31

La brise capricieuse agite les rideaux de mousseline à la fenêtre ouverte sur la pleine lune qui se lève, d’un éclat presque métallique dans le ciel dégagé, énorme à l’horizon de la mer phosphorescente. Le ressac respire à petit bruit non loin de là, un murmure langoureux accordé au souffle comme à l’humeur de Gilles. Il contemple Marys. Assise en tailleur sur le lit dans un beau désordre de draps satinés, elle finit d’éplucher le dernier litchi. Il secoue la tête lorsqu’elle le lui tend et elle mord sans insister davantage dans la chair ferme et vitreuse, les yeux un peu plissés de plaisir – elle adore ces fruits, qui sont pour elle l’essence même de l’exotisme mynmaï ; mangues, noix de coco, bananes, elle en a goûté ailleurs, mais ce fruit-là n’existe qu’au Hyundzièn.

“Vous évaluez les gens à la danse, je les évalue à leur amour de la bonne chère”, lui a-t-il dit en riant, le premier jour, et elle a répliqué de même : “Chacun son harmonie, n’est-ce pas ?”

Moins d’une semaine – cinq jours – et il lui semble la connaître depuis bien plus longtemps que leurs six années de correspondance. La connaître bien mieux, aussi, et d’une manière toute différente. Point de mauvaises surprises, simplement une multitude de détails auxquels il n’aurait jamais songé et qui tombent parfaitement à leur place, comme la touche de couleur nécessaire à la perfection d’un tableau. L’expérience est des plus curieuses, comme s’il vivait deux existences qui se voisinent sans jamais se toucher : l’après-midi est consacré à des rencontres officielles derrière des portes closes avec l’ambassadrice et les autres dignitaires français, interminables discussions où son rôle à lui tient autant du jongleur que de l’équilibriste, car pas plus que Clément ou Gilles avant lui il ne détient un titre officiel quelconque et les diplomates nouvellement nommés à Garang Nomh ont toujours besoin de s’habituer à la présence d’un Garance à leurs délibérations. Mais le soir, après les repas ou les réceptions chez les uns et les autres, où il rencontre Marys au même titre que tout le reste de la bonne société de Garang Nomh, ils se retrouvent tous deux dans sa petite propriété juchée au-dessus de la mer, et une autre journée commence, dans un autre monde, qui dure toute la nuit et tard dans la matinée – et ces neuf ou dix heures durent plus longtemps, il le jurerait, que celles passées à l’ambassade.

Marys s’étend, un bras sous la nuque, en ramenant un peu les draps sur elle avec la pudeur dont elle ne s’est pas encore tout à fait départie. Il aime cette retenue, le fait qu’elle continue de le vouvoyer – et qu’il n’ait point envie lui-même d’en faire autrement ; cette légère distance est peut-être due chez elle à des habitudes anciennes, à une éducation christienne même, mais peu importe : elle met davantage en relief la profondeur même de leur intimité.

Comme toujours saisi par la beauté des textures et des formes, il cadre en esprit le tableau qu’il peindrait de Marys, si le temps lui en était donné. La lueur mouvante des bougies confère à la peau des nuances tendres, fugitives, émouvantes dans leur fragilité – c’est pour cela qu’il la préfère, pour leurs ébats, à celle des lampes à ambercite. Puis, comme toujours, il ne peut se retenir de caresser autrement que du regard cette chair voluptueuse et douce. Non point en amant insatiable, comme elle l’a cru d’abord, mais parce qu’il a besoin de toucher pour voir et se rappeler.

Une brusque saute de vent balaie la pièce, soufflant toutes les bougies d’un coup. Agacé, il les rallume d’un claquement de doigts et reprend sa contemplation amoureuse.

Se rend compte avec un temps de retard de ce qu’il vient de faire, et du raidissement soudain de Marys.

Consterné, stupéfait, il se force à ne pas relever les yeux, à laisser sa main poursuivre son lent mouvement sur la courbe ombrée de la cuisse. Puis il feint de prendre conscience de l’immobilité tendue de la jeune femme, la regarde : « Qu’y a-t-il, ma chère ? »

Après un petit silence, elle dit d’une voix posée : « Les bougies. »

Après une pause surprise, il feint de brusquement comprendre et se met à rire, comme embarrassé : « Oh ! » Un sourire, maintenant : « Ne vous a-t-on donc point encore parlé de mon petit talent avec le feu ?

— Non. Et vous ne m’en avez point parlé non plus. »

Aucun reproche, une attention calme, mais entièrement éveillée.

Il soupire : « J’en ai trop pris l’habitude. Et de ne pas en user en public – les ragots s’en emparent avec trop de zèle. Ce petit talent est si infime qu’on n’a point jugé bon de m’en séparer.

— Infime ? Vous avez rallumé le candélabre en entier. »

Il examine le candélabre à sept branches, en haussant les sourcils : « Ma foi, c’est vrai ! J’y suis décidément plus habile lorsque je n’y pense pas, est-ce assez curieux ? J’étais tout à vous contempler, j’ai voulu continuer sans encombre, et voilà ! » Il esquisse un sourire faussement sévère : « Ma chère, je m’oublie, avec vous. Je n’ai rien fait de tel depuis… très longtemps. »

Sa consternation stupéfaite n’a point diminué. Il n’a jamais agi ainsi à Garang Nomh : sa garde n’a jamais fait défaut ainsi, avec personne, quand bien même c’eût été une de ses galantes !

Marys semble se détendre un peu. Il devrait en être soulagé. Pourquoi ce petit point douloureux qui s’attarde aux alentours de son cœur ? Il a glissé machinalement dans ses manœuvres habituelles, et il déteste d’en avoir soudain besoin avec elle. Il devra être plus prudent à l’avenir.

Et voilà qu’il déteste cette pensée même !

Elle lui sourit à présent, inconsciente de son désarroi intérieur. « J’en suis flattée, je suppose. Et rassurez-vous, je sais être discrète. »

Il lui prend la main pour la baiser – cette discrétion est devenue leur plaisanterie intime, car en public, elle feint toujours de se laisser poursuivre par les assiduités inassouvies d’Antoine Garance.

Il remplit leurs verres du reste de vin pâle qui finit de tiédir près du lit, lui en tend un : « Scellons cette promesse. »

Les verres s’entrechoquent dans un éclat cristallin. Ils boivent en silence. « Avec une telle lune, du reste, on pourrait se passer de bougies, remarque la jeune femme.

— Mais je préfère la lueur des flammes, elle est plus vivante. Quitte à devoir la ranimer de temps en temps. »

Elle rit : « Et plus flatteuse ! » Elle le détaille d’un regard approbateur. Antoine Garance possède une robustesse que lui envient bien des jeunes galants – et puis, il peut bien admettre une certaine coquetterie : il a subtilement atténué l’illusion de sa vieillesse pour Marys. « Non que vous en ayez besoin, ma très chère. »

Elle lui sourit en attirant sa tête contre sa poitrine. Il baise la pointe d’un sein, mais il est content de simplement rester là dans sa chaleur, entouré de ses bras, et il sent qu’elle l’est aussi.

« N’a-t-on jamais été surpris qu’il n’y eût pas davantage de talent dans votre lignée ? » dit-elle au bout d’un moment, tout en laissant ses doigts jouer dans ses boucles. « Votre grand-père était un talent majeur, n’est-ce pas ? »

Allons, il aurait dû se douter que le sujet surgirait tôt ou tard entre eux. Leur correspondance ne l’effleurait que de très loin, et depuis leur rencontre ils l’ont évité d’un accord tacite – lui par habitude, elle par une réticence chagrine qu’il n’a jamais eu de mal à respecter. Mais c’est contre lui-même qu’il est irrité, contre sa stupide étourderie.

« Oh, on ne nous a pas laissé l’oublier, non. Mais mon père a refusé qu’on me sépare de ma petite flamme. Je n’ai point connu mon grand-père, mais d’après ce que mon père m’en a dit, sa propre séparation s’était mal passée.

— Oui, c’est ce que j’ai aussi entendu dire. »

Il se redresse sur un coude, assombri malgré lui : « Avec bien des ragots à la clé, je suppose. »

Elle soupire : « C’était un talent sauvage, votre grand-père, et vous autres, géminites, ne les aimez guère, j’ai pu le constater lors de mon arrivée en France autrefois. Et même ici, à Garang Nomh. Non que j’en eusse été une, pourtant, c’était de famille. Mais on s’est montré bien soulagé de me distancer de mon talent. »

Il la dévisage, surpris de cette confidence, décide de pousser un peu plus loin – et puis, il s’agira d’elle ainsi, et non de lui : « Ne regrettez-vous jamais de l’avoir ainsi laissé suspendre ? »

Elle fait une petite moue en s’adossant plus confortablement dans les oreillers, oubliant le drap qui retombe, découvrant ses seins. « Oui et non. Comme ma mère et ma grand-mère, il m’a apporté bien des malheurs, alors que j’étais en Angleterre. Oh, il m’a sauvé la vie aussi, là et plus tard, mais il m’a toujours servi dans des circonstances… extrêmes. J’ai rarement eu l’occasion d’en user de façon bénéfique comme vos mages ou vos magiciens verts. » Elle regarde au loin, le visage un peu durci. « Et c’était le prix à payer. Après toutes ces années d’errance loin de tout ce qui était européen, j’ai trouvé que je m’ennuyais d’une société plus familière. Par ailleurs, les seuls endroits où je pouvais envisager de vivre étaient des lieux géminites. J’ai dû choisir, et le prix ne m’en a pas semblé si lourd sur le coup. »

L’est-il donc maintenant ? Il n’ose poser la question, et elle reprend, un ton plus bas : « Je demeure cependant toujours stupéfaite que vos mages puissent paralyser ou détruire ainsi le talent chez autrui. »

Il ne peut s’empêcher de rectifier, en essayant d’alléger le ton : « Holà, nos ecclésiastes seraient bien horrifiés s’ils vous entendaient user de ces termes. Le talent n’est pas “paralysé” mais “suspendu”, la procédure est différente. Et l’on ne détruit pas le talent, on le restitue à la Divinité. » Il se fait prendre à son propre jeu, car il n’a pu empêcher une légère amertume de se glisser dans sa voix.

Elle hausse joliment une épaule : « C’est ce qu’ils disent, mais quel autre témoignage en a-t-on ?

— Toutes les descriptions…

— Les descriptions des procédures, comme vous dites, sont toutes le fait de talentés géminites, et fort vagues, tout enveloppées de métaphores et de religion. »

Il ne peut que répliquer, sans déguiser son ironie : « C’est qu’il s’agit de saintes magies, ma chère.

— Mais le secret cache parfois tout simplement ce que l’on ne comprend pas bien, ou point du tout. Lorsque j’ai demandé qu’on m’explique tout de même un peu ce qu’on allait me faire, on m’a répondu avec du par cœur, et j’ai eu le sentiment que, si l’on sait comment “procéder”, on ne sait exactement ni ce qui se passe ni pourquoi. »

Le ton soudain opiniâtre de Marys est étrangement familier, et Gilles ne peut s’empêcher de sourire au souvenir du Gilles de la Maîtrise. Quant à lui, et malgré son talent renforcé, il a l’impression d’en comprendre encore moins qu’autrefois, s’il en sait davantage. Il a toujours souffert d’une certaine paresse d’esprit, il doit bien l’admettre, devant les questions dont les réponses se dérobent trop obstinément. Ce n’est pas le cas de Marys, il a eu l’occasion de s’en rendre compte davantage ici que dans leur correspondance – les délais entre les lettres occasionnent des conversations plus raisonnablement argumentées. Mais Marys ne déteste pas se lancer parfois dans des spéculations hautement fantaisistes, pour le simple plaisir de pousser la logique dans ses retranchements les plus inattendus. Et il se découvre avec elle moins raisonnable qu’il ne le croyait. Ce n’est pas sans charme.

 

*

 

Ce doit être une autre nuit, car Gilles est en train de poser une lampe à ambercite sur la table de chevet. Marys l’observe en grappillant des raisins noirs. Il actionne le mécanisme qui rassemble les trois perles dans leur réceptacle, puis replace le globe translucide.

« La fameuse ambercite, murmure la jeune femme. Qui a fait de votre aïeul le bienfaiteur de l’humanité géminite.

— Ah, ma chère, il eût certainement préféré être le bienfaiteur de l’humanité tout entière. Mais les christiens ont quant à eux toujours préféré le charbon, pourtant noir et sorti de terre comme votre diable.

— Leur diable », rectifie Marys, tandis qu’il revient s’étendre près d’elle. « Je suis une abominable athée, rappelez-vous. Et l’ambercite est bien davantage une invention du diable puisqu’elle est l’œuvre d’un sorcier. »

Gilles lui jette un coup d’œil rapide. Elle est décidément d’humeur fantasque, ce soir. Il adopte le même ton plaisant : « Pauvre Gilles. Il avait pourtant convaincu les ecclésiastes géminites qu’il s’agit d’une matière ordinaire.

— Bah, tous des sorciers entre eux ! »

Une soudaine curiosité le fait se redresser pour mieux la regarder : « Vous le pensiez, vous, que l’ambercite était un matériau magique ?

— Tout le monde le croyait et le disait autour de moi – quand on en parlait, et on en parlait peu, vous le pensez bien ! Pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? Cela ne me la rendait que plus fascinante. » Elle gobe un autre grain de raisin. « J’ai été bien déçue la première fois que j’ai pu en examiner avec mon talent !

— Qu’avez-vous donc perçu ?

— Qu’elle n’était pas plus magique que moi. Ou pas moins. Une vibration et une condensation différentes de tout ce que j’avais pu percevoir jusque-là, mais j’ai eu la même impression lorsque j’ai pu examiner pour la première fois un diamant, ou n’importe quelle autre substance du monde naturel. »

Il accepte le raisin qu’elle lui tend. “Naturel”. Encore ce terme, si christien, et dont elle ne peut se départir même après tout ce temps passé parmi des géminites. Mais c’est rafraîchissant, d’une certaine manière, de pouvoir parler ainsi du talent. Il ne le fait pas, ordinairement – les non-talentés géminites s’en soucient fort peu, sauf lorsqu’ils se trouvent avoir besoin de celui des mages, et cela semblerait curieux, surtout de la part d’un Garance. Mais Marys n’est pas une non-talentée, ni une géminite. Ce ne sont pas ses moindres avantages.

« Il est stupéfiant néanmoins », poursuit-elle, soudain songeuse, « qu’après tout ce temps et tous ces efforts secrets que vous n’ignorez certainement pas, personne n’ait jamais réussi à en fabriquer, à part votre famille. Je conçois que même parmi les géminites les rumeurs persistent à y lier de la magie, dans le processus de fabrication sinon dans la nature même du produit. Après tout, vous employez des magiciens verts.

— À des fins de sécurité, ce qui est, je vous le concède, bien moins intéressant que des magies secrètes ! Les rumeurs, comme les secrets, ont souvent trait à ce que l’on ne comprend pas, comme vous le disiez si bien l’autre jour. » Il soupire : « Je les trouve néanmoins plus affligeantes chez mes coreligionnaires, qui devraient savoir à quoi s’en tenir !

— C’est que vous gardez si jalousement le secret de fabrication. »

Doit-il s’alarmer de ce qu’elle y insiste ? Ou s’alarmer de le remarquer seulement maintenant ? Soudain assombri, il feint de sourire : « C’est l’accord passé par mon aïeul avec les indigènes : ils le laisseraient ouvrir ses mines et sa fabrique, mais il serait le seul. Il a cru que ce serait acheter à faible prix la paix et la prospérité du plus grand nombre.

— Sans compter qu’il avait ainsi l’exclusivité de la chose et de ses bénéfices, à l’abri de toute concurrence », remarque-t-elle d’un air plus amusé que critique.

Il rit de bon cœur : « Cela lui est certainement passé par l’esprit. »

Elle lui tend un autre raisin, qu’il accepte encore en lui embrassant les doigts au passage, feignant une gourmandise d’un autre ordre, le cœur lourd. Va-t-il devoir recourir à de telles manœuvres de diversion avec elle ?

« De toute façon », reprend la jeune femme, soudain sérieuse et pensive, « certaines de ces rumeurs pourraient avoir des fondements même sans lien avec la magie, comme la remarquable bonne santé dont on jouit à bord de la flotte de l’ambercite. »

Il doit vraiment faire un effort pour conserver son ton enjoué, cette fois, saisi d’une incrédulité douloureuse. S’agit-il donc de cela ? Aurait-ce été le but de Marys, depuis le début ?

Et pourtant, il hésite à ouvrir son talent pour la sonder. Voyons, cette femme l’a-t-elle donc si totalement emberlificoté ?

« Ah oui, cette fameuse et assurément magique longévité. Eh bien, cela expliquerait en tout cas la regrettable durée de certains de nos monarques et hiérophantes. »

Elle se met à rire : « Vous imaginez bien que c’est une rumeur dont j’aimerais qu’elle fût vraie !

— Vraiment ? »

Est-il parvenu à ne pas laisser percer son humeur ? Marys redevient sérieuse : « Non, bien sûr, nous nous sommes déjà entretenus des conséquences désastreuses qu’aurait une telle possibilité, à l’échelle des peuples. » Elle soupire, presque embarrassée à présent : « Mais vous savez que c’est une de mes coupables fantaisies. »

Il choisit de rester dans le ton, mi-plaisant, mi-sérieux : « Je poursuis mes recherches sur notre élixir, ma chère, je n’ai pas abandonné tout espoir. »

Elle rit de nouveau : « Voilà qui est bien aimable à vous. Mais ne perdez pas ainsi votre temps. Ce n’est qu’une fantaisie. »

Elle se détourne pour laisser la grappe à demi dégarnie retomber dans la coupe, près de la lampe. Se tend davantage pour approcher la main du globe lumineux. « Non, point de magie », murmure-t-elle – avec un certain regret ? « Un matériau magique n’eût point nécessité qu’on inventât des verres et des porcelaines réfractaires pour en permettre l’usage commun… Mais ne serait-ce pas extraordinaire si l’ambercite avait un effet de cette sorte – sans qu’il soit nécessairement magique, au demeurant, pas plus que ne le serait notre élixir ? »

Le ton a changé. N’est-ce vraiment qu’une de ces fantaisies auxquelles sa logique s’attache jusqu’à les avoir retournées sens dessus dessous ? Dans ce cas, il devrait se faire l’avocat du diable, comme elle dit – cette expression christienne qui rejoint si bizarrement l’idée géminite du mage Lucifer engagé dans ses interminables arguties avec la Divinité.

« À ce compte-là, notre élixir est plus prometteur ! Comment donc cela fonctionnerait-il, puisque le talent, vous l’avez constaté vous-même, n’a rien décelé de tel ? »

Elle se rassied dans un tourbillon de draps, les bras autour des genoux, l’œil allumé : « Eh bien, voyons… L’ambercite ralentirait la course du psychosome de la même façon que votre suspension arrête les suspendus ?

— Sans magie. Par un processus entièrement “naturel”.

— Mais oui, par le déplacement de ses atomes, des grains de sa substance, dans une partie lente de l’Entremonde ! Le temps n’y passe-t-il pas de façon très différente ? On y voyage à la vitesse de la pensée, ou la durée y est au contraire quasiment arrêtée. Totalement là où se trouvent les suspendus. »

Malgré ce qu’il en sait, Gilles est obligé de remarquer : « C’est l’idée commune qu’on se fait de la suspension. Il n’est pas certain qu’elle fonctionne bien ainsi. »

Les sphères divines se prêtaient mieux à la compréhension de tout cela que “la sphère divine” : on s’est privé d’un outil bien utile, il l’a toujours pensé, en modifiant le terme et le concept au temps de la Réforme. C’était d’ailleurs peut-être délibéré, afin de rendre cette sainte magie encore plus insondable. Il poursuit : « Mais comment un simple matériau naturel pourrait-il avoir le même effet que le talent d’un mage ? »

Marys fronce le nez : « Mais parce que l’ambercite serait réellement magique, mon cher. »

Un pied de nez, allons, c’est vraiment cela, elle veut jouer ! Saisi d’un soulagement presque douloureux, il proteste en riant : « Ah, mais on a trouvé et prouvé qu’elle ne l’était pas !

— Elle pourrait l’être d’une façon que nul ne percevrait : comme vos excommuniés échappent à la perception des talentés parce qu’ils ont été précipités dans une tout autre région de l’Entremonde. »

Il la dévisage, médusé à la fois par l’ingéniosité de l’argument – elle ne se contredit pas, somme toute, même s’il lui resterait à prouver que l’Excommunication non plus n’a rien de magique – et par le simple fait qu’elle puisse l’imaginer. Marys n’est décidément pas une géminite !

Il feint de protester encore : « Mais vous rendez-vous compte de ce que vous dites ? Mon aïeul aurait fabriqué sans le savoir un matériau magique ? Et qui plus est dont aucun talenté n’aurait percé la qualité ? Cela ne se peut. La magie n’existe pas sans talent pour l’induire dans les êtres ou les objets. »

Elle agite une main désinvolte : « Limitations de géminite que tout cela, mon cher. Selon vos propres prémisses, la substance du talent est celle-là même de l’univers, d’où il découle que lorsque vous croyez doter la matière de celui-ci de qualités magiques, vous ne faites en réalité qu’éveiller celles qui y sont latentes.

— Ce sont de simples cailloux, proteste-t-il, vous en avez vu des échantillons : une variété d’ambre, une sorte de pyrite ! »

Elle se penche vers lui, décidément espiègle : « Ah, mais ce sont les substances primordiales des Mynmaï. » Une autre idée lui fait hausser les sourcils, ravie de sa propre fantaisie : « Peut-être les Mynmaï ont-ils toujours su, eux, que leur fusion les dotait de cette propriété de retarder la sénescence, et c’est cela qu’ils ont inscrit dans leurs mythes du Mariage Sacré et de l’Œuf du Dragon d’où naissent leurs demi-déesses immortelles. » Elle le dévisage d’un air triomphant : « Que diriez-vous de cela ?

— Que je n’y ai jamais songé », dit-il enfin, abasourdi car c’est la pure vérité. Il s’en est toujours donné une autre interprétation, mais celle-ci serait tout aussi vraisemblable. Se peut-il qu’il soit plus prisonnier qu’il ne voulait bien le croire encore de ses “limitations de géminite” ?

Mais elle, se rend-elle compte des conséquences de ce qu’elle dit ?

« Vous êtes en train de spéculer que les Mynmaï possédaient une sorte de talent qui leur permettait de percevoir ce que les géminites ne percevraient pas ? »

Elle fronce les sourcils – de toute évidence, non, elle n’y avait pas songé. Puis un sourire presque narquois lui vient aux lèvres : « Pourquoi pas ? S’il existe des sphères distinctes dans l’Entremonde, et elles existent, sinon séparation et excommunication, entre autres grandes magies géminites, seraient impossibles, il doit exister des talents qui leur correspondent. L’ancienne magie des Mynmaï a beaucoup impressionné leurs voisins, et quoi de plus impressionnant qu’une magie qu’on ne comprend pas parce qu’elle est trop éloignée de celle que l’on connaît ? Qui sait, peut-être la magie des anciens Mynmaï était-elle même tout entière située dans le registre que je postule pour votre ambercite ! »

Il reste muet, tant cela frôle la vérité telle qu’il la conçoit. Antoinette et Carusses sont devenus quasiment fous lorsqu’ils ont été placés devant l’évidence, alors que Marys… Mais elle croit plaisanter, cela doit faire une différence. Cela, et qu’elle n’ait rien d’investi dans le credo géminite.

Il se doit quant à lui de paraître horrifié : « Des talents que nos talentés ne percevraient aucunement ? Vous me dites maintenant que les Mynmaï pourraient aussi bien être encore talentés et que nos mages ne s’en rendraient pas compte !

— Mais oui. » Elle éclate de rire : « Serait-ce assez fou ? »

Elle prend conscience de son expression et redevient brusquement sérieuse : « Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous froisser, mon cher Antoine », dit-elle d’un ton navré en posant une main sur son bras.

Il ne faudrait tout de même pas qu’elle le croie trop prisonnier de ses œillères religieuses – Antoine n’a pas la réputation d’un croyant très fervent, du reste.

« Non, ma chère, je pensais seulement que nous pourrions alors nous compter heureux qu’ils se refusent à user de cette extraordinaire magie ! » Il s’étire en changeant de position pour s’étendre de son côté du lit. « Ah, mais, comment l’expliqueriez-vous, cela ? »

Elle le dévisage un instant, puis rassurée de ce qu’elle voit, se couche contre lui, la tête sur son épaule. « Eh bien, ce serait une question de philosophie. Tous les mages, partout, ont établi des règles pour limiter l’usage de la magie. Leur règle à eux serait simplement plus extrême. »

Il se met à rire, comme elle l’attend : « C’est le moins qu’on puisse dire, car ils ne s’en serviraient point du tout ! » Il ajoute, d’un ton plaisant, mais attentif à la réaction de la jeune femme : « Et s’ils en usaient, de toute façon, nous ne le saurions pas, n’est-ce pas ? »

Mais elle n’est aucunement effrayée, ni même vaguement inquiète. Par inconscience, encore ? « Bah, s’ils en usaient, ils auraient guéri la maladie blanche. Ou empêché vos gens de s’installer. Ou ils les pousseraient à s’en aller maintenant qu’ils n’en veulent plus guère. Mais les troubles ici et là sont bien ordinaires, d’après ce qu’on en dit. »

Un argument imparable. Il savait que Marys était un esprit libre, mais il est tout de même étonné de son équanimité en la matière. Il ne peut s’empêcher d’insister : « Cela ne vous dérange pas même un peu d’imaginer que nous vivons peut-être au voisinage de talentés secrets ? »

Elle se redresse sur un coude et le dévisage avec attention, sentant peut-être qu’il y a malgré tout davantage pour lui dans cette conversation.

« Je n’en deviendrais sûrement pas meurtrière à l’instar de mes anciens compatriotes », dit-elle avec une gravité teintée de tristesse. « Ni aussi… prudente que les vôtres. Si des talentés n’usent point de leur talent ou en usent seulement de manière bénéfique en restant bien tranquilles à l’écart, pourquoi ne pas les laisser tranquilles aussi ? »

Tant pis si elle le croit encore en proie à ses réflexes de géminite : « Un talent secret n’est pas un talent suspect ? »

Elle lui sourit avec tendresse : « Mais non, pas forcément, mon cher Antoine. Une croyance regrettable, menant chez vous à cette intolérable obligation d’entrer dans le clergé qui m’a fait éviter votre pays et les autres pays géminites, pourtant si beaux et si accueillants par ailleurs.

— Vous avez tout de même fini par accepter de voir votre talent suspendu afin de vivre à Sardopolis. Mais si vous pouviez vivre ici sans cela, ne serait-ce pas votre choix ?

— Sans aucun doute. » Elle se met à rire : « Il faudrait que ce talent fût secret, cependant, identique à celui que j’imaginais pour les indigènes.

— Cela ne vous dérangerait point du tout ? Ce serait un bien gros secret. Un bien gros mensonge. »

Elle redevient sérieuse, et même un peu agacée : « Mais, mon ami, j’ai menti ainsi pendant vingt-sept années en Angleterre, ma mère et ma grand-mère avant moi. Et j’y risquais ma vie ! Ce ne serait point le cas ici. » Une ombre passe sur son visage : « À tout prendre, quel serait le plus gros mensonge : prétendre en acceptant d’être suspendue ici que je ne suis point talentée comme Dieu m’a faite ou bien revenir en secret à ma véritable nature ? »

Il la dévisage, à la fois anxieux et fasciné. Il a soudain l’impression de rêver, d’être emporté il ne sait vers quoi dans un mélange d’exaltation et de crainte.

« Qu’en feriez-vous, murmure-t-il, de ce talent invisible ? »

Elle se recouche contre lui : « Oh, pas grand-chose : je le consacrerais à l’étude du monde ordinaire, comme vos mages et magiciens. » Un rire silencieux la secoue : « Je n’ai aucun penchant pour la nécromancie !

— Une autre de nos limitations de géminites ?

— Oui, ma foi. Les talentés sont des humains, il s’y retrouve les mêmes proportions de bons et de méchants que parmi les non-talentés. Qu’un talent soit secret ou non n’est certainement pas le principal moteur de leur méchanceté !

— En bref, sauf lorsqu’il contrarie votre curiosité, le secret ne vous dérange guère dans aucun domaine. »

Elle se redresse de nouveau, d’abord taquine : « Pourquoi, Antoine, avez-vous donc des secrets que vous ne partageriez point avec moi ? Je veux dire, en dehors de la fabrication de votre ambercite ! » Mais son regard se voile subitement : « Il est un domaine où le secret me dérange, de fait. Entre de vrais amis, il ne peut être qu’un poison. » Elle se force à sourire, il le sent : « Votre fameuse harmonie n’y résisterait pas. »

Il l’observe longuement, le cœur battant, comme au bord d’un précipice. « Vous croyez donc à notre possible harmonie, après tout ? »

Il s’essayait à un ton plaisant, mais sa voix s’est enrouée malgré lui. Marys lui rend gravement son regard : « Pas vous ? »

Il murmure, éperdu : « J’en suis terriblement tenté. »

Il doit résister au désir qui le submerge. C’est folie ! Pis que folie : tout sera détruit s’il doit la subjuguer ensuite !

Mais il sait en même temps qu’il ne pourra supporter de vivre en se demandant sans cesse s’il est passé à côté d’un bonheur auquel il ne croyait plus.

« Si je vous disais à l’instant que les indigènes sont bel et bien talentés, que leur talent peut transformer le nôtre pour le rendre aussi imperceptible que le leur, que je suis un tel talenté et pourrais vous rendre votre propre talent sans que nul ne le sache, que diriez-vous donc ? »

Son cœur se déchire aussitôt : elle s’est raidie. Mais ne s’écarte pas de lui. Se détend peu à peu – s’y force-t-elle ? Il devrait ouvrir son talent à l’instant, il saurait… Mais quelque chose en lui continue d’y répugner.

« Je vous demanderais qui d’autre est au courant », dit-elle d’une voix posée, tout contre son épaule.

Il ne peut s’empêcher d’admirer son calme. Il ne peut s’empêcher d’espérer. Il ne peut s’empêcher de dire, au lieu de trouver une réplique plaisante ou de l’embrasser pour changer le sujet : « Personne ne le saurait, que ma famille. »

Elle se redresse alors. Mais ce n’est pas un recul, c’est pour voir son visage – elle en a besoin lorsqu’ils sont sérieux, il le sait. Il en fait autant.

Ils restent un moment ainsi, face à face, puis Marys pose une main sur sa joue, les yeux rivés aux siens. Point d’horreur dans ce regard, cependant – ni même de curiosité. Mais une intensité d’émotion qu’il ne peut déchiffrer d’abord, et qu’il comprend ensuite, incrédule, éperdu, lorsque Marys murmure : « Mon pauvre Antoine. » Elle lui caresse la joue, les traits maintenant contractés, en répétant : « Mon pauvre Antoine. » Puis elle se recouche, sans le quitter des yeux, en laissant sa main glisser sur son cou, au creux de son épaule, pour le tenir, pour le rassurer. « Dans ce cas, je vous demanderais de m’en dire ce que vous pouvez », dit-elle d’une voix grave et égale.

 

 

 


32

Pierrino revêt les habits qu’on a pliés pour lui sur le coffre de la chambre, d’autres que ceux qu’il portait à la funeste chasse, et des plus simples : un sarang vert, une légère tunique d’une autre nuance de vert plus tendre. Il ne reste bientôt plus que le fourreau de la dague. Il s’en détourne, mais le vieil homme dit : « Prends-le.

Pierrino fronce les sourcils : « Pourquoi ? »

Le vieillard saisit le fourreau et lui montre la poignée : contrairement au souvenir de Pierrino, l’ivoire n’en est pas sculpté, c’est de la matière brute.

« Tu as tranché la corne du dragon. Elle a remplacé l’ancienne. C’est une nouvelle dague à présent, et vous vous appartenez. »

Pierrino regarde fixement la poignée. « C’est vraiment… une dague magique ?

— C’est l’arme des Ghât’sin, elle est assoiffée de magie. »

Et Gorut la lui a laissée ?

Il place machinalement le pendentif sous sa tunique. Le vieux Nèhyé l’examine une fois qu’il a fini, replace le médaillon – en touchant seulement la chaîne – par-dessus l’encolure de sa tunique. Puis il sort et Pierrino le suit.

Le soleil s’est dégagé des nuages, l’air vibre d’une lumière chaude et sèche, des cris d’oiseaux lointains festonnent la rumeur de la jungle. Aucune trace de l’ondée. L’odeur des vieilles pierres poussiéreuses se mêle bizarrement à des relents de friture et, parfois, lorsqu’on passe devant une statue – des oiseaux aux ailes à demi déployées dans un nid de flammes, au fin bec triomphalement levé, dans lesquels Pierrino reconnaît le phénix du médaillon de Jiliane –, des senteurs de rose dérivent paresseusement dans l’air avec la fumée des bâtonnets piqués dans la pierre du piédestal, pleine de petits trous apparemment faits exprès.

Il n’y a presque personne dans la galerie bordée d’une rambarde à minces colonnettes de pierre délicatement chantournée comme du bois, mais il y a davantage de monde une fois descendus les larges escaliers aux marches peu élevées qui permettent de passer d’un étage à l’autre de la tour, avec une rampe lisse au milieu comme à Nomghur et dans le palais de Daïronur.

« La ville n’est-elle donc pas déserte ?

— Non », dit le vieillard qui est l’autre, qui est l’ancien Ghât’sin de Gilles, qui est Nèhyé. « Il y a beaucoup plus de monde à Garang Xhévât maintenant que du temps de Gilles. Les descendants de ceux qui s’y sont réfugiés pour échapper aux Kôdinh. »

Pierrino ne lui demande pas pourquoi lui se trouve là, et Chéhyé sur L’Aigle des Mers. Il n’obtiendrait sans doute pas d’information plus précise : le vieillard répond quand cela lui chante. Il dit plutôt, réconforté à l’idée que les Kôdinh ne réussissent pas à massacrer tout le monde : « Les talentés… les Ghât’sin, les Ghât, les yuntchin ? »

Nèhyé lui adresse un regard en biais, comme surpris qu’il connaisse les noms mynmaï des talentés : « Toutes sortes de gens. » Le vieillard éclate de son petit rire grelottant : « Banang Thu est habitée, maintenant, comme aux premiers temps. C’est le nouveau monde. »

L’intonation impliquait qu’il se parlait à lui-même, mais Pierrino tente encore sa chance : « Combien d’habitants y a-t-il, alors ? »

Le vieil homme répond à côté : « Les Kôdinh ont interdit le fleuve après que les géminites ont abandonné Garang Nomh. »

Cela ne dit pas grand-chose à Pierrino, qui en ignore la date, mais les implications l’attristent.

« Ne pouvait-on les en empêcher ?

— La ville sacrée est ouverte à ceux qui sont capables de s’y rendre. »

Encore une réponse à côté. Les Kôdinh ne le sont-ils donc pas ? Ils ont des mages, pourtant. Mais pas assez puissants pour traverser les protections magiques de Garang Xhévât – lesquelles doivent être bien bizarrement spécifiques, si elles laissent passer les réfugiés mais non leurs poursuivants.

Ils croisent un groupe de jeunes femmes et d’adolescents qui portent de grandes bassines de linge mouillé, et qui regardent Pierrino avec curiosité. Plus loin, trois hommes en sarangs vert et or, qui saluent le vieillard d’un air un peu pincé, et dévisagent Pierrino avec stupeur.

Ils débouchent enfin sur l’esplanade que Pierrino avait vue depuis sa fenêtre, mais ils ne se dirigent pas vers le parc. Ils obliquent plutôt à gauche, plus à l’ouest – le soleil a baissé dans le ciel, Pierrino peut s’orienter à présent. Un autre parc apparaît une fois la tour contournée, plutôt un jardin, car il y a moins d’arbres et l’on y vaque à des travaux familiers, avec des instruments familiers, le long de rangées de plantes familières aussi.

Le vieillard entre dans une allée, au-delà du potager, et soudain le jardin est de nouveau plus sauvage, arbres, buissons, herbes hautes, tout cela semble bien assoiffé, presque desséché par endroits. Le sentier est devenu un chemin de gravillons dorés. Dans un coin, pourtant, Pierrino reconnaît avec stupéfaction des buissons de roses : les petites fleurs délicates et odorantes du Saint Rosier.

Des silhouettes sont penchées ou agenouillées près des rosiers. On en distingue d’autres, de dos, assises sur des bancs disposés en cercle – les Natéhsin ? Une vingtaine de personnes en tout. Tout le monde a la même taille, les mêmes vêtements vert et doré, ou rose-rouge et doré, – sandales, tuniques à manches courtes, pantalons aux jambes relevées sur les mollets nus.

On se redresse à leur arrivée. On arrosait les plantes, avec des entonnoirs et des cruches. Certaines de ces silhouettes ont une seule longue tresse noire, d’autres des cheveux très courts, d’autre trois longues nattes rassemblées en queue-de-cheval dans le dos, d’autres encore les portent en diadème autour de la tête. Des femmes, des hommes ? Difficile d’en juger. Lorsqu’ils se sont assez approchés, Pierrino voit que certains ont des yeux mordorés, qui accrochent la lumière oblique du soleil.

Il s’immobilise, stupéfait. Ce sont elles, alors, les Natéhsin ? Mains tachées de terre, des mouchetures de boue sur les pieds nus, les mollets, les habits, des mèches humides sur le front et les joues ?

Le vieux Nèhyé s’incline plus profondément que Pierrino ne l’en aurait cru capable, mains jointes sur la poitrine. Pierrino, après une hésitation, en fait autant.

On s’essuie les mains, on se dirige vers les bancs. Nèhyé suit, Pierrino suit le Ghât’sin. Il se rappelle les carnets d’Ouraïn et compte les habits rose et doré : il y en a six. Deux triades de Natéhsin, alors. Deux Maisons, peut-être Nomghu et Hyundpènh, mais il ne peut les distinguer. Les autres, en vert et doré, doivent être leurs Ghât’sin. Les Natéhsin ne portent aucun bijou, sinon le pendentif à cinq côtés attaché au cou par une chaîne d’or. Pierrino en connaît les motifs de pierreries : le Serpent, le Dragon, le Phénix. Les Natéhsin elles-mêmes ne sont pas différentes de leurs Ghât’sin, quant à l’aspect physique : petites, minces, la peau couleur de thé ambré. Et les yeux dorés.

Avec un léger vertige, Pierrino les contemple. Impossible de donner un âge à ces visages identiques. Elles semblent si… ordinaires, pourtant, si l’on excepte leurs yeux. Presque les mêmes que ceux de la première Agnès, dans le portrait, à Lamirande. La lignée des Garance s’est donc recroisée avec celle du clan de Kurun. Sans doute du temps de Clément, ou d’Antoine. Ce devait être dans les carnets. Quelle folie d’avoir jeté tout cela, quelle irréparable folie !

Et en même temps, il se rappelle le sentiment de libération qu’il a éprouvé en s’en débarrassant. Qui sait, peut-être l’offrande a-t-elle réellement plu à Kempo, et c’est pour cela qu’il a été épargné – tous ses repères ont disparu, tous ses critères du possible et de l’impossible, il peut tout imaginer. Et même que tout ce qui lui est arrivé ensuite était destiné à l’amener là, sous le regard impassible de ces yeux mordorés, un véritable retour au lieu où tout a commencé avec Gilles, à la source originelle du souvenir.

Il y a cinq bancs, peu éloignés les uns des autres. Des bancs curieux d’ailleurs, comme si l’on avait collé ensemble trois chaises à la romaine reposant sur une structure en X, au siège en arc de cercle, mais avec des accoudoirs partagés. Le tout est sculpté dans un grès ocré, avec autant de détails et de finesse que dans du bois.

Trois des Natéhsin s’asseyent sur l’un des bancs, à droite, trois autres à leur droite sur celui d’à côté. On désigne à Pierrino le banc d’en face. Il s’y assied machinalement à la place du milieu en regardant autour de lui. Nèhyé reste debout. À sa gauche, le troisième banc reste vide ; à sa droite, le quatrième est déjà occupé par trois Mynmaï vêtus de sarangs rose et doré, dont une au moins est une femme, celle du milieu, car il peut voir le relief de ses petits seins sous la tunique qui lui colle à la peau. La troisième triade, alors, Hétchoÿ ? Sans doute, car trois Ghât’sin se tiennent debout derrière le banc.

Les autres Ghât’sin se sont disposés trois par trois derrière les bancs occupés par leur triade. Puis l’un d’eux, en face de Pierrino, contourne son banc pour venir se planter devant lui.

« Raconte-nous ce qui s’est passé dans la jungle », dit-il.

Il semble avoir une quarantaine d’années ; si Pierrino se levait, l’homme ferait une tête de moins que lui, mais il se dégage une grande force de ce corps compact et musclé. Il parle un français sans accent, ce qui stupéfie d’abord Pierrino, qui, irrité par le ton abrupt et l’expression sévère, réplique enfin, sur la défensive : « Ne le savez-vous pas ?

— Elles veulent ta version », lui souffle le vieux Nèhyé derrière lui.

Il répéterait bien “ne savent-elles donc pas tout ?”, mais décide de n’en rien faire.

« Le prince Gorut Ayvanam m’a emmené à la chasse. Il a tué le tihyund. Il m’a forcé à prendre la dague. La dague a tranché la corne. Je ne me rappelle rien ensuite. »

Est-ce un tribunal, passe-t-il en jugement ? Il n’a pas tué le dragon, mais il a servi à l’attirer dans le piège et il a tranché sa corne – pour lui, c’était il y a deux heures à peine, il sent encore la dague dans sa main, comme elle l’a dépossédé de lui-même, animée de sa propre volonté. Pourquoi Gorut n’a-t-il pas tranché la corne ? Un rituel complexe de transgression d’un interdit : tuer le dragon avec la dague magique, être oint de son sang, pour des Kôdinh, ce doit être une victoire sur la magie des Bôdinh. Mais pour une raison quelconque, le futur roi kôdinh ne peut posséder une dague de Ghât’sin, et moins encore magiquement accordée à lui. Il lui a fait conclure le rituel sacrilège et l’a abandonné là, escomptant qu’on le tuerait lorsqu’on le découvrirait. A-t-il été décontenancé de le voir tomber en igaôtchènzin ? Ou bien en a-t-il profité pour proférer un autre discours enflammé aux dépens de “l’abomination” ?

« Que faisais-tu avec le prince, si près de la ville sacrée ?

— Il m’emmenait au domaine des Garance. »

Et soudain, il comprend comme il a été naïf, alors qu’il se croyait si alerte et même cynique. Le chagrin, la stupeur reviennent brusquement, un bref éblouissement. Comment a-t-il pu croire que Gorut l’emmènerait là-bas ? Le prince ne lui a-t-il pas confirmé qu’il ne voulait pas reprendre le commerce de l’ambercite, que même la réouverture du pays au commerce avec l’Occident ne lui plaisait guère ? Et tout le reste, toutes ces confidences si intimes dont il n’a pas songé à s’étonner à cause de leurs secrètes relations nocturnes, cet abandon qui le touchait tant. Il comprend maintenant l’étrange tendresse parfois mélancolique, parfois amusée que lui manifestait le prince : “Tu m’as permis de vivre une sorte de vérité.” Gorut pouvait être sincère avec lui parce qu’il n’avait jamais eu l’intention de l’emmener au domaine, parce qu’il avait prémédité de l’abandonner dans la forêt après la chasse, certain que des indigènes rebelles le puniraient de la mort sacrilège du tihyund.

« Pourquoi voulais-tu y aller ?

— Parce que c’est une mémoire encore vivante », s’entend répondre Pierrino.

Le Ghât’sin fronce les sourcils : « C’est une mémoire folle.

— Mais c’est une mémoire », dit l’une des Natéhsin sur le banc de droite.

Le Ghât’sin tressaille, baisse la tête et retourne derrière le banc de sa Maison. Un autre s’avance – une femme, apparemment, du moins sa voix est-elle plus douce et claire ; elle semble plus âgée, il y a des fils gris dans ses cheveux sombres.

« Pourquoi es-tu ici ? »

Pierrino retient un rire scandalisé. Quelle question est-ce là ?

« On m’y a amené.

— Pourquoi es-tu ici ? répète la femme sans impatience, et il se rend compte que c’est une autre question, attendant une autre réponse.

Il demeure d’abord muet : Divine, où commencer ? La disparition de Jiliane ? La trahison de Grand-mère ? L’Aigle des Mers ? Le voyage éclair entre l’archipel de Hon Doÿ et la rade de Nomghur, peut-être avec Kempo ? Cela les impressionnerait-il, cela compenserait-il ce que Gorut l’a contraint à faire dans la jungle ? Il ne sait pas même ce qui s’est réellement passé à Hon Doÿ. Il hausse les épaules.

« Parce que je devais y être, sans doute. »

La femme hoche la tête avec gravité – quoi, c’est ce qu’il fallait dire ? – et désigne du doigt le pendentif.

« Qui t’a donné ceci ? »

Il s’impatiente de nouveau : « Ne le savez-vous pas, à la fin ? Ma grand-mère. La mère de ma mère. Aurore Garance. »

Il attend un commentaire ou une autre question, qui ne viennent pas. Les Natéhsin semblent méditer en face de lui.

Un autre Ghât’sin vient remplacer la femme, venu de derrière le banc de Hétchoÿ ; il semble avoir la soixantaine, maigre et sec comme un coup de trique : « On t’a trouvé dans la jungle en train de danser. Le fais-tu souvent ? »

Avec un temps de retard, il reconnaît le terme des Natéhsin pour l’igaôtchènzin.

« C’était la deuxième fois. »

Il songe à la remarque de Nèhyé : “Tu sembles bien sensible à notre magie.” Seulement dans certaines circonstances, apparemment, car si les Natéhsin sont des créatures magiques, ne devrait-il pas être tombé raide en leur présence ?

« La troisième », dit Nèhyé.

Il se retourne pour regarder le vieil homme ; l’autre sourit largement et lui fait un clin d’œil : « Kempo. »

Le Ghât’sin de Hétchoÿ a froncé les sourcils et adresse un regard sévère au vieillard : « Silence !

— Il doit y avoir d’autres explications », dit Pierrino, troublé par les six paires d’yeux dorés qui le fixent sans ciller. « Nous ne sommes pas des Natéhsin, dans ma famille. Nous ne sommes pas même talentés. » Il pense soudain à Jiliane, à ses crises de somnambulisme, à son peut-être talent sauvage brusquement déclenché, et rectifie : « Je n’en suis pas un. Vous devez bien le voir ?

— Nous ? dit le Ghât’sin.

— J’ai une sœur. Et un frère jumeau. Ils sont en Europe. »

Une des Natéhsin se lève en face de lui, la femme, entre les deux hommes. Le Ghât’sin de Hétchoÿ tressaille et s’écarte en s’inclinant très bas, mains jointes. La Natéhsin s’approche de Pierrino et tend la main pour toucher son pendentif. Pierrino a un haut-le-corps, mais il ne sent rien, juste le métal chaud qui se plaque un peu plus contre sa peau sous la pression. Il veut détourner les yeux, mais le regard doré le tient. Fouille-t-elle enfin dans son esprit ? Il ne perçoit rien.

La Natéhsin se détourne pour aller se rasseoir, sans un mot. Pierrino a le temps de remarquer que les motifs dorés ornant son sarang sont des serpents stylisés. Il examine les sarangs des autres Natéhsin sur l’autre banc – oui, ce sont des dragons, le motif qu’il connaît bien, qui se trouve justement sur son pendentif à lui : Hyundpènh assis, la queue enroulée autour de la croupe, de profil, la gueule ouverte sur un rugissement.

Le Ghât’sin de Hétchoÿ est retourné derrière le banc de sa triade, qui observe depuis le début une totale immobilité. Le silence se prolonge encore un moment. Puis l’une des Ghât’sin de Hyundpènh, celle du milieu, qui doit servir la femme de la triade, vient à son tour se tenir devant Pierrino ; c’est une vieille femme, aux cheveux presque tout blancs.

« T’es-tu déjà souvenu de ce qui sera ? »

D’abord complètement désarçonné, Pierrino traduit : a-t-il eu des visions prophétiques ? Il va pour hausser les épaules et répondre par la négative, lorsqu’il se rappelle son arrivée à Nomghur, l’éblouissement de reconnaissance, la ville rose, les ruelles de minces marches en pente, le vieillard souriant, “Têp’tida”… Était-ce une prophétie, alors, la vision de la Carte ? Mais si lacunaire… Est-ce ainsi que se présentent les visions dans le temps ? Et puis, le contexte était tout différent. Il ne cherchait personne. Les marins étaient pressés et anxieux, certes, mais lui, il ne savait pas ce qui se passait.

« Ce n’était pas moi ! » proteste-t-il, davantage pour lui que pour répondre à la question. « C’était la Carte.

— Tu consultes le Hushièn ? » demande la Ghât’sin en haussant les sourcils.

Le nom donné par Grand-mère au tarot mynmaï. Comment expliquer ?

« Non. Lorsque nous étions enfants, nous avons trouvé une carte représentant la Mynmari. Une carte magique, qui nous a donné des visions, à mon frère et à moi. »

La Ghât’sin semble pétrifiée. Est-ce parce qu’il a dit le nom secret du Hyundzièn ? Il n’a jamais entendu personne l’utiliser, ni à Daïronur ni pendant tout le funeste voyage vers le nord.

« La même vision ? dit enfin la Ghât’sin.

— Non. »

Encore un silence, puis : « S’est-elle réalisée ?

— En partie seulement pour moi. Mon frère… je ne sais. »

Silence de nouveau. La Ghât’sin consulte-t-elle les Natéhsin, ou ses compagnons ?

« Qu’est devenue cette carte ?

— Nous l’avons donnée à notre grand-mère.

— Pourquoi ?

— C’est une talentée mynmaï », dit-il, une explication aussi bonne qu’une autre. « Ses deux serviteurs aussi. » Peut-être une précision utile, à ce stade.

La Ghât’sin reste un instant immobile, puis elle retourne derrière son banc.

Pendant un moment, personne ne bouge plus. On n’entend que le chant des oiseaux, les grillons, les cris intermittents des petits singes joueurs, le bruissement de la brise du soir dans les feuilles. Puis une voix s’élève du banc de Hyundpènh : « Lungahsun’tyèn. »

La plus vieille des Ghât’sin dit quelque chose, dans une autre langue, plus rauque et accentuée. Le vieux Nèhyé lui répond avec vivacité dans la même langue. Un des Ghât’sin de la maison Nomghu aboie un mot bref, peut-être un ordre, mais le vieillard continue, avec un sourire narquois.

La Natéhsin du milieu, sur le banc de la maison Nomghu, dit alors aussi : « Lungahsun’tyèn. »

Tous les yeux se tournent alors vers le banc de la Maison Hétchoÿ, à droite de Pierrino. La main dure de Nèhyé vient se poser sur l’épaule de Pierrino, et il sursaute. Les trois Natéhsin ne bougent pas. Le soleil maintenant à l’oblique les entoure d’un curieux halo miroitant, aux nuances rougeâtres. Enfin, d’une seule voix, les trois Ghât’sin debout derrière elles répètent à leur tour : « Lungahsun’tyèn. »

Les Natéhsin de Nomghu et de Hyundpènh se lèvent du même mouvement. Pierrino en fait précipitamment autant. Celles de la Maison Hétchoÿ se meuvent avec plus de lenteur, mais leurs Ghât’sin ne les aident pas. Hétchoÿ passe devant les deux autres triades. Quand elle s’est éloignée d’une dizaine de pas, Nomghu la suit, puis Hyundpènh, et les Ghât’sin tous ensemble derrière. Tout le monde s’éloigne de la même allure mesurée, comme méditative. Pierrino les voit reprendre leurs instruments aratoires, leurs arrosoirs, leurs brouettes carrées et leurs paniers pour s’éloigner dans l’ombre qui s’épaissit sous les arbres.

La main de Nèhyé lâche son épaule. Il se retourne, soutient un moment le regard malicieux des petits yeux noirs, puis il n’y tient plus : « Expliquez-moi, à la fin ! »

Le vieillard désigne le ciel, à l’ouest. Dans la luminosité intense, couleur de miel, il remarque un cercle pâle, comme translucide, qui flotte au ras des arbres moutonnants du parc. La lune se lève.

« Lungahsun’tyèn », dit Nèhyé dans son dos. « Le Petit Mariage. Demain, quand la lune sera pleine. Tu y participeras. »

Pierrino se retourne de nouveau vers lui, mais le vieillard s’est déjà engagé dans le chemin à pas pressés, en faisant crisser les gravillons sous ses sandales.

Pierrino le rattrape : « Qu’est-ce que c’est ?

— Regarde », dit le vieillard en englobant le parc d’un geste du bras. « Des feuilles sont jaunes. Le Dragon de Feu n’est pas revenu depuis deux siècles. L’igaôtchènzin ne suffit pas. On ne fabrique plus d’ambercite ici, et personne n’est mort de la maladie blanche depuis près de trente ans. Trop de magie accumulée. Les pluies ne viennent plus comme d’habitude. Le fleuve ascendant est devenu paresseux. La jungle a soif. Le pays a soif. »

Une cérémonie propitiatoire ? Pierrino, dissimulant sa soudaine anxiété, demande : « Y aura-t-il un sacrifice ? »

Nèhyé éclate de son petit rire grelottant : « Peut-être. Cela dépendra de toi.

— Que devrai-je faire ? »

Le vieillard le dévisage un instant, tout le visage plissé d’hilarité, ou de perplexité, c’est difficile à départager : « Être ce que tu es.

— Mais je ne suis pas un talenté ! proteste derechef Pierrino.

— Je n’ai pas dit que tu en es un », rétorque le vieillard. Il fait une grimace – ou bien c’est un sourire : « Et il est vrai que je n’en vois pas même une étincelle en toi, Petit Dragon. Mais… » Il glousse de nouveau. « Je ne suis qu’un vieux Ghât’sin disgracié.

— Pas si disgracié si on vous laisse parler en présence des Natéhsin, remarque Pierrino, agacé.

« Je suis le fou, le fou du roi », chantonne le vieillard en esquissant une pirouette d’une stupéfiante alacrité, compte tenu de son âge.

Ils arrivent sur l’esplanade où circule à présent davantage de monde, peut-être des travailleurs qui reviennent des jardins ou de la jungle, et qui ne leur prêtent guère attention. Il y a des enfants, des petits chiens jaunes, des volailles qui s’écartent en gloussant. Lorsqu’ils entrent dans la tour, deux chats persans blancs aux yeux de saphir les regardent passer, langoureusement drapés entre les colonnettes d’une balustrade.

Pierrino continue de réfléchir avec une inquiétude croissante.

« Si cette cérémonie est un rituel, dit-il, raisonnable, ne devrais-je pas en être instruit ?

— Non-non-non, c’est une surprise », dit Nèhyé, exaspérant de gaîté. Puis il adresse un clin d’œil à Pierrino : « Et en vérité, je serai peut-être surpris moi-même. »

Une fois dans la chambre, le vieillard le plante là sans un mot de plus. Pierrino s’attend à entendre une clé tourner dans une serrure, mais il n’y a pas de serrure, et pas de clé. Où s’enfuirait-il de toute façon, et avec quelles chances de réussite ?

Il arpente la chambre sans arriver à mettre de l’ordre dans ses pensées. Il a trop chaud, il défait sa ceinture pour enlever sa tunique. Le fourreau ouvragé de la dague heurte les dalles avec un tintement sonore. Il le ramasse, tire la lame de son fourreau – en espérant vaguement tomber derechef en igaôtchènzin, mais non. Il examine le scintillement de la lame, fasciné malgré lui : on dirait vraiment un serpent de flamme, c’est sans doute la façon dont la lame a été corroyée. Osera-t-il la toucher ? “Elle est assoiffée de magie.” Il vaut mieux pas. D’ailleurs, en possède-t-il, de la magie ? Pourquoi ne se sent-il pas différent, s’il est… une abomination, ainsi que l’a dit Gorut ?

Mais il n’est pas comme Ouraïn – il n’est pas une Natéhsin, igaôtchènzin ou pas ! Si Nèhyé lui-même ne perçoit rien en lui, comment pourrait-il être talenté ?

Il va s’accouder à la fenêtre. Le soleil doit se coucher, à en juger par la teinte éclatante de l’horizon à l’ouest. Il essaie de se rappeler la Carte, le lac en forme de larme, ce qu’ils avaient pris pour une ville fortifiée et qui était Garang Xhévât. Le lac doit se trouver là-bas. Ce n’est pas le ciel qu’il aperçoit au-delà des arbres moutonnants, c’est l’eau illuminée par le soleil.

Il va s’étendre sur la couche basse, referme machinalement une main sur son pendentif. Elles ne savaient pas grand-chose, apparemment, les fameuses Natéhsin, leurs Ghât’sin non plus. Pourquoi ne pas aller chercher dans sa tête tout ce qu’on désirait ? Ah, mais cela ne se fait sans doute pas ici non plus. Et la ville est interdite depuis près de soixante ans. Ce qui ne devrait pourtant pas les empêcher d’explorer les environs et plus loin encore par le réseau de leurs talentés, s’ils ne sont pas tous réfugiés à Garang Xhévât pour échapper aux massacreurs kôdinh. Ou bien cela ne se fait-il pas non plus ? Ont-elles des réseaux de talentés ? Ce qu’il a lu des journaux d’Ouraïn n’étaient pas très explicite là-dessus.

Le Petit Mariage. L’équivalent du Mariage Sacré, alors, mais avec des rituels différents, puisque le Dragon de Feu ne vient plus. Le Grand Festival, comme les petits festivals annuels, avait lieu en juin, n’est-ce pas, ou enfin, l’équivalent mynmaï. Au solstice d’été, en tout cas. On est quelque part à la fin d’août. Il se trouvait le 18 à Daïronur. Huit jours de voyage avec le prince et la procession royale… Et combien de jours pour se rendre à Garang Xhévât ? Ceux qui l’ont recueilli dans la clairière au tihyund n’ont pas dû passer par le fleuve, si les Kôdinh le surveillent. Ils ont dû faire un détour par les hauts plateaux, arriver par la montagne. Il essaie d’évaluer la distance, la difficulté du parcours. Il est soudain très important pour lui de savoir la date. Deux, trois jours, en voyageant de l’aube au crépuscule, les journées sont longues l’été, et si c’étaient des Ghât ils avaient sûrement les moyens d’accélérer le pas ou de moins se fatiguer. On est le 28 ou le 29 août. S’il faut choisir… disons le 29. Pourquoi le 29 ? Pourquoi pas le 29 ? C’est un bon chiffre, vingt-neuf, un nombre premier, c’est…

C’était l’anniversaire de Madeline.

Le souvenir le foudroie comme une flèche et il reste pantelant sur le lit, le souffle coupé par une incrédulité panique. Les noms défilent en lui comme une litanie, sans l’apaiser, Madeline, Aurepas, Senso, Jiliane, tous aussi immatériels qu’un rêve, existent-ils vraiment, ont-ils jamais existé ? Son esprit se cabre comme un cheval fou. Vingt-neuf, vingt-neuf répète un écho imbécile, et il s’y attache, pour oublier le reste, les voix, les visages aimés qu’il essaie de conjurer, qui lui échappent. Vingt-neuf, un deux et un neuf, additionnés cela fait onze, un autre nombre premier, impair, deux un, ah, cela fait deux en addition, pas bon, pas bon les chiffres pairs pour les Mynmaï, n’est-ce pas ? Que disaient les journaux d’Ouraïn ? Trois-cinq-sept-neuf-douze, les bons chiffres de Garang Xhévât. Mais tout à l’heure, dans le parc : neuf Natéhsin, neuf Ghât’sin, et lui et Nèhyé, cela faisait vingt, ah non, pas un bon chiffre, même si quatre fois cinq : trop pair. À moins de compter le banc vide. Vingt et un. Mais non, le banc devrait compter pour trois, ce devait être le banc de l’autre triade, la triade du Soleil, celle qui n’existe plus depuis le commencement. Vingt-trois, un autre nombre premier. Ah, si on compte les deux Phénix absents, alors oui, cela fait vingt-cinq, juste le bon chiffre. Car il devait être assis sur le banc de la Maison Phénix. Au banc des accusés. Oh oui, c’était un jugement, il a été jugé, et il va être sacrifié. Ou à tout le moins soumis à une épreuve dont il ignore tout, et alors, comment pourrait-il en triompher ? On est le vingt-neuf d’août, et demain il va mourir.

La phrase est absurde, il éclate de rire, tout haut, puis se retourne sur le lit pour enfoncer son visage dans l’oreiller. Il voudrait tomber en igaôtchènzin, n’importe quoi pour cesser de penser, mais au bout d’un moment il s’étouffe dans l’oreiller, se retourne sur le dos, les yeux au plafond. Dans la pénombre croissante, les détails en deviennent flous. Scènes de chasse ? Ah non, pas des scènes de chasse. Il ferme les yeux, s’assied d’un mouvement brusque dans le lit, en tailleur, la peau fourmillante, secoué de frissons nerveux.

La porte s’ouvre et il sursaute comme si on l’avait brûlé. Mais c’est encore le vieux Nèhyé, encore avec un plateau, qu’il va poser sur la table basse. Il y a sur le plateau une lanterne, que Nèhyé allume en battant un briquet. La flamme de la bougie, comme magnifiée par les parois de verre bombé, anime les hauts-reliefs du mur en ombres fantasques.

« Je n’ai pas faim !

— Tu auras faim tout à l’heure.

— Tu dois me dire ce qui se passera demain !

— Demain, comme tous les mois, les Natéhsin feront danser un peu de ce qu’elles offraient autrefois au Dragon de Feu. »

Pierrino se lève et vient se planter devant le petit homme, gonflé de terreur, de rage : « Tu vas me le dire », gronde-t-il.

Le vieillard recule d’un pas, une lueur narquoise dans l’œil : « Oh, oh, oh, la voix des Garance ! » glapit-il d’un ton faussement effrayé. Puis il se met à rire : « Ah, non, Petit Dragon, tu ne l’as pas du tout. »

Il redevient très sérieux : « Et je ne peux rien te dire parce que demain n’est pas encore arrivé. »

Pierrino se laisse de nouveau tomber sur le lit, aussi accablé que furieux.

« Tu es un Ghât’sin. Tu peux voir demain. »

Le petit homme secoue la tête : « Ah, oui, mais lequel ? »

Pierrino le dévisage, hébété. Le vieillard se penche vers lui et pose une main sur son épaule nue. « Ne te fais donc pas tant de soucis, Petit Dragon », dit-il d’une voix soudain empreinte de bonté. « La Déesse ne t’a pas mené si loin pour déjà laisser tomber ta balle. »

Il se détourne et va prendre sur le plateau un bol de porcelaine et la théière. Il verse dans le bol le liquide sombre, qui n’est pas du thé mais une sorte de potion rougeâtre, à la consistance de sirop, et le tend à Pierrino. « Allons, Petit Dragon, bois. Cela t’ouvrira l’appétit. »

Pierrino finit par prendre le bol. Cela sent bizarrement l’anis et le thym. Il boit une gorgée, de mauvais gré, grimace au goût plutôt amer. Mais la chaleur aromatique du liquide a quelque chose de réconfortant, en effet, elle se diffuse dans sa poitrine, dénoue le nœud serré sur son estomac. Il rend le bol vide au vieil homme, qui hoche la tête d’un air approbateur en le lui prenant : « Là, n’est-ce pas mieux ainsi ? »

Après avoir déposé la théière par terre, il vient sans façon installer le plateau aux pieds de Pierrino, s’accroupit avec d’inquiétants craquements de jointures et soulève le couvercle de la soupière. « Renifle comme elle sent bon, la soupe au poisson de Nèhyé. » Un autre couvercle. « Et les beignets de poulet, tout croustillants ! »

La potion doit être efficace, car Pierrino sent la salive lui monter à la bouche tandis que son estomac se creuse d’une faim dévorante. Il saisit la soupière sans se soucier de transférer une portion de soupe dans le bol de fine porcelaine bleutée, saisit la petite cuillère en forme de louche et se met à manger.

Nèhyé, souriant de toutes ses rides, s’assied en tailleur devant lui et lui verse une autre dose de potion apéritive.

 

 

 


33

Gilles est satisfait : une journée parfaite pour un mariage, un beau jour de décembre, sans trop d’humidité grâce au vent qui a tourné en ce début de la nouvelle saison sèche. La capote de la calèche est abaissée, et ni Marys ni Ouraïn n’ont eu à passer de manteau sur leur robe. Voir Ouraïn vêtue autrement que d’un sarang est encore un peu surprenant, quoique Marys ait choisi teintes et coupe avec un goût sûr – un savant équilibre entre costume indigène et mode française, avec un clin d’œil qu’eux seuls peuvent comprendre aux couleurs des Natéhsin. Marys est elle-même splendide dans sa robe verte et blanche de mariée, choisie aussi avec soin – les nuances exactes de vert qui s’accordent avec ses yeux et son teint, la coupe qui l’avantage le mieux, et des raffinements discrets dans les détails, appliqués, dentelles, motifs de petites perles nacrées. Autour de son cou, le splendide collier d’or qu’il lui a offert et dans lequel réside secrètement une perle d’ambercite.

Consciente de son admiration, elle lui adresse un sourire éclatant. Qui se teinte d’une légère ironie : « Il est tout de même bien étrange de nous voir parader ainsi. »

Une garde à cheval accompagne en effet le cortège – à dire vrai plus pour le spectacle que pour la protection, laquelle se trouve en réalité dans les calèches suivantes, avec plusieurs ecclésiastes de l’Évêché.

« Ce n’est pas tous les jours qu’un Garance se marie à Garang Nomh, ma chère. Les évêques sont si contents, vous ne leur en voudrez pas de ce petit plaisir, depuis le temps que madame de Marsollais m’implorait de songer à l’Harmonie ? »

Elle lui adresse maintenant un sourire complice : « Oui, faisons plaisir à ces pauvres évêques. Et il y a si peu de distractions ici. »

Il la couve d’un œil tendre et plein de gratitude. Elle aurait préféré une cérémonie plus intime et surtout loin de Garang Nomh, mais elle s’est rangée assez aisément à ses explications. Nul ne s’étonnera ici de l’absence du petit Sigismond, de santé fragile comme son grand-père et son père à son âge. Au domaine, quand bien même on n’aurait pas vu l’enfant très longtemps, il aurait été obligé d’en susciter et d’en maintenir l’illusion. “J’en aurais été curieuse”, a dit Marys en souriant. Puis, comme il répliquait, assombri, “Oh, vous en aurez l’occasion”, elle est redevenue sérieuse : « Je comprends, très cher. Et quelle meilleure raison pour convaincre enfin Ouraïn de venir à Garang Nomh ? »

Elle comprend. Si bien, et tant de choses. Elle est, à la vérité, d’une redoutable intelligence à cause de sa fantaisie même ; elle ne pense pas ainsi que le font les géminites, elle ose imaginer sans crainte de ridicule, sans craintes d’aucune sorte, de fait. Au point qu’il se sent parfois presque timoré devant elle.

C’est un dimanche matin, cependant, et les rues sont plutôt calmes : la plupart des citoyens européens de Garang Nomh se trouvent au grand temple de Sainte-Béatrice ou au temple de leur paroisse. Si des indigènes vaquent ici ou là à leurs occupations, peu d’entre eux habitent dans ce quartier, ils se sont plutôt regroupés le long de la rivière, là où se trouvent fabriques et docks. Le septième jour de la semaine européenne est le milieu de leur semaine à deux versants, mais en dehors des nombreux changements de rituels qui l’accompagnent chez eux, c’est un jour de travail comme les autres. Seuls les convertis seront à Sainte-Béatrice. Il n’y en aura pas beaucoup.

Ils traversent les rues bordées de hautes façades de pierre rose – tout Garang Nomh est une ville rose, désormais, comme on le dit de Toulouse, et une véritable ville. C’est à peine s’il se rappelle de quoi avait l’air l’ancienne : on est loin des paillotes et des huttes de torchis d’autrefois. Ouraïn ne cesse de jeter autour d’elle des regards curieux. C’est la première fois qu’elle a véritablement l’occasion de visiter un peu la ville, car la jonque l’a amenée directement de la rivière à la petite anse au pied de la propriété. Il lui a pourtant souvent parlé du comptoir, le lui a même laissé voir par ses yeux, mais c’est évidemment tout différent pour elle d’être là en personne. Arrivée l’avant-veille – ils ne voulaient pas trop prolonger ce premier contact –, elle a été tout occupée de sa garde-robe avec Marys, entre deux igaôtchènzin. Et elle devra passer la journée entière sans se retirer dans sa transe. Elle lui a promis qu’elle en serait capable, et il la croit. Depuis qu’elle est dans la période de ses dix-neuf ans, elle fait preuve d’une remarquable maîtrise sur ce plan ; décidément, il aurait dû insister davantage pour la faire venir plus tôt au comptoir… D’un autre côté, il valait mieux pour elle et Marys qu’elles se rencontrent à La Miranda, un lieu plus familier pour Ouraïn où elle aurait, en quelque sorte, l’avantage du terrain.

Il observe Marys, qui désigne discrètement un édifice à Ouraïn en lui murmurant à l’oreille des paroles qui la font sourire, puis pouffer de rire. Il se laisse envahir par un sentiment de bonheur presque douloureux. Qu’est-il allé se faire du souci pour elles ? Marys a su séduire Ouraïn par les mêmes grâces qui l’ont séduit lui-même. Jusqu’à Antoinette qui s’amadoue, tant Marys la traite avec délicatesse.

Ils arrivent sur la place où trône un peu trop majestueusement Sainte-Béatrice. De nombreuses voitures y sont arrêtées, davantage encore qu’il ne l’aurait cru. Mais c’est en effet l’événement de l’année : Antoine Garance, le coureur invétéré de galantes, fait un mariage d’amour, avec une christienne fraîchement convertie, de vingt ans sa cadette, et de surcroît une talentée dont le talent n’est que suspendu ! Toute la ville en fait des gorges chaudes depuis six mois. Peu leur importe, ils ne vivront pas à Garang Nomh. Cela les amuse plutôt, dans leur secret partagé, d’entendre les spéculations et les ragots qu’on leur rapporte. Et tout cela sera bientôt fini puisque après les noces et les incontournables volées d’invitations festives, dans deux jours, ils retourneront au domaine.

La calèche s’arrête devant le parvis, le cocher vient déplier le marchepied et ouvrir la porte – Chéhyé, lui aussi vêtu pour la circonstance à l’européenne. Ouraïn descend en premier, puis Gilles, en se rappelant de justesse de ne pas bondir, car si Antoine est vigoureux, il n’est tout de même plus un jeune homme. Il vient lui-même aider Marys à sortir de la calèche, non qu’elle en ait besoin, sa robe n’est pas extravagante comme celles de certaines mariées, mais pour le simple plaisir de la toucher une fois de plus, de croiser son regard brillant, de sentir sa joie.

Elle lui prend le bras droit, Ouraïn le bras gauche et, dans le fracas des sabots et des roues des autres voitures qui se cherchent une place et s’arrêtent à leur tour, il se dirige avec elles vers les marches du parvis, sur lesquelles une garde d’honneur est alignée en habits d’apparat – l’ambassade n’a pas lésiné.

Il y a des curieux, bien entendu. Tout le monde n’est pas encore entré dans le temple, on voulait voir arriver le cortège et compter les hauts dignitaires qui seront présents. Il y a même des indigènes au premier rang des curieux.

Trois d’entre eux sortent brusquement de la foule pour venir se laisser tomber assis sur leurs talons devant le parvis, les mains sur les cuisses, le dos tourné au temple. Une lassitude irritée envahit Gilles. Des adorateurs secrets du Dragon Blanc, sans doute – bien que les tatouages caractéristiques soient invisibles sous leurs vêtements de coton blanc… Est-ce la couleur uniformément blanche de ces habits, d’habitude relevée par une ceinture orange, mais pas ici ? Est-ce leur aspect étrangement luisant, comme celui de la peau du visage, des mains, des cheveux noirs épandus sur les épaules ? Gilles ralentit le pas.

Et il sait.

Il ne réfléchit pas. Une fraction de seconde avant la flamme qui court en crépitant de l’un à l’autre et les embrase tous les trois en même temps, il s’est dégagé en commençant déjà d’ôter sa redingote. Des cris éclatent dans la foule qui recule en une houle d’épouvante alors qu’il est déjà lancé à pleine course vers les trois hommes. Il jette son habit sur le plus proche, le renverse à terre pour l’y rouler, indifférent aux brûlures. Sent les flammes s’éteindre, comme autour des deux autres, lorsque les mages sortent de leur stupeur pour agir enfin. Et se rallumer dès que l’emprise magique se retire. Encore. Et encore. Puis, le feu ayant dévoré la dernière parcelle du gel dont les indigènes s’étaient enduits, elles ne se raniment plus.

À peine une minute s’est écoulée. Deux des silhouettes calcinées sont toujours accroupies dans la même position. La troisième est recroquevillée dans la belle redingote souillée.

Le cordon des gardes à cheval a fait reculer la foule, aidé par la garde d’honneur qui s’est précipitée au bas du parvis. Gilles sent une main sur son bras, qui le lâche lorsqu’il se retourne prêt à frapper : un visage livide, européen, familier mais dont il ne replace pas le nom, « Entrez dans le temple, Monsieur Garance. Ces dames s’y trouvent déjà. »

On tend de nouveau une main timide vers son bras, sans le toucher, mais il ne bouge pas. Il regarde le nœud de mages rassemblés autour des indigènes. Mourants. Ils ne sont pas morts. Un instant, aveuglé de rage, il va pour éteindre la petite lueur chancelante de leur vie, mais se retient avec un effort surhumain. Ils mourront bien assez tôt. Les mages n’y pourront rien, comme pour les autres. Et, comme les autres, ils ne révéleront rien.

Il se détourne avec une brusquerie qui fait reculer son vis-à-vis, Miraut, Michaud, en tout cas un des agents de la police secrète, et il gravit les marches en quelques bonds.

Le temple résonne de voix affolées, un bourdonnement qui tourne et rebondit entre voûtes et piliers. Les évêques et les ecclésiastes essaient de rétablir le calme au milieu des questions qui fusent de toutes parts. Gilles n’a pas à se frayer un chemin : on s’écarte devant lui.

Gilles ?

C’est fini.

Il la voit enfin, accrochée au bras d’Ouraïn, et elle s’élance vers lui pour l’étreindre. Il la serre contre lui, avec un retour de fureur si violent qu’il en a presque un éblouissement. Marys s’écarte un peu de lui pour le dévisager avec anxiété.

Calmez-vous, mon très cher, calmez-vous.

Une partie de lui-même admire avec quelle tranquille audace elle use ainsi de son talent, dans le grand temple de Garang Nomh, en présence de tous ces talents assemblés. Se réjouit, même, de la confiance qu’elle a en lui et en sa protection. L’autre partie essaie en vérité de se calmer, sans grand succès. Mais Marys a raison, il le faut.

« Monsieur Garance, demande l’ambassadrice qui les a rejoints, êtes-vous sauf ? »

Elle le détaille d’un air horrifié et il prend conscience du piètre spectacle qu’il doit offrir, les cheveux en désordre, taché de suie et de sang, puant la chair carbonisée. Puis il comprend qu’elle s’inquiète de ce qu’il ait été brûlé, mais il n’a pas envie de perdre de temps avec cela. « Je supporte bien le feu, Madame. »

Il respire à grands coups, sent que ses jambes commencent à trembler – le choc l’a rattrapé malgré tout. Personne ne s’étonnera s’il se laisse tomber sur un des bancs proches, le visage entre les mains. Marys s’agenouille près de lui, dans un grand froufrou de satin. Le devant de sa robe est tout taché. Mais lui, il est dehors avec son talent, là où les mourants achèvent de mourir malgré les efforts des mages, où les badauds se dispersent de mauvais gré, où les soldats sont en train d’arrêter tous les indigènes qui ne se sont pas enfuis dès les premières flammes.

Puis il revient dans le temple en entendant la voix de madame de Marsollais. « Monsieur Garance… Antoine ? »

Il rouvre les yeux sur le visage anxieux de la vieille évêque, se lève en s’appuyant sur le dossier du banc – et ce n’est pas une affectation. Il a l’impression de peser des dodèces. Marys l’a senti, qui l’aide aussi. Il cherche Ouraïn : elle est là, en retrait comme à son habitude, près de Chéhyé qui l’a accompagnée et que personne n’a songé à arrêter – évidemment. Elle le contemple, les yeux agrandis. Une des coques si soigneusement élaborées de sa coiffure s’est défaite et retombe sur une de ses épaules.

Il est si furieux derechef qu’il en a mal dans la poitrine. S’il était vraiment Antoine, il s’inquiéterait de faire une crise de cœur.

« Mon cher ami », dit l’autre évêque venu rejoindre sa consœur, et qui visiblement s’en inquiète aussi, « désirez-vous… procéder ? »

Il jette un bref coup d’œil à Marys. Elle a les yeux secs – ce n’est pas une pleureuse –, mais il sait son chagrin. Il serre les dents. Quoi qu’il arrive à présent, la journée est gâchée, le mariage est gâché.

Marys ?

Remettre n’y changera rien.

Il lui passe un bras autour des épaules pour la serrer contre lui, plein d’une farouche fierté.

« Nous procéderons. Le temps pour vous de nettoyer la robe de Marys et pour moi de faire un peu de toilette et de me procurer d’autres vêtements. »

Entre deux haies de regards curieux, on le dirige vers la sacristie de la tour est, et Marys le suit avec Ouraïn dont elle a repris le bras, indifférente aux coutumes – en l’occurrence, nul n’essaie de l’en empêcher ; quoique Chéhyé, cette fois-ci, reste de lui-même à la porte. L’ambassadrice les suit aussi, avec plusieurs de ses hauts dignitaires. Nul ne les en empêche non plus.

Le désarroi des acolytes et des deux diaconesses se calme un peu lorsqu’on leur donne des ordres précis. Ils s’éclipsent. On offre un siège à Marys, qui l’accepte, à Ouraïn qui le refuse d’un signe de tête. Gilles va se nettoyer mains et visage à la cuvette, puis revient marcher de long en large dans la pièce. Il lui faut épuiser son énergie nerveuse. Il lui faut réfléchir, aussi. Il ne peut se laisser déborder ainsi par ses émotions, même en un tel jour.

En ce qu’on a fait de ce jour.

Il réprime un autre élan de fureur.

C’est la première fois que des indigènes s’immolent par le feu à Garang Nomh. Plus à l’est, oui, c’est déjà arrivé – les premiers en mars, à Halat Duhong, la capitale de l’Undchin. Et à Nomghur ensuite, en pleine saison chaude. Et à Daïronur, au milieu de la saison des pluies. Il aurait cru que Garang Gatun serait touchée avant le comptoir.

Ce n’est pas une coïncidence, bien entendu. La rage menace de l’éblouir de nouveau, il ferme les yeux en s’immobilisant. Se rend compte en les rouvrant qu’il se trouve devant madame de Foix, laquelle le dévisage avec attention.

« Vous devriez vous asseoir, Monsieur Garance », dit l’ambassadrice avec sollicitude.

Il se rappelle de nouveau l’âge d’Antoine, et accepte enfin la chaise qu’on lui avance près de Marys. Qui se penche pour poser une main sur les siennes. Il la lui prend pour la baiser. Que pourrait-il dire qui exprimerait son affliction ? Elle la sait, de toute façon. Et la galerie… eh bien, que la galerie le croie trop hébété pour parler.

« Ces indigènes n’étaient pas des Kôdinh, me rapporte-t-on à l’instant », dit madame de Foix en acceptant à son tour le siège qu’on a apporté de l’autre sacristie – il n’y a jamais eu tant de monde dans celle-ci.

« Pas plus que les autres fois, murmure Charbonneau, le chef de police.

— Leurs vêtements n’avaient-ils pas une signification particulière ? » demande quelqu’un dans l’entourage de l’ambassadrice. Y en aurait-il donc qui pensent, dans cette bande d’incapables ? « Le blanc est une couleur de deuil pour les indigènes, n’est-ce pas ?

— Une nouvelle secte ? Monsieur Garance, en avez-vous entendu parler ? »

Il fait mine de réfléchir. Que peut-il leur dire, exactement ? Et comment en être sûr ? Sans la ceinture orange, ces enragés pouvaient-ils être des Hyunditungao ? Il n’en a jamais vu ailleurs qu’au domaine. Ceux de Halat Duhong n’en étaient pas, ni ceux de Nomghur et de Daïronur. Qui portaient des couleurs différentes à chaque occasion, maintenant qu’il y songe. Il faudrait consulter les rapports de police. Les couleurs ont aussi un sens pour les Mynmaï. L’acte est symbolique, très certainement, mais de quoi ? Les enquêtes parmi les indigènes n’ont rien révélé, comme il fallait s’y attendre, y compris dans les familles des victimes. De tous âges, de tous sexes, de toutes classes. Ceux-ci n’étaient pas des talentés et, d’après les enquêtes de Chéhyé, ce n’était pas non plus le cas lors des trois autres incidents.

Blanc, la couleur de Yuntun. Une menace, un avertissement ? Un rappel de la maladie blanche, qui a pourtant cessé ?

Mais le jour de son mariage, devant le parvis du temple où il allait se marier. Non, ce ne peut être une coïncidence. Le visait-on plus particulièrement ? Et dans ce cas, que ces misérables fussent vêtus de blanc comme les Hyunditungao, mais sans la ceinture orange, cela signifierait-il qu’on se retourne soudain contre lui ?

Dans un brûlant éclair d’angoisse, il songe au domaine. Presque un tiers des travailleurs est désormais constitué d’indigènes. Même si on a vérifié leur origine et leurs intentions lorsqu’ils se sont présentés pour être engagés, ils ne lui ont pas tous juré personnellement allégeance comme les Ghât’sin ou les Ghât, ou même les yuntchin.

« Je l’ignore, Madame », s’oblige-t-il à répondre à l’ambassadrice. Il fait mine de s’accouder en se prenant le front, afin de ne pas poursuivre la conversation tout de suite, et s’élance dans l’Entremonde pour y contacter Nèhyé au domaine.

Tout est calme, répond le Ghât’sin un peu surpris.

Soyez tout particulièrement vigilants.

Il revient à la sacristie, au moment même où les évêques reçoivent la nouvelle, qu’il perçoit en même temps qu’eux. Madame de Marsollais vacille et se rattrape au bras de son confrère.

« Trois autres… » souffle celui-ci, les yeux agrandis. « À Garang Gatun.

— Ailleurs aussi ? » demande Charbonneau, qui a l’esprit plus rapide que les autres.

« Non… non », balbutie la vieille évêque. Son confrère l’oblige à s’asseoir dans la chaise que libère l’ambassadrice.

« Trois encore, de la même façon ?

— Oui. »

Un silence horrifié tombe sur la sacristie. Gilles sent la main de Marys se resserrer sur la sienne. Il lance un bref coup d’œil à Ouraïn. Elle est adossée au mur de la sacristie, bras refermés sur elle, les yeux clos. Une soudaine inquiétude le traverse : elle ne va pas tomber en igaôtchènzin pour s’éloigner de tout ceci ? Mais elle rouvre les yeux, leurs regards se croisent. Elle est encore sous le choc, la pauvre petite. Il voudrait aller vers elle, la prendre dans ses bras pour la rassurer, mais doit se contenter de l’étreindre à distance. Elle tressaille légèrement, mais son regard perd de sa terrible fixité.

Il se tourne vers l’évêque : « Vêtus de quelle manière ? »

La vieille femme le regarde sans comprendre ; c’est l’évêque Duchaussoy qui répond après un temps : « En noir. Tout en noir. » Il fronce les sourcils : « Pourquoi ? »

En noir. Hyundigao, le Dragon Fou. La figure du chaos.

« Les autres, Monsieur Charbonneau, comment étaient-ils vêtus, les autres fois ? »

Le chef de police plisse les yeux : « Je ne sais plus trop, il faudrait… Est-ce donc important ?

— Oui ». Il a parlé plus abruptement qu’il ne le voulait, reprend d’une voix plus égale : « Essayez de vous rappeler.

— Eh bien, en vert, je crois bien.

— Tous ?

— Il y en avait peut-être en bleu…

— Oui, en bleu », dit l’un de ses agents, « je m’en souviens. » Il rougit un peu en voyant tous les regards se tourner vers lui – il est jeune. « Cela m’avait… particulièrement choqué. »

La couleur de Jésus, oui, bien entendu. Mais ici, celle de Huètman’. Celle de Nomghu, aussi, et du nord. Les Kôdinh, malgré tout ? Et le vert… c’est le sud. Quoi, les Dinhga ? Les placides et solides Dinhga ? Mais l’origine des immolés était bien plus diverse. Le sud, Hétchoÿ. La Lune. Le blanc pour l’ouest… Yuntun, qui est la Mort mais aussi la renaissance…

La renaissance : le Phénix.

Le Phénix, le Fleuve-Serpent et la Lune. Les trois triades Natéhsin !

Et Hyundigao, le Dragon Fou.

L’ambassadrice, qui le fixait toujours, a dû voir son changement d’expression. « Quoi donc, Monsieur Garance ? » dit-elle, alarmée.

Il s’efforce de mettre de l’ordre dans ses pensées. Du calme. Pas d’étourderies. Il ne faut pas trop en révéler malgré tout.

« Vous demandiez ce qu’on voulait nous dire, Votre Éminence », dit-il en se tournant vers la vieille évêque. « Je ne suis point sûr que ce soit seulement ni même principalement à nous. Je crois que ces actes insensés ont pour but de faire revenir le Dragon de Feu. »

Il y a un moment de flottement. Puis madame de Marsollais murmure : « Cette… divinité qu’ils croient disparue depuis des années ?

— Pas n’importe quelles années, Madame. » Il calcule rapidement de tête et, avec un mélange de consternation et d’excitation des plus bizarres, voit son intuition confirmée. « Nous sommes en 1727. Il y a vingt-cinq ans commençait un nouveau cycle… » Il se tourne vers l’ambassadrice : « Je vous en ai parlé, Madame, vous en souvenez-vous, et de nos espoirs quelque peu déçus de voir la situation s’améliorer à partir de cette date ? »

L’ambassadrice fronce légèrement les sourcils. « La Grande Année ?

— Non, Madame, la Grande Année est la période de vingt-cinq ans qui vient de s’achever. Il s’agissait plutôt de Hyungdun Hêt’man. »

Il se rappelle avec retard que cette ambassadrice-là ne parle pas le mynmaï, ce qui est décidément un comble dans la stupidité. « Littéralement, ‘la Promenade du Souffle Sacré de Huètman’, Madame, la révolution complète d’un cycle. Cent vingt-cinq ans, l’équivalent d’un siècle pour les Mynmaï. »

Visiblement, la comtesse ne comprend toujours pas. Madame de Marsollais semble soudain ranimée, cependant : « Mais le nouveau cycle a commencé en… 1702, n’est-ce pas ? Et ils auraient attendu tout ce temps…

— Leur apathie… » dit quelqu’un dans l’entourage de l’ambassadrice.

« Non. » L’évêque se redresse, sans quitter Gilles des yeux, attentive à son approbation : « Leur patience. Ils auraient attendu. Et attendu encore, lors de chacun de leurs festivals. Et tant que cette Grande Année-ci n’aurait pas été écoulée…

— Ils auraient gardé espoir », conclut Gilles.

Le silence a changé de tonalité, aussi consterné qu’horrifié à présent. « Les malheureux… » murmure la vieille femme. « De nouveau victimes de leurs infortunées superstitions…

— Mais cela veut-il dire que nous pouvons nous attendre à une multiplication de ces incidents ? » dit l’ambassadrice. Bon, elle en comprend du moins la partie essentielle.

« Je le crains fort, Madame. Du moins cette année. Le Grand Festival a eu lieu en juin dernier. On peut compter que de ces tristes horreurs auront encore lieu au moins jusqu’en juin prochain.

— Mais pas ensuite ? »

Et comment le saurait-il, maudivine !

« Il faut l’espérer.

— Ne pouvez-vous rien y faire avec vos contacts parmi les indigènes ?

— Je ne penserais pas que Daïronur y puisse grand-chose, Madame. »

La reine Luyèntéhsun n’est pas des plus coopératives, de toute façon, mais inutile de le souligner encore.

« Je ne songeais pas à la royauté, Monsieur Garance, mais à vos liens… familiaux. »

L’ambassadrice a coulé un regard dans la direction d’Ouraïn. Il fallait s’y attendre. Mais comment donc a-t-on choisi cette femme ? N’a-t-elle pas été convenablement instruite quant à l’identité de la “filleule” d’Antoine et à la conduite à observer en sa présence ? Son sens de la propriété est des plus chancelants, en tout cas. Du moins ne s’est-elle pas adressée directement à Ouraïn !

Il pousse un ostensible soupir : « Ils sont fort exagérés par la rumeur, Madame. Et mes questions n’ont guère obtenu de réponse lors des incidents précédents. On paraissait aussi surpris que nous. S’il s’agit d’une nouvelle secte, elle n’est pas encore vraiment constituée, et ces actions sont le fait d’individus isolés.

— Pour le moment, marmonne le chef de police.

— Mais ne peut-on agir là contre ? insiste l’ambassadrice. Le pouvoir de Garang Xhévât… »

L’évêque Duchaussoy, qui a la fibre diplomatique plus solide, intervient : « … n’est en rien comparable à celui de Lyon ou de York, Madame. On n’y émet pas… d’ordres en tant que tels. Nous saisissons encore à peine, après tout ce temps, les subtilités des relations entre Daïronur et la ville sacrée. Et quant aux sectes, c’est encore pis.

— Mais vous essaierez, Antoine ? » implore madame de Marsollais. Elle a aux yeux les larmes promptes des vieillards – et sans doute aussi celles de sa profonde piété. Tout ceci constitue pour elle une horreur sans nom, que l’explication proposée n’atténue point, au contraire.

« Bien sûr, Votre Grâce, dit Gilles, apitoyé.

— En attendant, grommelle Charbonneau, il faudra mettre en place des mesures de prévention plus serrées. Alerter tous les mages et magiciens quant à la substance dont ces gens s’enduisent…

— Nous en possédons déjà la signature, soupire l’évêque Duchaussoy. Mais nous ne pensions pas… Après cinq mois sans incidents… Et ici !

— Avez-vous une idée de la façon dont pourraient être vêtus les prochains, Monsieur Garance ? » intervient Hubert Darlant, le secrétaire de l’ambassade – un fonctionnaire de longue date qui n’est pas arrivé, lui, dans les bagages de l’ambassadrice.

Bonne question. Que reste-t-il ? Le rouge et le jaune, Hundgao et ‘Xhaïo. Sud-est et nord-est. Cela pourrait-il indiquer le lieu de la prochaine immolation ? À Anhkin, la capitale du Laotchin, ou peut-être Téh’loc pour le nord-est. Mais pour le sud-est, Halat Duhong a déjà été frappée… Et son instinct lui dit qu’il n’y aura pas d’autres couleurs, et qu’elles sont moins liées à la géographie ordinaire qu’à la géographie magique du pays.

« Non, Monsieur. La supplication de ces Mynmaï s’adresse au Dragon de Feu à travers ses enfants, les Natéhsin. Chacune de ces couleurs correspond à l’une de leurs triades.

— C’est terrible, terrible, souffle la vieille évêque. Un tel filet de superstitions, et aucun moyen d’en libérer tous ces malheureux…

— Du moins avons-nous pu conserver leurs corps cette fois-ci, Étiennette », essaie de la consoler son confrère. « Ils seront sublimés.

— Mais dans quel état… »

Les acolytes et les diaconesses entrent précipitamment dans la sacristie, les bras pleins de boîtes de carton fort. « Pardonnez-nous de n’avoir pas fait plus vite, mais il a fallu rouvrir les boutiques une fois trouvés les marchands et… J’espère que nous ne nous sommes pas trompés sur votre taille, Monsieur Garance. »

Il prend soudain conscience de la main de Marys, qui presse la sienne. Il lui jette un coup d’œil. Elle n’est jamais intervenue pendant tout cet échange, se contentant d’examiner les réactions des uns et des autres. Que pense-t-elle de tout cela, à la lumière de ce qu’elle sait désormais ? Son regard est grave mais résolu, en tout cas.

Pas de blanc, Gilles.

Il pense à la fois “elle aurait pu y songer plus tôt” et “j’aurais dû y songer plus tôt”. Il se lève d’un air contrit. « Je suis navré, mais je crois bien que je vous ai fait déplacer pour… eh bien, pas pour rien, mais… Je ne crois pas devoir me marier en blanc et bleu. Pas maintenant. »

Il les laisse tous réfléchir et, à leur décharge, personne ne proteste.

« Et cela enverrait un signal que les indigènes sauraient lire, assurément, murmure madame de Marsollais.

— Resterait à déterminer quel signal vous désirez leur envoyer, grommelle le chef de la police.

— En jaune », dit Marys.

Tout le monde se tourne vers elle avec surprise. Elle n’a dit mot depuis tout à l’heure, on avait quasiment oublié davantage sa présence que celle d’Ouraïn… Gilles la dévisage avec une admiration aussi tendre qu’éperdue. Elle comprend tout si bien ! Qu’a-t-il fait pour mériter un tel bonheur ?

« En jaune », confirme-t-il en lui baisant la main. La Danse de Hundgao, la seule réponse appropriée au Dragon Fou.

Tout soudain, il se sent empli d’un indomptable optimisme : c’est dans ce moment de grand besoin que la Divinité lui a octroyé son secours en mettant Marys sur son chemin. Avec elle, grâce à elle, il traversera cette épreuve comme toutes les autres.

 

 

 


34

Pierrino ouvre les yeux, un moment perdu, sursaute en voyant la silhouette qui se tient au pied du lit. Mais c’est le vieux Nèhyé, avec un autre plateau. Il se redresse, étonné de l’angle de la lumière. Il s’est endormi après avoir dévoré son repas et il a dormi longtemps : c’est la fin de l’après-midi. La potion que Nèhyé lui a fait boire ne doit pas y être pour rien. Et il a encore faim.

Il mange – en songeant malgré lui aux contes de Madeline où l’on engraissait les petits enfants avant de les rôtir. Mais il n’arrive pas à être catastrophé. La cérémonie est proche, cela ne sert de rien de s’arracher les cheveux et d’avoir peur. Il a besoin de tout son sang-froid au contraire. Et de toutes ses forces. Il essaie de se rappeler des détails du Mariage Sacré tel que Gilles le contait à Ouraïn. On grimpait dans la montagne jusqu’à une plate-forme taillée en pyramide. Puisque le Dragon de Feu ne vient plus, cependant, tout le reste doit être différent. L’éventualité d’un sacrifice ne peut être écartée, mais elle n’est ni plus ni moins possible qu’une série de rituels tout symboliques. Les Natéhsin tels qu’en parlait Ouraïn ne semblent pas être des créatures assoiffées de sang.

Une fois les plats dûment vidés, et sans plus attendre, Nèhyé l’emmène. Il le suit – que faire d’autre ? Il entend des chants lointains, rythmés par des tambours et des gamelans.

« La cérémonie est-elle déjà commencée ?

— Non, c’est la procession. »

Le vieillard l’entraîne dans une salle d’eau pourvue d’un grand bain à cinq côtés, de la céramique vert tendre ornée de fleurs de lotus et de poissons stylisés. Puis il fait volte-face et s’en va sans un mot. Pierrino, décontenancé, se retourne vers les jeunes indigènes qui se trouvent là, une fille et un garçon. Ils viennent à lui, commencent de lui ôter sa tunique. Il comprend, mais il proteste avec vigueur. On le laisse se dévêtir lui-même, mais il doit accepter ensuite d’être oint puis massé – de façon revigorante, à dire vrai – par une femme vêtue d’un sarang de Ghât’sin, mais sans indice d’appartenance à une Maison particulière. Trois autres indigènes entrent ensuite. Il cherche à se couvrir d’une serviette, un peu gêné, mais on la lui prend des mains, et l’on se met à tourner autour de lui en l’examinant.

Partagé entre le rire et l’inquiétude, il comprend enfin qu’il n’est pour eux qu’une surface à couvrir entièrement de dessins minutieusement exécutés. Car, après lui avoir indiqué par signes d’ôter son pendentif, on entreprend de lui peindre le corps, une entreprise qui dure plusieurs heures, avec des temps de repos où il peut bouger et marcher, mais non s’asseoir. Heureusement, les encres sèchent vite – et si cela fait partie de l’épreuve, il ne va pas se plaindre : ce pourrait être des tatouages ! On l’a couvert de dragons, ce qui ne l’étonne pas outre mesure, mais pas seulement le Dragon de la Montagne : il y a là un Dragon de Feu, et un Dragon Fou volant à l’envers, la tête rejoignant la queue, comme sur les cartes divinatoires de Grand-mère.

Lorsque c’est terminé, il ne peut s’empêcher d’admirer le travail – il ne peut tout voir, mais c’est splendide. Il est devenu un véritable tableau vivant, et peut-être y a-t-il de la magie dans ces dessins car lorsqu’il bouge, il a l’impression qu’ils s’animent – mais c’est peut-être parce qu’ils suivent habilement muscles et tendons.

On lui fait revêtir un sarang vert et doré qui laisse le torse à découvert – comme à un Ghât’sin – et, après qu’il a repassé autour de son cou la chaîne du pendentif, Nèhyé reparu lui rassemble les cheveux en queue-de-cheval au sommet du crâne, en tirant assez fort pour lui faire pousser un petit cri, de surprise plus que de douleur. Le vieillard glousse dans son dos : « Cela te fera davantage des yeux comme nous. »

Après quoi, à travers corridors et escaliers, il l’entraîne jusqu’au second niveau de la ville, où se déroule une procession. Pendant un moment, Pierrino observe, à demi dissimulé derrière une statue dans l’angle du dernier escalier. Tant de monde ! Une masse de corps presque jointifs qui avancent du même pas, des Mynmaï, femmes et hommes de tous âges, avec ici et là des silhouettes plus hautes, plus larges, des visages plus carrés, aux fortes arcades sourcilières et au nez camus, à la mâchoire plus proéminente, et surtout aux cheveux de toutes les teintes de roux, jusqu’à une nuance lie-de-vin de l’effet le plus bizarre.

« Qui sont ces gens, les grands aux cheveux rouges ? » murmure Pierrino, sans vraiment espérer de réponse.

« Des Dinhga du Laotchin », lui répond Nèhyé, qui élabore même : « Il en reste bien peu. Les Kôdinh n’aiment pas se faire rappeler d’où ils ont pris naissance, au temps des commencements. »

Pierrino ne sait trop que penser du commentaire. Puis une phrase de l’histoire de la Création lui revient, telle que la contait Grand-mère : les Bôdinh et les Dinhga y sont les ancêtres des Kôdinh. Ce n’est pas ce qu’impliquait Gorut lorsqu’ils en ont parlé – les Kôdinh se sont refait une généalogie plus à leur goût ? Une phrase du prince lui revient aussi : “les querelles de famille sont parfois les plus meurtrières…”

Le vieillard le pousse dans le dos pour lui faire descendre les dernières marches. Pierrino s’arrête au bord de la foule, vaguement angoissé, mais nul ne le regarde. Tous sont plongés dans le rythme de la procession, comme en transe. C’est une cadence très particulière : on marche les bras levés à hauteur des épaules, on avance et on ramène le pied, d’abord à droite, trois fois, on marque un temps sur place puis on recommence à gauche. À un certain moment, d’une seule voix, la foule pousse un cri sourd, viscéral, qui ressemble un peu au ahan d’un travailleur de force. Le chant, c’est une unique syllabe inlassablement répétée, hou-hou-hou prononcée en aspirant fortement le h, sur une note très basse et accompagnée par les minuscules cymbales que beaucoup portent au pouce et à l’index des deux mains. Après le cri, le silence retombe, on n’entend plus que le glissement et le choc des sandales ou des pieds nus sur les dalles, le froissement des habits. Ensuite, comme sur un signal, toute la foule reprend d’une seule voix : hou-hou-hou.

Une autre poussée dans le dos, plus forte, et Pierrino trébuche dans une vieille Mynmaï aux coques de cheveux gris, il marmonne machinalement une excuse, mais elle continue d’avancer, hou-hou-hou, et il est entraîné dans le mouvement. Il trébuche encore, se heurte à ses voisins, en avant, se fait rentrer dedans par l’arrière, mais personne ne grogne, et l’on s’écarte même un peu autour de lui, comme pour lui laisser de la place – on a remarqué ses peintures corporelles, sûrement, quel qu’en soit le sens. Personne d’autre ne semble en porter. L’angoisse se fait plus aiguë : le marquent-elles pour le sacrifice ?

Il voudrait quitter le long serpent de la procession mais c’est impossible. Il est encerclé et, s’il essaie de traverser, on s’y oppose, sans le regarder, sans même apparemment reconnaître sa présence. Simplement on ne s’écarte pas, comme le mettant au défi de bousculer. La procession doit bien sortir quelque part, déboucher dans un endroit plus large, il s’éclipsera alors. En attendant, il marche à son propre pas, puisqu’il en a la place. Après un moment, pourtant, il se rend compte qu’il murmure intérieurement hou-hou-hou, que chaque hou correspond à un pas, qu’il y a un ordre dans la séquence, et malgré lui son esprit curieux se met à compter. Trois pas glissés à droite, puis à gauche. On répète quatre fois. Et là, le cri sourd, qui lui vibre dans les os. On recommence, en silence, quatre séquences de trois pas, et ensuite, l’incantation monosyllabique, hou-hou-hou, comme un vaste chœur de chouettes.

La comparaison le fait sourire, mais son pas s’est accordé au rythme de la foule sans qu’il l’ait voulu. Un instant cela l’irrite, puis il songe soudain, de façon inattendue : c’est ce que ferait Senso. Curieusement, la pointe brûlante du chagrin pénètre moins profond, comme atténuée par le chant, le rythme, la presse de tous ces corps à l’unisson. Il se répète délibérément Senso, attentif au poinçon… lointain, émoussé. Pour quelque raison, il peut maintenant penser à Senso sans avoir autant de peine. Senso… Senso dirait qu’ils sont aux pays de leurs ancêtres, que c’est la religion de leurs ancêtres, qu’ils lui doivent le respect. Pourquoi pas ?

Il murmure tout bas, hou-hou-hou, en imitant maintenant le mouvement, glissé, ramené, glissé, ramené, et encore une fois et pause et à gauche maintenant, glissé, ramené… Il prend soudain conscience que les rangs se sont resserrés autour de lui, mais c’est sans importance, il est parfaitement accordé à cette danse, désormais, comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie, il n’a pas même à y penser, il a levé les bras comme les autres et, au lieu des cymbales, il claque des doigts sans s’entendre dans l’unanime note argentine. Un instant, rêveusement, il se demande ce qui se passerait s’il tombait en igaôtchènzin là, en plein milieu de la procession, puis il se laisse entièrement habiter par le rythme, par la syllabe qui est son souffle même, amplifié par des milliers de voix, une exhalaison apaisante, un bercement qui mène à la longue plage du silence où l’on flotte en glissant, à droite, à gauche, et ensuite la vague des souffles reprend, hou-hou-hou.

 

*

 

Il sent qu’on le tire par le bras, à l’écart, et il se rend compte en même temps que le chant a cessé, qu’il est dehors, au bord de la douve, que le soleil se couche de l’autre côté de la ville sacrée et que le fleuve de la procession s’éparpille maintenant de tous côtés en centaines de lanternes colorées. La main sur son bras appartient au vieux Nèhyé, bouche ouverte sur un rire silencieux.

Médusé, osant à peine se laisser aller à son soulagement, Pierrino regarde la foule des gens qui s’éloignent en bavardant ou en chantonnant hou-hou-hou.

« C’était cela, la cérémonie ? demande-t-il enfin d’une voix enrouée.

— Non, c’était la purification. Regarde. »

Le vieillard tend un doigt, et Pierrino voit de nouveau la lune à l’horizon, encore fantomatique, mais parfaitement ronde à présent, illuminée par le soleil couchant.

« Hetchoÿ et ‘Xhaïo ont rendez-vous, cette nuit », dit Nèhyé avec son petit rire de grelot. « Ce sera le meilleur mariage de l’été. »

D’un geste de prestidigitateur, il tire d’une poche invisible un petit sac de tissu tenu par un ruban qu’il dénoue. Dans sa paume tendue, comme sur une nappe miniature, trois biscuits aussi ronds et jaunes que la lune. Un instant, Pierrino songe aux biscuits des thés de Grand-mère, puis il prend conscience de sa soif, de la faim qui lui tiraille l’estomac.

« Mange », dit le Ghât’sin.

Il mord dans l’un des biscuits, mais ce n’est pas un sablé aux amandes, plutôt un petit pavé dense et mou, très sucré, où croquent cependant des parcelles de noix, ou des graines.

Il le dévore en trois bouchées. Nèhyé lui tend une gourde, elle aussi apparue comme par magie : « Bois. »

Quand il a bu, Nèhyé lui tend les autres biscuits : « Va, prends-les tous, c’est pour toi. »

Il mange plus lentement en alternant avec des gorgées d’eau, tout en observant la foule qui continue de s’éparpiller.

« Où vont-ils ?

— Chez eux, manger et se reposer.

— Mais la cérémonie ?

— Plus tard dans la nuit. Tu vas aller te reposer aussi. »

Ce n’est pas fini, alors. Après une dernière longue rasade, Pierrino, résigné, remet la gourde au vieux Ghât’sin. Il commence de se ressentir de son après-midi, épaules et mollets endoloris.

« Je prendrais bien un bain », dit-il, pour voir.

« Si tu veux », répond Nèhyé, accommodant.

Pierrino examine les peintures de ses bras. En dépit de la chaleur et de l’exercice, elles n’ont pas du tout coulé. Magie, ou un pigment extrêmement résistant ?

Le Ghât’sin a fait demi-tour sans l’attendre, et Pierrino le rejoint. Ils se trouvaient à l’orée d’une des grandes chaussées de pierre qui relient à la forêt la ville temple, orientée plein ouest ; la lune se lève dans son axe, et ce ne doit pas être une coïncidence. D’ailleurs, les nombreuses statues qui la ponctuent des deux côtés, animées d’ombres capricieuses par les torchères, illustrent des motifs lunaires : des femmes portant dans leurs bras un lièvre ou un chat, ou encore une chouette sur l’épaule, et coiffées des cornes de la lune ; d’autres encore ont derrière la tête un cercle bizarrement semblable aux halos entourant la tête des saints christiens. Certaines sont représentées dans une petite barque, et de l’eau de pierre pointent des têtes adorantes de poissons. D’autres encore ont des robes parsemées d’étoiles, et un sceptre en faucille.

Ils montent dans la ville d’un niveau à l’autre, de moins en moins populeux, jusqu’à celui des Natéhsin, presque désert. Participaient-elles à la procession ? Peut-être à l’avant – il a pris cette procession en marche, si elle a commencé au lever du soleil. À la porte de la chambre, dans la tour de la Maison Phénix, Nèhyé dit, hilare : “Pas de bain ?” Pierrino secoue la tête sans même relever. L’idée même d’un bain l’épuise, maintenant. C’est avec un véritable plaisir qu’il retrouve la chambre aux sculptures amoureuses, où veille une unique lanterne que Nèhyé souffle dès qu’il s’est laissé tomber sur le lit.

« Dors, Petit Dragon », dit la voix du vieux Ghât’sin dans la pénombre. « Je te réveillerai quand il sera temps. »

Pierrino est si épuisé qu’il n’a même pas la force de s’inquiéter de nouveau. Il ferme les yeux, écoute pendant un moment les bruits de la nuit qui montent du parc, de plus en plus lointains, transparents, et se sent basculer enfin dans le sommeil.

 

*

 

Il se réveille avec un chat sur la poitrine. Un chat qui ressemble beaucoup aux korats bleus de Grand-mère. Le félin n’est pas dérangé par son sursaut. Il n’a pas été dérangé non plus par le vieux Nèhyé, qui a tiré Pierrino de son sommeil en le secouant par l’épaule, illuminé par la lueur douce de la lanterne.

« C’est l’heure, Petit Dragon. Es-tu reposé ? »

Pierrino, surpris, constate qu’il est effectivement plein d’énergie. Il prend le chat pour le poser près de lui – l’animal se laisse faire, mou comme une poupée de son, en ronronnant avec bruit. Pierrino adresse un regard incertain au vieux Ghât’sin : y aura-t-il encore des préparatifs ? Mais non. Le vieillard lui tend une tunique de coton assez épaisse.

« Par cette chaleur ?

— Il fera plus frais là où nous allons. »

Dans la montagne, alors, comme il le pensait – à la Chambre du Dragon.

Ils sortent. Le félin les précède un moment, ombre furtive, puis disparaît dans un corridor pour vaquer à ses affaires de chat. La nuit est complètement tombée, la lune est haute, triomphante dans le ciel dégagé.

« Quelle heure est-il ? »

C’est très déroutant de constater une fois de plus que son horloge intérieure l’a déserté.

« Tu n’as pas dormi très longtemps. »

Il comprend qu’il devra se contenter de cette réponse.

Ils rejoignent un groupe peu nombreux de silhouettes illuminées par des torches. Les Natéhsin et leurs Ghât’sin. Les Natéhsin sont vêtues d’un tissu très orné qui leur colle à la peau… non, elles sont nues, et peintes, comme lui. À pas très lents – car Hetchoÿ ouvre la marche et détermine la vitesse de la petite procession –, on se rend au bord du lac pour s’engager de nouveau, mais dans l’autre sens, sur la Chaussée de la Lune. Pierrino suit le mouvement, résigné.

On descend au bord de la douve où attendent trois grandes barques ; on indique à Pierrino de monter dans la troisième, et il obtempère. Le vieux Nèhyé y saute après lui. Pierrino s’attendrait à ce qu’on le chasse, mais non, on le laisse s’installer au gouvernail. Les autres Ghât’sin prennent les pagaies, à la lueur des torches qui se reflètent dans l’eau lisse de la douve, bientôt ouverte en longues ondulations par le sillage des barques. Il n’y a pas un souffle de vent. La stridulation des insectes, sur la berge, diminue et renaît à chaque coup de pagaie, se détachant sur la rumeur de la jungle, les roucoulements des tourterelles sauvages, les cris aigus des singes, la toux rauque d’un prédateur en chasse. Tout cela est d’une extraordinaire clarté à l’oreille de Pierrino, comme si c’étaient les derniers sons qu’il devait jamais entendre, et pourtant, il ne parvient pas à s’inquiéter davantage – à quoi bon ? Les paroles de Nèhyé lui reviennent, et il se les répète, comme une prière : la Divinité ne l’a pas emmené jusque-là pour l’abandonner à un triste sort. Sa balle se trouve encore entre les mains de la Jongleuse.

De la douve, on passe bientôt dans un très large canal. La lueur de la lune est si intense que le reflet sur l’eau en est plus éblouissant que les torches. Pierrino, bercé par la cadence régulière des pagaies, est presque surpris lorsque le canal débouche dans le lac, une vaste étendue d’un éclat presque métallique, à perte de vue. Les vagues nées de leur passage viennent en froisser le grand miroir pour se perdre ensuite au loin, comme autant de lents serpents lumineux. Des canards sauvages, endormis la tête sous l’aile, se réveillent soudain et s’envolent au ras de l’eau en poussant des cris discordants.

Après un moment, Pierrino discerne un grondement sourd et constant et, au même instant, il voit du coin de l’œil le maigre doigt de Nèhyé qui passe près de sa joue. Il en suit la direction, distingue un grand trait blanc dans la falaise, devant eux, à leur droite. Une chute d’eau ?

Mais, bien avant d’y arriver, on oblique vers un débarcadère menant à un escalier qui monte en lacets dans la falaise. Une fois les barques amarrées, on en tire des coffrets et des paniers dont se chargent plusieurs Ghât’sin. On en pose aussi, sans un mot, dans les bras de Pierrino et de Nèhyé. On installe les trois Natéhsin de la Maison Hetchoÿ dans une longue triple chaise faite de sangles de cuir. Deux Ghât’sin de leur Maison la soulèvent à l’avant, deux de la Maison Nomghu à l’arrière. Les trois Natéhsin de Nomghu précèdent Hetchoÿ, celles de Hyundpènh la suivent. Toutes les torches sont éteintes. Sous la lumière de plus en plus intense de la lune, les ombres sont très noires, les reliefs très nets, presque coupants.

La procession commence de gravir l’escalier, des volées de marches au nombre croissant séparées par des paliers ; Pierrino n’a nul besoin de les compter : trois marches, cinq, sept, neuf, douze. Et très anciennes mais en excellent état, bien entretenues, comme la maçonnerie qui les relie et les renforce. Elles sont peu élevées, l’ascension se fait d’un pas régulier, sans effort marqué. L’atmosphère est douce, et agréablement sèche.

La falaise s’est éboulée à un endroit, mais on a rebâti l’escalier à travers le chaos de rocs : la couleur des pierres est différente. Les marches deviennent plus étroites, cependant, on doit se mettre en file pour continuer de monter.

La lune est maintenant un dur petit caillou aveuglant lancé vers son apogée. L’air devient plus humide. Le grondement de la chute d’eau se rapproche. La procession s’arrête enfin sur une large plate-forme près de la chute, juste en dessous de l’endroit où elle s’amorce. L’eau se précipite dans un rugissement assourdissant, un mur blanc faussement immobile, fascinant. Une Ghât’sin indique par signes à Pierrino où poser son petit coffre d’osier. On vide les coffrets, les sacs, les paniers : couvertures matelassées, coupes métalliques, contenants de verre sombre. On les dispose sur des rochers plats, ou aplanis.

La cérémonie a commencé, comprend Pierrino avec un serrement de cœur : en murmurant des prières, ou des incantations, les Ghât’sin plantent les torches ravivées dans des réceptacles disposés à cet effet, allument des bouquets de bâtonnets d’encens – le souffle de la chute en apporte la senteur d’attar si étrangement familière. Les Natéhsin s’asseyent dans la position de la rose, chaque Maison ensemble, tournées vers la chute d’eau, Hetchoÿ la dernière, qui se replie lentement, comme une fleur en vérité, et qui n’est pas peinte, elle : de nouveau, Pierrino remarque le bizarre miroitement écarlate des peaux là où elles sont découvertes par les sarangs.

Il s’assied quant à lui moins souplement en tailleur et attend, flottant dans une sorte d’hébétude, n’osant être soulagé. Pas de sauvage frénésie pour l’instant, nulle perspective de bacchanales culminant en de sanglants jaillissements. Distraitement, il note qu’il fait plus frais à cette altitude, surtout à cause de l’humidité de la chute. Du moins ne s’enrhumera-t-il pas, avec sa veste de coton, murmure en lui une voix un peu hystérique.

Puis un bruit régulier vient se mêler au fracas de l’eau, et il reconnaît les cloches de Garang Xhévât, à l’est, tout en bas, comme une seule cloche, à intervalles réguliers. Le son est trop clair pour être un glas, mais qu’en sait-il ? Malgré lui, son anxiété renaît.

Les Natéhsin se lèvent. Le vieux Nèhyé aussi, qui lui fait signe de les imiter. Elles se dirigent vers l’extrémité de la plate-forme.

C’est un long rocher plat et pointu en forme d’enclume, qui s’avance au-dessus du vide. Après avoir bu tour à tour à une coupe d’orcite et à une autre taillée dans une seule gemme d’ambrose, les Natéhsin s’avancent sur la pointe du rocher. Un pas, deux pas…

Nomghu, puis Hyundpènh se jettent dans le vide en se tenant par la main. Maintenant nues, les Natéhsin de Hetchoÿ, lentes, miroitantes, s’avancent à leur tour. Et sautent.

Pierrino a bondi sur ses pieds lorsque la première triade s’est élancée, avec dans la gorge un cri qui l’a surpris lui-même – « Angélo ! » –, mais Nèhyé l’a retenu. Il regarde les autres petites silhouettes disparaître, pétrifié, non, non, elles ne sautent pas, elles ne peuvent sauter vers leur mort, ce sont des Natéhsin, des magiciennes !

La main de Nèhyé lui donne une petite secousse. Il se retourne : un Ghât’sin lui présente les deux coupes. L’une contient un liquide transparent – de l’eau ? L’autre un liquide sombre aux reflets écarlates : du sang ? du vin ? Éperdu, Pierrino secoue la tête.

« Bois », dit le Ghât’sin avec calme, et c’est un ordre auquel il ne peut résister. Il prend chaque coupe tour à tour, et c’est de l’eau, mais parfumée à la citronnelle, et c’est du vin, un vin épais et fortement épicé qui lui donne envie d’éternuer lorsqu’il en aspire la senteur.

Ensuite, des mains sur lui, auxquelles il ne résiste pas non plus. On le déshabille. On le pousse. On le pousse sur le rocher. Il a le sentiment de rêver, et que sa psyché, flottant au-dessus de lui, le contemple. Un pas, deux pas. Fascinés par le mouvement de la chute, ses yeux en suivent l’arc vers le bas, en trouvent le bouillonnement écumeux, là où elle se précipite dans le lac.

Plus loin, là où la surface redevient immobile, des vortex se sont ouverts, des tourbillons étincelants qui dérivent avec lenteur.

Il recule, épouvanté. Il fait volte-face pour s’éloigner de la pointe du rocher. Un pas, deux pas, trois.

Le rocher n’est plus plat. C’est une grande patte écailleuse dont le regard de Pierrino suit la courbe vers le haut, de plus en plus haut, là où elle se rattache à un vaste torse bombé, bronze et vert, et, au bout d’un cou serpentin, une énorme tête aux dents de cristal translucide qui se penche vers lui pour l’examiner d’un œil aussi grand qu’un bouclier, sous des sourcils en aigrette plumeuse. Un mouvement à sa gauche, il a juste le temps de voir une autre patte qui se lève, il sent une soudaine pression autour de sa taille lorsque les doigts préhensiles du Dragon de la Montagne se referment sur lui comme d’énormes lianes griffues, avec une exquise délicatesse : il est tenu, non étouffé ni écrasé.

Par réflexe, geste inutile, il essaie de se dégager mais, dans un grand claquement de voile qui prend le vent, Hyundpènh a déployé ses ailes et, le cou tendu, il plonge.

Le souffle coupé, Pierrino regarde le lac bondir à sa rencontre et se dérober au dernier moment, alors que le Dragon amorce une longue vrille ascendante en s’éloignant de la montagne. Il ne ressent aucune terreur. Il n’y a plus de place en lui que pour une incompréhensible exaltation. Il s’y abandonne, soudain élargi aux limites de l’horizon découvert par l’ascension du Dragon : les confins du lac, la ville sacrée que les points lumineux des torches dessinent comme un de ces animalcules marins découverts dans l’opercule du microscope offert autrefois par Haizelé, et, tout autour, au hasard, les lumières de l’ancienne cité là où elle est de nouveau habitée.

Pierrino entend un rire. C’est lui qui rit, à gorge déployée. La tête du Dragon apparaît devant lui, retournée au bout de son long cou, dents de cristal découvertes comme si Hyundpènh riait aussi.

Brusquement, tout le paysage se renverse, la réflexion du ciel devient le ciel, où la lune trône toujours, triomphale, avec son esquisse de visage penché vers Pierrino toujours tenu, mais à l’horizontale, telle une offrande, dans la patte du Dragon qui vole à l’envers, et il n’a pas besoin de voir pour savoir que la tête et la queue de Hyundpènh se sont rejointes pour former le cercle parfait du Dragon Fou, en écho à celui de la lune. Tout ce qu’il peut voir, c’est l’extrémité des grandes ailes membraneuses, ni sombres ni opaques mais pénétrées de lumière, traversées par les rayons de la lune comme si elles étaient de gaze.

De nouveau le haut et le bas échangent leur place, et il retrouve une position plus verticale, accoudé aux doigts du Dragon comme à un balcon. Ils étincellent, eux aussi, transparents, devenus de verre. Il lève les yeux : le cou du dragon, sa tête, son torse chatoient de luminescences frissonnantes comme s’il était son propre reflet dans l’eau.

Et soudain le Dragon plonge vers le lac, le cou tendu de nouveau et, cette fois, il ne vire pas au dernier moment. Sa tête touche la surface éclatante sans une éclaboussure, comme si elle s’y effaçait en s’y dissolvant, et son cou, et son torse, et la patte qui tient Pierrino…

Pierrino coule, agite bras et jambes pour remonter à la surface, mais un tourbillon naît soudain près de lui, sans cesse plus large, trop rapide pour être évité, il se sent happé et coule de nouveau en tournoyant, la poitrine prise dans l’étau de son souffle qu’il veut retenir, qui veut s’exhaler, qui s’exhale.

éclair blanc brûlant terreur douleur fureur pas la mort non pas ainsi pas maintenant il se retourne comme un gant dans la bulle de sa psyché tremblant comme un grand diapason et lui au centre de l’œuf prêt à éclore il est temps et l’œuf éclate dans la paix liquide des profondeurs, une note longuement tenue, de moelleux anneaux sombres et silencieux qui se propagent et font vibrer de proche en proche tout le lac, la falaise, la montagne, la jungle, le ciel.

Il est né. Il vole à travers les eaux, à grands battements d’ailes-nageoires. D’autres créatures viennent à sa rencontre, avec une calme joie sans surprise. Certaines sont blanches et fuselées, d’autres vastes, noires, des triangles ondulants à la queue bifide, d’autres encore se tordent en énormes replis d’écailles. Et de toutes jaillissent des torrents de pure lumière qui ne touchent pas les yeux de chair : l’eau s’est transformée en clarté, et l’air, et le ciel, et la lune, et jusqu’aux plus lointaines étoiles, tout est lumière dans le feu de la substance divine, dansante, éternelle.

 

*

 

La lumière s’éteint autour de lui, en lui. L’éternité sera pour plus tard. À longs mouvements paresseux mais sans regret, il nage vers le rivage du lac. Du moment où ses ailes-nageoires touchent les bas-fonds caillouteux, la terre se souvient de lui et lui rend ses jambes et son torse et ses bras, et des yeux pour voir surgir des flots en même temps que lui les Natéhsin recomposées.

Il s’avance, d’un pas un peu chancelant, sur une plage en pente douce où sont plantées des torches. À la limite de leur lueur dansante, des silhouettes sombres, immobiles. Tout est immobile, comme en attente, l’eau, le ciel, la jungle obscure, le vent. Et lui-même s’arrête, ouvert, apaisé, accueillant.

Des gerbes d’étincelles jaillissent des torches, comme si elles voulaient se joindre à la lueur qui coule de la lune. Elles dansent, telles des lucioles, elles scintillent, elles s’étirent, une brume tourbillonnante, un nuage, une nuée doucement éclatante où se dessine une patte aux griffes vaporeuses, un cou serpentin, un torse bombé, une queue aux lentes volutes, une gueule ouverte sur des dents phosphorescentes et des yeux, des yeux immenses qui se posent sur Pierrino. De grandes paupières translucides s’abaissent sur leur flamme, une fois, deux fois, trois fois, puis la créature de lumière plonge dans le ciel en tourbillonnant vers le sommet du pic voisin, de plus en plus lumineuse, et c’est comme si le soleil se levait, le soleil se lève, en vérité, derrière le pic, à l’est, et le Dragon de Feu prend ses véritables dimensions en se nourrissant des teintes flamboyantes de ‘Xaïo.

Les Ghât’sin sont prosternés sur le sable. Les Natéhsin aussi. Pierrino contemple, le regard fixe, ce soleil en forme de dragon à demi transparent, dont la lumière ne l’éblouit pas mais le réchauffe, le pénètre, bienfaisante, bienvenue, familière. Dans le lointain, les cloches de la ville sacrée se mettent à branler à toute volée : le Dragon de Feu est revenu.

 

*

 

Il est à genoux dans la lumière. À sa droite, une silhouette à genoux aussi, une jeune fille nue aux longs cheveux dénoués. Une autre à sa gauche, un jeune homme nu aux longs cheveux dénoués. Leur peau luit doucement dans la lumière. Des Natéhsin, il le sait, il sait même que c’est Nomghu, c’est Hyundpènh. Mais un souffle de souvenir incroyablement lointain se lève en lui. Senso ? Jiliane ? Sa main droite se lève d’elle-même pour se poser sur l’épaule gauche de la jeune fille. Le jeune homme en fait autant, en miroir. Il sent la brûlure de son sexe tendu lorsqu’une des mains de Nomghu se referme sur lui. De l’autre main, elle a pris le sexe de Hyundpènh. Elle penche la tête. Ils penchent les leurs.

Maintenant, il est entier.

Des corps sur lui, autour de lui, en lui. Nomghu, Hyundpènh, toutes, tous. Et lui avec eux, sur eux, en eux. Pénétré, pénétrant, parfait.

Et ensuite, il n’est plus là.

 

*

 

Il n’ouvre pas les yeux : il ne les a jamais fermés. Mais il voit de nouveau. Il voit, agenouillé près de lui, le vieux Nèhyé qui l’observe, impassible. Il voit, lorsqu’il se dresse sur un coude, qu’il est nu : toutes les peintures qui lui couvraient le corps ont disparu. Il porte la main, instinctivement, à sa poitrine. Le médaillon est à sa place.

Il se sent flotter, muable, dans un océan de pensées incohérentes. A-t-il dormi ? A-t-il rêvé ? Mais ce sont les habitudes d’un autre monde lointain qui posent ces questions. Ici, il sait.

Il regarde autour de lui. C’est l’aube, mais d’un autre jour – son horloge intérieure l’habite à nouveau, plus précise encore.

« Tu es le dernier à redevenir », dit le vieux Nèhyé.

Après son igaôtchènzin. Il comprend. Il accepte.

Ils sont seuls sur la plage. Les Natéhsin sont retournées à la ville sacrée avec leurs serviteurs.

Nèhyé l’aide à se rhabiller, sans un mot, mais avec un respect nouveau dans chacun de ses gestes. Lorsque Pierrino vacille, soudain à peine capable de tenir debout, aveuglé par des éblouissements qui lui martèlent les tempes, il le retient avec douceur.

« Ce n’est rien, dit le vieil homme, tu as bien dansé. Tu n’en auras plus besoin désormais. »

Une petite pirogue est tirée sur le rivage. Au moment d’y monter avec l’aide du Ghât’sin, il lui semble qu’il perçoit encore le Dragon de Feu dans les formes flamboyantes des nuages, à l’est, au-dessus de la montagne derrière laquelle le soleil continue de se lever.

 

 

 


35

Minuit, c’est l’heure de la Carte. La Carte appelle. On l’entend et l’on se réveille.

On se lève. On se sent toujours bizarre lorsqu’on se lève ainsi pour les rendez-vous avec la Carte. Comme si l’on savait quelque chose qui est là, juste au bord de la conscience, mais qu’on n’arrive pas à attraper. Ce ne sont pas les confidences de la Carte, hélas. Elles sont bien trop claires désormais dans le souvenir.

Les petits bruits de la nuit tout autour, attentifs, tandis qu’on sort le rouleau de parchemin de son tube métallique. On le prend, contact trop doux du parchemin sous les doigts. On le déroule.

 

*

 

Elle contemple les contours devenus si familiers des côtes, du lac, les illustrations qui ne sont pas des inventions, les signes magiques qui représentent toutes les chambres et les escaliers et les corridors de la Maison de la Déesse, et qu’elle peut déchiffrer désormais, car elle est Ouraïn, et Gilles, et le pauvre Xhélin et tous les autres, tellement d’autres, trop. Elle ne croyait pas que sa mince enveloppe de peau pouvait contenir de telles multitudes. Mais elle est plus forte qu’elle ne le pensait. Elle continue de subir l’épreuve. Une épreuve bien plus terrible qu’elle ne l’avait imaginé au début dans ses fantaisies enfantines. En verra-t-elle jamais la fin ? Disparu l’enthousiasme naïf du début. Et même la curiosité. Souvent, elle reste plusieurs minutes devant la Carte, réticente au premier geste, en se demandant avec une lourde tristesse quelle autre horreur elle va apprendre, quel autre mensonge.

Ce n’est pas elle qui pourra rétablir l’Harmonie. Elle n’est pas le chevalier qui apprivoise le dragon. Ces dragons-là ne se laissent pas apprivoiser, et seule la Déesse, la Divinité, sait ce qu’ils désirent, ce qu’ils exigeront pour être apaisés. Mais ce n’est pas ce qu’elle a été chargée de faire. Car son unique devoir est de savoir, n’est-ce pas ?

Comme au début pourtant, elle invoque Agnès aux yeux d’ambre avant de plonger. Peu importe ce qu’elle sait désormais, toutes les erreurs, toutes les fautes, toutes les fureurs, ce terrible nœud de disharmonies accumulées – la bonne Agnès la protège toujours.

Elle n’a même plus besoin de piquer la Carte. Elle pose la main sur la surface trop lisse du parchemin, et elle bascule dans la Maison de la Déesse, avec Ouraïn, ou Gilles. Mais même si tout y existe en même temps, dans cette Maison, elle ne peut toujours pas choisir. Elle devra bien finir par s’y résigner.

 

*

 

Un après-midi couvert, sous un ciel gris tendre, dans le parc de La Miranda. Un homme galope à bride abattue le long du chemin cavalier, dans un sourd martèlement de sabots. Un vieil homme, aux sourcils noirs, aux cheveux blancs qui lui retombent en boucles drues sur la nuque. Son aspect est si familier… mais bien sûr, c’est Antoine – elle l’a pourtant rarement vu ainsi de l’extérieur, depuis quelque temps. Il ressemble à quelqu’un, quelqu’un… Elle ne veut pas aller de ce côté. D’ailleurs, tout en galopant, il est redevenu Gilles, cheveux roux, plus jeune. Pour une fois, curieusement, elle réussit à résister à son aimantation, elle est avec lui, sans l’être. Est-ce parce qu’il est hors de lui ? Il est livide, il a les yeux exorbités, son cheval n’a même pas de selle, et lui ni redingote ni manteau.

Elle le suit, comme un oiseau invisible agrippé à son épaule. Il arrive dans une prairie où plusieurs grands arbres ont été abattus : leurs troncs reposent dans l’herbe haute, certains encore proches de leur souche. Des gens sont là, rassemblés autour de quelque chose, près d’un des plus gros troncs. Une grande silhouette et une plus petite, toutes deux vêtues d’habits de monte. Deux chevaux broutent à l’écart, tout sellés, rênes pendantes. Un troisième, une jument alezane, se tient près du gros arbre, dansant un peu sur place, la tête haute, tenue par un indigène.

Son cheval n’est pas encore complètement arrêté que Gilles saute à terre et se précipite vers le petit groupe – Antoinette, Ouraïn, ce ne sont que des visages peints sur des surfaces planes, ils s’écartent comme des panneaux qu’on tirerait sur les côtés à mesure qu’il s’avance.

Le corps de Marys est recroquevillé sur le côté, à moitié adossé au tronc contre lequel il a glissé après y être allé se fracasser. Le haut de l’habit, le petit collet de dentelle sont ensanglantés. Comme la tête, qui présente un angle bizarre avec le cou.

Gilles se laisse tomber à genoux. Il tend les mains, les retire, les rapproche, elles tremblent tandis qu’il effleure enfin le bras, l’épaule, les boucles brunes. Il balbutie des mots sans suite, quelque part entre un gémissement et une litanie désespérée de “non… non…”. Et soudain il prend le corps entre ses bras – la tête en remue d’une façon étrange, comme si le cou en était fait de molle gelée – et il pousse un hurlement sauvage en le serrant contre lui, le visage tourné vers le ciel.

Antoinette s’approche pour essayer de l’emmener loin du cadavre, il la repousse avec une violence qui la fait trébucher. Il reste un moment courbé sur le corps inerte, puis il le dépose avec des gestes très lents sur le sol. Il se relève. Ses yeux sont deux gouttes de métal en fusion dans son visage exsangue. Antoinette recule. Il se tourne vers la jument alezane, vers Nèhyé qui la tient. Une expression terrifiée passe sur le visage du Ghât’sin, qui lâche le cheval et se laisse tomber à terre, prosterné.

Dans une explosion de lumière silencieuse, le cheval et l’arbre disparaissent.

Gilles s’écroule, face contre terre.

 

*

 

Il fait sombre. Toutes les bougies sont allumées pourtant. Parfums de rose et d’encens. Des sons : crépitement intermittent de la pluie contre les vitraux, mélodie de l’orgue, léger grincement des pédales, et un bourdonnement sonore de voix, deux, une femme, un homme, auxquelles répond un autre bourdonnement plus bas de voix multiples, qui résonne dans la nef. Une blancheur, devant l’autel. Le catafalque, couvert de son épais drap de lin. Il y a des courbes en dessous. Il y a un corps en dessous. Il y a…

Antoinette à sa droite, Ouraïn à sa gauche. Il les voit du coin de l’œil lorsqu’elles bougent. Il s’assied quand elles s’asseyent, se lève quand elles se lèvent. La voix d’Antoinette se mêle aux répons. Lui, il ne peut ouvrir la bouche. S’il ouvre la bouche, il va se mettre à hurler, et il ne faut pas.

Elles s’agenouillent. Il s’agenouille. Les deux ecclésiastes viennent se placer de part et d’autre du catafalque face à l’assistance, mains levées à hauteur de la poitrine, yeux fermés. Encore des sons, des mots, il sait qu’il les connaît, comme ceux qui les suivent, comme la dernière incantation, mais il les entend de très loin maintenant qu’il a ouvert son talent, maintenant qu’il ricoche partout dans la substance vibrante de l’Entremonde. Il les entend à peine parce que là il peut crier, il peut appeler Marys, Marys, mais elle ne l’entend pas, elle est tout entière ramassée autour de son soma, de plus en plus concentrée, de plus en plus incandescente… et puis elle disparaît. Il essaie de la suivre, frénétique, mais elle va si vite, trop vite, plus vite que l’éclair, plus vite que la pensée, plus vite que l’amour. S’il n’était à genoux, il tomberait. Si Ouraïn ne lui passait un bras autour des épaules, il tomberait. Il tombe, sans bouger. Il n’arrêtera jamais de tomber.

 

*

 

Elle, elle ne tombe pas, elle glisse, elle se laisse dériver avec le friselis de temps qui parcourt la Maison de la Déesse.

 

*

 

Les fenêtres de la petite salle à manger sont ouvertes sur le crissement entêtant de la pluie. Gilles est assis à sa place au haut bout de la table. Il mange en silence. Mais elle n’est pas avec lui. Elle est avec Ouraïn, qui fait mine de manger aussi tout en l’observant à la dérobée. Barbe et moustache en broussaille, des cernes violacés sous les yeux injectés de sang. Du moins mange-t-il un peu…

Et il boit beaucoup. Comme trop souvent depuis trois mois. Cela fera exactement trois mois après-demain. S’il boit autant maintenant, que sera-ce alors ?

Antoinette pousse un petit soupir en repoussant son assiette à demi pleine. « Il fait encore trop chaud », dit-elle à la cantonade, tandis que Nèhyé l’en débarrasse en silence.

Elle tapote la gazette pliée sur la table près d’elle. Se racle la gorge. Dit enfin : « Penses-tu que la guerre entre le Hutland et l’Angleterre va diminuer l’aide hutlandaise aux rebelles kôdinh, Ouraïn ? »

Gilles continue de manger avec une sombre application. Elle n’a pas commis l’erreur de s’adresser à lui, comme au début du repas.

« Eh bien, il faut l’espérer », dit Ouraïn en essayant de se mettre au diapason. « Le conflit en Atlandie du Nord devrait drainer beaucoup de leurs ressources. Et si des colons hutlandais de l’Ontario ont vraiment décidé de se ranger aux côtés des indépendantistes anglais de Virginie, cela pourrait se doubler d’une guerre civile au Hutland, ce qui l’affaiblirait encore davantage. »

Elle observe Gilles du coin de l’œil, mais il ne semble pas satisfait de son raisonnement, comme il le serait en temps normal. Elle décide de se risquer : « Qu’en penses-tu, Gilles ? Le Hutland cessera-t-il d’aider les Kôdinh ? »

Il hausse les épaules. « Non.

— Ils se posent en défenseurs de la liberté, remarque Antoinette, encouragée, mais ce n’est toujours que leur disharmonieux expansionnisme. Ils visent à s’emparer des territoires de la Virginie, tout comme ils rêvent de le faire du Hyundzièn. Ils se retourneront bien assez tôt contre les Virginiens après les avoir aidés à se libérer des Anglais. »

Elle attend un commentaire qui ne vient pas, soupire en tapotant de nouveau la gazette. « Monsieur Voltaire écrit ici que la lutte des Virginiens est légitime, l’espoir d’un nouveau monde pour les nations occidentales, et il semble suggérer que celle des Kôdinh l’est aussi. N’était-il pas de tes amis, Gilles ?

— Antoine », dit Gilles entre deux bouchées.

Elle se reprend : « Antoine. Mais ne correspondez-vous pas encore ? »

Un autre haussement d’épaules.

Après un regard découragé à Ouraïn, Antoinette attaque son dessert, un sorbet au citron et à la mangue dont elle ne loue pas même la fraîcheur bienvenue.

Le repas se poursuit et se termine dans un silence que troublent seulement le cliquetis des cuillères et le tintement occasionnel du verre de Gilles lorsqu’il le repose d’une main de plus en plus maladroite, en heurtant parfois son assiette. Après un bonsoir auquel il répond par un vague hochement de tête, Antoinette déclare qu’elle se retire, avec un autre regard, d’excuse celui-là, à Ouraïn. Elle ne restera pas avec elle pour essayer d’entraîner Gilles dans une partie de cartes ou d’échecs.

Nèhyé débarrasse la table, après avoir apporté une bouteille pleine à Gilles qui n’a pas dit un mot. Le regard du Ghât’sin évite celui d’Ouraïn contrariée. Mais aussi, comment lui interdire d’obéir à un ordre de Gilles ? Et puis, celui-ci se fâcherait et irait simplement chercher lui-même la bouteille au cellier.

Gilles se lève, un peu chancelant, pour passer dans le petit salon bleu. Résignée, Ouraïn l’accompagne. Il va se laisser tomber avec verre et bouteille dans le grand sofa, en face de la cheminée vide. Elle l’observe avec une compassion impuissante. Il va demeurer là jusqu’à être complètement ivre, et Chéhyé le portera dans sa chambre. Où il se réveillera vers cinq ou six heures du matin, pour se rendre à la fonderie avant tout le monde. Mais cela ne peut durer ainsi ! Il est en train de se rendre fou. Il ne veut pas écouter les ecclésiastes et leurs conseils de modération et de bon sens. Il a fait ôter du manoir tout ce qui rappelait Marys. Leur chambre, une fois vidée, a été fermée à clé. Tout a été détruit. Quelquefois, Ouraïn a le sentiment que, s’il se laissait aller, il mettrait le feu au manoir même.

Elle s’assied près de lui avec un livre pris au hasard dans une des étagères – elle sait inutile d’essayer de lui parler. Chéhyé reste debout près de la porte, effacé comme à son habitude. Quelquefois, elle est tentée de lui demander d’endormir Gilles dès la fin du repas, mais évidemment le Ghât’sin ne ferait jamais rien de tel, même sur son ordre à elle.

Après un moment, pourtant, à sa grande surprise, Gilles émet un petit rire sans joie : « Ces imbéciles de Virginie, qui s’imaginent pouvoir être libres ! Comme si l’on était jamais libre. Et eux moins encore que les autres, tous des christiens empêtrés dans leurs superstitions, eux aussi. Leurs superstitions qui ne peuvent en être, puisqu’ils sont soi-disant des civilisés. Ha ! Aussi aveugles que les géminites. Elle avait raison. »

Ouraïn s’efforce de ne pas réagir, tourne une autre page de son livre. C’est la première fois qu’il évoque Marys. Si ce n’était de la date, elle en serait prudemment contente. Sans doute doit-elle plutôt en être inquiète, hélas, en la circonstance.

Il fait tourner entre ses doigts la tige de son verre. « Toutes ces sornettes, grommelle-t-il. L’Entremonde ! La transmigration ! Les sphères subtiles ! Mais on est réduit à ses atomes, voilà tout, la substance du psychosome s’émiette et disparaît. On les rend au chaos originel et ils en reviennent dans des herbes, des insectes, des cailloux, des poussières. Des humains si l’on est malchanceux. Il n’y a que cela, ce recommencement aveugle. Quelle divinité aurait créé un univers aussi absurde ? »

Lui parle-t-il vraiment ? Elle hésite encore à répondre quand il enchaîne : « La mauvaise Divinité, voilà laquelle. Les Gnostiques avaient raison. Nous ne cessons de retomber. Tombés. La chute… »

Sa voix s’éraille. Il vide son verre d’une seule gorgée, le remplit de nouveau. En boit la moitié. Se met à rire tout bas : « Mais non, c’est encore trop facile. Il n’y a pas de divinité, ni bonne ni mauvaise, rien que la substance de cet univers apparu par accident et qui disparaîtra par accident. Absurdité sur absurdité, celle de l’être et celle du néant. »

Ouraïn regarde fixement le livre ouvert sur ses genoux, sans le voir. Elle n’a jamais entendu Gilles blasphémer ainsi. Doit-elle le reprendre ? Espère-t-il d’elle qu’elle le fasse, lui rappelle les bontés de la Déesse, lui démontre qu’il se trompe ? Mais s’il n’écoute ni les ecclésiastes ni Antoinette, qui sont de sa religion, que pourrait-elle bien lui dire, elle, qui le convaincrait ? Elle demeure immobile et silencieuse, la gorge serrée.

Il s’affale davantage dans le sofa, en allongeant devant lui ses jambes écartées. « Antoinette regarde encore du mauvais côté, l’idiote, avec ses histoires de nouveau monde. Ce pauvre Arouet aussi, et tous ces excités parisiens, qui se laissent berner par leurs propres grands mots. Liberté. Renouveau. Il n’y a pas de nouveau monde, seulement des états transitoires du monde ordinaire, qui naissent pour mourir. Trop lentement encore. Quel ennui prodigieux, toute cette Histoire qui bout dans sa stupide marmite depuis l’aube des temps ! » Un rire silencieux le secoue de nouveau : « Mais c’est toujours la même soupe et tout le monde y passe. Les personnes, les générations, les dynasties, toutes des éphémères, éblouies par leur propre illusion. Yajaladarsun a donné naissance à Aulangsun qui a donné naissance à Yindrashangsèn qui a donné naissance à Luyèntéhsun qui a donné naissance à Choladarangsun, qui est morte et le petit roi son fils n’aura jamais l’occasion de régner parce que son régent de cousin s’est mis les pieds dans le plat, je veux dire la marmite. On ne devrait pas avoir de cousins, surtout avec des dents aussi longues que Bakkôh Ayvanam. Oh, il les cache, il tâte encore le vent, mais la tempête s’en vient, je te le dis, la tempête s’en vient !

— Le peuple ne le suivra pas… », commence Ouraïn, mais il continue comme si elle n’avait rien dit, avec une amertume de plus en plus brûlante.

« Et ces autres imbéciles à Orléans et à Lyon, qui ne veulent rien apprendre, rien comprendre. Cette petite reine Jordane avec son beau jouet de pouvoir tout neuf. Croient avoir inventé la roue, elle et son consort va-t-en-guerre : davantage de troupes, leur seul réflexe. Ils seraient hutlandais qu’ils ne seraient pas pires ! Et les autres vieux enragés à Lyon : davantage de mages. Aveugles, tous, aveuglés ! Même pas réussi à les convaincre qu’il fallait constituer des réserves, instaurer des mesures d’économie. Les Allemands ont la vue moins courte, qui commencent çà et là de se reconvertir au charbon ! »

Il lève un doigt, avec un ricanement rusé : « Mais je ne suis pas aveugle, moi. Pas fou, le Garance. Quand le temps viendra, qui aura eu raison ? Qui aura prévu ? Qui sera capable de leur procurer ce dont ils auront besoin pendant la transition ? » Il se frappe la poitrine du plat de la main, et sa brusquerie fait dangereusement pencher le verre qu’il tient de l’autre. « Gilles Garance, encore, mais oui, vos Éminentes et Stupides Altesses. » Il se tourne vers Ouraïn – elle commençait de penser qu’il l’avait oubliée : « Et toi, ma chère petite, et toi ! » Il lui sourit, l’œil noyé d’un attendrissement soudain. « Tu seras leur héroïne. Ils se rouleront à tes pieds de gratitude, tu verras. »

Il faut le faire parler : pendant ce temps, il ne boit pas. « Comment cela ? »

Il lève de nouveau doctement le doigt : « Pourquoi crois-tu que j’aie fait augmenter la production en secret ? Et toutes ces cargaisons bien protégées qui voyagent de nuit par voie de terre ? Il faut savoir mettre de côté quand on le peut, c’est la règle d’or de toute bonne économie, ma belle. Tout cela est en lieu sûr. Et quand ils viendront pleurer en se tordant les mains, abracadabra, je sortirai mes réserves de mon chapeau. Ah, Ouraïn, nous serions tellement riches, si nous le voulions, nous pourrions nous acheter un pays n’importe où ! »

Il fronce les sourcils, cherche la bouteille des yeux. Après avoir vidé son verre, il le considère un moment, puis le repose avec maladresse par terre, et boit à même le goulot. S’essuie la bouche.

« Non, bien sûr. Pas pour l’argent. Jamais été pour l’argent. Bon citoyen, moi. Bon Français. Même si l’argent graisse les rouages. Et il en faut. Oh, il en faut ! La seule façon d’assurer une transition harmonieuse. Dans dix, vingt ou trente ans, mais cela arrivera, tu verras, Ouraïn, tu verras. » Ses yeux s’embuent tandis qu’il la regarde en clignant des paupières : « Nous perdrons tout. Tout !

— Mais… »

Il ricane de nouveau. « Ou non. Qui sait qui viendra encore sauter dans la marmite ? Ils finiront bien par se dévoiler, à Garang Xhévât. Et le pire n’est jamais certain, après tout. Un autre caprice, et la soupe changera encore de goût, voilà tout. Tout pourrait se calmer d’un seul coup et je n’en serais pas plus surpris, désormais. Tout peut sortir du chaos, et même une nouvelle sorte d’ordre. » Il secoue la bouteille pour en vérifier le contenu. « Ah, je n’ai pas assez bu, voilà que je cite cette écervelée de comtesse de Foix. Elle et son optimisme invétéré. Il suffit que les immolations par le feu aient cessé, et elle est rassurée. »

Il va pour boire, se ravise. « Mais je manque à toutes mes manières. En voulez-vous, ma chère ? »

Elle dit non, inquiète du soudain vouvoiement. À qui croit-il parler, à présent ?

Il boit en rejetant la tête en arrière. « Pourquoi, vous ne voulez pas célébrer la paix retrouvée ? » Il renifle avec mépris : « La paix ! Mais c’est ma faute aussi. Pendant des années, je leur ai assuré que les indigènes ne feraient jamais rien contre nous, imbécile que j’étais moi-même. » Sa voix se fait plaintive : « Moi aussi, j’ai pris mes désirs pour des réalités.

— Mais ils ne font rien, essaie de protester Ouraïn, ce sont les Hutlandais qui les agitent. »

Il fronce de nouveau les sourcils en la dévisageant, les yeux plissés, comme s’il n’arrivait pas à bien la voir : « Allons, ne sois pas si naïve, je t’ai élevée mieux que cela ! Les Hutlandais n’auraient pas même pu mettre le pied au Hyundzièn si Garang Xhévât ne l’avait voulu. À plus forte raison agiter. » Il laisse échapper un petit rire hoquetant. « Agiter la soupe ! »

Pourquoi s’entête-t-il à voir la main de Garang Xhévât dans tout cela ? « Ce ne sont pas des talentés qui…

— Oui, oui, oui, et les immolations ont cessé depuis la fin de la dernière Petite Année, et voulez-vous parier avec moi que les prochains feux seront ceux de plantations et commerces géminites ?

— Mais pourquoi Garang Xhévât, pourquoi maintenant ? »

Il lève les bras au ciel : « Est-ce que je le sais ? Y a-t-il moyen de le savoir ? Ils s’affolent parce que leur pouvoir glisse au profit de celui de Daïronur, et celui des Bôdinh au profit de celui des Kôdinh ? Ou c’est encore une de leurs luttes intestines entre Maisons, et celle qui est en ascendance veut nous bouter hors du pays pour je ne sais quelle autre raison superstitieuse ! » Il se laisse aller de nouveau dans le sofa, la bouteille plantée sur le ventre : « Tous, tous pris dans leurs illusions et leurs manigances, dit-il sombrement. Et moi qui ne voulais que le bonheur et l’Harmonie pour tous, j’en suis prisonnier aussi, sauf que je le sais, moi, je suis condamné à le savoir, à regarder la marmite bouillir éternellement et les dévorer tous les uns après les autres. »

Il jette brusquement la bouteille par terre, où elle roule en se déversant par intermittence sur le beau tapis de Perse. « Tous sauf moi ! Je suis maudit, maudit ! » Sa voix se brise. « Chaque fois que j’ai cru m’être libéré, chaque fois que j’ai connu un peu de bonheur, tout m’a été arraché… Huit ans, huit malheureuses petites années, et elle est morte. Morte ! Pourquoi n’étais-je pas là ? Pourquoi n’avez-vous rien fait, tous autant que vous étiez ? »

Ouraïn a reculé malgré elle sur le sofa, mais il se calme aussi vite qu’il s’est emporté, se prend la tête dans les mains, coudes sur les genoux, en marmonnant. « Au moins, si j’étais christien, cela aurait davantage de sens, avec leur Job, dans leur Ancien Testament. J’aurais dû me convertir, tiens, pas elle. Ils en auraient fait, une tête ! Ou bien rien du tout, pas de mariage, rien, juste partir, partir très loin, tout laisser là, être enfin débarrassé de tout ! »

Ouraïn ne peut s’empêcher d’être un peu blessée, mais c’est l’alcool et le chagrin qui parlent, elle le sait bien.

« Voyager », dit-il en se redressant pour s’adosser de nouveau brusquement dans le sofa. « Elle aimait voyager, elle aussi. Tous ces sacrifices qu’elle a faits pour moi, venir s’enterrer ici, elle qui aimait tellement s’amuser…

— Elle est venue ici de son plein gré, Gilles », rectifie Ouraïn, en espérant le consoler un peu. « Elle voulait travailler à la fabrication de l’ambercite à la fonderie et… »

… bénéficier ainsi d’une vie plus longue avec lui ; elle se rend compte trop tard de son erreur, mais lui, heureusement, ne l’écoutait pas.

« Si tu l’avais vue, ce soir-là, à l’ambassade, Divine qu’elle était belle ! Si vive, si intelligente, si résolue ! Quelle femme, Divine, quelle femme c’était ! Sans fausse pudeur, sans retenue hypocrite. Les géminites sont si fades, avec leurs sempiternelles protestations d’harmonie. Le lit n’est pas fait pour l’harmonie et les petites mignardises délicates, il y faut un feu plus ardent, plus sauvage, comme Kurun, et alors on peut, oui, on peut croire que l’univers a un sens et qu’on en fait partie ! »

Il a des larmes dans les yeux, sa voix s’enroue : « Kurun, ah, ma belle Kurun… je suis sûr que Kurun l’aurait aimée, Marys. Comme tu l’aimais, n’est-ce pas, Ouraïn ? Vous vous entendiez si bien. C’était si beau de vous voir, comme une mère et sa fille… »

Cette fois, elle n’essaie pas même de rectifier.

« … C’est tout ce que je voulais, tu sais, une famille ordinaire, une vie simple et heureuse avec celle que j’aimais, une que j’aimais, enfin, alors que je n’y croyais plus, une que je pouvais aimer sans prudences, une qui m’aimait enfin, après toutes ces années ! »

Il s’essuie les yeux sur sa manche. « Tu ne sais pas ce que c’est, toi, la solitude. Tu ne sais même pas la chance que tu as. » Il se penche vers elle, lui passe un bras autour des épaules pour l’attirer contre lui et lui baiser le front, lui embrasse un sourcil à la place. « Oh, ma chère, chère Ouraïn, je voudrais tant être sûr que tu trouveras l’harmonie, toi aussi, avec un compagnon qui saura t’épauler, qui comprendra, comme Marys avait compris… Je ne lui avais rien dit, tu sais, elle avait presque tout deviné par elle-même, avec son indomptable audace à imaginer toujours plus loin. Une christienne. Il y aura fallu une christienne ! Elle ne l’était plus, bien sûr, mais son éducation l’avait mieux préparée que la plupart des géminites. Elle était comme moi, un esprit libre, loin du carcan des idées reçues, forgé dans l’adversité. »

Il se penche avec maladresse pour reprendre la bouteille, puis son verre, avec des gestes trop saccadés qui dépassent d’abord leur but. Après avoir versé le fond de la bouteille dans le verre, il la considère un moment, déconcerté. Puis il crie à la cantonade : « Une autre bouteille ! Apportez-moi une autre bouteille ! Le Clos-Renard, tiens, elle l’aimait tant… »

Il boit son verre, avec une grimace – c’était surtout la lie –, puis se frotte la figure comme s’il voulait se l’arracher. « Sais-tu », dit-il soudain solennel, « j’en arrive à penser que le salut du monde viendra des christiens. Lorsqu’ils se détournent de leurs superstitions, ils le font avec bien plus d’audace que nous, ils sont davantage prêts à explorer le monde ordinaire avec les outils de la raison, sans tout le fatras de symboles et de contes dont nous l’habillons. Si jamais ils arrivent à surmonter assez leur terreur du talent pour le soumettre lui aussi à un examen rigoureux, ils nous délivreront peut-être de nos œillères… »

Puis il pousse un grand soupir : « Mais que dis-je là ? Il faudrait d’abord qu’ils se délivrent eux-mêmes de leurs idées fausses et, à en juger par les dernières chasses aux sorcières en Angleterre, ils en sont loin. » Il se met à rire, un hoquet triste : « Je rêve encore. Je rêve toujours, même maintenant. Je peux encore me perdre dans ces fantaisies d’un monde meilleur, alors que je suis dans la marmite en train de bouillir comme tout le monde. »

Il considère en riant la bouteille vide : « Mais pas encore assez cuit, de toute évidence. » Il semble avoir oublié qu’il a ordonné une autre bouteille – Chéhyé, du reste, n’a pas bougé de l’embrasure de la porte. Il se lève pour aller fouiller dans un des petits cabinets, en tire une bouteille de porto et deux verres, pour revenir ensuite, d’un pas vacillant, se laisser tomber dans le sofa. « Me tiendrez-vous compagnie, ma chère ? »

Ouraïn lui prend bouteille et verres des mains trop prestement pour qu’il résiste et verse elle-même la liqueur ambrée, un doigt pour elle, un verre plein pour lui. Il n’y a plus qu’une issue, maintenant, l’achever le plus vite possible. La bouteille n’est pas très pleine, malheureusement.

Il observe son verre avec une expression encore plus triste : il pense toujours à Jakob Ehmory et à Nathan Archer lorsqu’il boit du porto. « Qui a inventé la mémoire », marmonne-t-il tout en portant le cristal à ses lèvres, « sinon une Divinité mauvaise ? » Il vide le verre d’un seul trait. « Ah, mais Jakob dirait que la bonne Divinité a inventé l’ivresse. Et il aurait raison, il aurait raison, n’est-ce pas, ma belle Kurun ?

— Ouraïn », dit-elle, patiente et triste, « je suis Ouraïn. » Il a tendance à les confondre, lorsqu’il est ivre. C’est en général le signe qu’il va bientôt s’écrouler.

Il secoue la tête comme s’il ne l’avait pas entendue : « Tu n’as jamais été ivre, n’est-ce pas ? Et tu as bien raison. C’est une faiblesse. Mais si l’on n’expérimente pas soi-même les faiblesses d’autrui, comment les comprendre, comment les utiliser ? Je ne suis ni si intelligent ni si puissant, mais je comprends, ma belle ! » Il se frappe de nouveau la poitrine, en lâchant le verre qu’Ouraïn rattrape de justesse. « Je connais mes faiblesses, et je sais les voir en autrui. C’est cela qui nous donne un pouvoir sur eux tous, nos pauvres compagnons de marmite, hein, Kurun ? » Il rit de nouveau : « Et notre talent invisible, bien sûr. » Il s’assombrit brusquement, redevient larmoyant : « Et notre longue vie. Notre longue, si longue vie. »

Cela semble le plonger dans un abîme de réflexions amères. Il lui reprend la bouteille qu’elle n’ose retenir. Saisit le verre qu’elle n’a pas bu, le remplit à ras bord, le boit d’une lampée, le remplit de nouveau, mais à moitié, car la bouteille est vide. « Holà, tavernier », s’exclame-t-il avec un enjouement sonore, « il faut allonger la sauce ! »

Il se lève en s’y reprenant à deux fois. Ouraïn se lève aussi en lui attrapant le bras : « Il vaudrait mieux aller te coucher, suggère-t-elle, si tu veux aller fabriquer de l’ambercite demain matin… »

Il fronce les sourcils en essayant de la dévisager : « Ah, oui, devoir oblige. Ils dorment tous et je suis éveillé. N’ont pas besoin de l’être, chanceux, le talent ne dort jamais. Plus simple, si j’avais tous pu les garder toujours endormis, ces maudits ecclésiastes. Non, encore mieux, suspendus ! Bien moins de problèmes. La nécromancie aurait du bon, parfois. » Il titube, prend une voix de fausset : « Oh mon cher Gilles, mais que dis-tu là ! » Reprend sa voix normale : « Je dis, maudit Maître Foulques, que si je n’étais pas un si bon géminite, j’aurais été un fort bon nécromant et j’aurais eu bien moins d’ennuis ! »

Il se laisse faire en riant tout bas tandis qu’Ouraïn le dirige petit à petit vers le couloir. À la porte, Chéhyé vient lui prêter main-forte. Ils l’entraînent dans sa chambre, au rez-de-chaussée de la tour nord, tandis qu’il chante une chanson de marin, en italien, en faisant rouler exagérément les r. À eux deux, ils le couchent après lui avoir ôté chemise et culottes, rabattent le drap sur lui. Il ouvre les yeux alors qu’Ouraïn arrange l’oreiller, murmure dans un sanglot : « Kurun, reste avec moi, Kurun, ne me quitte pas, je t’en prie. » Saisie de pitié, elle se penche pour lui baiser le front. « Dors, je suis là. » Puis elle se tourne vers Chéhyé : « Va. Je vais rester un peu, le temps qu’il s’endorme. »

Le Ghât’sin s’incline et referme la porte en silence.

Elle le contemple, son père – mais il y a si longtemps qu’elle l’appelle Gilles ! Même “Gânu” sonne étrangement dans son esprit. Ce visage rendu un peu étrange lui-même par la barbe et les moustaches, aux traits creusés qui ne se détendent pas dans l’abrutissement de l’alcool et du sommeil proche. Il murmure encore, “Kurun”. Elle se sent soudain envahie par une poignante tristesse, mêlée d’une étrange et obscure satisfaction. Il aimait Marys, mais ce n’est pas elle qu’il appelle.

Elle se rappelle, si distinctement, le feu ardent et sauvage de leurs rencontres, à Kurun et lui, la nuit, lorsqu’elle était petite et qu’elle se réveillait pour les regarder s’aimer derrière l’écran qui rendait leurs ébats silencieux sans les dissimuler. Il croyait qu’elle aurait peur, la première fois qu’il l’avait surprise à les observer ainsi, il lui avait longuement expliqué que l’harmonie des amants prenait parfois des allures de combat. Mais elle n’avait pas eu peur. Elle avait su tout de suite ce qu’était cette danse-là, qu’elle-même en était issue, et quelle en était l’harmonie. Et ensuite, elle venait se glisser entre eux, et ils l’entouraient de leurs bras, et ils flottaient tous les trois vers le sommeil et sa plénitude langoureuse.

Il aimait Marys – elle était de sa race, de son monde, ils partageaient tant de choses, et même presque tous ses secrets. Il aimait Marys. Mais elle n’était pas Kurun.

Au bout d’un moment, elle sent que les paupières lui picotent. Elle devrait dormir, elle aussi. Une impulsion la fait grimper sur le lit et se blottir contre Gilles, comme lorsqu’elle était petite. Il sourit dans son sommeil et ouvre un bras pour l’accueillir.

 

*

 

Elle est au Festival dans les ruines de Banang Thu avec Nandèh et Feï dans la foule en liesse. Personne ne les remarque, parce qu’elles sont vêtues comme tout le monde. Elles sont grandes ouvertes, sans leurs Ghât’sin, bien sûr, et cherchent la signature particulière de leur Élu. Il y a des corps enlacés dans des coins sombres ici et là, des rires, des soupirs, des cris et des gémissements rythmés, la symphonie amoureuse des festivals, qui s’élève tel de l’encens vers la Déesse. Puis elles le voient enfin qui vient à elles, un jeune homme aussi grand qu’un Dinhga, aux cheveux rouges dans la lueur des torches, et pourtant ces cheveux sont bouclés, et le visage est fin, sans la rude mâchoire, le nez fort et les arcades sourcilières proéminentes des Dinhga. Elle sait même qu’à la lumière du jour ses yeux qui semblent noirs ici seront aussi bleus que le ciel.

Il les a senties lui aussi, il s’arrête et les fixe avec gravité. Elles l’entourent en levant la tête vers lui – il est si grand – et, la première, elle pose la main sur son torse nu, à la place du cœur, là où se tordent des flammes en forme de dragon. Il en fait autant, et elle voit sur son propre sein nu, à gauche, le même dragon et ses flammes qui ne brûlent pas.

Elles l’entraînent à l’écart de la foule pour pénétrer dans une demeure qui était autrefois celle d’une prêtresse de Hundgao : les lueurs lointaines des feux de joie font danser sur les murs des figures amoureuses figées dans la même joyeuse frénésie que les femmes et les hommes venus célébrer le Festival, dehors. Il y a là un large matelas posé à même les dalles.

Nandèh et Feï ne sont pas loin, attentives. C’est elle qui doit ouvrir l’Élu la première et en être ouverte. Elle est étendue contre l’Élu, dont les mains caressent lentement ses épaules, ses seins, ses hanches, comme si elle était une pierre vivante, et lui le sculpteur.

Et chaque geste soulève une houle de sensations, et chaque vague le sentiment de la parfaite justesse, de l’adéquation parfaite de chacune de ces sensations, de tous les mouvements infimes de son corps qui s’adapte à chaque caresse, et du désir qui croît de caresser à son tour. Elle lève une main et la laisse jouer dans les boucles lustrées, une sensation inaccoutumée. Puis elle la laisse glisser le long du cou et dans le creux tiède et palpitant de la gorge. Elle ferme les yeux pour mieux voir la ligne de torse à demi redressé tandis qu’elle dessine du bout des doigts les muscles bosselés sous la peau, atteint la douceur plus frémissante de l’aine, et la toison d’où jaillit la dureté brûlante du sexe érigé. Elle l’encercle de ses doigts, avec une douce fermeté, sent la pulsation saccadée du désir qui lui répond.

Des lèvres chaudes glissent contre ses seins, contre son cou, tandis qu’elle attire le corps vibrant de l’Élu plus près du sien. Une voix rauque murmure près de sa joue « Kurun, Kurun !

— Je ne suis pas Kurun, murmure-t-elle rêveusement amusée, je suis Ouraïn. »

Comme si ce nom avait percé la bulle du rêve, les images s’éteignent. Mais sans que les sensations en deviennent plus immatérielles. Elles sont plus précises, au contraire. Un corps contre le sien, pressé entre ses cuisses, une main dans le creux de ses reins, une bouche qui cherche la sienne en soupirant de nouveau “Kurun” tandis que le sexe durci se glisse en elle, dans un paroxysme douloureux de plaisir.

Et pendant un instant, elle ne le repousse pas, elle le cherche même avec une joie sauvage. Pendant un instant tout est bien, tout est accompli, elle est ce qu’elle doit être, une Natéhsin brûlant dans les feux du Festival.

L’instant d’après, elle est Ouraïn et, avec un cri inarticulé, elle repousse ce corps, qui est celui de Gilles, essaie de s’arracher à ces mains qui sont celles de Gilles, de se dérober au sexe de Gilles. Mais il la maîtrise aisément, il est plus fort qu’elle, ses lèvres s’écrasent sur les siennes. Elle essaie de détourner la tête, « Je suis Ouraïn, Gilles, Ouraïn ! » Et, comme il continue à la pénétrer par à-coups, avec des petits gémissements de plaisir, les yeux clos, elle répète, affolée : « Je suis Ouraïn, Papa, regarde-moi, je suis Ouraïn ! »

Il ouvre les yeux, suspend son mouvement. La contemple un moment. Mais que voit-il, dans la pénombre ? Elle implore : « Je ne suis pas Kurun, lâche-moi, je t’en prie ! »

Il lève une main pour lui caresser la joue – en déséquilibre, son corps s’alourdit contre le sien, il la pénètre plus profondément, et un horrible scintillement de plaisir la parcourt tout entière. « Tu pourrais l’être, souffle-t-il, haletant. Tu devrais l’être. Elle est en toi, ne la sens-tu pas ? Ma Kurun. Il n’y a plus que toi et moi, maintenant. Oh, Kurun… »

Il se presse contre elle, les yeux rivés aux siens, en répétant « Kurun, ma Kurun » et à chaque répétition il la pénètre davantage. Le rythme s’accélère, elle sent le souffle brûlant venir s’écraser de nouveau contre ses lèvres, elle essaie encore de se débattre, elle le griffe de sa main libre, mais il est si grand, si lourd, et le mouvement l’emporte, malgré elle, l’emporte et la soulève, comme si le Festival brasillait dans ses reins, dans son ventre et qu’en même temps elle était une étincelle dansant au-dessus des flammes dont la pulsation ardente la traverse, tandis qu’il se raidit en poussant un long gémissement.

Il reste immobile un instant, puis s’abat sur elle de tout son poids, suffoquant, sanglotant presque.

Et elle, elle ne bouge pas. Elle veut bouger, elle pourrait essayer de bouger, et pourtant elle ne bouge pas. Elle sent son poids sur elle, et en même temps, elle est très loin, comme si elle flottait. Elle entend son souffle s’apaiser, elle sait l’instant exact où il bascule dans le sommeil, mais elle ne bouge pas. C’est très étrange. Comme si elle allait glisser dans l’igaôtchènzin, mais que le moment du passage était interminablement étiré, ou comme s’il se renouvelait sans cesse sans jamais aboutir. Elle attend. Elle ne sait pas ce qu’elle attend, mais il lui semble qu’elle doit attendre.

Elle attend.

 

 

Ici s’achève

La Princesse de Vengeance,

le quatrième livre de

Reine de Mémoire