Je relis sur épreuves L’écharpe rouge et remarque qu’en cette remémoration de ma venue à la poésie je n’ai pas évoqué une œuvre qui y a pourtant tenu un grand rôle. Alors qu’à travers les années je n’avais jamais cessé de reconnaître et de dire son importance pour moi.
Pourquoi Jouve n’apparaît-il pas dans L’écharpe rouge ? Parce que ce que je lui dois ne se situe pas au plan où ce travail d’anamnèse et de réflexion veut rester, qui est celui de ma relation avec mes parents, dont les vies décidèrent de mon idée de la poésie : y inscrivant mon sentiment de la finitude, ma conviction que c’est seulement l’expérience du temps vécu qui peut rendre sa vie à la parole. Cette pensée, je l’avais en moi, bien que je n’en fusse encore guère conscient, quand je suis tombé un jour de mes dix-neuf ans, dans une librairie de Poitiers, sur quelques livres de ce poète inconnu de moi, Pierre Jean Jouve. Ces livres ne jouèrent donc pas dans la réflexion que j’ai rapportée. C’est d’une autre façon que Jouve a compté pour moi.
Quel fut ce rôle qu’il a tenu, distinct de ce début d’une conscience de soi et pourtant essentiel, assurément, à ce que celle-ci attendait de moi, d’où l’émotion qui me submergea dès les premiers mots de ma lecture, debout près de la porte de cette librairie de hasard ? Je me dois de comprendre ce qui s’est passé alors, mais, en vérité, c’est facile. Un an ou deux auparavant j’avais découvert l’entreprise surréaliste, j’adhérais ou voulais adhérer à ses valeurs et ses ambitions, mais je n’en étais pas moins resté instinctivement épris de l’emploi rythmé des mots. Et c’est pourquoi, écoutant Breton, me laissant séduire par cette prose si oratoire — ses poèmes aussi sont des discours — je n’en restais pas moins un lecteur des poèmes de Valéry, mais non sans commencer d’éprouver à leur égard une gêne dont je pris pleinement conscience quand je lus Matière céleste.
J’avais été fasciné, empiégé, par « Le cimetière marin », par « ce toit tranquille où marche des colombes ». Et d’un coup,
Incomparable terre verte douce et funèbre
De collines avec châteaux et ombres,
quel autre rapport aux choses, aux situations et aux appels de la vie, quelle délivrance ! Ces deux débuts de poème, c’est une même visée panoramique, d’emblée l’un et l’autre parlent moins des réalités perçues que de l’horizon derrière elles, c’est tout de suite en son tout le monde comme ces poètes l’éprouvent : et si autre et tellement plus profonde est chez Pierre Jean Jouve sa façon d’appréhender ce qui est, d’en pressentir le possible, de suivre ce qui s’offre au-delà des figures que la pensée conçoit et décide vraies !
Si des voiles, plus ou moins loin sur la mer, rappellent à Valéry des colombes, c’est parce qu’il s’en tient dans sa perception à ce que l’intellect découpe dans l’afflux d’impressions du premier instant de conscience. Cette comparaison s’établit au plan d’apparences — la forme, la couleur — qui ne s’imposent aussi spontanément à l’esprit que parce que celui-ci a réduit ce que sont colombes et voiles, et toute autre chose ou événement, à un réseau d’idées déjà conceptualisées auquel il a identifié l’être au monde.
Et la prosodie dans « Le cimetière marin » confirme et conforte cette abstraction. Pas de hiatus entre les mots du poème, qui ne cessent de se marier à ceux qui les suivent par fusion de leur dernière syllabe avec la première de l’autre : le « e » muet n’a jamais le droit de déchirer le tissu verbal, une continuité des sons pleins qui ne connaît guère de défaillances aide la pensée à substituer ses représentations tout en généralités à un rapport au vécu qui saurait, lui, le temps, le hasard, les contradictions, la mort, l’existence particulière : ce que j’appelle la finitude. L’immédiateté qui subsiste, en cette soumission de la réalité à l’esprit, c’est seulement la sensation pure en ce que celle-ci a de satisfaisant pour le corps une heure se rêvant de l’intemporel : le bain dans la mer à midi.
Il est vrai qu’un reste de sentiment de la finitude hante ce midi qui ne se voudrait qu’intelligible, et c’est d’ailleurs cette inquiétude inavouée qui attire à ce grand poème. Le vent se lève, il faut tenter de vivre, s’écrie soudain son auteur, il pressent qu’un creusement de la grande vague va « rompre » le toit tranquille, mais c’est, aussi bien, la fin du poème, Valéry se refuse à son intuition — à son sens, à son exigence —, il se voue à la refouler dans ses mots mais aussi dans ses journées, par exemple au moyen des méditations et spéculations de ses cahiers de tôt le matin. Valéry peut bien évoquer des tombes, il ne réussit ni même ne cherche à garder ses yeux sur la mort.
Et soudain ces vers de Pierre Jean Jouve ! Si intensément le contraire de cet essai de réduction de l’être à l’intelligible. Tous ces « e » muets en position forte se heurtant à des sons qui refusent toute élision, ce qui creuse le vers, y déchire ce qui aurait été du savoir, du discours, « terre », « châteaux » se faisant des présences vives dans la dissipation de la signification conceptuelle. La réalité qu’avait décomposée l’intellect se rassemblait à nouveau, le regard pouvait sans entrave pressentir en tout l’unité de tout — cette lumière de l’Alpe dans Matière céleste, étincelante, enivrante, au profond de chaque chose mortelle.
Quant à la femme « au dos noir », celle qui « s’éloignait », celle qui « éclatait de rire au vallon vert », c’était assurément dans ces vers la trace d’événements ou d’êtres qui, réels ou imaginaires, auraient pu jeter, plus clairement dits, leur filet de significations sur le texte, mais cette signifiance n’affleurait ainsi sous les mots que d’une façon si allusive, si énigmatique, qu’elle ne réduisait pas à sa visée la parole, au contraire elle assurait à des situations de la vie humaine, en ne faisant que les évoquer, en n’obligeant pas le lecteur à réfléchir à leur sens dans le cas présent, une plénitude sans contenu évident mais d’autant plus mystérieuse, l’équivalent, en promesse d’être, de ces châteaux étagés au loin sur une terre « funèbre » mais « verte », mais « incomparable », absolue. Ces poèmes de Jouve faisaient des mots des épiphanies. Leur possible, du temps qu’ils n’étaient que de la signification, était replié sur soi, étouffé, obligé à des cohérences : il se déployait maintenant, le discours s’effaçait dans la poésie.
Et quant à moi je n’ai pas cherché à comprendre, dans mes premières lectures, libératrices, de Jouve, ce qu’étaient pour lui — cet inconnu d’ailleurs, je n’en savais que le nom — la « mal mariée », le « mauvais mari ». J’ai détourné mes yeux, sans hésitation, de tout ce qui ne me convenait pas dans ces pages, le lourdement sexuel, les obsessions religieuses, beaucoup pourtant ! La brièveté de ces allusions, leur opacité dans tant de lumière m’aidant à me délivrer de mes propres rêveries, ces fictions qui retiennent les vers dans l’abstraction de leur signifiance, J’ai différé de « comprendre ».
Longtemps, d’ailleurs, je me suis gardé de lire les récits ou romans de Jouve, je ne le fis, de longues années plus tard, que hâtivement et distraitement, jusqu’au jour où, à l’occasion d’un cahier de L’Herne, je voulus me donner la tâche de rencontrer un poète dans les situations de sa vie et les intuitions ou leurres de sa pensée. J’avais alors fait la connaissance de Jouve, j’éprouvais pour lui de l’affection, je ne doutais pas qu’il méritât l’attention à tous les plans du débat de la poésie et du rêve, mais je me dois d’ajouter que lorsque je pris conscience plus précise de ce qu’il rêvait dans cette Hélène des vers anciens, dans sa Paulina meurtrière, dans sa Catherine Crachat, non seulement je ne me suis pas reconnu dans ces imaginations ténébreuses mais je n’ai pas éprouvé pour elles de sympathie. J’ai peiné pour accéder à leur sens, je ne pus que penser que ce grand poète s’était empiégé dans une des formes les plus nocives de l’expérience gnostique de l’existence, celle qui fait de la sexualité la preuve de l’insuffisance de la vie, et de l’idée d’un péché originel une hantise entravant l’élan des mots vers le monde proche, le simple, celui même que se doit d’attester la poésie.
Cette gnose, il est vrai qu’elle est de la poésie la maladie si je puis dire infantile, jamais par la suite vraiment guérie, si bien que Jouve, qui l’a si fort subie, n’en est, en un sens, que plus véridique et donc, dans la fatale contradiction, plus poète que la plupart des auteurs de son époque, adonnés à des utopies morales ou politiques. Mais pour autant je ne pouvais pas le suivre dans le monde qu’il s’était fait, et j’en suis resté, dans mon rapport à son œuvre, à cette trouée que Matière céleste — ce titre, un admirable oxymore — me proposait d’effectuer dans l’enfermement du langage. J’ai fait des dehors d’un récit allusif — cette femme, ce « vert » augural, ce rire au vallon vert — les signifiants de cet en plus de l’être qui s’offre dans la profondeur de la prosodie, dont Baudelaire avait bien raison de dire qu’en français elle est aussi mystérieuse — prenons ce mot au sens fort — que méconnue.
Avant de lire Jouve je n’avais guère eu d’occasions d’entendre dans des vers une musique aussi hardie, aussi déchirante, je ne savais rien encore des derniers poèmes de Rimbaud ni du « Rêve intermittent d’une nuit triste », ç’avait donc été comme si soudain des portes s’ouvraient dans le Racine de mon enfance, avec au-delà tout une neuve lumière en laquelle il m’était offert de me porter, d’avancer… Je dois à Jouve d’avoir fondé mon emploi des mots sur les pouvoirs de la prosodie, par dessous le déchirement des images. D’avoir cherché dans un Anti-Platon encore imprégné de surréalisme à reprendre contact avec la plénitude des grands vocables. Jouve m’a rappelé à l’emploi de l’instrument que peut être le langage. Mais cet emploi, sa fonction, sa vraie fonction, c’est d’aider celui qui écrit à découvrir ce qu’il est, à assumer cette particularité qui est sa seule voie vers le vrai. Et je n’ai pu, tant soit peu, m’engager sur celle-ci, rendre à mes mots la mémoire de la présence, qu’en retrouvant les situations, les sentiments, les étonnements, les pensées que j’avais vécus dans ma propre enfance, ceux que j’ai retracés dans L’écharpe rouge. Bien autre chose, assurément, que les hantises de Sueur de sang ou de Matière céleste si même, je m’en avise à l’instant, le nom Hélène qui paraît dans ce dernier livre a fort bien pu exercer sur moi, inconsciemment, un attrait qui me retenait auprès de Pierre Jean Jouve dans les écrits même qui me séparaient de lui.
Mars 2016