LE TIERS SILENCE

I

Longue digression, dans ma relation des années d’apprentissage, mais c’est parce qu’elle m’a permis de faire la paix, si je puis dire, avec la poussée d’inquiétude que j’ai rapportée, longuement aussi. Maintenant je me crois autorisé à comprendre qu’avoir déçu une attente n’est pas nécessairement une faute. Ou plutôt, que l’on peut réparer celle-ci. Une présence a été trahie, on n’en a pas eu la mémoire à des moments cruciaux du rapport à l’autre personne, mais la réflexion est mémoire quand elle s’ajoute au besoin d’écrire. Et je puis constater que dès le moment où j’ai fréquenté le surréalisme, cette réflexion me fut coutumière, sous le signe de la question de l’être et du ne pas être comme elle est posée sur le versant « noir » de l’entreprise d’André Breton. Je me suis donné alors la présence — celle, entre autres, des êtres proches — comme projet de la poésie, j’ai tenté de me faire voie dans le dédale de significations qui obstrue le travail de l’écriture, dont les intuitions sont si constamment refoulées. Réfléchissant sur la poésie dans les années au-delà de l’Anti-Platon peut-être n’avais-je donc pas vraiment oublié cet homme dont le silence empreint de tristesse avait été l’occasion de ma première pensée de la parole.

 

Mon père, la question qu’il me posait, l’attente qui était sienne, sont présents dans la trame de mes écrits dès que ceux-ci ont cessé d’être seulement des exercices en vue de plus. Il n’y a été nommé par son nom que tard dans ma vie, mais ce n’est pas pour autant qu’il n’en ait pas été un des soucis, de toujours, la preuve en est bien cette « Écharpe rouge », avec son idée d’une enveloppe retrouvée vide et d’un homme se découpant dans le contre-jour d’une fenêtre comme — je le remarque soudain — cet autre à la fois être et non-être que j’avais aperçu dans une fenêtre aussi, celle-ci nocturne, à Toirac.

 

Je n’ai pas oublié... Mais ne l’ai-je pas fait, tout de même, dans cette fois mon rapport avec celle qui m’a paru occuper si fortement mes pensées ? Celle qui elle aussi était silencieuse ? J’ai dit mon attachement au rêve maternel : une complicité, même. Mais avais-je su pour autant en comprendre le véritable désir ?

 

Un souvenir me revient, il le fait souvent, qui est des années de la guerre. Du village où ma mère était à présent institutrice j’allais chaque jour à Tours au lycée par le train, et c’était tôt le matin, l’hiver c’était même la nuit encore, mais je ne m’attardais pas dans la salle d’attente, je traversais les deux voies ferrées pour attendre seul, de leur autre côté, devant la petite marquise, ce train omnibus qui venait du pays mystérieux du Grand Meaulnes.

 

Or, ce matin-là, le train qui venait, lui, de Tours, et croisait l’autre ordinairement un peu avant notre gare avait quelque retard, il ne faisait que redémarrer, son dernier wagon se dérobant devant moi, quand déjà arrivait, encore rapide en sa fumée, son grand bruit, la locomotive du train que j’allais prendre. Entre cet effacement du train qui partait et la brusque et pleine présence de l’arrivant, c’était l’instant où se découvrait pour une seconde l’autre côté des voies, celui dont j’étais venu quelques minutes plus tôt.

 

Et que vis-je là, se jetant sous les roues de la locomotive arrivante mais violemment retenue par le chef de gare hagard, criant, qui avait bondi derrière elle, pour la sauver ? Ma mère, Hélène, à quelques centimètres des hautes roues qui l’auraient broyée ! Gravir n’importe quelle portière, me précipiter vers celle d’en face, en baisser la vitre : ma mère était là, au pied du wagon, pour me tendre, non une écharpe, mais des mouchoirs. Elle me savait enrhumé, elle avait constaté après mon départ que je les avais oubliés, elle avait couru à la gare.

II

Vision, avant la masse aveugle et le bruit du train, de son visage paralysé par l’effroi ! Je ne puis me remémorer cet instant sans me souvenir de cet autre où je l’avais vue, cette fois sur le trottoir devant la maison, attendant mon retour après la mort de mon père. Et dans ma réflexion d’à présent me revient à l’esprit la fin de « L’écharpe rouge », cette femme qui paraît sur encore un seuil en s’exclamant « Vous, vous ! » sous le signe à nouveau du temps qui se précipite, de la maladie, de la mort. Qu’y avait-il, au secret d’Hélène ? Le rêve, le retrait de la vie dans des représentations, des souvenirs qui se figent, Ambeyrac, Toirac ? Oui, mais tout de même et très fort l’élan vers des êtres existant hors de ce rêve : un recentrement de la pensée, de l’action, sur ce dehors, sur cet absolu.

 

Ce matin-là, il m’était offert de comprendre que ma mère n’était pas seulement ce déni de sa condition qui m’avait encouragé moi aussi à vivre dans des mondes faits de mes mots : elle était attachée à son ici, à son maintenant, tentant de me rejoindre avant que mon train n’arrive elle leur donnait même priorité absolue, au péril de son existence. Et c’était là un don qu’elle me faisait, celui d’un monde à nouveau réel, mais c’était aussi une demande : en ce reste de vie qu’elle avait à vivre ayant besoin d’être reconnue, besoin de l’attention d’êtres proches. Autant qu’Élie en son temps elle avait besoin de moi. Ce que signifiait déjà son attente sur le trottoir, si peu de minutes après la mort de mon père. Ce que criait dans « L’écharpe rouge » un « Vous, vous ! » sur encore un seuil, exclamation d’espérance.

 

J’aurais dû comprendre. Avec en moi un si grand élan d’affection et d’inquiétude pour celle que je voyais vieillir, bien loin désormais de l’âge vernal, celui de la jeune fille qui était entrée dans la salle. J’aurais dû comprendre et presque je le faisais. Mais je n’en étais pas moins, en ces années-là, celui qui, pénétrant dans un compartiment de ce train venant d’ailleurs que sa vie — venant de l’absolu de l’ailleurs —, s’y asseyait avec dans ses mains un livre qui lui parlait, ou qu’il faisait parler, de cet arrière-pays. D’un bout à l’autre de ce wagon des hommes et des femmes devenus à travers les mois, les années, des figures familières sans pourtant être mieux comprises. Tout à côté de moi telle belle jeune fille prête à la conversation, et dont j’aimais le visage grave, sérieux, mais que je me gardais bien de chercher à mieux connaître : elle venait de plus loin que moi sur la ligne, elle était de cet amont mystérieux, foyer d’une transcendance, comment vouloir qu’elle cessât d’appartenir à ce haut du monde ? Avec un nom dès lors, une vie au nombre des autres ! Plutôt tirer de mon cartable les Poèmes de Paul Valéry que j’avais fini par obtenir du libraire ignare, et retrouver les « Fragments de Narcisse » ou ce « Cantique des colonnes » par l’effet duquel j’entrais droit dans mon désir d’absolu. Je continuais de rêver, je restais dans cet état de latence.

III

Et ce n’est pourtant pas que l’autre regard, celui qui s’attache à l’ici, au réel du proche, ne commençât en moi à se déciller, sous l’impact des œuvres de Max Ernst que je viens de dire. Un jeune professeur de philosophie, en fait simple supplétif dépourvu des qualifications habituelles, arrivait au lycée de Tours dans le chaos de la rentrée d’octobre 40, il eut tout de suite ma sympathie, m’inspirant une vive bien qu’imprécise espérance, et pour attirer son attention, un de ses premiers jours parmi nous, j’écrivis à la craie sur le tableau noir avant qu’il n’entrât dans la salle : « La voix des sources change et me parle du soir », un vers dont la profondeur de reflets et d’ombres me paraissait un abîme. Évidemment, dès qu’il fut là, devant la classe distraite : « Qui a écrit cela ? », s’exclama-t-il, et ce fut le début d’une relation personnelle qui l’incita vite à me montrer et prêter la littérature surréaliste qu’il avait apportée de Paris dans ses bagages. Dialectiquement, en somme, la poétique de Valéry, ce rêve sous la férule de l’intellect, rêve diurne, très contrôlé, mais illimité, mais triomphant, allait se déconcerter dans le labyrinthe de l’écriture automatique, l’apologie des formes savantes et des lois s’effacer — pas entièrement, toutefois — dans une reconnaissance de la réalité et de la vérité du hasard. Les livres surréalistes, leurs vocables désarrimés, leurs images troublantes, me mettaient sur la bonne voie. Mais le cheminement allait être long.

 

Car la pensée de l’autre s’ébauchait bien, je l’ai déjà rapporté, dans la désignation de lumière — « si seulement il faisait du soleil cette nuit », lisais-je dans Clair de terre — que faisait le noir tout en cris et glapissements des intuitions d’Ernst, de Breton, de Giacometti, de Victor Brauner, mais au même instant les autres qu’étaient ces poètes, ces peintres, devenaient à mes yeux les habitants d’un monde sans rapport de continuité avec le nôtre : Paris peut-être mais à des carrefours de mutuelle reconnaissance qui n’existaient que pour certains êtres, des élus, et aux approches desquels toutes les rues se perdaient. Et ce ne fut donc pas mon inquiète adhésion aux impératifs du groupe surréaliste, celui d’environ 1930, qui m’empêcha pendant encore quelques années de transfigurer la réalité aux dépens des occasions de rencontres. L’inconscient s’évertuait à chercher l’issue, comme je crois qu’il le fait toujours parmi ses pires fantasmes, mais ce n’était pas dans mon cas un travail facile, et la période de latence, un engourdissement de l’esprit, continua, dura, elle avait seulement changé de matériau pour ses rêveries.

IV

Je revenais à la maison, tantôt chaque soir, tantôt seulement en fin de semaine, avec des livres qui profitaient de ma distraction pour m’entraîner dans des directions où me semblait s’étoffer l’idée de ce surréel que je ne voyais pas encore aveugler Nadja ou les adhésions des Pas perdus ou du Point du jour, mes bréviaires de cette époque. Ces intérêts autres allaient surtout aux travaux des philosophes des sciences, je découvrais Bachelard, je me posais des questions sur ce qu’il nommait surrationalisme : était-ce apparentable au surréel dont Breton me faisait promesse ? Et aujourd’hui je dois bien constater l’occasion manquée que furent dans mon rapport à ma mère ces années si sombres partout ailleurs dans la société et le monde.

 

Je partais le matin quand souvent la nuit durait encore, mais Hélène était depuis longtemps déjà au travail, avec le feu à relancer, le bois à couper, l’eau à puiser à la pompe, les poules et lapins du temps de guerre à nourrir au fond turbulent d’une étroite cour. L’inconfort de ce logement à flanc de mairie, adossé à la pendule municipale, et aussi la proximité des fermes, de leurs odeurs, de leurs bruits, avaient réveillé en elle des aptitudes et des habitudes ancestrales : comme sa mère jadis elle avait la main sûre, dans l’odeur de la menthe qui poussait partout en désordre, pour égorger d’un seul coup une poule ou un lapin, aussi agités fussent-ils. Et le foisonnement des vipères, dans les prés et les champs du voisinage, avait remis sur pied sa vocation d’infirmière. On avait été mordu, on l’appelait, elle accourait avec ses aiguilles, sa provision de vaccin, elle criait dès le seuil « Mettez de l’eau à bouillir ».

 

Et le soir je la retrouvais pour un dîner près de la cuisinière qui rougeoyait dans ses ombres, après quoi, toute vaisselle rangée, elle plaçait sur la table les cahiers qu’elle avait à corriger, les manuels qu’elle devait consulter, de géographie ou d’histoire, et moi j’étais là en face d’elle, derrière mes propres livres assurément bien mal lus. Parfois elle étendait la main vers un de ces ouvrages étranges, elle en lisait quelques lignes puis le refermait, en silence. Bientôt ç’allait être le vin chaud pour affronter le froid de l’étage. Était-ce toujours l’hiver, ces années de guerre, je suis tenté de le croire. En tout cas c’était la France coupée en deux, Toirac, d’ailleurs déjà du passé, et Lucie, la sœur, et tout « le pays » dans l’inaccessible de l’autre zone. Ma mère était obligée de rester ici, dans le froid de l’hiver du siècle, mais elle n’en pensait pas moins à ce là-bas refusé.

 

Je voyais vieillir celle que j’avais connue jeune ou plutôt avant que le temps ne commençât. Vieillir et aussi changer, le souci de ses petites élèves, de leurs parents, de ses responsabilités devant eux, du quotidien difficile, occupant de plus en plus ses pensées. Déjà je pouvais entrevoir la retraitée qui, revenue vivre à Tours, ville pour elle de si peu d’heureux souvenirs, s’y rendrait seule l’après-midi, hiver comme été, au jardin des Prébendes ou à celui du Musée : une de ces « petites vieilles » qu’évoque Baudelaire dans le plus émouvant de ses grands poèmes. Déjà aussi quelque chose de rude, de lointain, s’était infiltré dans son visage, je pensais à la mère taillée dans le chêne « à coups de hache » qu’était pour Tristan Corbière la sainte Anne de la chapelle d’Auray. Et j’avais horreur de cet avenir, je ressentais le prix de ce qui en elle était encore vivant, peut-être même vivace.

V

Pourquoi n’ai-je pas profité de ces deux ou trois années encore presque immobiles pour lui poser des questions, pour l’inciter à se souvenir ? Pour lui demander de se rapprocher de soi, pour l’aider à comprendre et à dissiper ce qui continuait sans doute de l’angoisser, au moment du sommeil ou quand, à l’étonnement du village, elle allait errer à la fin des classes sur les rives désertes du Cher proche ? Pour être, de ce fait, l’interlocuteur qui lui eût rendu une part de la foi en soi qu’elle avait perdue peu à peu, dans les désillusions de sa vie ? « Vous, vous ! » N’était-ce pas ce bien dont elle rêvait encore, en l’espérant, son mari perdu, de l’attention de son fils ?

 

Mais alors je ne ressentais pas assez fort le besoin d’être qui reste vif dans ce renoncement qu’est le rêve ; et qu’au lieu de suivre l’exemple de cette femme qui s’attardait sur les rives du Cher faute de celles du Lot, j’aurais dû, disant non à mes chimères, reconnaissant en elles les analogues des siennes, lui parler dans l’espace de l’existence effective, cet âtre où peut jaillir une flamme de quelques restes de braise pensivement rapprochés. Le rêve est ce qui sépare, c’est vrai, mais aussi ce qui rapproche quand on comprend, dans la déconstruction du sien propre, ce dont est fait celui de l’autre personne. On peut alors réfléchir avec celle-ci, tenter de simplifier les désirs, considérer à deux, à travers une explication des nostalgies et le partage des souvenirs, les aspects passés ou présents de la vie réelle. Un échange, le plus sérieux des échanges puisqu’il se situe au niveau où l’être au monde a rebond, où ses valeurs ont chance de se recolorer, de revivre. Un échange qui n’a nullement besoin de pensée abstraite, il peut commencer dans des propos de vie quotidienne, ou dans l’étalement sur la table de vieilles photographies.

 

Un échange pour avoir être, l’être n’étant jamais qu’une alliance. Et qui rendrait à l’existence meurtrie cette virginité métaphysique qui avait mis tout son bel espoir dans un don d’écharpe, étant comme telle la préservation de ce qu’on peut dire l’esprit d’enfance, ce regard qui autour de soi ne sait et ne veut que de la présence. Virginité de l’âme que la donatrice d’écharpe rouge ne peut certes aventurer sans grand risque ; et mieux vaudra donc auprès d’elle des êtres qui en savent le prix. Qui savent demander à l’abécédaire non une Chine ou une Inde mais de quoi faire lumière d’une colline, d’une maison et de quelques vies, rapprochées pour un peu de temps les unes des autres par la pensée d’un regard.

 

Ce retour au désignatif dans les mots, je n’étais pas sans le désirer, il me semble, c’est pourquoi je me souvenais de cette mère et son fils d’un autre livre d’enfant courant ensemble vers une gare à grande et menaçante pendule. Vouloir le simple, cet intemporel, c’est évidemment avoir à comprendre le vœu du temps et donc à savoir qu’il existe, entendant en cette gare là-bas, là-haut, le bruit d’un train qui approche et sera vite passé, chance perdue.

 

Dans la salle aux profondes embrasures j’aurais dû, puisque j’étais là, sortir de l’ombre, m’avancer quand en était parti le visiteur venu de Toulouse, où il vivait à l’hôtel. M’avancer, comprendre le sens de l’écharpe encore tendue et en accepter l’offre, c’est-à-dire parler, rompre au moyen de mots soucieux du besoin de l’autre le silence hérité, c’est vrai, avec ses inhibitions mais aussi ses énigmatiques prestiges, d’Élie et d’Hélène, mes parents. Parler à celle qui s’était tue et ainsi, une seconde ou même première fois, la mettre au monde. Mais j’étais, je vois bien, incapable de cette action décisive, peut-être aujourd’hui encore ne puis-je qu’y réfléchir. Constatant simplement l’occasion manquée du fait de ce tiers silence.

 

Un silence qui a duré, qui du temps d’Hélène ne cessa pas. J’aurai laissé jusqu’au bout ma mère à son propre mutisme, ayant fait de son rêve une des causes du mien, qui dura longtemps, et ne se dissipa, s’il le fit vraiment, que quand pour elle c’était trop tard. Que furent ces années, en effet ? Je réfléchissais, c’est vrai, je semblais prendre des décisions, c’était cet Anti-Platon qui comprenait le bien de la finitude. Mais dans les saisons d’avant ce poème et dans les années qui le suivirent le rêve déferla sur cette intuition, il en tira même parti, l’écoutant pour la détourner à son profit : ce furent les rêveries de présence pleine mais ailleurs qu’ici, hors du réel praticable, dont j’ai dit la nature et l’obstination dans le livre intitulé L’Arrière-Pays. La pensée du lieu, véridique, avait à lutter, pour survivre, contre l’illusion d’un « vrai lieu », ce fut ce qu’entreprit mon premier livre de poésie, avant le constat d’échec qui fut le début du suivant, cinq ans plus tard.

VI

Je n’ai pas su entendre le vœu d’Hélène, décelable pourtant dès la mort d’Élie, et voici qu’en ma remémoration des années d’enfance et d’adolescence la Toulouse évoquée dans « L’écharpe rouge » en vient à signifier autrement. Est-ce seulement ou même d’abord, dans le symbolisme de ces pages, la ville où un homme a eu à survivre loin de chez lui, sans enfants : ceci son illusion, sans doute, qu’il faut en hâte aller démentir ? Non, car Toulouse, c’est tout autant le chiffre du rapport de ma mère à son origine, un rapport qui avait engendré son rêve, un rêve qui avait ému et ébloui mon enfance, et dire, alors, comme je le fais avec Cavalcanti, que « questo cor mi fu morto poi che’n Tolosa fui », croire que j’ai laissé mon cœur à vivre avec elle à Toulouse, mort pour les autres, c’est craindre que je n’aie été longtemps, trop longtemps, que le dévot d’une image, nullement l’ami d’un être réel.

 

Un fait si fréquent, d’ailleurs, chez ceux qui ont souci de la poésie mais pensent qu’elle peut naître des mots, quitte à vite éprouver quelque inquiétude. Je puis remarquer maintenant que la dame que Cavalcanti révérait à Toulouse n’était pas une rencontre qu’il fit en ville, elle avait demeure à la Daurade, la grande église à la voûte d’or, c’était une statue qui d’une main dressée désignait le ciel, dans l’autre — la gauche, côté du cœur, et du corps — tenant un rouleau, un livre. L’Évangile, assurément, celui-ci, mais pour le poète qui passe, qui s’arrête, que voici troublé, retenu, de quoi aussi penser à son propre livre, à son rapport à l’écriture et à la parole, avec alors la tentation d’en attendre beaucoup et même trop. Qu’est-ce qu’il écrit, ou pourrait écrire ? Cavalcanti, en un moment décisif de la poésie à Florence, se posa la question et fit de sa réponse son œuvre. Le dolce stil nuovo attend de l’écriture qu’elle aide à l’abandon des points de vue, des soucis, des désirs de l’existence particulière. Il croit à la réalité supérieure d’une forme qui se dégagerait des mots comme le seul être possible pour une vie humaine à la recherche de soi.

 

Et c’est bien là mettre un livre en rapport avec un ciel, comme la statue de la Daurade. Mais est-ce vraiment aimer ? Non, c’est déjà Mallarmé tout à son projet de livre où se prendra l’esprit comme un navire s’empiège dans les glaces, nullement Baudelaire dont la « passante » avait « jambe de statue » assurément — beauté incitant à rêver au pouvoir des formes, à un Idéal au-dessus du monde — mais plus encore un regard cherchant en ce monde-ci, dans le temps qui va, dans des lieux de hasard, avec la fièvre de l’espérance. Un regard qui croisait alors d’autres regards, et pouvait en éveiller un, le faisant « soudainement renaître ». Le ciel, ce jour-là, ce n’était qu’un couvercle de brume où grondait l’orage, passait l’éclair. Mais non sans que de l’éternité n’y paraisse, celle de cet éclair qui illumine l’instant.

VII

Je pense une fois de plus à la fin des Sables rouges, ou plutôt à celle que je lui ai donnée quand j’écrivis mon Arrière-Pays, quelques années après le poème de 1964. Alors je n’avais pas retrouvé le petit livre. Puis je finis par le découvrir à la Bibliothèque Nationale dans un panier de brochures de même sorte, j’en pris photocopie, mais me gardai bien de le relire, ce que j’ai fait à présent.

 

Comment finissent les Sables rouges ? Tout à la pensée de Céphéis le découvreur de la « Perle des sables » est redescendu dans ce lieu maintenant déserté de ses habitants ; et là, dans la salle de leur première rencontre, il la trouve, elle, qui l’attendait. Qu’elle soit là, seule désormais, en péril, c’est évidemment parce qu’elle l’aime, qu’elle criera, au fond de son cœur, quand il va paraître, le « Vous, vous ! » de son espérance soudain comblée. Céphéis est prête à donner au « jeune garçon » l’écharpe rouge de la vie ici, maintenant, elle est prête à renoncer pour cet avenir absolu à tout ce qu’avait déposé en elle un passé qui se dissipait comme un rêve.

 

Mais la réponse de l’arrivant est à tout le moins ambiguë. Il aime, lui aussi, il dit « Restez avec moi », mais bizarrement il ajoute que s’il est revenu dans la cité souterraine et précisément dans cette salle, c’est aussi parce qu’il espérait y trouver le « parchemin », le livre qui décrirait ce passé et l’aiderait à le préserver. Sur quoi Céphéis s’écrie « Adieu ! » et, pouvais-je lire, « elle disparut comme une ombre, et il ne tenta pas de la poursuivre ». Le jeune homme revient au camp des explorateurs, troublé, « la tête basse », mais résigné, prêt au retour en France, et à écouter pendant le très long voyage les tout aussi longs exposés que lui fait son père sur les peuples de Sibérie.

 

Léon Lambry s’est aperçu, en effet, qu’il lui reste encore une quinzaine de pages à écrire pour satisfaire aux soixante-quatre obligées. Et il invente une histoire de bagages volés bien ennuyeuse mais qui, tout de même, prolonge cette intuition du discord de l’apparence et de l’être qui l’avait fait désensevelir la Rome des sables et donner vie à sa jeune reine. Ces bagages, en effet, ce sont les objets que le père et le fils ont pris dans la ville laissée déserte. C’est de l’avoir pur, substitué à ce qui avait été être. Et de la sécurité de ces caisses le fils s’inquiète même plus que le père... Triste évidence. Il avait aimé Céphéis mais plus encore le rêve qu’elle lui permettait de faire, d’une réalité autre, prestigieuse, d’un plus haut niveau de l’être. Une heure du sommeil de l’esprit qu’il n’a pas tenté d’interrompre par un éveil, quitte à laisser les figures rêvées se faire des choses dans des caisses, pour les musées : de l’image et non plus de la présence, de la science et de l’art et non plus de la poésie.

 

Telle la fin réelle des Sables rouges. Et après avoir relu ce récit retrouvant ce que j’en disais dans mon livre de 1972, je m’étonne, d’abord, de l’ampleur des déformations que j’ai fait subir à sa lettre. C’est à croire qu’au premier jour je l’avais rêvé plus que lu, prenant en moi ses principaux personnages, leur inventant des comparses, parlant tour à tour pour eux tous, leur prêtant des pensées et des actes qui ne sont pas dans le texte et réagissant à ces actes comme si vraiment ils avaient eu lieu. En fait je me doutais de ces écarts de mémoire, et de leurs causes. Je me demandais dans cet Arrière-Pays s’il n’arrive pas que nos lectures nous rêvent, faisant de nous les jouets de forces qui sont actives dans les phrases que nous lisons ; et s’il ne fallait pas « se réveiller de certaines pour mieux comprendre la vie ». La vie, et aussi les dialectiques de l’écriture, son pouvoir d’enchantement mais peut-être aussi de préparation, dans l’autocritique, à une « vraie vie ».

 

VIII

Me suis-je réveillé des Sables rouges ? En tout cas je crois comprendre aujourd’hui la raison de la fin, certes pas un dénouement, que je leur ai donnée aux dépens du vol des bagages et des exposés sur les peuples de Sibérie. Dans mon souvenir zigzaguaient maintenant des trains d’au travers des steppes d’Asie centrale, c’étaient pendant des jours et des jours de longs arrêts dans des gares dont les deux voyageurs français ne comprenaient pas les noms, ne voyaient que les cohues sur les quais, paysans descendant des wagons, d’autres y montant, marchands de nourritures rapides, paniers et bêtes partout parmi ces hommes bruyants, ces femmes silencieuses.

 

Et c’est dans une de ces gares de nulle part qu’un matin le fils de l’archéologue endormi encore avait vu, de sa vitre baissée, quel saisissement au-delà de toute surprise, quelle émotion, Céphéis, son amie perdue, attendant un peu à l’écart de l’agitation de la foule. Vacillement de l’esprit ! Comment Céphéis pouvait-elle être ici, dans l’ici tangible, quand elle s’était dissipée dans un autre monde et un autre siècle ? Saurait-il la rejoindre ? Il avait sauté du train, couru, mais déjà c’était trop tard, elle marchait maintenant, elle passait derrière un des bâtiments de la gare, et, là, plus aucune trace d’elle. Il chercha longtemps mais en vain, dans cette autre ville inconnue.

 

Que peut bien signifier cette imagination, née peut-être à la fin des années 30 d’avoir découvert Nerval, entrouvert Les Filles du feu ? Je crois que je le sais, maintenant.

 

D’abord elle faisait de Céphéis, dégagée de sa vêture romaine, la jeune fille de toujours et de partout, celle qui apparaît à l’horizon d’une vie comme à la fois l’offre d’un partage et l’évidence qu’une expérience de soi originelle, vécue à l’aube des mots, ne peut que rester sa nostalgie, son secret : ce qui m’incitait à penser aux fondamentaux de l’être au monde. Mais surtout ce bond vers elle, cette première poursuite d’un être de ce monde et non d’une image, ce renoncement mais désespéré, c’est-à-dire espérant encore, c’était revivre — le resserrant sur soi, m’offrant d’enfin le comprendre — cet élan instinctif mais contradictoire qui porte vers l’existence réelle le moi toujours prisonnier, comme c’est fatal, de ses rêves. Nous parlons, nous avons des mots pour analyser le monde et donc pour le perdre, nous rêvons ce que nous perdons, nous en faisons des mirages dont les figures sont belles mais ne peuvent être qu’impossédables, oui, mais, au moins parfois, se dresse alors en ces mêmes mots l’intuition que la voie qui se perdait reste ouverte. Avec eux ne peut-on parler, en effet, parler et non fomenter des songes, s’ouvrir au besoin de la journée commencée, observer les effets du temps qui ne cesse pas d’obliger à des décisions, à des choix ? La jeune reine qui s’est dissipée dans les sables de l’inconscient, du côté noir des jardins de palmes, la voici, sur ce quai de gare, avec un souci, des occupations, une pensée de ce monde. L’autre n’est pas le toujours perdu. Une seconde chance de le rejoindre nous est offerte.

 

Avec cette idée de Céphéis non plus ailleurs mais ici, bien qu’à nouveau refusée, en tout cas cette fois, je découvrais que l’être est la seconde chance de l’esprit d’abord et si constamment leurré par le rêve. C’est ce second niveau, qui n’est pas un intelligible, pas un ciel, pas un degré supérieur de la simple réalité mais l’en avant inconnu de l’existence ici, maintenant, que mettent en scène cette gare d’Asie centrale, ses voyageurs vaquant à leurs travaux quotidiens, et cette jeune fille dont le passage au-delà d’un mur est à nouveau le message de Céphéis au campement endormi : interdiction mais invite. On peut sauter sur le quai. Et que dans ma distorsion des Sables rouges ce ne soit que pour un moment de vaine lucidité dans un retour en France encombré des raclures de rien qu’un rêve, ce n’est là qu’un effet, autant que le signe, de l’inquiétude qu’exprimait sans la dire « L’écharpe rouge » et que ce livre-ci, d’exégèse et d’anamnèse, a tenté de raisonner, d’apaiser. Une seconde fois perdue ? Ah, qu’il est fréquent, en effet, que telle autre vie dont on voudrait le regard se détourne de nous et par notre faute ! L’autre n’accède à soi qu’à travers nous, il ne nous doit que son être, rien si nous ne l’aidons pas à nous devoir tout. Mais ce qui meurt dans les représentations que nous nous en faisons peut renaître comme présence. Et qu’importe si ce n’est parfois que pour un instant ! La vie n’est jamais qu’un éclair qui ne s’immobilise que pour laisser entrevoir, c’est son vœu peut-être, de grands pays en sommeil étagés de toutes parts autour de nous dans la nuit.