caressa sa joue, ses épaules, puis répondit :
— Viens, vite, vite !
La chambre de Maud, plongée dans un clair-obscur complice, car seulement éclairée par les lampadaires de la rue, les accueillit, avec ce grand lit défait sur lequel ils s’allongèrent, déjà enlacés, pressés l’un contre l’autre. Irwan se débattit un instant avec la robe blanche, si ajustée qu’il dut la faire glisser sur le corps brûlant ainsi peu à peu révélé.
— Je ne t’avais jamais vue nue ! Ce matin, tu m’as ébloui ; ce soir, je me sens à moitié fou.
De ses mains adroites, un peu rudes, il explora les formes de Maud, son dos, ses seins, son ventre ferme et ses cuisses. Elle gémit, l’entoura de ses bras, tendrement, et, sans cesser de l’embrasser sur tout le visage, frémit de bonheur, de désir avoué, ardent. Puis elle déboutonna sa chemise, la rejeta comme un obstacle, et c’est elle à présent qui le caressait, frottait son visage contre cette poitrine d’homme dont le contact l’enivrait.
Bientôt, ils furent nus, haletants, transportés d’une joie infinie. Il se coucha sur elle, écrasant sa bouche d’un baiser possessif, violent, tandis qu’il retrouvait, intact, sublime, le plaisir extrême de la posséder, de la sentir comblée.
*
— Un café, Irwan ? proposa Xavier, un thermos à la main, dans le bureau du commissaire Valardy, qui, de toute évidence, était en retard.
Il était 8 h 15. L’hôtel de police était animé d’une agitation familière, des sonneries de téléphone aux appels dans les couloirs, des portes claquées aux bruits des voitures sur le parking tout proche. L’inspecteur Vernier accepta d’un signe de tête une tasse de café. Il était silencieux, ce qui n’était pas trop étonnant chez lui. Mais Xavier était tenaillé par une curiosité latente. L’air indifférent, il demanda, mine de rien :
— Tu es resté tard chez Maud ?
— Non, j’ai discuté un peu avec elle et je suis allé me coucher.
Il ne dirait rien de plus, l’inspecteur Boisseau le savait. Ils se connaissaient depuis des années, raison pour laquelle Irwan était certain que son collègue n’allait pas se contenter d’une telle réponse. Comme prévu, Xavier revint à la charge, vivement, de crainte de voir arriver le patron et que cette discussion lui échappe :
— Irwan, tu peux me parler. Je suis ton ami, quand même. J’avais oublié mes cigares, je suis revenu à pied – je n’avais pas sommeil – et j’ai vu ta voiture, une heure au moins après mon départ.
— Tu ne peux pas t’empêcher de surveiller les suspects, c’est ça ? Déformation professionnelle. Et si Maud avait été couchée, tu l’aurais réveillée pour une boîte de cigares ?
Xavier lissa sa moustache brune, fit les cent pas, déclara enfin :
— Non, peut-être, ça dépend. Si j’avais vu de la lumière dans sa chambre…
— Bon, écoute, mon vieux, je suis désolé, il fallait sonner. Nous étions dans le jardin, derrière la maison. Je réconfortais Maud, c’est vrai. Elle avait un coup de cafard.
— Tiens, tu appelles ça comme ça maintenant ?
— Très drôle. Tu sombres dans le ridicule. Si tu es jaloux, dis-le franchement.
Les deux hommes se toisèrent du regard, les nerfs à vif, exaspérés. Irwan lui aurait bien crié la vérité, mais il se retenait, car Xavier était trop bavard. S’il avait la moindre certitude, tout le Central serait au courant à la fin de la journée.
Le commissaire entra en coup de vent, les découvrit face à face, l’air furieux. Surpris, il s’exclama gaiement :
— Bonjour, les enfants ! Vous préparez un match de boxe ou vous avez un problème ?
Ils n’eurent pas le loisir de répondre, car Maud se glissa par la porte entrebâillée. Elle les salua, un dossier sous le bras, moulée dans un pantalon noir, assorti d’un petit gilet rose, sans manches. Ses cheveux blonds, encore humides d’une douche toute récente, paraissaient plus foncés. Nul n’aurait pu deviner en la voyant ainsi, souriante, naturelle, le visage impassible, qu’elle venait de vivre une torride nuit d’amour. Chacun s’assit en vis-à-vis du bureau où trônait le commissaire, soudain plus sérieux.
— Nous n’avons guère de temps ce matin. Mettez-moi vite au courant de cette histoire farfelue du château de Bouteville. Je dois te dire, Irwan, que même en ayant obtenu la commission rogatoire, vous devrez travailler avec la gendarmerie de Châteauneuf, qui reste aussi sur l’affaire. Si tu as un problème, préviens-moi, demande toutes les autorisations nécessaires, je ferai de mon mieux. Pour être sincère, je crois que ce devrait être vite réglé. De fortes présomptions pèsent sur François Pélégri. Tenez, lisez ce fax. Il est arrivé de Marseille vers 1 heure. Antoine me l’a communiqué à mon domicile. Par chance, j’étais chez moi. C’est si rare !
Irwan parcourut la feuille, la passa à Maud. Elle la lut attentivement, hocha la tête avec une moue éloquente. Xavier attendit patiemment son tour sans dissimuler une humeur morose. Le commissaire, une fois certain qu’ils avaient tous pris connaissance de ce premier rapport, enchaîna :
— Ce type est loin d’être un modèle de bon citoyen. Soupçonné de trafic de drogue, mais jamais pris sur le fait, joueur invétéré, ce n’est sûrement pas en travaillant qu’il est devenu si riche. Réputé violent également, plaintes des victimes à l’appui. Quant aux femmes, pas de détail, mais tout laisse à penser qu’il collectionne les conquêtes. À vous de le retrouver et de l’interroger ! Je vous fais confiance.
Irwan se leva, prit son blouson et sortit le premier en déclarant :
— À plus tard. Maud, tu convoques Pierre-Marc Labrousse, le fiancé outragé, ou bien tu vas le voir. Au choix. Salut, patron. Je file étudier le rapport d’autopsie.
Xavier et Maud quittèrent le bureau du commissaire après l’avoir remercié de son aide.
— Irwan a l’air enragé, ce matin, constata l’inspecteur Boisseau sans regarder Maud qui marchait à ses côtés dans le couloir.
— Ah ! fit-elle. Je n’ai pas remarqué. Tu sais, se pencher sur une autopsie après le petit-déjeuner, ce n’est pas très réjouissant.
— Tu parles ! Ce genre de choses n’a jamais dérangé Irwan. Il est insensible.
Ils entrèrent dans le bureau de Maud, où un stagiaire, installé à une table, tapait à la machine. Le jeune homme leur dit « Bonjour » avec un regard timide. Quand on lui avait indiqué qu’il serait affecté au service de l’inspecteur principal Delage, il était loin d’imaginer que ce policier serait une aussi séduisante créature.
— Salut, Dimitri, en forme ?
— Oui, inspecteur, tout va bien.
— Appelle-moi Maud, ce sera plus sympa.
Xavier jeta un œil méprisant au malheureux qui lança un « d’accord » réjoui. Maud expliqua brièvement à Dimitri l’enquête en cours et lui fit une dernière recommandation :
— Un appel à témoins est paru dans la presse ce matin. Si tu as un coup de fil à ce sujet en mon absence, tu notes tout soigneusement.
— Et si tu allais nous chercher du café frais ? C’est une de tes plus utiles attributions ! lança froidement Xavier.
Le jeune homme, soucieux de ne déplaire à personne, obéit et sortit aussitôt.
— Xavier, tu es odieux. Ne recommence pas ! Tu n’as pas à traiter ce garçon de la sorte. Si tu as envie de passer tes nerfs sur quelqu’un, tu peux disposer.
— Non, j’ai à te parler, seul à seule, ma chère.
Maud sentit la colère monter, prête à exploser. Elle avait très bien perçu une tension entre Irwan et Xavier, et se doutait que la soirée de la veille en était la cause. Pour abréger la conversation, elle demanda sèchement :
— Vas-y ! Qu’est-ce que tu as ? Je suppose que ça t’a rendu malade de voir Irwan partir le dernier hier soir ? Il n’est pas resté cinq minutes de plus. Pas de quoi piquer une crise.
— Tiens, vous ne vous êtes pas entendus sur la version à donner ! Il m’a affirmé avoir passé une heure avec toi. Bizarre !
— Oh ! et puis zut ! Tu m’agaces à la fin ! Je ne t’appartiens pas ! Il n’y a pas écrit sur mon front « propriété de Xavier Boisseau », ni ailleurs. Je suis une grande fille, célibataire, et je fais ce que je veux ! C’est compris ?
— Hum ! Compris, mais ne compte plus sur moi pour jouer les roues de secours. Et franchement, je ne vois pas ce qui te plaît chez Irwan. Il t’a laissé tomber durant tes vacances, il ne t’a pas donné un coup de main pour ton déménagement, et toi, tu lui fais les yeux doux, sans crainte du ridicule !
— Et toi, toujours à me surveiller, à me poser des questions indiscrètes. Je te croyais mon ami, un véritable ami, serviable, affectueux, loyal. En fait, chaque fois que tu m’as aidée, tu avais des idées derrière la tête. C’est bien ça ? Avoue !
— Oui, j’avoue ! Je suis un homme, sain, normal, avec des pulsions et un cœur. Je ne t’ai même jamais embrassée. Pourtant, combien de fois j’en ai eu envie !
— Tu aurais dû être plus franc, direct, me dire la vérité depuis longtemps. Qui sait ? Je pensais que c’était un jeu, ta jalousie, tes mots doux.
— Oui et non ! Maud, allons, calme-toi. Je suis ton ami malgré tout, et si je t’ai parfois rendu service, c’était dénué de tout calcul, crois-moi.
On frappa ; la porte s’entrouvrit. C’était Dimitri, une carafe de café à la main, dans l’autre, un échafaudage de tasses et de petites cuillères. Impressionné par les éclats de voix qui emplissaient le bureau, il hésitait à entrer.
— Ah ! du café. Merci, Dimitri, tu es gentil. Tu repasses plus tard, Xavier, j’ai des coups de fil à donner.
Elle le congédiait poliment, par ruse, mais il n’osa pas protester. Nerveux, il sortit, claqua la porte. Maud soupira, mordilla son stylo, se servit un peu de café et y ajouta un sucre.
— Pas d’ennuis, Maud ? bredouilla le jeune stagiaire, d’un ton compatissant.
— Non. Nous n’étions pas d’accord sur un point de l’affaire, Xavier et moi. Rien de grave. Il faut t’habituer. Il y a des jours, ici, où l’atmosphère est tendue.
— Vous avez passé de bonnes vacances, sinon ?
— Oui, merci.
Maud lui sourit, sortit un carnet de son sac et releva des numéros de téléphone qu’elle y avait inscrits. Le silence s’installa, et seul le cliquetis régulier de la machine à écrire fit un bruit de fond, presque apaisant. Avant d’appeler Pierre-Marc, Maud se dit que la mort de Julie était sans aucun doute un crime passionnel, car, vraiment, il lui semblait soudain que les hommes étaient soumis à des réactions étranges : instinct de possession, de jalousie, des attitudes vieilles comme le monde, qui n’avaient pas fini de faire couler du sang et de l’encre.
Elle composa enfin le numéro du fiancé de Julie, à regret, certaine de toucher une plaie vive en l’interrogeant. Comme s’il ne devait pas souffrir assez ! D’après elle, Pierre-Marc n’était pas le coupable, mais une seconde victime.
Il vaudrait peut-être mieux le rencontrer après avoir lu à mon tour le rapport d’autopsie, songea-t-elle en écoutant les sonneries successives. D’après l’heure du décès, je pourrai mieux vérifier son alibi.
Quelqu’un décrocha. C’était une femme, sans doute la mère du jeune homme. Une voix froide et sèche, rébarbative.
— Madame Labrousse, puis-je parler à Pierre-Marc, je vous prie ? Inspecteur Maud Delage.
— Je vais voir si c’est possible. Vous savez, il est très dépressif. Le médecin est venu et…
— Je comprends, madame, mais je dois lui poser quelques questions.
Un petit peu plus tard, Pierre-Marc fut au bout du fil. Il s’exprima clairement, sembla moins abattu que dimanche soir, contrairement aux déclarations de sa mère. Maud le convoqua pour 14 heures tout en lui précisant qu’elle pouvait se déplacer, vu les circonstances, s’il préférait rester chez lui.
— Non, ça me fera du bien de bouger un peu. Je viendrai vous voir.
— Merci. Et courage ! Je suis de tout cœur avec vous. C’est une tragédie horrible.
— Oui, j’ai reçu un sacré choc. Dites : si vous souhaitez m’interroger, inspecteur, c’est que vous me soupçonnez d’avoir tué Julie ?
— Mais non, c’est la procédure ordinaire. Je dois vous entendre, c’est tout.
Contrariée, Maud se mordit les lèvres. Elle n’avait pas à affirmer ainsi ses opinions, car la vie et son métier lui avaient appris qu’on ne devait jamais juger si vite une personne que l’on ne connaissait pas, surtout quand il y avait présomption de meurtre. Elle avait exprimé ses sentiments personnels et le regrettait. Moins cordiale, elle abrégea la conversation et raccrocha. Dimitri s’était absenté pour faire des photocopies. Le téléphone sonna aussitôt.
— Inspecteur Delage.
— C’est Antoine, Maud. Une communication pour toi. Je pense que ça concerne l’affaire de Bouteville, l’appel à témoins.
— Merci.
Un déclic, un silence, puis une voix d’homme assez âgé, rocailleuse, avec un accent traînant. Maud se présenta, écouta attentivement les paroles confuses de son interlocuteur, prit des notes, remercia le vieux monsieur pour son témoignage. Intriguée, elle réfléchit longuement, envisagea de nouvelles possibilités. En effet, si l’on en croyait cet habitant du bourg de Bouteville, qui logeait d’ailleurs dans une maison toute proche du château, il y aurait eu pas mal de remue-ménage dans la nuit de samedi à dimanche sur l’esplanade, et sans doute à l’intérieur de l’enceinte.
Maud relut ses notes, se remémora les mots du témoin : C’étaient des jeunes, avec des motos. C’est bien souvent qu’ils montent là-haut faire du tapage et des dégâts. Ça devait être vers 3 heures. Je me suis levé, j’ai regardé à ma fenêtre et j’ai vu des lumières de phares. Il y avait aussi une voiture. Et ça criait, ça rigolait sur l’esplanade. Après, ils sont partis, mais ils étaient peut-être bien là depuis un moment. Je sais pas qui c’est, hein, je les ai pas vus.
Donc, se dit-elle, il y a eu de la visite cette nuit-là au château… Il me faut vite le rapport d’autopsie. Irwan ne devrait pas tarder. Ses pensées se dispersèrent. Elle revit le lit, l’ombre complice de leur interminable étreinte. Un frisson de volupté rétrospective l’envahit par traîtrise. Quand il l’avait quittée, bien avant le lever du jour, il n’avait pas dit un mot, l’avait embrassée sur la joue. Maintenant, elle devait trouver une attitude propre à le rassurer, se montrer distante, mais amicale, faire un trait sur ces heures de folie, encore une fois renier ce qui commençait à ressembler à de l’amour ou à une passion charnelle indéniable.
Dimitri était de retour. Une heure s’écoula lentement, morne, quoique ponctuée de quelques banalités échangées pour passer le temps. Impatiente, Maud en vint à déplorer l’absence de Xavier, qui savait si bien la faire rire avec son sourire bon enfant, ses mimiques et ses bavardages. Elle s’en voulait à présent d’avoir été si dure à son égard, de ne pas lui avoir laissé l’occasion de s’expliquer. Ils avaient tant de souvenirs en commun, des promenades, des repas, des enquêtes difficiles ou ordinaires. Elle devait se réconcilier avec lui, discuter de leurs états d’âme respectifs en personnes raisonnables, sans se chamailler comme des gosses.
— Dimitri, vous n’auriez pas vu Xavier, par hasard ? demanda-t-elle enfin d’un ton neutre.
— Non. On m’a dit qu’il était parti à Bouteville, qu’il ne rentrerait pas avant ce soir.
— Ah ! tant pis.
Un bruit de pas dans le couloir. La porte s’ouvrit grand sur une haute silhouette, un regard clair. L’inspecteur Vernier entra de son pas nonchalant, serra la main du stagiaire.
— Maud, tu peux venir avec moi ? Ce ne sera pas long.
Elle le suivit sans un mot. En vérité, tous deux étaient beaucoup moins détendus et familiers qu’en temps ordinaire, mais, comme le couloir était désert, personne ne put le constater, ni s’en étonner. Irwan s’installa bientôt à son bureau et lui tendit le compte rendu de l’autopsie. Maud s’empressa de le lire tout en remarquant la pâleur singulière de son collègue… et amant.
Ce qu’elle apprit la bouleversa, car ces notes toutes scientifiques, méthodiques, la replongèrent en plein drame. Julie était morte à 1 h 30, des suites d’une blessure profonde au foie, ayant provoqué une hémorragie. Elle avait plusieurs contusions, imputables à la chute dans le puits, et une fracture de l’épaule gauche. D’après les croquis, et l’étude des chocs, elle était tombée la tête la première. Il y avait aussi traces de plusieurs rapports sexuels, assez violents. Des analyses complémentaires devaient être effectuées pour certaines données.
— Alors, lui dit Irwan, tes impressions ?
— Pour l’instant, je ne sais pas. Ça nous apporte des précisions, mais en fait nous ne sommes pas plus éclairés sur ce qui a pu se passer dans cette cour d’honneur.
— Je sais. Sinon, tu as du nouveau ?
— Tu n’as pas l’air de te sentir bien, Irwan. Tu es sûr que ça va ?
— Ouais, pas trop… Autant te le dire, au point où nous en sommes, puisque j’ai capitulé hier soir, j’ai mal supporté l’étude des clichés pris pendant l’autopsie. C’est bien la première fois et c’est peut-être à cause de toi, de cette nuit. Cette belle fille mise à nu, ce qu’ils ont fait de son corps. Elle semblait juste endormie. J’ai pensé à toi, à la mort.
— N’y pense plus ! s’écria Maud en contournant le bureau. Je suis vivante, je…
— Chut ! Ne dis rien. Viens là, une seconde.
Il l’attira sur ses genoux, enfouit son visage dans son cou, sous ses cheveux parfumés. Il resta immobile, tandis qu’elle l’entourait de ses bras dans un geste instinctif de réconfort, presque maternel. Cela ne dura qu’un instant. Très vite, Irwan releva la tête avec un petit sourire ironique et déclara à voix basse :
— C’est de mal en pis. On ferait mieux de se mettre au boulot. Allez, debout, inspecteur Delage, pas d’attendrissement.
— OK, chef ! On y va quand vous voulez.
— Alors, tout de suite, dans ton bureau.
— D’accord. J’ai eu un appel : un vieux monsieur de Bouteville qui a vu une bande de jeunes gens, pas très sérieux d’après lui, descendre du château vers 3 heures. Ils étaient sans doute ivres. Je me demande s’ils ont pu être témoins de quelque chose. Il faudrait pouvoir les retrouver et savoir l’heure exacte de leur arrivée là-bas.
Dimitri les vit entrer, jeta un regard un peu intimidé à l’inspecteur Vernier, avant de dire à Maud :
— Vous… euh… tu as reçu un autre appel. Je n’ai pas voulu vous déranger, j’ai tout noté.
— Tu pouvais me passer la communication sur la ligne d’Irwan. C’était à quel sujet ?
— Un autre témoin, toujours pour votre enquête. M. Philippe Desmoulins. Il est cordonnier à Châteauneuf, habite 1, rue Aristide-Briand. Il affirme avoir vu samedi soir, vers 11 h 30 environ, une Alfa Romeo rouge remonter la rue où est situé son magasin. Il était passé chercher des papiers. En fait, ce qui l’a marqué, c’est la voiture, car elle ne passe pas inaperçue. Il n’a pas relevé le numéro d’immatriculation, mais, en lisant le journal, il a tout de suite fait le rapprochement, car il était question d’une voiture identique.
Irwan réfléchit, tandis que Maud, après avoir remercié Dimitri, déclarait avec soulagement :
— C’est intéressant. Même si on ne peut pas être absolument certains que c’était le véhicule de François, il y a des chances pour que ce soit bien lui, car Julie n’est pas revenue à Bouteville par magie.
— Et un coupé Alfa Romeo rouge, ça attire l’attention. La preuve ! commenta Irwan. De toute façon, on devrait rapidement mettre la main sur ce type, ou avoir des nouvelles de lui, au pire d’autres témoignages. Bien, il faudrait rappeler ce M. Desmoulins. Maud, tu t’en charges, moi, je vais contacter un collègue de Marseille. Je reviens tout de suite. On déjeune ensemble ?
— Si tu veux. À plus tard, répondit-elle d’un ton qui se voulait anodin, mais dans lequel transparaissait une touche de joie.
Dimitri, qui l’observait à la dérobée, s’apprêtait à lui parler quand Irwan fit volte-face en lançant :
— Au fait, où est passé Xavier ?
— À Bouteville, paraît-il, lui dit Maud avec un regard ennuyé. Je ne sais pas ce qu’il est parti faire là-bas. Il ne m’a pas prévenue.
— Seul ? De mieux en mieux.
Perplexe, Maud haussa les épaules. Puis elle s’installa à son bureau pour téléphoner au cordonnier de Châteauneuf. Irwan sortit en maugréant des commentaires acerbes sur la conduite insolite de l’inspecteur Boisseau.