DEUX SCÈNES

Encore à moitié endormi ce voyageur qui s’est glissé hors de son hôtel au moment où le jour se lève et se risque dans de vieux quartiers, de Turin peut-être ou de Gênes, là où se heurtent, front contre front, de lourdes façades de pierre aux grosses bornes usées, aux embrasures cachant sous d’épais barreaux de vieux fer leurs vitres empoussiérées. Qui habite donc ces palais ? Y a-t-il quelque vie dans les nappes d’eau trouble de leur silence ? Mais comme pour répondre une porte est entrebâillée, et je la pousse et je suis sous une voûte basse assez longue à l’autre bout de laquelle, si haut est déjà le jour, c’est la clarté d’une cour, au-delà d’une grille elle aussi à demi ouverte.

 

Je franchis la grille, la cour n’est pas aussi large et profonde que le bâtiment sur rue n’incite à le croire, mais elle est belle, et d’une beauté qui saisit, qui inquiète même, du fait que tous les appuis de fenêtres, tous les linteaux, toutes les petites sculptures qui s’y ajoutent — mais celles-ci, je les distingue assez mal, car trois des parois sont encore couvertes d’ombre — ne forment qu’un seul réseau dont le foyer est au centre de la balustrade de fer, très ouvragée, d’un balcon de l’étage noble du corps de logis principal, que voici en face de moi. Balcon de salon, certainement. Les portes-fenêtres à petits carreaux qui donnent sur lui en sont bien la preuve, et d’ailleurs je vois vaciller au fond des nombreuses vitres les flammes des lustres, encore tous allumés. Peut-être a-t-on dansé toute la nuit dans ces salles, mais maintenant, quel silence !

 

Quel silence ? Non, ce n’est pas le mot qui convient car pourquoi ne verrais-je pas qu’il y a toutes sortes de personnes, sur ce balcon, et qui se parlent, et même avec grande vivacité bien qu’à faible bruit. Il fait gris encore, de ce côté-là de la cour, c’est vrai, et ces personnes, ou personnages, je ne les découvre que peu à peu, et bien mal. Ombres de diverses couleurs. Du rouge qui flambe, un instant, haut et clair, puis se dissipe. Et des figures, ah, ces figures, mais qui s’effacent si vite, à peine en ai-je quelque conscience ! Où est passé ce géant drapé de bleu et de vert qui semblait, à l’instant, terroriser tout le côté droit de la scène, avec cet enfant sur ses épaules mais aussi ce gros bâton qu’il tenait levé, et quels rires ! Je ne vois à sa place que trois ou quatre petites filles vêtues de loques, et qui tiennent chacune — gauchement, mais ce doit être bien lourd — de longues tiges de bois dont le haut se perd Dieu sait où du côté du ciel, dans des fumées. Et quelqu’un enjambe la balustrade, c’est quoi ? Un garçon ou encore une de ces filles malingres, jambes se balançant au-dessus du vide ? Oui, grand tumulte. J’entends même des cris, deux ou trois très forts, et un perçant, au loin, qui fait peur, le sang se glace.

 

Ah, souvenirs, souvenirs, que me voulez-vous, à ce moment de ma vie ? Et pourquoi, tout soudain sur cette scène qui s’illumine, la foule des enfants et des gueux se divise-t-elle ? Parce qu’un jeune homme et une jeune fille très beaux avancent sur le balcon, l’un tournés vers l’autre. Comme ils se regardent ! Et comme ils se parlent, bientôt, comme leurs voix sonnent clair dans la cour qui a pour eux des échos de grande douceur, encore que certains non sans un soupçon d’ironie ici ou là dans les angles des trois ou quatre façades. C’est un poème, sans doute, ce qu’ils prononcent, c’est ce que dans ce monde nous appellerions un poème, mais leur langue m’est inconnue. Que peuvent-ils bien se dire ? Ils font parfois de grands gestes après quoi ils demeurent, pour un instant, immobiles. Puis le garçon a pris un bras de la fille, il l’a secoué méchamment, on eût dit qu’il allait pleurer, oui, il pleure, à grands sanglots, la tête sur cette épaule qui ne s’est pas dérobée.

 

Et moi ? Eh bien, voici que je voudrais parler, moi aussi, parler, dire des mots dans cette autre langue, et je le fais, mais non, je n’émets qu’un son, un simple son qui ne peut sortir de moi, qui s’étouffe. Il a suffi, toutefois, pour attirer l’attention de ces deux là-haut qui disposent de cet idiome qui est peut-être mon être, qui a été ma patrie. Et que j’ai parlé, jadis, oui, à présent je le sais. Et que même je puis, je n’en doute plus, réapprendre. L’homme et la femme se tournent vers d’où venait ce faible bruit, leur regard étonné cherche dans la cour : qui est dallée, ou le devient sous mes yeux, avec de l’herbe dans les rainures.

 

Mais il en remonte vite, se porte derrière moi et se fixe, avec étonnement ou horreur, comment savoir, sur un point de la quatrième paroi, celle sous laquelle j’ai paru, au débouché de la voûte. Je me retourne.

 

Un autre balcon est au-dessus du passage, il est presque identique au premier, mêmes dimensions, même fer noir torsadé avec des taches de rouille. Et même sorte d’êtres au rebord de sa balustrade, à en juger par ces voix, ces rires, et à nouveau ce cri, d’épouvante.

 

Est-ce la même pièce qui se joue sur ces deux scènes du haut du monde, la même pièce en reflet de soi, sauf que peut-être un peu en avance, de mon côté, et un peu en retard, de l’autre, sur je ne sais quel présent qui peu à peu se décide ? Mais plus rien ne retentit derrière moi avec l’exubérance de tout à l’heure sur l’autre scène. Il y a même des instants où je n’entends rien du tout, comme si ce balcon d’ici était vide. Ce n’est pas le cas, cependant, car je vois bien que l’homme et que la femme qui parlaient si bellement et qui désormais se taisent, un peu vieillis, regardent avec attention ce qui se passe en face d’eux — regardent, ou plutôt essaient de le faire. Leurs mains sont presque crispées, sur la balustrade. Et une de l’un en cherche une de l’autre et la trouve et bien fort la prend et la serre, mais sans la séparer de ce fer sur lequel je la vois s’ouvrir, se retourner, se détendre, ses doigts se prêtant à ces autres doigts. Oui, je vois cela, qui m’émeut, ou, disons plutôt, je crois le voir, car il fait si sombre.

 

Ils s’inquiétaient, et maintenant ils espèrent. Ils parlaient, et maintenant ils retiennent leur souffle. Et moi je n’ai pas à rester ici, moi qui n’existe pas puisque c’est eux qui existent. Comment, je ne sais pas, je retraverse le porche, je suis dehors, je prends méditativement un chemin qui s’en va par de hautes herbes, et bientôt même elles sont si hautes que je ne vois plus que le ciel, et ses premières étoiles. Qu’il est difficile de vivre ! Le petit garçon qui avait enfourché la balustrade, les jambes nues contre le fer noir, essaie de marcher à côté de moi, il m’a pris la main, il me parle. Qui es-tu donc, me demande-t-il, et je ne sais que répondre. Sur quoi il éclate de rire. Et dans ma vieille langue il commence un récit confus, où il est question de journées au bord de l’eau, quand lui et moi nous allions paisibles, avec des cannes à pêche. Oh, il ne s’agissait pas de prendre des poissons, me dit-il, bien qu’en ces années-là nous ayons de petits paniers d’osier pour les mettre. Mais le soleil au-dessus de nous était immobile. Et nous restions assis sur ce rivage de sable et d’herbe, à attendre le soir qui ne venait pas.