J’ai relu ce récit, Deux Scènes, sur les épreuves du beau volume qui va paraître, je l’ai relu aussi quand j’eus le plaisir de suivre mon ami Beppe Manzitti dans sa tâche de traducteur. C’est dire qu’il m’a fallu considérer avec attention des phrases que je n’avais fait, si j’ose dire, qu’écrire. Et quel ne fut pas mon étonnement ! Elles m’apparaissaient sous un jour nouveau, et avec même des exigences que je ne soupçonnais pas que pussent avoir de simples mots s’éveillant, se dégageant des pages qui les couvraient.
Il est vrai que, comme je viens de le laisser entendre, j’avais écrit celles-ci les yeux fermés, obéissant aveuglément à des injonctions dont je ne me demandais nullement alors ce qu’elles pouvaient signifier. La bizarrerie de la scène qui prenait corps — ces deux balcons en vis-à-vis dans une cour de palais, ces deux actions qui s’y faisaient face, l’une la même que l’autre bien que légèrement décalée — ne m’avait pas incité à en chercher une explication. Je n’avais fait que peindre un tableau, me satisfaisant de ses couleurs, de ses formes, et je le laissais n’être devant moi que sa surface, silencieuse comme un tracé semble l’être sur une toile.
Mais quelle différence entre ce regard ancien et ce que j’ai vu, ou plutôt entendu, à mon retour ! C’est à croire qu’à peine avais-je cessé de l’écrire, ce texte avait commencé à s’agiter, s’exclamer, à déborder de ces phrases que j’avais crues décidées une fois pour toutes ; comme si, pendant mon absence, les figures que j’avais peintes s’étaient concertées, révoltées, ne comprenant pas mon inattention quand elles avaient des questions à me poser, des informations à m’apprendre. Et maintenant je ne pouvais me refuser à penser que je devais les écouter, les entendre.
Ce que j’ai fait. Beppe Manzitti et Titus-Carmel en sont témoins. En présence de la maquette du livre et comprenant qu’un peu de texte en plus en rendrait l’architecture plus harmonieuse, je leur ai dit que j’allais écrire une note, de la longueur souhaitée, et me suis mis au travail. Mais, bien malheureusement pour le livre, j’en vins bientôt à des pages bien plus nombreuses, dix fois peut-être, que celles que j’avais cru pouvoir annoncer. Il ne fut plus possible d’inclure cette trop longue « Note conjointe » dans le bel espace en chantier. Elle aurait à paraître sous une autre couverture, bien qu’à proximité du récit ; et pour accompagner celui-ci, j’en avais une seconde à écrire, ce que je fais maintenant.
Je ne reviendrai pas dans cette nouvelle sur ce que la première m’a demandé de comprendre. Aspects de mon enfance, avec ses traumatismes, ses étonnements, ses aspirations, son inquiétude. Et pas seulement cette enfance mais quelques événements de la vie ensuite, auxquels l’écrivain que je devenais avait déjà essayé de trouver du sens. J’ai appris beaucoup, en cette occasion imprévue, j’ai réfléchi, ce qui a nourri l’essai que je viens de dire. Mais après cette ébauche d’anamnèse je vois que je puis faire deux autres constatations encore, l’une ayant trait à bien plus qu’à moi.
Celle-ci, cette remarque plus générale, c’est que dans une existence l’enfance ne finit pas. Nous avons beau nous en éloigner dans le temps, découvrir des lieux et aimer des êtres dont nos premières années n’avaient rien su ni ne pouvaient rien imaginer, tout cet après-coup se situe à l’intérieur d’un espace qui a été balisé par le petit enfant que nous fûmes, et la raison de ce fait fondamental est simple, c’est que l’enfant d’avant ce que l’on dit la raison a la capacité de rencontrer comme de véritables présences, hostiles ou affectueuses mais toujours proches de lui, ce que plus tard, venue la pensée conceptuelle, l’adulte qu’il sera ne pourra guère expérimenter que comme des choses. Des présences ? Oui, des êtres comme vivants, avec ce qu’a d’infini la vie. Et avec aussi, et de ce fait même, la capacité, au moins quelquefois, de se faire des guides sur les chemins qui ouvrent, mais comme des labyrinthes, sur les années à venir. L’enfant a déjà vu ce que plus tard il saura peut-être reconnaître. Il a pressenti la maison où il désirera vivre, la personne qu’il aimera. Nous sommes lui. Les découvertes les plus déconcertantes d’À la recherche du temps perdu étaient déjà dans les yeux fermés de ce petit garçon qui se couchait de bonne heure, emportant dans ses rêves les observations souvent inconscientes qu’il avait faites pendant le jour.
Et l’autre constatation, dans ma propre vie celle-ci mais tout de même de quelque intérêt, peut-être, pour quelques autres que moi, c’est que l’enfance que j’eus ne prit fin, et ce fut alors très rapide, que lorsqu’elle déboucha dans le vaste espace de la civilisation italienne. Elle ne prit fin ? Non, je ne vais pas infirmer ce que je disais, à l’instant. Je dirai plutôt qu’elle s’est, en Italie, reconnue, qu’elle y a consenti à soi, qu’elle y a accédé à sa condition adulte mais sans rien perdre de ses questions en suspens, de ses expériences, de sa mémoire.
Ce qui me frappe, dans les pages de mon récit, comme le comprend ma première « Note conjointe », c’est que, d’une part, tout y est resté de mon plus lointain passé, la langue d’oc, le lit de fer, quelques jouets, peut-être même ces cris, dont un perçant, « qui fait peur » ; et que tout, d’autre part, cette vieille rue de centro storico, ce palazzo, ce cortile, mots intraduisibles, ces fenêtres sur cour derrière lesquelles brillent des lustres, ces bornes de pierre grise de chaque côté des porches — et d’ailleurs « Turin, peut-être, ou Gênes », c’est-à-dire le sentiment d’avoir franchi l’épaisse étendue des Alpes —, tout est souvenir d’Italie. Certes, la rive de la fin du récit, dans ses herbes où s’aventure ce presque adolescent et sa canne à pêche, c’est bien quelque chose de France, la Loire ou le Lot de mes premières années. Mais le palais génois reste à deux pas du voyageur que j’évoque, à chaque instant je puis y faire retour et, me remettant à écrire, je vais peut-être m’y retrouver : le passé français et le présent italien ne font qu’un dans ma rêverie, dans ma vie, et cela s’explique.
Car l’enfance, je viens de le suggérer, est l’époque où ce sont de vraies présences qui parlent, habituant à entendre ce que, comme telles, elles disent, ce qu’on ne cessera jamais tout à fait de faire, même si on se laisse gagner par cette distraction que nous nommons l’inconscient. Et l’Italie est la terre où, puisant à un monde antique qui avait déjà ce souci, de grands artistes ont conçu des œuvres posant d’emblée la question de la présence, l’agrégeant à des statues, à des tableaux, à des fresques, parmi lesquels il n’est donc que naturel de s’engager si on a mémoire ; et, littéralement, de renaître. Je me retourne, écrivant ces mots, vers les années où prit fin ma première façon d’habiter le monde. Ç’avait été jusqu’alors le temps de l’étude les yeux baissés, et d’une écoute comme instinctive de rumeurs venant de la poésie. Mais en peinture, en architecture, en musique, je n’avais pas fait de choix profonds, c’est comme si je traversais une longue période de latence qui cessa, je m’en aperçus aussitôt, avec mes premiers pas sur le sol provençal ou corse puis italien. Alberti ou Piero della Francesca, auxquels je me réfère souvent, c’est irrépressible, ont balayé d’un seul coup mon intérêt vague et mécontent pour la peinture surréaliste, où pointait pourtant la lumière de quelques œuvres anciennes de De Chirico. Après quoi l’étude du grand art toscan ou romain, mais vénitien aussi, n’a pas cessé de s’entrelacer à mes écrits plus directement poétiques.
Voilà ce que ces Deux Scènes m’ont appris, ou incité à comprendre. Mais j’ai à faire une autre remarque encore, car je n’ai pas oublié que les découvertes que ce récit m’a permises, c’est seulement en m’y prenant à deux fois que j’ai pu les accomplir. Je les avais déjà en moi, ces pensées qui s’explicitaient, le texte écrit m’en assure, où elles sont même soigneusement consignées, par des métaphores ou d’autres figures, mais je n’écoutais pas ce que pourtant je me disais là, j’avais remis d’y faire attention à un « plus tard » en risque d’être un « jamais » : sur quoi mon écrit s’est alarmé. Que signifie cette intellection à deux temps ? Ne dois-je pas y trouver un enseignement encore ? Moins, cette fois, le rappel d’événements ou d’émotions d’un passé éloigné ou même proche que l’explication du somnambulisme qui affecte certains moments d’écriture ?
Oui, je le crois, et voici ce que j’en suis venu à me dire. Écrire n’est pas un acte simple ou, pour être plus précis, l’acte d’une personne qui serait simple. Nous sommes tous ce Janus dont l’érosion du masque de pierre révèle l’effet d’un temps qui est aussi celui qui use nos vies. En nous veille quelqu’un qui détient un certain savoir et qui le médite, se le représentant dans sa propre langue quand l’occasion le permet, souvent un texte, ou une peinture, mais nous sommes aussi celui qui ne veut pas de cette sorte de connaissance et ferme ses yeux dans le texte même, ou l’image.
Et celui qui sait, c’est le Je profond, dont Rimbaud disait qu’il est « un autre », c’est le regard de l’enfant qui vit parmi des présences : il en a reçu des clefs pour se souvenir et continuer à comprendre, et il ne renonce pas à le faire. Tandis que celui qui ne veut pas savoir, ou tout au moins remet d’y penser, c’est le moi que nous sommes dans notre vie de plus tard, oublieuse de l’origine, ou plutôt c’est l’artiste au sein de ce moi, l’artiste qui fréquente, lui, les désirs dont est faite cette existence tardive, parmi des réalités devenues des choses, à posséder, et qui met sa maîtrise des formes au service du désir de cette possession, de ce rêve. La forme, en effet, c’est parfait pour rêver, puisque dégager une forme élimine tout un surcroît de matière, c’est-à-dire, quand il s’agit d’une vie, les faits à l’épreuve desquels celle-ci peut rencontrer ses limites, qui lui interdisent son rêve. C’est vrai qu’elle peut être — et c’est alors le grand art, aussi bien dans l’écrit qu’en peinture ou musique ou architecture — un moyen pour travailler sur le rapport à soi, pour en dégager l’essentiel, pour le transmuter en sagesse. Mais elle est aussi, et le plus souvent, ce qui tranche dans le vécu pour en dégager de quoi oublier la finitude : un oubli qu’on prendra pour de la beauté.
Et la poésie, eh bien, c’est l’obstination avec laquelle la vigilance du Je profond critique les visées du moi, ranime dans la forme son grand possible, mais dans l’écriture effective le moi n’est pas sans séductions et pouvoirs, sa ruse étant de distraire qui a écrit de ce qu’il va continuer d’écrire, en l’intéressant aux façons qu’il lui offre de faire œuvre plus en surface, plus aisément, par complaisance à ses rêves soit ordinaires soit sublimés : si bien que des occasions de prise de conscience se perdent. Le temps ne cessant pas de passer, toutefois, ni l’âge de croître, ce qui incite l’écrivain au regard rétrospectif, celui qui lui demande de vérifier s’il ne s’est pas privé, à des moments, dans des pages, de ce qui aurait pu ou pourrait encore donner quelque sens à sa vie.
Je dois penser, aujourd’hui, que les quelques mois qui se sont écoulés entre la rédaction de mon récit et le jour où en fut élaborée la maquette, c’était déjà bien assez pour prendre conscience du temps, pour m’en alarmer : puisque je suis revenu alors sur ce que j’avais écrit mais non compris, m’efforçant cette fois d’entendre, et croyant même, mais est-ce vrai, que je le faisais quelque peu.