Première partie

 

 

 

 


1

Elle dort.

Elle est une femme, qui dort. Une très jeune femme, endormie sur un large matelas. Le matelas lui-même est placé dans un cadre de bois, sur une plate-forme de pierre surélevée. Mais comment peut-elle percevoir tout cela ? C’est très curieux de sentir ainsi la langueur satisfaite de ces membres à l’abandon comme une étoile de mer sur une plage, et de les voir en même temps, voir, comme si ce n’était pas elle, cette très jeune fille endormie, longs cheveux d’algues noires, corps lisse à la peau couleur de thé ambré, minceur un peu anguleuse, seins adolescents. Elle porte au cou une chaînette d’or dont le pendentif, un oiseau bleu violet aux yeux rouges, dessiné en cloisonné d’or, est niché entre ses seins.

Elle connaît cette jeune fille. Elle connaît ce pendentif.

Est-ce la surprise ? C’est comme si elle avait encore reculé. Elle voit mieux. La pièce est haute et carrée. Sur les murs de pierres rose orangé danse avec des ombres étranges la lueur de quatre torchères disposées à mi-hauteur dans chaque angle. Il n’y a pas vraiment de meubles : une table basse de bambous, avec des bols et des baguettes et un couteau à cran d’arrêt, de facture européenne, replié dans son manche de corne ; des coussins plats à terre, à demi dissimulés par des vêtements épars ; un brasero muni d’une grille sur laquelle est posée une marmite d’où s’échappe un parfum appétissant, à la fois piquant et salé.

En une seule avalanche alors, les autres sensations, d’une étonnante familiarité : l’humidité tiède de l’atmosphère, la tapisserie des sons tendus aux minces fenêtres hautes et sans vitres ouvertes sur l’obscurité, des bruits de volière, mais aussi des claquements, des grincements, d’intermittentes toux rauques, de longs cris aigus qui se terminent en rires saccadés ; les fenêtres elles-mêmes, encadrées de minces bandes de végétaux stylisés ; les frises en haut-relief qui décorent toute la moitié supérieure des murs ; les ombres à la fois animées et dérobées par les flammes des torchères.

Elle flotte à présent vers le plafond, curieuse, pour les examiner – suffit-il donc de vouloir, ici, pour se déplacer ? Sur un fond de fleurs et d’animaux, des couples grandeur nature sont enlacés en des poses d’une presque impossible souplesse, femmes et hommes, mais ils se ressemblent tant, il est difficile de les distinguer. Danseurs, gymnastes, équilibristes ? Et soudain, une main sur un sein, une jambe repliée au creux de reins musclés, un sexe masculin érigé : ce sont des postures érotiques, une multitude d’extases figées dans la pierre. Sans frénésie aucune cependant : les visages ronds sont sereins, les lèvres charnues s’entrouvrent sur un sourire lointain, et les yeux bridés sont grand ouverts, même s’ils n’ont pas de regard. Amantes et amants portent des coiffures complexes, rangées de petites nattes qui suivent la forme du crâne et se ramassent en un chignon bas orné de fleurs de lotus ou se relèvent en forme d’éventail, comme une auréole, d’une oreille à l’autre. Et ce ne sont pas toujours des boucles qui pendent à ces oreilles, ce sont les lobes eux-mêmes, démesurément longs et parfois fendus, et auxquels sont attachées, alors, des rosettes en forme de soleil. Femmes et hommes, lorsqu’ils sont vêtus, portent aux hanches, sur un pagne court, une large ceinture aux ornements élaborés et qui devaient être peints, car on y distingue encore des traces de pigments colorés. Une impression d’immense ancienneté exsude de ces pierres, de ces sculptures aux sourires aveugles.

Elle a déjà vu aussi ces sourires. Dans un autre endroit dont le souvenir diffus tarde à se préciser. Une autre chambre toute de pierre. Dans une ville qui est une montagne…

Elle cesse de pourchasser le souvenir : près du lit bas, agenouillé, se trouve un homme, nu lui aussi. Vient-il d’apparaître ? Il semble jeune, mais moins que la jeune fille, et sa peau n’a pas les mêmes reflets dans la lueur des torches : son hâle vient du soleil. Il est roux, sa crinière bouclée encadre un visage carré au nez fort et un peu busqué, aux lèvres pleines. Les yeux aux pupilles dilatées ne sont point bridés, et semblent noirs dans la pénombre.

Ils sont bleus, elle le sait, d’un bleu pâle sous les épais sourcils noirs. Elle le connaît très bien, ce jeune homme, et ce n’est pas seulement parce qu’il ressemble à un portrait vu autrefois. Son nom lui picote le bout de la langue, et même celui de la jeune fille – juste là, se dérobant comme un capricieux papillon dans une brise d’été.

Est-ce un de ces rêves dont les lieux, les êtres sont familiers parce qu’on en a déjà rêvé ? Non point les situations en tant que telles, mais d’autres événements qui se sont déroulés aux mêmes endroits, avec les mêmes personnes : dans l’existence que la psyché vit dans cet autre monde, elle connaît des aventures dont elle se souvient d’un rêve à l’autre, mais non lorsqu’elle est revenue se diffuser dans son soma – n’est-ce pas étrange ?

Ce qui est dérangeant, vaguement angoissant même, c’est surtout qu’elle a le plus grand mal à évoquer l’endroit où elle devait dormir pour les rêver, ces autres rêves. Les images en sont vaporeuses, fugitives, comme si c’était ce monde la vision, et non ce monde-ci. Et pourtant, elle doit rêver encore, et son soma dormir quelque part à l’autre extrémité du fil doré de sa psyché vagabonde.

Les souvenirs des autres rêves sont au contraire de plus en plus clairs et solides. Elle se rappelle même comme ils se dissolvaient au matin, comme elle les oubliait jusqu’à ce qu’ils resurgissent par bouffées, inattendus, indéchiffrés, un étrange sentiment de familiarité au cours d’une promenade en forêt, d’un bal, ou dans un grand parc avec des parterres, sous la lune.

Le jeune homme dont elle sait presque le nom caresse délicatement le visage de la jeune fille qu’elle pourrait presque nommer, ses sourcils, ailes de mouette, sa bouche, bouton de rose ; d’une main légère, il lisse sa chevelure sombre en éventail sur la couche. Il est émerveillé, angoissé aussi.

Mais comment peut-elle le ressentir ? Elle n’est pas lui. Et même, l’idée qu’elle le pourrait l’emplit d’un malaise diffus. Elle ne désire pas être cet homme. Et pourtant, un autre désir que le sien l’attire vers lui et elle continue d’éprouver ses émotions. N’a-t-elle donc aucune mesure de contrôle ? Ne suffit-il pas ici de vouloir ou de refuser ?

Elle résiste. Elle se détourne pour aller traverser la grande porte ouverte sur les bruits de la nuit. Non qu’elle le désire vraiment, car elle ne verrait sans doute rien, mais il semble important, impératif, de savoir.

La porte se dérobe. Est-ce donc une prison, ce rêve, et cette liberté de ses propres désirs une illusion ?

Elle devrait en être inquiète, et même terrifiée, mais c’est comme si ses propres émotions se dérobaient aussi. Elles n’ont point lieu d’être. Ce n’est pas pour avoir peur qu’elle est ici. Elle doit observer. Pour une raison qu’elle démêle toujours mal, cependant, elle ne veut point être ce jeune homme. Ni cette jeune fille. Elle ne verrait pas tout, si elle se laissait couler en eux. Mais il faut tout voir, sûrement, à défaut de tout savoir ?

 

*

 

Elle se redresse et s’étire. Elle n’a pas eu conscience d’ôter de la Carte la pointe des ciseaux, mais elle a dû le faire puisque autour d’elle c’est la petite chambre de l’auberge, à peine illuminée par l’unique bougie. Un souvenir de vert flotte devant ses yeux, refuse de se dissiper. Verte, la lumière dans la chambre de la Carte, parce qu’elle était filtrée par des feuilles.

Verte, comme dans le jardin de Grand-mère.

La porte ouverte du mur, dans le Parc, et derrière, la lumière verte. Avec la silhouette qui attendait dans le jardin. Qui l’appelait dans le jardin.

Ces souvenirs-là sont très décousus. Et le restent, malgré ses efforts. Bien clairs, extrêmement nets, mais éparpillés, les perles d’un collier brisé.

Cette sensation, jamais éprouvée et pourtant certaine, si longtemps redoutée : l’explosion intérieure, la membrane protectrice, en elle, volatilisée. Et en même temps, pour la première fois de sa vie, la solitude, la véritable solitude. Senso et Pierrino, disparus.

Une épouvantable confusion écarlate – ouragan de dents lointaines, les Bêtes, qui se rapprochent, qui vont la dévorer. Mais qui se heurtent à un autre bouclier invisible, une bulle extérieure, bien plus solide que celle qu’elle appelle d’ordinaire à la rescousse, et alors elle sait pourquoi elle ne sent plus Senso et Pierrino : c’est normal, c’est bien ; la bulle, c’est Grand-mère qui la protège. Il faut aller trouver Grand-mère, dans son jardin.

Elle enjambe un corps étendu, un homme, en soulevant sa robe pour ne pas le toucher. Elle ne regarde pas son visage.

Elle est assise dans un des fauteuils d’osier, au bord de l’étang. On lui coupe les cheveux. Elle les voit tomber autour d’elle comme une pluie cuivrée. Lorsqu’ils ont fini de pleuvoir, on les ramasse, Nadine ou Félicien. On les jette dans l’étang. Ils coulent comme s’ils étaient très lourds.

Félicien ou Nadine arrive avec des habits de monte et le gros sac de voyage en cuir, le même que ceux de Senso et de Pierrino ; on l’aide à se dévêtir, à se vêtir.

Nadine ou Félicien lui tend une bourse d’argent, pas très grosse, en disant : « Il faudra économiser, c’est tout ce qu’il y a à la maison. »

Félicien ou Nadine lui montre un tube argenté, dont on dévisse le haut pour tirer à demi un rouleau de parchemin : « Tu auras ceci pour te guider et t’aider. C’est la Carte. Tu sais comment t’en servir. »

Et alors, malgré la bulle qui la protège, elle recule, épouvantée : « Non, non, la Carte est mauvaise !

— Plus maintenant, dit-on. La Carte se souvient depuis longtemps. Elle continuera de t’aider à savoir. »

Elle cherche Grand-mère des yeux, incertaine, mais Grand-mère n’est plus là. Elle ne l’a pas vue partir. Elle n’est pas certaine de l’avoir vue, non plus. Nadine ou Félicien est à sa place, qui hoche la tête. La Carte est bonne, maintenant. La Carte est nécessaire. On range la Carte dans le gros sac de cuir.

On lui dit : “Tu es en danger.” Oui, elle le sent, elle le sait, la vengeance d’Agnès est en branle. On lui dit : “Tu dois partir.” On a sellé un cheval, qui attend à l’autre petite porte du parc donnant sur la rue, à côté du jardin-de-Grand-mère. Oui, elle le sait, elle le sent, elle doit s’éloigner de la présence d’Agnès : de la Chambre Rouge, et des dents des Bêtes.

On lui dit : “Nous ne voulons pas savoir où tu iras.”

On lui dit : “La bulle te protégera, on ne te verra pas.” Elle comprend : elle sera invisible. C’est bien. Ni Agnès ni les Bêtes ne pourront la trouver.

Elle est à la porte donnant sur la rue, une main sur le pommeau de la selle, un pied dans l’étrier. Elle se hisse. Elle est très calme à présent. Elle sait ce qu’elle doit faire : partir. Retrouver Senso et Pierrino. Elle va remonter à leur rencontre le long du canal, elle leur expliquera enfin tout ce qu’elle leur a caché depuis si longtemps, ils comprendront que c’était pour les protéger, ils lui pardonneront. Ils se protégeront les uns les autres maintenant que Senso et Pierrino ont en leur possession les objets magiques de leur père Henri, de leur grand-père Matatché, de leur arrière-grand-père Jacquelin, trinité protectrice des lointaines Atlandies. Oui, et ils s’enfuiront tous les trois ensemble et ils ne seront plus jamais séparés.

Ensuite, les perles du collier se rapprochent, les souvenirs s’enchaînent mieux. Elle trotte sur la route du Boccan. Les sabots du cheval ne font aucun bruit, mais c’est normal, le cheval aussi est invisible. Après l’avoir attaché à un anneau près d’une tache d’herbe qu’il pourra brouter, elle trouve un chaland à vapeur dont la proue est tournée vers l’ouest et, avec son sac de cuir, elle se glisse à bord. D’un gros tas de cordages et d’une toile, elle se fait un abri où elle se cache. Dans un demi-sommeil, elle entend des voix, sent le chaland qui démarre, se rendort.

Elle se réveille. Le chaland est arrêté. Elle se redresse et soulève la toile pour regarder autour d’elle. Dans le soleil qui monte, des murailles se découpent sur un ciel ennuagé. Elle les connaît, les reconnaît : ce sont les murailles de Carcassonne.

Elle n’est pas partie du bon côté ! Elle voulait aller au nord-ouest, mais le chaland allait au nord-est ! Elle rejette la toile et se dresse. Il faut quitter ce chaland, en prendre un autre tout de suite.

Quelqu’un crie : « Eh, toi, d’où sors-tu ? »

Elle se retourne. Un marinier se dirige vers elle, l’air irrité. Elle le regarde approcher, incrédule, affolée. Il la voit ? N’est-elle donc point invisible ?

L’homme la dévisage, les poings sur les hanches, plus amusé qu’irrité à présent. « Eh bien, mon garçon, on voulait se payer un petit voyage gratis ? »

“Mon garçon”.

On la voit, mais on ne la voit pas. C’est ce que voulait dire Nadine ou Félicien, alors ? On voit un habit d’homme, on pense qu’elle est un homme. Comme au théâtre – Senso, viens à mon secours. Jouer le rôle. Payer. Elle a de l’argent. Pierrino, viens à mon secours : une histoire raisonnable, elle doit bien pouvoir inventer une histoire raisonnable ?

Elle pense à rendre sa voix plus grave, à tortiller son petit tricorne entre ses mains. « Je devais retourner chez moi, ma mère est malade, je ne voulais pas attendre le bateau à vapeur. Et je peux vous payer. »

Elle ne sent pas les habituelles piqûres intérieures en parlant ! Mais c’est peut-être normal : elle est déguisée, n’est-ce pas ? Comme au Bal des Loups. Et puis, la peau intérieure n’existe plus, et la protection de Grand-mère est évidemment bien plus efficace. Elle fouille dans sa bourse, en tire une pièce au hasard qu’elle tend au marinier. L’homme interloqué la prend par réflexe, et elle saute sur le quai sans attendre.

« Eh, c’est bien trop, lui crie le marin, tu ne veux pas ta monnaie ? »

Elle jette par-dessus son épaule : « Pas le temps ! » et s’éloigne le plus vite qu’elle le peut sans courir. En se rappelant avec retard qu’on lui a dit d’économiser. Pierrino ne serait pas content d’elle non plus et il aurait raison. Elle doit s’arrêter, prendre le temps de réfléchir.

Des mouettes s’enlèvent soudain en criaillant, la faisant sursauter. Elle se rend compte avec une surprise agacée que son estomac proteste, tout comme sa vessie. Elle regarde autour d’elle. Le quai de galets monte en pente douce vers les bâtisses du port. Des latrines publiques, il doit bien y en avoir ici comme à Aurepas, mais où ? Il est très tôt, le port commence seulement de s’éveiller, il y a peu de monde. Et elle est un garçon, à présent. Elle peut bien être un garçon mal élevé, il y en a toujours dans les ports. Elle ralentit le pas, à la recherche d’un coin tranquille, en trouve un derrière des billots de bois, défait la braguette de ses culottes et urine comme Senso lui a montré à le faire, debout – et avec précaution. Ensuite, soulagée, presque amusée tout à coup, elle retourne se nettoyer la main dans le canal, s’essuie sur sa veste. Il lui faudra pratiquer.

« Les hommes, tous des porcs ! » grinche une voix cassée derrière elle. « Est-ce que je vais pisser dans ta chambre, moi, maudit couillon ? »

Elle se retourne, le cœur dans la gorge. Une silhouette indistincte se dresse à contre-jour : longs cheveux gris tout emmêlés, cela est apparu à l’autre extrémité des billots et semble porter une robe. Peut-être une femme.

Elle saisit son sac, fait volte-face et s’enfuit de nouveau, jusqu’à une ruelle d’ombre entre deux amoncellements de ballots de tissus. Là, elle se laisse glisser au sol, les mains autour des genoux, en attendant que s’apaise le tambour de sa poitrine.

Au bout d’un moment, elle se met à rire faiblement en imaginant le commentaire que ferait Pierrino. Ou même Senso, qui sait. Au moins pisse-t-elle de façon convaincante.

Le reste, à présent. Elle fait jouer les fermoirs du gros sac de voyage. Y a-t-il à manger là-dedans ? Non. Des habits masculins. Une chemise de Senso et une de Pierrino, celle qu’il aimait autrefois et n’a jamais voulu jeter, avec le col et les poignets de dentelle ; une paire de culottes de Senso ; une chemise de nuit, des dessous et des bas appartenant indifféremment à l’un et à l’autre : Félicien a bien fait, ils seront ainsi avec elle. Son petit coffret d’affaires de toilette, où tout a été jeté pêle-mêle, y compris le nécessaire de couture de voyage. Un boîtier oblong et étroit, dans lequel elle découvre avec surprise des cartes et des dés divinatoires semblables à ceux de Grand-mère. Et, enveloppé dans une écharpe de soie multicolore, le petit miroir de Haizelé.

La gorge serrée – espoir, appréhension –, elle l’écarte à la bonne distance, celle où elle ne pourra distinguer que son visage. Les yeux ambrés de la première Agnès lui rendent son regard. Son vœu a-t-il donc enfin été exaucé ? La bonne Agnès la protège toujours, en tout cas, en même temps que Grand-mère. Elle en aura besoin. Il s’est passé quelque chose de très grave à Aurepas. Agnès la Folle a essayé de s’emparer d’elle pour ressusciter.

Elle laisse le miroir retomber sur ses genoux, soudain accablée. L’ombre de sa petite ruelle raccourcit à mesure que le soleil monte. Comment pourra-t-elle jamais échapper à l’horrible emprise d’Agnès ? Son instinct premier, retrouver Senso et Pierrino, était-il le bon ? Et si elle attirait sur eux, au contraire, la colère cruelle de leur mère ? N’être pas partie dans la bonne direction, était-ce un signe ?

À ce moment, dans un soudain remugle de graillon et d’urine, un mouvement gris à la périphérie de son champ de vision la fait violemment tressaillir. Une main aux ongles sales se referme sur la bordure du miroir, le lui arrache. Elle le rattrape au vol en se dressant d’un bond, mais l’autre est bien agrippée, la créature de tout à l’heure, une vieille petite femme vêtue d’une robe brune toute tachée de boue, qui marmonne des paroles inintelligibles. Elle a une grosse verrue noire sur la lèvre supérieure, elle est presque édentée, ses yeux un peu exorbités ressemblent à des billes de jais. Une sorcière ! C’est une sorcière envoyée par la mauvaise Agnès pour lui voler le miroir magique ! Agnès la Folle l’a retrouvée !

Épouvantée, furieuse, elle secoue le miroir pour l’arracher aux mains rapaces, mais les doigts maigres ont une force peu commune : la vieille ballotte à droite et à gauche mais ne lâche pas, un roquet qui aurait refermé les mâchoires sur un vieil os. La colère monte, balayant la peur, avec un mot, un cri, un ordre qui éclate avec la violence d’un éclair : Non !

Et la vieille femme est recroquevillée sur elle-même, à demi étendue par terre, nuage sale sur l’arc-en-ciel de l’écharpe en soie. Les yeux fermés, elle jappe de petits gémissements inarticulés en se tenant la tête. Il y a du sang sur ses doigts.

Il y a du sang sur le miroir. Le verre en est fêlé.

L’autre Agnès aussi voit à travers le miroir. Oh, ils auraient dû y penser, comment Nadine et Félicien n’y ont-ils pas pensé ? Il faut le laisser là, le miroir, pendant qu’Agnès la Folle s’y contemple, il faut repartir, vite, vite.

Elle ramasse son sac et s’enfuit.

Une grosse diligence. Il y a du monde autour ; un des chevaux piaffe en secouant la tête, tenu par un palefrenier. Quelqu’un est à refermer la porte. Elle dit “Je veux monter”. On dit “Tu as de la chance, petit, il reste juste une place”, on dit “Tu vas où ?”. Elle s’entend répondre : “Jusqu’au bout.” On dit : “C’est douze liards, alors.”

Elle tend un écu d’argent. On lui rend de la monnaie, qu’elle prend cette fois. On dit : “Donne-moi ton sac, je vais le mettre avec les bagages.” Elle dit “Non”. On hausse les épaules. Elle monte et s’assied, son sac sur les genoux. On replie le marchepied derrière elle. On referme la porte.

Claquement de fouet et de sabots, quelques au revoir, des soubresauts de roues sur des pavés, la diligence s’ébranle. C’est une de ces longues et lourdes voitures où l’on est assis sur trois rangs. Les trois rangées sont pleines, quinze voyageurs, des têtes nues, des chapeaux, un bébé endormi. Elle est la quinzième. Un bon chiffre, assurément, dirait Grand-mère, trois fois cinq. Pendant un moment, elle se laisse secouer en répétant intérieurement “trois fois cinq, trois fois cinq”. Les soubresauts diminuent et le bruit des roues change lorsque l’on quitte les pavés pour la grand-route. En fermant les yeux, on pourrait presque s’imaginer en voyage vers Lamirande. Un éclair de chagrin désespéré, non, il ne faut pas penser à cela. C’est un voyage, simplement, peu importe vers où. Elle s’éloigne davantage d’Aurepas et de ses sombres nuées menaçantes, voilà tout ce qui compte.

Pour échapper à son accablement, elle s’oblige à se demander ce que penserait Senso maintenant, ce que dirait Pierrino – quand elle les invoque ainsi, elle peut comme les sentir en elle. Senso serait horrifié, lui aussi : elle a presque laissé Agnès la Folle faire du mal à cette pauvre vieille. Car ce n’était pas une sorcière, dirait Pierrino, juste une vieille femme errante dont la cruelle Agnès a utilisé la folie en résonance peut-être avec la sienne. Pour la tenter, elle. Pour l’attirer dans sa propre disharmonie. Mais elle a résisté. Le miroir est resté à Carcassonne. Agnès la Folle ne pourra plus passer par là.

La bonne Agnès non plus. Mais peu importe – elle les a vus, juste à temps, les yeux d’ambre qui lui promettaient le salut.

Une soudaine panique l’étreint. Une promesse d’Agnès – ou un avertissement ? On lui a dit qu’elle était en danger, mais elle constitue peut-être elle-même le danger. Pour tous ceux qui l’approchent. Peut-être devait-elle partir moins pour se protéger elle-même que pour protéger d’elle Senso et Pierrino.

Consternée, elle baisse la tête sous son tricorne afin de cacher les larmes qui lui sont montées aux yeux. Son intuition était juste, alors, tout à l’heure : que le chaland se fût dirigé au contraire de ce qu’elle désirait, c’était un signe. Elle ne doit pas chercher à retrouver Senso et Pierrino. Elle doit s’éloigner d’eux – les larmes retenues débordent, et tombent sur ses mains, mais nul ne s’en rend compte, il est encore tôt, son voisin somnole.

Un voyage sans but, alors ? C’est impossible. Elle ne peut errer à l’aventure. On doit toujours aller quelque part. Il doit y avoir un sens à tout ceci.

 

*

 

Et elle l’a trouvé, maintenant. Elle sait ce qu’elle doit faire.

Elle jette un dernier regard autour d’elle et murmure, comme avant de consulter la Carte, une prière à la Bonne Agnès, à Henri leur père, à Jacquelin leur grand-père, à Matatché leur ancêtre. Ensuite, après avoir ôté le bougeoir, les deux bottes et le paquet des cartes de Grand-mère qui immobilisent la Carte sur le parquet de la chambre, elle range dans son nécessaire de couture les petits ciseaux dont elle s’est servie pour piquer le cuir fin. Elle regarde celui-ci s’enrouler comme de sa propre volonté, le saisit au vol et le glisse dans son fourreau métallique. Elle n’en a plus peur. La Carte ne s’est pas ouverte comme une blessure lorsqu’elle y a piqué les ciseaux, elle est apprivoisée, maintenant : Grand-mère en a effacé ou emprisonné les mauvais sortilèges. “La Carte se souvient depuis longtemps”, a dit Nadine ou Félicien. “Elle t’aidera à savoir.” Et savoir doit faire partie de la quête.

Car ce voyage est une quête. Une aventure. Voilà ce que dirait Senso. Elle est engagée dans une quête – chevalier errant, puisqu’elle est déguisée en garçon. Elle doit se libérer d’Agnès la Folle, qui veut la rendre aussi folle, cruelle et meurtrière qu’elle. Alors seulement, elle pourra revenir à la maison. Ne dispose-t-elle pas de la protection magique de Grand-mère et d’Agnès aux yeux d’ambre, même si elle ne peut plus la voir dans le miroir ? Voilà pourquoi Grand-mère lui a fait donner cartes et dés divinatoires, et la Carte.

Elle aurait pu la consulter de suite, au lieu d’attendre plusieurs jours. Elle en avait un peu peur tout de même. Elle avait tort : ce qu’elle a vu n’est nullement ce que la Carte avait montré autrefois à Senso et à Pierrino. À ce moment-là, elle était encore tout ensorcelée d’Agnès, la Carte : elle voulait seulement les attirer tous les trois dans ses prisons de rage et de chagrin.

Mais Senso et Pierrino sont loin désormais, en sécurité.

Et elle, elle doit déchiffrer les signes, voir le dessous des apparences, apprendre à vaincre la bête maligne.

À la réflexion, elle est un peu surprise : elle sait très bien maintenant ce que lui a montré la Carte dans le rêve étrange où elle l’a emportée. C’était l’ancêtre, celui du portrait de Lamirande, Gilles Garance. Gilles en Mynmari. Le nom de la jeune indigène se dérobe encore un instant, puis se déploie, triomphal : Kurun ! Un joli nom, qui roucoule sur la langue. Gilles et Kurun en Mynmari : il a donc trouvé l’amour après tous ses malheurs avec Amélie…

Amélie. Amélie de Lamirande. Avec un petit tressaillement intérieur, elle prend conscience de toute cette histoire qui se déroule dans sa mémoire à la vitesse de l’éclair, toutes ces images à la Maîtrise, dans la forêt, au Rimboul, la blondeur de la fillette, de l’adolescente, de la jeune fille. Son visage épouvanté dans la nuit, ses sanglots, lorsque Gilles essayait de la persuader de s’enfuir avec lui.

Elle contemple la Carte, interdite. D’où tient-elle donc ces souvenirs – de qui ? “La Carte se souvient.” Depuis très longtemps, trop longtemps. C’est ce qu’on a dit. La Carte se souvient de Gilles. C’est l’histoire de Gilles qu’elle veut lui apprendre. C’est avec lui que tout a commencé, n’est-ce pas ? C’est ce que dirait Pierrino, et Senso en serait sûrement d’accord. Tous ces rêves qu’elle oubliait à mesure : Agnès la Folle, sûrement, les lui dérobait.

Elle partagera de nouveau les souvenirs de la Carte. Demain. La soirée a beau être à peine entamée, elle se sent lasse. Et cette première consultation lui a laissé bien assez de questions.

Elle sort les cartes divinatoires de leur boîte – elle a décidé d’alterner avec les dés. Elle les coupe et les retourne pour en apprendre où elle ira demain, et comment. Elle sait leur langage, Grand-mère le lui a appris depuis le début, un de ces secrets qu’elle n’a jamais partagés avec Senso et Pierrino. Mais elle en comprend maintenant la nécessité : les cartes devaient l’aider plus tard à les protéger en la guidant loin d’eux. Elle en tire seulement cinq. Trois d’entre elles parlent d’eau, cette fois : au matin, elle prendra le bateau. La quatrième est encore une carte de la Maison d’Équité. Et la cinquième indique le nord, toujours : le hasard divin ne cesse de le lui désigner. Mais c’est bien : leur père y est né, il y vivait avec son grand-père chamane. Au nord aussi se trouve Paris, où Henri a rencontré Agnès. Ce ne pouvait être une mauvaise rencontre, n’est-ce pas ? Agnès devait encore être bonne à ce moment-là. C’est de mourir mal et trop tôt qui l’a rendue mauvaise…

… mais ce n’était pas ma faute à moi !

… il faut bien que ce soit la faute de quelqu’un, et c’est toi qui l’as tuée en naissant. Il est juste que tu en sois punie…

Elle se recroqueville avec un petit gémissement étouffé. Mais soudain, dans la dispute familière, elle entend une troisième voix, si claire qu’elle tourne la tête, certaine de voir Madeline se tenir derrière elle. Il faut être deux pour se disputer.

Quoi donc ?

Madeline n’est pas là mais, comme encouragée par sa présence invisible, une idée nouvelle se fraie lentement un chemin : il faut être deux pour se disputer – et les deux qui se disputent enfreignent l’Harmonie. Les deux ont tort. Elles doivent toutes les deux être punies !

Elle reste un instant pétrifiée par l’évidence de la révélation.

Agnès la Folle n’était pas mauvaise, elle l’est devenue. À cause de toute la disharmonie de Là-bas, en Mynmari. Et sa mort prématurée l’a fait basculer plus profondément dans la folie, mais sans en être la cause unique. Agnès n’est pas entièrement fautive. Son âme peut être libérée. Oui, c’est à cela que s’emploie aussi la bonne Agnès, la première, celle qui avait les yeux dorés : elle veut sauver sa sœur !

Voilà un des buts de la quête, alors. Se racheter en rachetant la pauvre Agnès, tout en protégeant Senso et Pierrino.

Ce doit être le sens de toutes ces cartes d’Équité ou de Pardon qui ne cessent de se présenter à chaque étape du voyage.

Ils avaient raison à leur façon, autrefois, Senso et Pierrino, lorsqu’ils ont trouvé la Carte : ils devaient tous trois réparer un tort – mais ce n’était pas celui qu’ils croyaient. C’était toute la disharmonie de Là-bas, qui s’est concentrée en Agnès et qui a fini par l’empoisonner.

Elle range le paquet de cartes d’un geste presque triomphal. Elle sortira victorieuse de cette épreuve. Grand-mère et Nadine et Félicien le savaient aussi, c’est pour cela qu’ils lui ont donné les cartes et les dés, et surtout la Carte. Pour cela aussi qu’ils lui ont donné ce déguisement – son armure.

Après avoir soufflé la bougie, elle se glisse sous les couvertures et la douillette qui sentent la lavande. Elle a envie de sourire. Et pourquoi pas ? Si étrange, ce déguisement. Un rôle, du théâtre, et en même temps la vérité la plus profonde : elle est une nouvelle carte dans le jeu des Cinq Maisons, le Chevalier du Salut.

Demain, sur le bateau, elle sera encore un garçon. On lui parlera et elle répondra comme tel. C’est sans danger à présent de parler, de s’inventer, c’est même amusant, comme au Bal des Loups. Senso serait très fier de voir comme elle joue bien la comédie. Il y a même des demoiselles qui s’essaient à fleureter avec ce garçon, comme aujourd’hui dans la diligence. Et ce soir, elle avait si bien imité Senso dans la galanterie courtoise qu’elle a décidé d’imiter Pierrino dans la curiosité logique, afin de maintenir l’harmonie entre eux : elle a essayé la Carte, pour la première fois. Et elle comprend désormais mieux le sens de sa quête.

Tout a commencé avec l’ancêtre Gilles. Mais, Pierrino dirait, il ne faut pas sauter trop vite aux conclusions. Cet épisode avec Kurun flotte dans le temps et dans l’espace : qui sait ce qui est arrivé avant ? Le début de l’histoire ne se trouve pas vraiment là.

Comment procéderait-il, Pierrino ? Logiquement : Gilles a échoué sur une côte de Mynmari, et il devait venir de l’ouest. Ce soir, elle a piqué au hasard et la Divinité l’a menée dans les montagnes, tout près du lac en forme de larme. Mais la prochaine fois, elle essaiera au large de la côte ouest, puisque c’est là qu’a dû faire naufrage le vaisseau de Jakob Ehmory.

Et puis, elle ne piquera pas avec les ciseaux, elle utilisera une de ses aiguilles de couture, c’est mieux. Cela sert à relier, la couture, non à couper : il faut rassembler tous ces morceaux épars, rétablir les liens. Et de petites piqûres seront une manière plus sûre de laisser peu à peu s’échapper la folie d’Agnès emprisonnée dans la Carte – puisqu’il faut aussi sauver la pauvre Agnès.

Mais pour le moment, elle est trop fatiguée, elle a demandé qu’on la réveille tôt demain matin, elle va dormir. Avec un soupir satisfait, elle caresse son pendentif en disant bonsoir à Senso, à Pierrino, à Grand-mère, à Nadine et à Félicien, et elle s’endort, certaine qu’elle ne fera pas de mauvais rêves.

 

 

 


2

Lorsqu’ils arrivent à l’auberge d’Auterive où ils doivent passer la nuit, il pleut. Il a plu par intermittence presque toute la journée, mais Senso ne s’en rend même plus compte. Après avoir confié son cheval au palefrenier, il se rend de l’écurie à l’auberge sous l’averse sans même presser le pas pour rejoindre Larché. Tout ce qu’il ressent, c’est une lassitude plombée. Il n’était déjà plus très convaincu de l’utilité de l’entreprise après son passage à Lamirande et sa discussion avec Grand-père, mais trois jours de recherches infructueuses n’ont fait qu’intensifier sa crainte tenace : tout cela n’est peut-être bien qu’une diversion – les affaires de Jiliane disparues de sa chambre, le cheval attaché au Boccan… On a bien retrouvé le chaland qui était amarré près de l’endroit où paissait le cheval, mais nul à bord n’avait rien remarqué et le chaland lui-même ne porte aucune trace de Jiliane décelable par les mages. Ils ont présenté la miniature d’Agnès héritée de Jacquelin, qui pourrait être le portrait même de Jiliane, ils ont décrit en détail les habits que celle-ci doit porter, ils ont montré le sac de voyage de Senso, en tout point identique au sien : sans résultat. Et cela prend un temps infini d’interroger les gens à tous les arrêts possibles des chalands et du bateau à vapeur circulant entre Aurepas et Toulouse.

Après avoir ôté son ciré pour l’accrocher à côté de celui de Larché dans le vestibule qui sent le chien mouillé, Senso entre dans la salle commune de l’auberge, où l’on a déjà allumé les lampes à huile. Est-il si tard ? Il cherche Larché des yeux, l’aperçoit en même temps qu’une silhouette en robe bleu mage qui se lève à son approche. Pierrino a largement eu le temps de se rendre à Narbonne et d’en revenir – et il n’en est arrivé aucune nouvelle. Peut-être ce silence est-il de bon augure, peut-être Pierrino a-t-il trouvé une piste, lui, et c’est ce que ce mage est venu leur apprendre.

Son espoir retombe dès qu’il voit le visage basané de l’ecclésiaste. L’expression n’en est pas spécialement grave mais on sourirait, sûrement, si c’était la bonne nouvelle, la nouvelle attendue, Jiliane retrouvée, ou sa trace ?

On se présente, dom Laurenti, puis, sans plus attendre, on fait part du message reçu par le réseau des mages : Pierrino n’a pas retrouvé Jiliane, mais une attaque a eu lieu à Narbonne ; il est parti à bord de L’Aigle des Mers, pour sa propre protection.

Pierrino est parti ? Avec L’Aigle ?

Senso demeure interdit, avec un sentiment croissant de catastrophe, incapable de formuler une question qui ne soit pas une protestation.

« Une agression magique ? » demande Larché.

L’ecclésiaste hausse un peu les épaules : « Le message que j’ai reçu ne le précise pas.

— Une attaque contre le jeune monsieur Garance ou contre L’Aigle à quai ? insiste Larché.

— Le message ne précise pas », soupire le mage.

Senso sort enfin de son hébétude : « Mais où sont-ils allés ? »

Dom Laurenti esquisse un petit geste navré : c’est tout ce qu’on lui a communiqué. Puis, conscient de son inutilité ou pressé de retourner à ses occupations normales, il prend congé.

Senso se laisse tomber sur le banc. Larché s’assied plus calmement en face de lui. Une servante replète arrive aussitôt en s’essuyant les mains sur son tablier : « Qu’est-ce qu’on vous sert, mes beaux messieurs ? »

Senso secoue la tête. Larché répond : « À manger, le menu du jour. Et un pichet de vin chaud. »

Senso se redresse : « Mais non ! Nous retournons de suite à Aurepas ! »

Larché se penche vers lui par-dessus la table : « Il pleut, il est tard, nous sommes fatigués, et cela ne servira de rien à personne si vous vous cassez le cou dans le noir.

— Les mages n’ont qu’à nous appliquer le sortilège dont on pourvoit les courriers rapides !

— Ne dites pas de sottises. Pierrino est absolument en sécurité, je puis vous le garantir.

— Il a été attaqué !

— Lui ou L’Aigle. On n’en sait rien. Mais l’attaque a échoué, de toute façon. »

La servante se racle la gorge.

« Apportez-nous à manger, je vous prie, et du vin chaud », répète Larché d’un ton ferme.

La femme s’éloigne.

« Mais je veux savoir… »

Senso entend soudain sa voix trop forte, au moment où Larché, dans un geste surprenant chez lui, pose une main sur son poignet. Il prend conscience des regards surpris et curieux qui se sont tournés vers eux.

« Je veux savoir ce qu’il y a dans le message de Pierrino », reprend-il plus bas, après un grand respir. « Où sont-ils allés ? Pour combien de temps ? Qu’ont découvert les mages à Narbonne, car enfin, ils ont bien dû faire enquête ? Était-ce une attaque des barons du charbon ?

— Possible. L’attaque visait peut-être L’Aigle. On doit commencer de savoir son importance pour la suite des projets royaux. »

Le transport de l’ambercite. Évidemment.

« Mais si on les attaque en pleine mer ?

L’Aigle est bien défendu contre toute attaque, ordinaire ou magique. »

Le regard de Larché est d’une exaspérante placidité. Senso essaie de se reprendre. Ce mouvement de panique est enfantin, après tout. Il ne se sent pas davantage séparé de Pierrino : il n’a jamais rien ressenti depuis qu’ils se sont quittés à Aurepas – comme si le fil d’or qui les unissait les reliait surtout à Jiliane et que, une fois Jiliane disparue, les pendentifs suffisaient à effacer toute souffrance de leur éloignement à tous deux. Et pourtant il a le cœur terriblement serré d’une autre sorte de douleur, parce qu’il sait que Pierrino a quitté Narbonne mais ignore où il est allé : c’est comme si Pierrino était davantage parti.

Voyons, que ferait-il ? Il essaierait de se concentrer sur les faits. L’agression est importante, quelle qu’en eût été la cible, mais surtout, Jiliane ne se trouvait pas avec Haizelé.

Jiliane ne se trouvait pas avec Haizelé.

Pierrino dirait : prouver l’inexistence d’une chose est aussi utile que de prouver son contraire. Ce n’est pas d’un grand réconfort.

Jiliane ne se trouvait pas avec Haizelé. Pas à l’est. Pas au nord. Mais alors, les indications des cartes de Grand-mère, le choix des dés ? Senso entend encore la voix de Pierrino : “Quelle sorte de magie est-ce là ?”, la réplique de Félicien : “Une autre magie que la vôtre.” Pitoyable magie, en effet ! Et pourtant, les pendentifs étaient efficaces…

Peut-être cette magie-là est-elle bien plus facile que celle consistant à déchiffrer passé et avenir – les mages géminites ne le font-ils pas qu’en tout dernier recours, et avec bien des réserves ?

La servante revient avec un grand plateau, dispose sur la table assiettes et couverts, et un pichet de vin fumant qui embaume la cannelle. « Je reviens avec le cassoulet », dit-elle, en ajoutant d’un ton encourageant, à l’adresse de Senso : « Ça vous fera du bien, par le temps qu’on a aujourd’hui ! »

Senso essaie de lui retourner son sourire, puis regarde Larché verser le vin dans les gobelets vernissés. Tout d’un coup, il a mal partout, il sent chacun de ses muscles endoloris, et la goutte d’eau qui glisse de ses cheveux mouillés le long de sa tempe, et l’odeur un peu rance de ses vêtements humides qui se déploie dans la chaleur de l’auberge. Il se débarrasse de sa veste avec impatience, boit plusieurs lampées de vin sans les goûter. Jiliane ne se trouve pas avec Haizelé. Jiliane n’est nulle part. Les cartes ont menti, les dés ont menti. La magie de Grand-mère n’a servi de rien.

Il se rappelle le sentiment qui l’a saisi lorsqu’il a fait rouler les dés, cette vaste certitude, joyeuse et calme à la fois, qu’ils étaient les instruments mêmes de la Divinité ; mais tout ce qu’il éprouve à ce souvenir, c’est une incrédulité ricaneuse. Tirer des cartes, lancer des dés, eux qui ne sont pas talentés ! De la superstition, voilà tout, et même une superstition impie. Ils désiraient tellement trouver des indices, n’importe lesquels ! Ils ont fabriqué eux-mêmes ce qu’ils voulaient entendre. Et pourtant, c’était l’évidence même : l’est, le nord, Jiliane ne pouvait être partie dans les deux directions à la fois, n’est-ce pas ?

Ils reprennent la route le lendemain matin au lever du soleil dans un ciel lavé de ses nuages, à travers un paysage verdoyant, scintillant de pierreries liquides – il en a à peine conscience : seul le vin l’a endormi, et une terrible migraine lui martèle les tempes depuis le réveil. Larché lui a proposé d’aller trouver l’apothicaire du coin, mais il s’y est refusé : ce serait une perte de temps. Et puis, la migraine est bienvenue, elle l’empêche de penser.

Ils changent trois fois de monture et sont à Aurepas vers la fin de la matinée. Les évêques les attendent au Pavillon avec dom Patenaude, et monsieur Fleurizey qui se retire après avoir salué Senso ; on a envoyé la nouvelle du message de Narbonne à monsieur Garance, lui dit-il ; celui-ci se trouve toujours à Lamirande, mais il a fait répondre qu’il allait rentrer.

Cette absence de Grand-père emplit Senso d’un curieux soulagement. Il ne s’y attarde pas. Il se précipite vers dom Patenaude : « Où est maintenant Pierrino ?

— À bord de L’Aigle des Mers, avec la capitaine Haizelé. Il y a eu une attaque le soir de son arrivée. Pour la sécurité de Pierrino et celle de L’Aigle, la capitaine a décidé de l’emmener avec elle.

— Je sais, mais est-il sauf ? A-t-on bien vérifié sa présence à bord de L’Aigle ? »

L’évêque monsieur de Dun hoche la tête : « Nous avons toute confiance en la capitaine Haizelé, qui nous a fait transmettre ce message par ses ecclésiastes de bord.

— Qui l’a attaqué ?

— Le policier qui accompagnait votre frère se trouve à l’hôpital des Caristes, à Narbonne, répond l’évêque madame de Coutens. Des mages ont recueilli son témoignage et l’ont examiné. Il est clair qu’il n’a pas été attaqué par magie, puisque son bracelet d’avers n’a rien signalé.

— Mais qui a été attaqué, à la fin, ce policier, Pierrino ou le bateau ? »

Une hésitation, puis l’évêque Bertrand reprend : « Les souvenirs de l’homme sont un peu confus. Il a été pris par surprise, et n’a pas vu grand-chose.

— Mais enfin, on n’a pas contacté L’Aigle depuis ? »

Les évêques échangent un coup d’œil. « On ne le peut pas », soupire enfin l’évêque Bertrand.

Senso le dévisage un moment, interloqué. Cela n’a pas de sens. Une protection magique que des mages ne pourraient percer ?

« On ne le veut pas », précise l’évêque Marie-Anne de sa voix nette. « La plus grande discrétion a toujours été de rigueur quant aux allées et venues de L’Aigle des Mers, tout comme en ce qui concerne certains de ses itinéraires. Et plus encore maintenant. Nous ignorons à qui nous avons affaire. Un tel contact à propos de votre frère serait risqué.

L’Aigle ne transportait pas d’ambercite, tout de même !

— Non, dit l’évêque Bertrand, mais la capitaine Haizelé a été chargée d’une mission extrêmement importante, qu’on ne peut se permettre de voir compromise.

— Une mission, répète Senso, en luttant contre son hébétude. Où ? »

Un bref silence, puis l’évêque Marie-Anne concède : « Loin. Très loin. »

Senso dévisage les trois ecclésiastes tour à tour – leurs regards se dérobent, sauf celui de l’évêque Marie-Anne. Elle esquisse un geste apaisant : « Votre frère est plus en sécurité sur L’Aigle que partout ailleurs, croyez-le bien. »

Et Jiliane, alors, veut s’écrier Senso, partagé entre l’incrédulité et la fureur, elle aussi, on la sacrifie à la raison d’État ? Il se contraint à ne rien dire tout de suite, fait appel de toutes ses forces à l’Harmonie, sans beaucoup d’effet. Du moins sa voix est-elle égale lorsqu’il déclare : « Nous partons pour Narbonne à l’instant, Larché et moi. Je veux m’entretenir moi-même avec ce policier. »

Il s’attendait à des objections – que pourrait-il bien obtenir du policier que les mages n’auraient pas découvert ? Mais on se contente de hocher la tête. Pardi, qu’il reste au moins un appât à promener à découvert, pour éventuellement tenter encore le baron Darlant et son introuvable nécromant !

Senso s’assied avec une soudaine sensation d’écœurement qui ne doit pas grand-chose aux restes de sa migraine. Et un horrible sentiment de vide. Pierrino parti. Loin. Sans lui. Il n’arrive pas à y croire.

« Vous devriez aller vous reposer un peu, dit dom Patenaude. Votre grand-mère sera heureuse de vous voir.

— Elle est au courant pour Pierrino ?

— Oui. »

Il ne demande pas si elle a dit quoi que ce soit. Il hésite à peine. Pour une raison qu’il comprend mal, il ne veut pas demeurer plus longtemps à Aurepas. Et non, il ne veut point non plus aller voir Grand-mère et ses serviteurs. Il se tourne vers Larché : « Étienne, faites seller des chevaux, nous allons au Boccan. Avec un peu de chance, le Gil-Éliane ne sera pas encore reparti, le capitaine Rateneau voulait recharger des vivres. Sinon, eh bien, nous louerons un autre bateau rapide. »

 

 

 


3

À Carcassonne, en fin de matinée, pendant qu’on recharge du charbon et qu’on laisse un peu reposer la machine du Gil-Éliane, Senso se promène distraitement sur les quais avec Larché, pour se dégourdir les jambes. Depuis le canal, on a une excellente vue de la ville et de ses murailles, au sud, du moins la partie qui n’en a pas été démantelée autrefois, après la révolte des Catari. Avec un pincement de chagrin, Senso se rappelle les moments passés à contempler avec Pierrino, dans le bureau de Grand-père, la grande gravure de la ville-forteresse. Mais il se détourne délibérément de ce souvenir – à quoi bon se déchirer davantage ? Il ne faut point penser à Pierrino, il faut essayer de ne penser à rien tant qu’on ne sera pas à Narbonne. Ne pas élaborer d’hypothèses, n’inventer aucune histoire tant qu’il n’aura pas rencontré ce policier et les ecclésiastes qui ont enquêté sur l’affaire, tant qu’il n’aura rien de concret à se mettre sous la dent.

Ils arrivent dans une partie du port où est installé un petit marché, non loin du débarcadère du vapeur. En d’autres circonstances, il serait attiré par les odeurs alléchantes – brochettes d’agneau et de porc sur des grils, plusieurs sortes de soupes, pains et gâteaux –, mais il n’a pas faim, et pas même l’envie de goûter aux beignets blonds encore pétillants d’huile qu’on déverse dans une grande corbeille doublée de papier blanc. Un peu plus loin se dressent des étals de vieux livres, de gravures ou de colifichets, des collections d’objets disparates qui pourraient tenter mariniers ou voyageurs ; mais on se presse davantage autour des vendeurs de nourriture, et les autres marchands, assis sur des caisses ou des paniers retournés, semblent plus occupés eux-mêmes à dîner qu’à vanter leur marchandise. Senso feuillette distraitement un almanach, essuie, pour mieux voir, la poussière d’une lampe-tempête assez joliment gravée de motifs marins.

Et s’immobilise, pétrifié. Un arc-en-ciel léger au milieu de foulards et de nappes, de la soie, une écharpe, et juste à côté, accrochant un reflet de soleil, un miroir, le miroir de Haizelé, le miroir de Jiliane.

Le marchand s’est levé, il dit quelque chose. Senso n’entend pas, il n’entend rien, il est seul au cœur d’un grand silence bourdonnant.

Un cercle sur ses poignets, l’odeur surette de la peur, des yeux exorbités dans une face rougeaude, la voix de Larché qui dit “Lâchez-le, Senso, lâchez-le”, les mains dures de Larché qui essaient de défaire ses mains à lui refermées sur le collet du marchand qu’il a presque tiré de derrière son étal et qui trébuche sur sa caisse en reculant lorsqu’il le lâche, pour y tomber assis comme une poupée de son.

Le choc en retour envoie Senso contre Larché, qui le retient. À travers le brouillard d’espoir furieux qui lui donne encore le vertige, il se rend confusément compte qu’une demi-douzaine de passants se sont attroupés, à la fois incertains et curieux.

« Police, dit la voix coupante de Larché, circulez ! »

L’atmosphère change ; une voix goguenarde lance « Quoi, Dubusc, tu voles les clients plus que d’habitude ? » et le petit groupe se disperse.

Larché se penche vers le marchand ; il tient l’écharpe et le miroir : « Où et quand avez-vous trouvé ceci ?

— Je les ai achetés, j’ai dit ! »

Senso ne se rappelle même pas avoir échangé une parole avec le marchand.

« À qui, et quand ? » reprend Larché.

L’homme hésite. Senso s’appuie des deux mains sur l’étal pour se pencher vers lui, et il recule un peu sur sa caisse. « Il y a une semaine environ ! À la veuve Clapique !

— Qui ?

— La veuve Clapique. Une vieille folle qui s’échappe tout le temps de l’hospice de Sainte-Albine pour venir sur le port. Elle avait ça à vendre.

— Comment ces objets sont-ils venus en sa possession ?

— Est-ce que je sais, moi ? fait l’homme d’un ton maussade, je ne lui ai pas demandé. »

Il reprend un peu du poil de la bête : « Vous n’avez qu’à aller la voir », dit-il en s’essuyant le nez d’un revers de manche. « On appelle toujours les gendarmes quand on la voit rôder par ici, ils la ramènent à l’hospice.

— Vous venez avec nous, dit Larché.

— Je n’ai rien fait de mal ! Et qui va surveiller mes affaires ?

— Bé, je m’en occuperai, va », lance le marchand voisin, non sans malice.

L’autre grommelle quelques paroles indistinctes, puis se lève en prenant son chapeau. Au dernier moment, il se retourne vers le voisin : « Je sais exactement tout ce qu’il y a sur cet étal, Gaston.

— Ouais, ouais, fait le voisin, as pas pour, Dubusc, ce n’est pas avec ça que je pourrais m’enfuir fortune faite ! »

Larché hèle une voiture près du débarcadère. Le marchand s’assied de son côté, en évitant soigneusement de regarder Senso. Honteux et stupéfait de son accès de fureur aveugle, Senso ne l’en blâme pas. Au bout d’un moment, il se penche vers l’homme, qui essaie aussitôt de s’enfoncer dans le rembourrage du dossier. « Je vous prie de m’excuser pour tout à l’heure. Ma sœur a disparu. Nous la cherchons depuis une semaine. Ces objets lui appartiennent… »

L’autre lève le menton d’un air renfrogné. « Je suis bien désolé pour vous, mais ce n’est pas une raison pour sauter sur le monde. Je suis un honnête marchand !

— Et vous avez payé un prix honnête à cette veuve Clapique, bien entendu, remarque Larché. Sans lui demander d’où elle tenait ces objets. »

L’autre se renfrogne encore davantage : « Je lui en ai donné un bon prix. Le miroir était fêlé, il y avait des taches sur l’écharpe. Les gens jettent parfois toutes sortes de choses. Vous seriez étonné. »

Sans souligner l’audace du mensonge, Senso déroule l’étoffe dans laquelle il a enveloppé le miroir. La glace est intacte, on l’a remplacée – mais le tain en est argenté, et la qualité bien inférieure. Larché, pendant ce temps, a pris l’écharpe pour l’examiner en disant : « Des taches ?

— Oui, et ça coûte cher aussi de faire nettoyer de la soie !

— Quel genre de taches ?

— Du sang. »

Senso a comme un éblouissement. L’autre ajoute précipitamment : « La vieille était blessée à la tête. Il y en avait aussi un peu sur le tour du miroir.

— Du sang », répète Senso.

Pourquoi l’autre se recroqueville-t-il encore dans son coin ? Il a parlé calmement. Il est calme. Très calme.

« Et vous ne l’avez pas signalé aux gendarmes, dit Larché.

— Ils ont bien vu qu’elle était blessée ! » geint l’autre sans regarder Senso. « Elle est tout le temps en train de grimper dans les tas de sacs ou de caisses pour se faire des trous où dormir, on a pensé qu’elle était tombée… »

Senso ferme les yeux. Il ne veut plus voir ce gros homme. Il répète en silence, très lentement, l’offrande d’entrée au temple. Il va la répéter autant de fois qu’il le faudra jusqu’à ce qu’ils soient arrivés à l’hospice, c’est la seule façon de s’empêcher de penser.

L’hospice de Sainte-Albine est situé dans le quartier du même nom, près d’un petit temple de facture romane, hors les murs mais adossé aux fortifications. La minuscule sœur tourière qui leur ouvre la porte a un visage rond et ridé comme une vieille pomme. Est-il possible de voir madame Clapique ? Derrière les verres épais des petites bésicles, les yeux pervenche s’arrondissent en dévisageant Larché puis Senso et le marchand derrière lui. La sœur leur sourit enfin avec hésitation : « Mais oui, certainement, entrez donc, la pauvre Suzanne va être toute surprise, elle qui n’a jamais de visites.

— Y a-t-il des mages ici ? » demande Larché alors que la sœur s’efface pour les laisser entrer dans un corridor frais et sombre sous son haut plafond voûté.

« Oui, bien sûr, domma et dom Lespinasse », dit-elle en penchant un peu la tête sur le côté pour le regarder, tel un oiseau perplexe. « C’est leur paroisse, le temple est juste à côté et le presbytère fait partie de l’hospice. Mais ce sont surtout des médecins ordinaires qui s’occupent ici des patients et des pensionnaires.

— Nous aurions besoin de leurs services sans tarder, reprend Larché. Auriez-vous l’amabilité de les faire appeler ?

— Eh bien, mais… oui. Vous voulez les voir avant de rencontrer madame Clapique ?

— Ce serait mieux s’ils pouvaient lui rendre visite avec nous.

— Ah, Divine, fait la petite sœur d’un air soudain inquiet, est-ce que cela a rapport avec sa fugue de l’autre jour ?

— Pourquoi dites-vous cela, ma sœur ?

— Eh bien, on nous l’a ramenée avec une entaille à la tête, et depuis, elle est toute tranquille, elle n’a pas essayé de se sauver une seule fois, c’est comme si elle avait peur de sortir, à présent. Sœur Catherine ! » – ceci à une autre silhouette blanche qui traverse le couloir –, « Pourriez-vous aller bien vite dire aux ecclésiastes que des messieurs veulent les voir avec madame Clapique ? »

La silhouette blanche s’éloigne d’un pas rapide.

« Il n’est rien arrivé de grave, n’est-ce pas ? s’enquiert la sœur tourière. La pauvre Suzanne n’a plus toute sa tête depuis que ses deux fils ont péri en mer. Elle veut toujours aller sur le port les attendre. Les gendarmes nous ont dit qu’elle était tombée, cette fois-ci.

— Et elle, qu’a-t-elle dit ?

— Elle avait quelques sous, on ne sait comment elle les a obtenus, elle voulait acheter des cadeaux pour ses fils. Elle ne dit pas souvent grand-chose de bien compréhensible, vous savez. » La sœur se mord la lèvre : « Elle ne l’avait pas volé, cet argent, tout de même ? »

Larché jette un coup d’œil au marchand par-dessus son épaule : « Non. Plutôt le contraire. »

La petite sœur le regarde de nouveau de côté, sans comprendre, puis déclare : « Je devrais aller reprendre mon poste. Cela vous ennuie-t-il si…

— Pas du tout, ma sœur, je vous en prie.

— Si vous continuez tout droit, vous devriez rencontrer les ecclésiastes, du côté du jardin.

— Merci, ma sœur. »

Le marchand ne bouge pas lorsqu’ils s’engagent dans le corridor. « Je n’ai rien fait de mal », marmonne l’homme en tortillant son chapeau dans ses mains. « Je n’ai rien à leur raconter, moi, aux mages.

— Et rien à en craindre si vous avez dit la vérité », dit Senso. Puis, comme l’autre ne bouge pas : « Venez. »

Sa voix résonne dans le couloir. L’homme se fige puis, les yeux baissés, leur emboîte le pas.

À travers l’ombre et la lumière alternées d’une colonnade donnant sur un joli jardin où le printemps est bien commencé, deux silhouettes en robe bleue s’en viennent à leur rencontre. Senso laisse volontiers à Larché le soin d’expliquer la situation : il n’est pas sûr d’être très cohérent s’il prend la parole. En quelques mots économes, Larché s’exécute et conclut : « Nous sommes désolés de vous déranger ainsi… »

Il y a un petit silence. Domma Lespinasse le dévisage avec intensité ; son époux semble curieusement distrait. Elle dit enfin : « Non, nous sommes là pour aider.

— Nous comprenons très bien », renchérit son époux, avec gravité.

Ils doivent avoir tous deux le même âge que la sœur tourière, la soixantaine bien dépassée. Ils se ressemblent, comme souvent les vieux couples – les épais cheveux gris de domma Lespinasse sont même coupés presque aussi courts que ceux de son mari.

Le silence se prolonge. Senso va s’impatienter lorsque dom Lespinasse dit enfin : « Vous avez ces objets ? »

Senso tend le miroir, Larché l’écharpe. L’ecclésiaste lève une main : « Pas tout de suite. Mais c’est bien. Allons d’abord voir madame Clapique.

— L’aviez-vous examinée à son retour ? demande Larché.

— Non, c’est le travail de monsieur Lauzon, un de nos magiciens verts. Elle s’était blessée au port, cela devait finir par arriver, il n’y avait aucune raison de suspecter quoi que ce fût d’anormal, d’autant qu’elle semblait devenue bien plus raisonnable. Une crainte salutaire, a-t-on pensé. »

Ils se rendent dans la partie plus spécifiquement hospitalière de l’édifice, de l’autre côté du jardin qu’elle surplombe sur trois côtés. Le bâtiment a dû être autrefois un vaste hôtel particulier – la hauteur des plafonds en fait foi, comme les proportions élégantes des portes et des fenêtres à petits carreaux et les décorations discrètes mais raffinées des balcons et du grand escalier entrevus au passage. Entre les murs aux lambris de noyer, cela sent bon la lavande et la cire d’abeille. De longs tapis étroits occupent le centre des corridors aux dalles noires et blanches – sans doute pour étouffer les pas trop sonores des visiteurs, car les pensionnaires qu’ils croisent, la plupart des vieillards, sont tous en mules ou en chaussons. Quelqu’un chantonne quelque part une berceuse aux paroles inaudibles ; il y a de temps à autre un éclat de voix, un rire aigu dans le lointain. Certaines portes sont ouvertes sur de grandes chambres à plusieurs lits, généralement vides.

« N’est-elle pas au réfectoire, à cette heure ? » s’enquiert Larché, dont les pensées suivent la même voie que celles de Senso.

« Il y a deux services, elle est du second. »

Ils passent devant un corridor fermé par une porte grillagée derrière laquelle un robuste frère blanc tricote, assis à une table. « Nos pensionnaires les plus atteints se trouvent dans cette aile, explique domma Lespinasse, ceux dont la confusion peut constituer un danger pour eux-mêmes ou pour autrui. Il fut un temps où madame Clapique logeait là. Elle a fait beaucoup de progrès. »

Ils montent au dernier étage par des escaliers de service. La chambre où ils entrent enfin, assez étroite, ne comporte que trois lits et, près de la fenêtre munie de grilles mais ouverte sur le ciel bleu et les toits de la ville, une table et un fauteuil un peu élimé où semble perdue une maigre vieille femme vêtue d’une robe de drap brun. Ses cheveux gris sont attachés en chignon sur sa nuque, dégageant un visage aux traits acérés et chagrins à la fois. Elle se tourne vers eux avec un temps de retard. Elle a des yeux très noirs, un peu exorbités, et une grosse verrue noire sur la lèvre supérieure. Elle sourit aux ecclésiastes et va pour se lever, mais domma Lespinasse l’invite avec bonté à se rasseoir.

Une certaine agitation s’empare de la vieille femme, cependant, lorsque les ecclésiastes la questionnent sur sa fugue de la semaine précédente ; il faut toute leur douceur pour la calmer. Elle ne peut donner qu’un récit confus de ce qui s’est passé : elle a été réveillée par un goujat qui pissait dans sa chambre, ensuite, en se promenant, elle a aperçu un reflet, elle a vu un joli miroir, elle a voulu le prendre, « Ça aurait fait un beau cadeau pour le Dominique, vous comprenez, il l’aurait donné à sa promise », et non, elle n’a pas trop regardé la personne qui le tenait. « C’était un garçon, un jeune, je crois. Il ne voulait pas me donner le miroir. Il m’a jetée par terre, il m’a fait mal, il m’a fait très mal ! »

Elle s’agite de nouveau dans son fauteuil. Domma Lespinasse prend sa main entre les siennes.

« Et qu’est-il arrivé ensuite, Suzanne ? demande dom Lespinasse.

— Il n’y avait plus personne, après, il était parti. Mais il avait laissé le miroir. » La vieille femme fait une moue désolée. « La glace était fêlée. Puis, l’écharpe était toute sale. Je ne pouvais plus les donner au Dominique, alors je les ai vendus. Au Fernand Dubusc, là. » Sa petite main sèche désigne le marchand qui se tient près de la porte, la mine basse.

« Je vais leur acheter un cadeau, pour quand ils reviendront, les enfants », conclut la vieille femme. Puis elle fronce les sourcils avec une soudaine inquiétude : « Mais il faudra que je sorte. Tu m’accompagneras, Solange, dis ?

— Pourquoi, vous ne voulez plus sortir toute seule ? » demande l’ecclésiaste.

Le visage de la vieille femme se contracte : « Je ne peux pas… il ne faut pas… Il a dit non !

— Qui a dit non, Suzanne ?

— Le garçon, le garçon du miroir ! »

Elle paraît terrifiée.

Senso s’assied sur le lit bien tiré : ses jambes se dérobent sous lui. Il a l’impression de rêver. Il ne peut s’agir de Jiliane !

« Je vous accompagnerai, Suzanne », dit domma Lespinasse avec gentillesse. « Il faut vous reposer maintenant. On viendra bientôt vous chercher pour le repas. »

La perspective semble ragaillardir la vieille femme : « Ah oui, dit-elle avec un grand sourire, il y a des pannequets aujourd’hui, Frère Julien a dit ! »

Dans le couloir, après un moment de silence, le marchand demande : « Bon, je peux m’en aller, maintenant ? »

Dom Lespinasse l’observe pendant un moment sans rien dire, et l’homme pâlit de façon notable. Puis l’ecclésiaste esquisse un petit geste de la main, et le marchand se le tient pour dit : il détale. Senso le regarde partir puis se détourne ; il n’éprouve même plus de colère. Si cet homme avait rapporté en temps utile aux gendarmes les curieux objets en possession de la vieille femme, peut-être l’information eût-elle atteint les bonnes oreilles – mais peut-être pas. Et pourquoi le leur aurait-il dit ? Il a vu une bonne affaire, il l’a saisie. Il n’a rien fait de mal – sinon payer ces objets une fraction de leur valeur réelle. Et il y aura même perdu de l’argent, pour la réparation du miroir, le nettoyage de l’écharpe, les quelques sous donnés à la vieille femme. Il est assez puni. Et même, son avarice leur a rendu un immense service : il devait demander un prix si élevé pour l’écharpe et le miroir que personne n’avait encore voulu les lui acheter.

Ils suivent les ecclésiastes jusqu’au rez-de-chaussée, puis jusqu’au presbytère. Senso se laisse tomber sur la chaise qu’on lui désigne, après avoir déposé les deux objets sur le bureau. Sans un mot, dom Lespinasse va ouvrir un petit cabinet d’où il sort un carafon et un verre de cristal, une assiette, une boîte de céramique. Il verse un liquide grenat dans le verre, sort des sablés de la boîte pour les placer dans l’assiette, vient tendre verre et assiette à Senso. « Mangez », dit-il avec bonté, mais c’est un ordre.

Senso obéit. Il prend une bouchée de biscuit, une deuxième, il ne sait même pas ce qu’il mâche, il s’étouffe sur la troisième bouchée, mais c’est que la boule, dans sa gorge, refuse de la laisser passer. Il boit d’un trait le contenu du verre, sent enfin les larmes qui lui coulent sur les joues, dépose d’une main tremblante le verre sur le bureau, puis l’assiette, enfouit son visage dans ses mains.

Au bout d’un moment, domma Lespinasse déclare d’une voix égale : « Je n’ai rien vu d’autre que ce que Suzanne a raconté. Une silhouette masculine indistincte, mince et de taille moyenne, coiffée d’un tricorne. Suzanne était fascinée par le miroir, c’est tout ce qu’elle regardait vraiment. »

Senso s’essuie la figure d’un revers de manche, se racle la gorge. « Et avec les objets ? »

Dom Lespinasse, revenu s’asseoir au bureau, pose une main sur le miroir. Une lointaine étincelle de curiosité palpite en Senso. Pas d’incantation préparatoire, pour les mages ? Seulement ce regard brusquement plongé dans un espace qui n’est pas de ce monde, ou qui l’est autrement.

L’ecclésiaste fronce les sourcils. Domma Lespinasse se penche et pose sa propre main sur le miroir. Puis elle prend l’écharpe de soie. Fronce à son tour les sourcils. Repose l’écharpe sur le bureau.

« Plusieurs personnes ont touché ces objets, outre Suzanne et Dubusc, elles sont très distinctes. Et même la personne qui a offert ce miroir à votre sœur. Une femme qui commande un bateau de haute mer…

— La capitaine Haizelé », dit Senso, plein d’espoir.

« Mais nous y percevons à peine votre sœur. Ce miroir est important pour elle ? »

Senso se mord la lèvre : « Très. Elle s’y regarde souvent. Peut-être le fait que la glace ait été remplacée…

— Cela aiderait peut-être de retrouver le verre originel », remarque dom Lespinasse, mais Senso a vu la mimique, vite effacée, de domma Lespinasse : elle en doute autant que son époux.

« Ne percevez-vous donc rien ? » demande Larché.

Les deux ecclésiastes ont le même tressaillement en tournant la tête vers lui, comme s’ils avaient oublié sa présence.

« Une grande confusion, murmure dom Lespinasse. En dehors de celle de Suzanne, c’est-à-dire. Espoir, crainte, colère. Mais nous ne voyons pas la personne qui tient ce miroir.

— Y a-t-il interférence ? » demande encore Larché, en insistant légèrement sur le dernier mot. « La jeune fille a parfois eu des accès de somnambulisme. »

L’ecclésiaste lui adresse un regard surpris en fronçant les sourcils : « Ah. On ne nous l’a pas mentionné. »

Le réseau des mages a été à l’œuvre dès leur rencontre des ecclésiastes, bien sûr. Qu’a-t-il pris à Larché de dévoiler ce détail qu’ils n’ont pas même confié aux évêques ?

« Dans ce cas, cela explique peut-être cette impression d’une autre présence, comme… un reflet », enchaîne domma Lespinasse d’un ton pourtant dubitatif. « Ce serait le reflet du psychosome de votre sœur. Mais nous devrions percevoir cette présence beaucoup plus clairement. » Elle soupire. « Tout ceci est fort troublant. Je crains que nos évêques n’aient raison, Monsieur Garance, et qu’une magie néfaste ne soit à l’œuvre. Nous ne pouvons même vous garantir que votre sœur soit bien passée par ici. »

Mais Senso refuse de toutes ses forces l’accablement qui menace à nouveau. Si ce n’était pas Jiliane mais une diversion, pourquoi se serait-on battu ainsi pour conserver le miroir ? On l’aurait tout simplement abandonné bien en vue, avec l’écharpe. Ou, encore, on aurait tué cette pauvre femme, pour être bien certain que les objets révélateurs seraient rapportés à l’attention de qui serait à même d’en tirer les conclusions adéquates.

L’idée possède une logique féroce devant laquelle Senso refuse de se dérober. C’est ce que Pierrino aurait pensé, et il aurait eu raison. Non, ce devait bien être Jiliane, plongée dans la plus grande confusion par la révélation soudaine de son talent – et peut-être encore égarée dans sa transe somnambulique. Elle est bel et bien partie vers le nord et l’est. Les cartes de Grand-mère et les dés avaient raison ! Honteux d’en avoir douté, il adresse une muette prière de gratitude à la Divinité.

Mais si elle s’est enfuie après son empoignade avec la pauvre veuve Clapique, où est-elle allée ?

« Il faut retourner sur le port, dit Larché au même moment. Si c’est bien elle tout de même, on l’a peut-être vue.

— Nous vous accompagnons », acquiesce domma Lespinasse.

 

*

 

Sur le port, ils décrivent les habits de Jiliane, ils montrent la miniature d’Agnès et surtout le sac de voyage de Senso, qu’il a récupéré à bord du Gil-Éliane. Et cette fois, joie, deux marins d’un chaland revenant de Montélimar à Aurepas reconnaissent habits et sac, sinon la miniature. Oui, ils ont surpris un passager clandestin à Carcassonne, le 25 mars. Ils n’ont pas bien vu son visage, le soleil n’était pas encore vraiment levé, mais il avait l’air jeune. Une fille ? Ils font une petite moue : ou un adolescent, difficile à dire d’après la voix ; ils ont quant à eux pensé qu’il s’agissait d’un garçon – et les mages, lorsqu’ils les sondent, ne le distinguent pas davantage.

« Il a dit qu’il devait se rendre auprès de sa mère malade, mais qu’il ne voulait pas attendre après le bateau à vapeur. Ça nous a bien paru bizarre, mais… il nous a donné un écu d’argent. Il n’a pas voulu prendre sa monnaie, il est parti très vite.

— Vous l’avez encore, cette pièce », déclare domma Lespinasse avec autorité.

Les deux marins échangent un regard. Le plus vieux renifle, s’essuie le nez, puis fouille dans une de ses poches.

L’écu porte la même empreinte confuse que foulard et miroir. Mais l’excitation de Senso retombe un peu : et maintenant, que fait-on ? On retourne sur le port et on essaie de trouver quelqu’un qui aurait vu un jeune homme s’enfuir, ou marcher très vite, avec une grosse sacoche de cuir ? C’était il y a sept jours, et peut-être n’a-t-on rien remarqué : il ne devait pas y avoir grand monde sur le port à cette heure matinale. Puis une idée le traverse – peut-être parce que son estomac vient soudain de se rappeler à lui : il a très faim, à présent.

« Si elle a acheté autre chose, à manger, par exemple, pourrait-on retrouver cette même empreinte sur une autre pièce ? »

C’est un fil bien mince, mais c’en est un, et les ecclésiastes acceptent de le suivre. La Divinité continue de les aider : vers la fin de l’après-midi, ils retrouvent un autre écu au poste des diligences ; le billetier se souvient – on ne le paie pas souvent avec un écu d’argent, lui non plus, et ce voyageur-là est arrivé à la course, juste avant le départ de la diligence pour Béziers.

Plein est.

 

 

 


4

C’est encore la chambre du rêve, aux sculptures lascives. Il pleut dehors, le rugissement vertical de la mousson, curieusement atténué malgré les fenêtres grandes ouvertes. Le jeune Gilles est là dans cette chambre qu’il partage avec Kurun, assis par terre avec l’étrange fillette, Ouraïn, qui semble avoir trois ou quatre ans et qui est pourtant née depuis bien moins longtemps. Il joue aux petits chevaux avec elle, sur un parcours de fortune tracé aux encres de couleur à la surface d’une natte d’herbes tressées. Les chevaux sont de fortune aussi, des blocs rectangulaires de bois peint où sont dessinés les contours d’un museau, d’une crinière.

Gilles semble fatigué. Pas la petite fille. Ses nattes à moitié défaites balaient le jeu de temps à autre, mais les blocs de bois doivent être lourds, car ils ne bougent pas. Elle fait rouler le dé, tire un trois et d’un geste triomphal avance un de ses blocs de trois cases, lui faisant dépasser celui de Gilles.

Et soudain, ils sont assis dans de l’eau. Toute la surface des dalles recouvertes de tapis devient un miroir liquide où ils se reflètent. Gilles tressaille, mais déjà l’eau a disparu. Il regarde autour de lui, les sourcils froncés.

La petite pousse le dé vers lui : « Joue, Gânu ! »

Il prend le dé d’une main hésitante – et le lâche brusquement : le dé roule sur la natte entre les blocs, mais il est devenu un chat minuscule, pas plus gros que l’ongle du pouce, qui arque le dos en se frottant à l’un des blocs.

Et redevient le dé lorsqu’Ouraïn, en riant, le touche du bout du doigt.

Gilles murmure quelque chose très bas, comme une incantation, et son regard devient vague.

Pendant ce temps, dehors, la pluie s’est brusquement arrêtée. Une nappe de soleil s’étire dans la pièce pour venir caresser Gilles et la petite fille. Et continue jusqu’au mur opposé où elle se met à grimper en ondulant comme un large serpent plat. Tout cela est curieusement familier… Le serpent de lumière devient un véritable serpent, énorme, aux écailles scintillantes qui rampe sur le plafond et s’y enroule, impossiblement suspendu en énormes replis luisants.

La porte de la chambre s’ouvre à la volée. Un indigène apparaît, vêtu d’un long pagne vert. Elle le connaît : le Ghât’sin, Xhélin. Il semble très inquiet. Il hésite devant la queue lumineuse du serpent qui traîne à terre puis, avec un effort, l’enjambe d’un seul grand pas pour venir s’accroupir près d’Ouraïn, qu’il prend dans ses bras.

« Il faut la laisser partir, Gilles. »

Gilles revient dans son regard, le dévisage d’un air incertain : « Ce n’est pas vous qui…

— As-tu rien perçu qui vienne de nous ? rétorque le Ghât’sin avec un léger agacement.

— C’est Ouraïn qui fait tout cela ? »

Le Ghât’sin soupire : « Elle ne fait rien, Gilles. Elle est la magie. Si elle ne se laisse pas diffuser dans la danse, cela se manifeste ainsi autour d’elle. Si tu la retardes plus longtemps, les manifestations deviendront plus nombreuses, et plus graves pour tout le monde. Renonces-y. Crois-moi, elle apprendra à choisir elle-même davantage les moments où elle dansera. Mais il faut la laisser danser. »

Il se lève, l’enfant dans les bras, qui dit d’un ton boudeur : « Jouer, Gânu ! »

Gilles lui caresse la joue avec un sourire forcé : « Tu as gagné la partie, Ouraïn. Nous jouerons demain. »

 

Jiliane, amusée mais un peu impatiente, se redresse en écartant de son front les boucles rousses qui s’obstinent à y retomber. Elle sait tout cela. Elle l’a déjà vu – elle ne se rappelle pas très bien où et quand, mais toutes ces péripéties lui sont familières, les étrangetés de la petite Ouraïn, la vie de Gilles avec les Natéhsin à Banang Thu, comme auparavant le naufrage de L’Hirondelle, et tout ce qui s’est ensuivi. Elle a déjà feuilleté ces pages, ou on les a feuilletées pour elle. Elle ferme les yeux, adresse son habituelle offrande à la Divinité, et pique de nouveau l’aiguille au hasard dans la Carte.

 

 

 


5

Après avoir remercié les ecclésiastes avec effusion, Senso se hâte de revenir au port où les attend le Gil-Éliane tandis que le message est relayé à des mages de Béziers qui les aideront sur place. Ils y arrivent tard dans la soirée du 31 mars : le capitaine Rateneau ne veut pas pousser outre mesure la chaudière.

À Béziers, d’autres mages les attendent sur le quai : ils se présentent, mais Senso oublie presque aussitôt leurs noms, comme il a déjà oublié ceux de Carcassonne. Des silhouettes bleues, des phrases brèves : ils ont été contactés, ont déjà effectué les recherches sur place. À l’arrêt de la diligence, on leur a dit que tous les voyageurs ayant fait étape là sont allés loger à la même Auberge de la Poste ; on y a en effet retrouvé de l’argent portant l’empreinte de Jiliane, telle qu’elle a été décrite par les ecclésiastes de Carcassonne. Dans le registre des clients de l’auberge, c’est difficile à dire.

Ils s’y rendent. L’aubergiste ne reconnaît pas la miniature d’Agnès, Senso ne reconnaît pas l’écriture de Jiliane. Son nom ne se trouve pas dans le registre. A-t-elle déguisé l’une et l’autre ? Pourquoi ? Mais on a reconnu le sac. Le visage, non vraiment, on ne sait pas : on n’a pas bien vu, la diligence était en retard, il y avait de la presse, tous les clients arrivaient en même temps.

Dans la chambre, rien pour les mages, pas même un cheveu. Mais elle était là. Elle était là.

Et le client de cette chambre a demandé la direction du débarcadère, pour partir très tôt le lendemain matin.

Ils retournent au port. Oui, ce sac, un très jeune homme, qui a payé son passage sur le vapeur pour la ville suivante, Nîmes. Des mages y sont aussitôt alertés.

Le Gil-Éliane repart pour Nîmes. Senso piaffe, le régime du moteur lui paraît terriblement lent, mais il a enfin le sentiment de suivre une piste réelle. Vers le nord, c’était le chemin qu’il avait le sentiment de devoir suivre, le verdict des cartes comme des dés. Il avait raison de s’abandonner à la Divinité.

Lorsqu’ils arrivent à Nîmes en début de matinée, le lendemain, les autres mages qui les attendent sur le quai leur disent de se rendre directement à Orange. À Orange, on les dirige vers Montélimar. Le capitaine Rateneau intervient alors : il faut absolument laisser reposer le bateau. Senso veut louer des chevaux, mais Larché est intraitable – et Senso a le sentiment qu’il le restreindra de force si nécessaire. Il consent à prendre un somnifère.

Le lendemain 2 avril, en milieu d’après-midi, à Montélimar, on leur indique de continuer jusqu’à Valence. Jiliane semble voyager en empruntant tantôt le vapeur tantôt la diligence – mais pourquoi ? Elle a encore cinq jours d’avance, en tout cas.

À Valence, en soirée, on leur apprend la mauvaise nouvelle : la piste s’arrête à Vienne.

Les ecclésiastes qui les attendent à Vienne, le lendemain après-midi, le leur confirment : toutes les recherches ont été infructueuses. Ils leur transmettent aussi un message les convoquant à Lyon : les hiérophantes désirent les rencontrer afin de s’entretenir avec eux.

Tant d’espoir, pour venir se fracasser contre ce mur !

On frappe à la porte de la cabine, Larché va ouvrir : le capitaine. Le bateau a subi une avarie majeure – ce qui explique sans doute les bruits inhabituels qui émanaient du moteur alors qu’ils arrivaient au port de Vienne. On ne pourra sans doute repartir que tard dans la nuit.

Senso s’écroule sur sa couchette dans un vertige d’épuisement, les bras sur les yeux, pour se laisser sombrer dans un sommeil qui tient de l’évanouissement. Les hiérophantes attendront.

 

 

 


6

Elle range les cartes divinatoires dans leur boîte, change de position sur le parquet dans le rond illuminé par le bougeoir, et s’étire avec un petit soupir : de nouveau le bateau, demain, mais ce sera la dernière fois. Outre la petite monnaie, il ne lui reste plus que les sept écus d’or et elle ne veut pas écorner ce pécule. Elle trouvera bien moyen de se débrouiller. C’est une quête, après tout. Il ne faut pas craindre, comme le dirait Senso, de se laisser aller davantage aux vents du hasard divin.

Elle débouche le tube argenté et, après en avoir tiré la Carte qu’elle déroule et dont elle immobilise désormais les quatre coins avec l’aisance de l’habitude, elle en considère contours et illustrations avec une petite moue. L’endroit où elle pique l’aiguille n’a aucun rapport avec ce dont la Carte se souvient avec elle – la logique de Pierrino en serait fort contrariée. Et pourtant elle a bel et bien assisté au naufrage, la fois où elle a piqué sur la côte ouest.

Assisté de nouveau au naufrage. C’est très curieux de constater si souvent qu’elle s’est déjà souvenue, dans ses rêves, sans la Carte. Et quelque peu frustrant, même si elle reconnaît maintenant très vite cadre et personnages et pique à un autre endroit. Heureusement, il y a de temps à autre des épisodes nouveaux dans ce livre étrange.

Mais, comme dans les rêves anciens, elle y est presque toujours prisonnière de Gilles. L’illusion de liberté s’est dissipée – elle était bien naïve de croire au début qu’elle déterminait les règles du jeu ! Ce ne serait pas une épreuve, sinon. Il faut accueillir la volonté de la Carte, et se satisfaire des quelques échappées qu’elle lui propose, avec Xhélin ou avec Ouraïn. C’est certainement normal, puisque Gilles est au début de tout. Pauvre Gilles, si profondément plongé dans ses disharmonies qu’il n’en a pas même conscience… Et pourtant, d’un autre côté, elle le comprend trop bien. Lui aussi essaie de trouver un sens aux épreuves qui lui ont été envoyées.

Peut-être, juste après avoir piqué l’aiguille, devrait-elle prêter moins d’attention aux histoires et chercher davantage à déceler la volonté profonde de la Carte pour son épreuve à elle – la présence d’Agnès. Des deux Agnès, même : la première Agnès n’est-elle pas revenue dans la seconde ? Elles doivent se trouver là toutes les deux, dans la Carte. Peut-être essaient-elles même chacune de la tirer à elle, pour lui montrer ce qu’elles désirent – et alors, elles ne désirent pas la même chose ?

Elle se recueille un moment pour être plus ouverte, plus obéissante, et, avec soin, au ralenti même, elle pique son aiguille près du lac, là où se trouve l’image des palais et des temples de la ville sacrée qui ressemble à une montagne.

 

 

 


7

Pierrino mange sans lever les yeux sur Haizelé assise non loin de là. Il a remis son gilet mais sans le fermer : le vêtement, comme sa veste, est devenu bizarrement étroit aux entournures. Il mâche méthodiquement chaque bouchée, en essayant de ne penser qu’une seule chose à la fois, et pour l’instant c’est : manger, reprendre des forces. Non qu’il ait faim. Mais c’est ce qu’on doit faire après avoir été rassemblé. Des craquements lointains résonnent parfois dans la cabine, et surtout un battement régulier. Un moteur. Un moteur ? L’Aigle des Mers est un clipper à voiles. Voguent-ils de concert avec un autre navire, à présent ?

Quelle importance ? Il est là. Sur L’Aigle des Mers. Dans la cabine de Haizelé. Tranquille, et spacieuse, la cabine. Familière : c’est là que Rahyan l’a fait souper. L’a drogué.

Rahyan n’est pas là. C’est heureux pour lui.

Lentement, il ramasse avec son pain les dernières traces de sauce dans son assiette. Il n’a pas envie de parler. Haizelé non plus, apparemment, qui observe le silence le plus total depuis qu’elle a apporté le plateau.

Il mastique avec lenteur son morceau de pain. Boit le reste de son verre. Pas mauvais, le vin. Le ragoût n’était pas mal non plus.

Allons, il va bien falloir dire quelque chose, si Haizelé ne s’y décide point.

Le silence se prolonge encore un moment. Toujours sans lever les yeux, Pierrino demande enfin : « Savez-vous où est Jiliane ? »

La réponse vient aisément : « Non, dit Haizelé d’un ton navré.

— Pourquoi m’avoir suspendu ? »

Elle croise ses longues jambes, mais il refuse de la regarder.

« Nous auriez-vous accompagnés volontairement ? » dit-elle avec calme.

Pierrino lui jette un regard rapide, fixe de nouveau son assiette vide : « Non. » Mais c’est lui qui a le droit de poser des questions, n’est-ce pas ? Il répète, plus durement : « Pourquoi m’avoir suspendu ? »

Elle décroise les jambes, sans répondre tout de suite. Un autre regard à la dérobée : elle fronce les sourcils, les yeux au loin.

Il baisse les yeux de nouveau, le cœur serré, de colère, de déception : va-t-elle lui mentir, elle aussi ? Est-elle de mèche avec ceux qui ont enlevé Jiliane ?

« Vous étiez ivre, et Rahyan vous a porté dans sa cabine. Mais vous êtes alors tombé dans un sommeil léthargique très particulier.

— Il m’a drogué !

— Non. » Il y a une ombre de sourire dans son intonation. « Vous aviez bu la moitié de la bouteille d’arak à vous seul. C’était autre chose. Une… condition familiale potentiellement dangereuse. Lorsque vous en êtes sorti, on vous a suspendu pour votre sécurité et pour la nôtre. »

Il relève la tête, cette fois, stupéfait. Elle lui rend son regard sans broncher.

« Je suis… somnambule ? »

Elle hausse les sourcils, comme prise au dépourvu : « Non, c’est encore autre chose. Aurore comme votre mère y étaient sujettes. »

Il la dévisage, les yeux plissés. Il se rappelle son rêve bizarre, le petit vieillard indigène, la luminescence bleutée qui baignait le compartiment où il s’est réveillé… Elle ne lui dit pas tout, il le sent, il le sait. Il doit se méfier d’elle, de tous. Même si cela lui déchire le cœur.

« Où m’emmenez-vous ? » demande-t-il avec froideur.

Aucune hésitation : « À Anhkin, au nord-est du Hyundzièn. »

Il s’oblige à demeurer impassible, à retenir son désir de bondir, à articuler posément : « Je dois retrouver Jiliane. Où sommes-nous ? J’exige d’être débarqué. »

Haizelé laisse échapper un léger soupir : « Ce serait problématique. Nous nous trouvons dans l’archipel malais, au large des îles Nicobar, à plus de cinq mille kilomètres de Sardopolis. »

Pierrino n’a plus envie de se lever. Il n’est pas sûr que ses jambes le porteraient.

« Combien de temps… » – il se reprend, sa voix n’était qu’un souffle éraillé – « … combien de temps m’avez-vous gardé suspendu ? »

Un autre léger soupir : « Quatre mois. »

Elle continue de le regarder bien en face. C’est lui qui ferme les yeux, soulevé par une vague de fureur incrédule, presque douloureuse, mais qui se transforme en chape de glace sous l’énormité de ce qu’il comprend. Dans l’archipel malais. Quatre mois. Même un excellent clipper comme L’Aigle des Mers n’aurait pu couvrir cette distance en si peu de temps.

Il écoute le battement lointain et régulier. Un moteur. Tout se met soudain en place.

« Vous utilisez de l’ambercite.

— Oui. Une fois au large. »

Pierrino pousse les miettes de son pain sur le plateau, les yeux baissés. C’est lui qui pose les questions. Et quelle question poser, maintenant ? “Pourquoi m’avoir gardé aussi longtemps suspendu ?” Autant limiter le nombre des éventuels mensonges qu’on lui débitera. « Pourquoi m’avoir rassemblé maintenant ? »

Elle hésite longuement, et il se durcit encore, mais elle le regarde de nouveau bien en face : « Parce que cela avait duré trop longtemps déjà, et que c’était désormais davantage pour mon confort que pour votre sécurité. » Après un bref silence, elle reprend d’une voix grave et altérée : « J’appréhende cette conversation depuis que nous sommes partis. »

Il ne réagit pas, toujours dur mais attentif. Avec un autre soupir, elle reprend : « Le 25 mars, nous avons reçu un message de votre grand-mère nous apprenant la disparition de Jiliane, et nous demandant d’emmener hors de France, au plus pressant et pour sa propre sécurité, celui de vous deux qui viendrait nous trouver à Narbonne. »

Un coup de plus, mais Pierrino le ressent à peine. Il est au-delà de la stupeur ou de la fureur, dans l’espace froid et salvateur de la logique. Le 25 mars, c’est le lendemain de la disparition de Jiliane. Ils ne sont rentrés que le 27.

« Comment saviez-vous que c’était Grand-mère ? Son écriture ? Elle n’écrit jamais. »

Haizelé fronce les sourcils, de nouveau embarrassée : « Ce n’était pas un message écrit. » Elle hésite, reprend plus bas : « Vous savez sûrement, à ce stade, que votre grand-mère…

« … est talentée, oui, nous le savions », ment-il d’un ton bref.

La dernière confirmation, l’ultime trahison. Grand-mère aussi leur a menti, et pendant si longtemps ! Il croyait encore, il voulait croire, imbécile, que c’étaient les cartes, les pendentifs, voire Nadine ou Félicien !

« Mais comment pouviez-vous être sûre que c’était elle ? » Il dévisage Haizelé avec un début de désespoir horrifié : « L’êtes-vous, talentée ? »

Elle lève les mains : « Non, non. Mais ce n’est pas nécessaire pour recevoir des messages de ceux qui le sont. »

Il se force à respirer avec lenteur. Oui, bien sûr. Il le savait. Il le sait. Point n’est besoin d’être talenté pour subir la magie d’autrui.

« Et vous êtes certaine que c’était bien elle ?

— Oui », déclare Haizelé avec une assurance absolue.

Pierrino s’affaisse dans son siège, en proie à un vertige de questions. Comment Grand-mère pouvait-elle savoir que l’un d’eux irait à Narbonne ? A-t-elle tiré les cartes ? A-t-elle influencé leur décision ? Et pourquoi un seul d’entre eux ? Le protéger de quoi ? Des barons du charbon ? Imaginer Grand-mère au courant des manigances politiques du moment lui semble soudain plus difficile encore que tout le reste.

Il se rappelle brusquement : « Le policier qui se trouvait avec moi ?

— On s’en est débarrassé. »

Il se raidit, mais Haizelé lève de nouveau les mains en un geste apaisant : « Non, rassurez-vous, on s’est arrangé pour qu’il croie avoir été attaqué en même temps que vous. Et… nous avons envoyé un message par le réseau des mages disant que vous étiez sauf et parti avec nous.

— Parti pour l’Émorie ?

— Parti avec nous. Mais ils ont dû s’en douter, du moins les évêques. »

Il la dévisage un moment sans rien dire, soulagé de sentir s’enclencher en lui les rouages de la réflexion.

« Il y a bel et bien des pourparlers en cours avec l’Émorie. On va utiliser de nouveau l’ambercite.

— Peut-être. C’est ce que nous apprendrons à Anhkin.

— N’avez-vous point eu de nouvelles de Jiliane, de Senso ?

— Pour Jiliane, j’en ai espéré à chacune de nos escales officielles, j’ai même envoyé une requête par le réseau des mages alors que nous étions à Sardopolis – le dernier endroit où nous le pouvions encore. Pour ce qui est de Senso, il va bien et il est en sécurité. Votre grand-père aussi. »

Il hausse les épaules en silence.

Des pas dans le couloir. Il se redresse en fronçant les sourcils : Rahyan ? La porte s’ouvre.

Sur le vieux petit indigène de son rêve, vêtu et tatoué comme dans son rêve, qui vient prendre le plateau d’une allure furtive.

Pierrino se dresse, tout calme envolé : « Arrêtez ! »

Le vieillard s’immobilise.

« Qui est cet homme ?

— Il s’appelle Tun’gâk », dit Haizelé d’un ton vaguement résigné.

Pierrino dévisage le vieil homme, incrédule : « Je l’ai vu… pendant que j’étais suspendu… » Il réfléchit un instant et rectifie : « … ou lorsque je suis sorti de cette léthargie dont vous parliez. Je croyais que je rêvais mais… »

Il se laisse retomber dans le fauteuil, médusé de ce qu’il comprend – mais que comprendre d’autre ? « C’est lui qui m’a suspendu. »

L’indigène a une expression curieuse – effroi, embarras ? Il se remet en mouvement vers la porte, mais Pierrino se lève d’un bond pour lui barrer le chemin : « Répondez-moi ! »

Le vieil homme garde les yeux baissés.

« Il croyait bien faire en parant au plus pressé, intervient Haizelé. Il craignait que votre condition ne se manifestât de nouveau. Et de fait, il n’aurait pas fallu que nos ecclésiastes vous trouvassent ainsi. »

Le regard de Pierrino passe de l’une à l’autre. « Ils ne savent pas que je suis à bord ? » dit-il avec lenteur.

Haizelé soupire de nouveau. « Si. Mais ils croient vous avoir suspendu et rassemblé eux-mêmes. »

Pierrino cherche son fauteuil, va s’y rasseoir avec précaution, les jambes un peu molles. Les paroles de Haizelé n’ont aucun sens. Les paroles de Haizelé sont très claires. Ce vieillard est un magicien mynmaï. Présent à l’insu des ecclésiastes. Sur L’Aigle des Mers, le navire de Grand-père, parti de l’autre côté du monde pour des négociations secrètes avec les Kôdinh.

Une chose à la fois. Il regarde fixement le vieillard : « Et si ma… condition revient, il me suspendra de nouveau ? »

L’indigène secoue la tête avec une lueur d’effroi dans les yeux.

« Si cela revient, fait Haizelé d’un ton définitif, nos mages ne s’en rendront pas compte, voilà tout. »

L’indigène acquiesce avec empressement. « Cela n’arrivera pas », dit-il en français, sans accent décelable.

Ah, il parle donc.

« Et comment le savez-vous ? »

Le vieillard reste un moment silencieux puis, avec une expression butée, il marmonne : « Cela ne devrait pas arriver. »

Haizelé reprend la parole, d’un ton détaché : « Le temps pour moi de revenir avec nos ecclésiastes, Rahyan vous avait installé dans un des compartiments à ambercite vide. Vous étiez ivre de fatigue, l’arak vous avait achevé, vous dormiez. C’était le bon choix : ces compartiments sont tout particulièrement protégés et nul n’y saurait votre présence. Tun’gâk vous surveillait en attendant votre réveil. Vous ne vous êtes pas réveillé. Vous avez glissé dans cette condition particulière. Un effet de l’ambercite. »

L’intonation finale est légèrement hésitante et Pierrino remarque : « Dans un compartiment vide ? »

Le vieil indigène marmonne : « Le souffle du dragon fou. »

Haizelé esquisse un mince sourire : « Même lorsqu’un compartiment est vide, il y reste apparemment quelque chose. Tun’gâk a pris peur, il vous a suspendu. » Sa voix se durcit tandis qu’elle lance un coup d’œil irrité au vieillard : « Et il nous a fait croire que vous étiez toujours dans cette condition jusqu’à il y a trois semaines environ. Nous arrivions à Sardopolis, j’ai cru plus prudent de ne point vous faire rassembler à ce moment-là. Et ensuite… » Elle baisse la tête, en répétant à mi-voix : « J’appréhendais cette conversation. »

Pierrino songe au pâle scintillement bleuté qu’il a perçu avant de voir apparaître le petit homme. « L’ambercite est bel et bien magique », murmure-t-il. Un autre mensonge de Grand-père.

« Pas en elle-même, dit Haizelé avec lassitude. Le matériau en est ordinaire, mais elle produit des effets… curieux. Ne me demandez pas comment c’est possible, je l’ignore. » Après une petite pause, elle ajoute entre ses dents : « Nous n’avions jamais constaté cet effet-là. » Elle s’essaie à un sourire : « Évidemment, nous n’avions jamais eu de passager clandestin. Il vous suffira de ne point retourner dans les compartiments secrets, vides ou pleins. »

L’indigène hoche la tête à plusieurs reprises, frénétiquement.

« Va, Tun’gâk », dit Haizelé, avec un petit geste de la main.

Il s’éclipse sans demander son reste.

Pierrino reste affalé dans son fauteuil. Il lui semble qu’il pèse une tonne. Il lève à peine les yeux lorsque Haizelé se rend à l’une des armoires murales, qu’elle ouvre sur ce qui semble être un coffre-fort. Elle en tire une longue clé de métal noirci à l’aspect ancien.

« Vous souvenez-vous de ma visite à votre grand-mère, il y a trois ans, Pierrino ? »

Il hoche vaguement la tête.

« Elle m’a confié ceci. »

Elle désigne quelque chose de la main qui tient la clé. Un gros coffre se trouve sous la fenêtre en demi-cercle de la cabine, d’une facture ancienne aussi, sanglé et clouté de métal, noir sur noir, brut, opaque, sans ornement. « En m’en donnant la clé, elle m’a dit que le moment venu je saurais à qui en confier le contenu. »

Elle tend la clé à Pierrino, qui la prend d’un geste machinal – lourde, apparemment bien ordinaire, mais si elle était magique, cette clé, il ne s’en rendrait pas compte, n’est-ce pas ?

« Qu’est-ce ?

— Je l’ignore. »

Un éclair de scepticisme redresse Pierrino dans son fauteuil : « Vous ne l’avez jamais ouvert. »

Elle ne réagit pas au sarcasme, répond simplement : « Non. J’ai toujours su qu’il vous était destiné. Aux enfants d’Agnès, je veux dire. »

Pierrino soupèse la clé : « Que vous a-t-elle dit, exactement ?

— Que c’était la mémoire de votre famille. »

Avec un effort de volonté, Pierrino s’arrache à son hébétude et traverse la cabine pour venir se planter devant le coffre avec un mélange d’effroi et de curiosité.

Il s’agenouille. Haizelé s’est levée, se dirige vers la porte

Il s’entend dire : « Non, restez. »

Il tourne la clé dans la serrure.

Une seule fois, et pourtant toute une série de cliquetis se déclenche. Il ne peut retenir un léger haut-le-corps.

« Vieux coffre de pirate », murmure Haizelé restée près de la porte. « Très difficile à forcer par des moyens ordinaires, sans la bonne clé. Je l’avais offert à Sigismond. Il a dû le donner à Aurore par la suite. »

Pierrino soulève le couvercle – très lourd, et doublé d’une plaque de métal argenté, en partie ajourée de profondes gravures, et qui dissimule le mécanisme de fermeture : on en aperçoit certains rouages au travers. Une puissante odeur de camphre se dégage du coffre : l’intérieur en est doublé de bois légèrement rosé.

Pierrino ne sait s’il est surpris, amusé ou déçu : des livres. Des piles de livrets de format in-octavo, deux rangées de cinq piles égales, toutes de couleurs différentes ; la dernière est inachevée. À part cela, il n’y a rien d’autre dans le coffre. À en juger par l’épaisseur, chaque livre ne doit guère faire plus de deux cents feuillets. Les couvertures de cuir fin sont de couleurs différentes – brun tabac, bordeaux vert bouteille…

Il en prend un au hasard dans la rangée du fond, un vert – il y en a un autre identique en dessous. Il l’ouvre, au hasard aussi : les pages sont couvertes d’écriture à l’encre bleue, fine et un peu penchée vers la droite. Un journal ? L’autre carnet : même chose. Cette fois, il va à la première page. Il y est inscrit, en plus gros mais toujours à la main : “Période des Douze Ans, 1661”. Il prend le premier carnet couleur bleu mage qui s’offre dans l’autre pile : “Période des Onze Ans, 1650”. Le second : “Période des Onze Ans, 1651”.

De plus en plus perplexe, il ouvre le premier carnet de la plus petite pile, dans la rangée d’en avant – une couverture brune à motif doré en quinconce ; il n’y en a apparemment que deux autres dans cette période. La première page dit simplement : “1780-1789”.

Il le feuillette, le cœur battant. Les pages sont vierges à plus de la moitié du carnet. Il cherche la dernière page manuscrite.

 

24 octobre 1784 : Agnès et Henri sont arrivés ce matin de Toulouse. Agnès est enceinte de quatre mois, et très normalement, comme pour les jumeaux : cela commence de se voir. Ce sera une fille et, si elle est talentée, nous n’en percevons rien – comme pour les jumeaux. Agnès en est ravie, et son époux aussi, sinon son père. L’enfant se trouve dans la même Maison que sa mère, comme l’étaient les jumeaux. J’ignore s’il y a là un rapport, et quel il pourrait bien être, mais peu importe désormais.

 

Ensuite, la page est blanche.

Les yeux de Pierrino reviennent au début. On dirait que ce sont les mots d’une langue étrangère, qu’il peut lire mais non comprendre. Le 24 octobre. Arrivés de Toulouse. Enceinte de quatre mois.

« Pierrino ? »

Il se rend compte qu’il est assis devant le coffre, mains à l’abandon sur les genoux – il n’a pas senti ses jambes se dérober sous lui, il n’a pas senti qu’il lâchait le carnet, retombé dans le coffre. Haizelé est accroupie près de lui, anxieuse.

« Pierrino, qu’y a-t-il ? »

Il doit s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à murmurer d’une voix enrouée : « Arrivés… de Toulouse. Nos parents. Ils sont… arrivés de Toulouse. »

Le visage de Haizelé prend une expression navrée : « Oui, et alors il y a eu l’accident, à Montépin. »

Il secoue la tête, tout doucement, il a soudain peur qu’elle ne se détache de ses épaules pour aller flotter au plafond de la cabine, il a l’impression de rêver encore. « Non. Entre Montauban et Toulouse. Villemuire. Mais… » Il esquisse un geste vague vers le coffre : « Le carnet dit “arrivés de Toulouse”. Pas d’attentat. »

Haizelé regarde le coffre, puis Pierrino : « Quel attentat ? »

Elle a froncé les sourcils. Il en fait autant, pour mieux la distinguer car il a la vue tout embrouillée, quelque chose lui coule sur les joues, il pleut dans la cabine ? Il essuie machinalement les gouttes, avec un étonnement lointain. Non, des larmes. Il pleure. Il s’entend pourtant dire, d’une voix égale : « On a essayé d’enlever notre mère. Pour faire pression sur Grand-père. »

Il voit la stupéfaction qui se peint sur les traits de Haizelé, sent poindre en lui un renouveau d’amertume auquel il s’accroche comme à une bouée : « Il ne vous l’a pas dit à vous non plus. »

Le silence se prolonge. Les larmes se tarissent comme elles sont venues.

« Nous n’en avons jamais parlé », dit Haizelé, le regard perdu dans le vide, l’air accablé. « Je n’en ai su que ce que m’a écrit monsieur Fleurizey. »

Elle s’assied à son tour sur le plancher, se passe les mains sur la figure comme pour se réveiller, elle aussi, d’un rêve. « Cela explique bien des choses », murmure-t-elle.

Il ne demande pas quoi. Il contemple les carnets. Qui sont des journaux. “La mémoire de notre famille”. Les journaux de Grand-mère, et peut-être de sa mère avant elle, et ainsi de suite. Jusques à quand, cette mémoire ?

Au bout d’un moment, parce qu’il faut sûrement faire quelque chose, il se penche pour prendre le premier carnet à gauche dans la rangée du fond. Celui-là doit être plus ancien : le cuir brun en semble plus fatigué que celui de ses voisins verts, tout comme celui du carnet qui se trouve en dessous. Et un troisième également brun. Le quatrième de la pile est relié en cuir bordeaux. La première page du carnet brun confirme son intuition : “1580-1600”.

Haizelé se relève avec souplesse. Il ne la retient pas cette fois, entend à peine la porte se refermer. Il a commencé de sortir les carnets du coffre, pour les ranger par couleurs. De la méthode. C’est ce qu’il faut. De la méthode. Ne pas penser. Ne pas spéculer. Placer ces carnets dans leur ordre chronologique.

C’est assez simple. On a choisi de faire correspondre couleurs et périodes. Après les trois carnets bruns, qui couvrent la période de 1580 à 1640, dix carnets de couleur bordeaux, “1640 à 1650”. Même chose pour les suivants, “1650-1660”, reliés de cuir bleu mage. Dix carnets par période. Ah, pour la période suivante, on a changé de méthode ou pris conscience d’une erreur : sous la couverture jaune d’or, la page de titre du premier carnet est inscrite “1660-1669”. Et ainsi de suite. Les orangés, les noirs, les rouges – oui, rouge, une teinte qu’on ne voit jamais ainsi en pays géminite, pure, éclatante… –, les mauves, les vert céladon… Ah, plus que huit carnets, bleu marine, pour la période 1730-1739. Mais neuf pour la suivante, en vert orné de ces motifs dorés disposés en quinconce, comme des écailles de serpent. Sept ensuite, en noir orné de petites étoiles d’argent. On doit en être rendu aux carnets de Grand-mère. Elle s’est lassée ? Et la dernière pile n’est pas dans l’ordre : les derniers sont sur le dessus – les trois carnets brun tabac de 1780 à 1784, à quinconces dorées, et ensuite cinq rouges également ornés de doré pour 1770-1779, et cinq mauves à petites étoiles argentées pour 1760-1769.

C’est reposant de ranger, de compter, de se laisser bercer par les chiffres : cent trente carnets, de taille identique, couvrant deux cent quatre années divisées en vingt et une “périodes” de dix ou neuf ans. Mais les trois premiers carnets couvrent six décennies d’un coup, apparemment.

Il les contemple, hébété, toujours agenouillé, à peine conscient de la dureté des lattes du plancher. Il va bien falloir les ouvrir, ces carnets. Les lire. Sans comprendre pourquoi, il en retarde le moment : il les feuillette au hasard, sans fixer son regard sur les mots, juste l’écriture, la couleur des encres, la longueur des entrées. Ils ne ressemblent pas aux herbiers de l’ancêtre Sidonie : celles et ceux qui les ont rédigés n’y ont inscrit leur nom nulle part. Simplement la page de titre, avec la durée de la période et, sur la page suivante, la première année, sans présentation, sans rien. Dans les trois premiers carnets, les entrées sont extrêmement laconiques : une date, une phrase ou deux. C’est peut-être pour cette raison qu’on a pu ramasser près de soixante années en seulement trois carnets. Cela continue d’ailleurs jusque dans la période 1690-1700 – on n’est pas bavard dans la famille de Grand-mère, mais cela ne le surprend nullement. Ensuite, les entrées commencent de s’étoffer, mais beaucoup de pages restent tout de même presque vides.

Les détails s’accumulent, il est de plus en plus difficile de ne pas spéculer. La graphie de certaines entrées, dans bien des carnets, n’est pas celle de l’alphabet romain. Certaines sont en arabe, d’autres en grec. D’autres encore ne correspondent à aucune langue ni écriture de sa connaissance. Du coup, parce qu’il regarde avec plus d’attention, il constate que, à partir de la période 1640-1650, on rédige parfois en anglais, en espagnol, en italien, en allemand. On connaissait les langues européennes, dans la famille de Grand-mère ?

Il peut encore ne pas lire, observer simplement l’écriture et ses transformations au fil des pages, au fil du temps. Très peu de transformations, de fait. Il n’a guère étudié la graphologie, mais il peut voir que celle des trois premiers carnets est la même. Dans ceux qui suivent, on note un léger changement, comme si l’écriture devenait plus adulte à partir de 1690. Il y a des variations par la suite – plus ou moins penchée vers la droite, des lettres plus ou moins rondes, mais c’est sensiblement la même écriture. Féminine ? On devait alors avoir bien des points communs, dans la lignée maternelle, ou plus vraisemblablement s’apprendre à écrire les uns aux autres, pour avoir des écritures aussi semblables. Des personnes logiques, en tout cas – à moins que l’organisation par couleur pour chaque période n’eût été adoptée tardivement, et les premiers carnets reliés après coup pour s’y conformer.

Il regarde les petites tours de carnets. Deux siècles de gauche à droite. Avec à la fin les journaux de Grand-mère. Grand-mère, qui n’écrivait jamais de lettre, tenait un journal.

Il ne peut plus reculer. Il faut lire. Mais il ne sait par où commencer. Il pense à Senso, le cœur serré, il pense à la petite chambre de Senlis, aux piles des lettres échangées entre leur père et leur grand-mère d’Olducey. Quelles voix vont s’élever de ces carnets, pour conter quelle histoire ? Veut-il vraiment la connaître ? Tout ce savoir à portée de la main, et il en ressent comme une vague nausée…

Il prend soudain conscience du mouvement du navire, esquisse un sombre sourire : ce n’est peut-être pas seulement l’idée d’ouvrir le premier carnet. Allons, assez tergiversé. Il empoigne le carnet brun, l’ouvre à la deuxième page.

 

1580, 19 de juin : je suis née. Les chats de Maman viennent me saluer, et en particulier Tchènzin qui n’était pas avec eux avant. Il a la tête couleur de feu, il est plus gros que les autres, et plus sauvage. Ce sera toujours mon chat préféré.

1580, novembre : je dis “Amah” et “Gânu”. Gilles est très surpris.

1581, janvier : je marche. Aussi, ce mois-là, ma première igaôtchènzin. Gilles a eu très peur.

1581, 19 de juin : Mon premier anniversaire. Je semble avoir environ trois ans. Gilles essaie de m’empêcher d’entrer en igaôtchènzin, il reste avec moi toute la journée, nous jouons, il me raconte des histoires. Mais dans l’après-midi, les manifestations de la magie l’obligent à arrêter.

1582, juillet : j’entre dans la période des cinq ans.

 

 

 


8

Senso se force à ouvrir les yeux, dans la chiche lumière de l’aube. Il a du sable sous les paupières, sa jambe droite est tout engourdie, sa bouche a un goût amer. Une silhouette se détache au-dessus de lui dans la pénombre. Il sursaute, mais c’est Larché.

« Six heures et demie, Monsieur. L’audience est à huit heures. »

Il se redresse sur les coudes. Le bateau ne bouge pas, le moteur est silencieux, un instant il pense qu’ils ne sont pas encore repartis. : « Où sommes-nous, Étienne ?

— À Lyon, sur la Saône, au port Sainte-Antonine. »

Il se lève en grimaçant au retour de la sensation dans sa jambe droite, mille piqûres d’aiguilles. Se rend compte alors avec horreur qu’il a dormi tout habillé, se passe la main sur les joues – plutôt rêches, il ne s’est pas rasé depuis au moins trois jours. À la lueur de la lampe que Larché a allumée sur la petite table, il voit que le domestique a apporté un bassin d’eau fumante et disposé à côté son nécessaire de rasage.

« Je vous ai préparé des habits », dit Larché en désignant le valet dormant.

Senso se frotte les yeux, penaud. Il a dormi comme un sonneur s’il ne l’a pas entendu s’affairer dans la cabine ! Après avoir soulagé sa vessie, il replace avec soin le couvercle du seau à souile et prend la serviette chaude que lui tend Larché.

« Le déjeuner sera prêt dans quinze minutes », dit celui-ci en se dirigeant vers la porte de la cabine.

« Étienne, lance brusquement Senso, voudriez-vous me raser, je vous prie ? Je ne suis pas trop sûr de ma main ce matin. »

Cela ne ferait sûrement pas d’aller rencontrer les hiérophantes avec des estafilades partout. Et puis, il n’a pas envie de se regarder dans un miroir.

« Certainement. »

Senso tire la chaise avec reconnaissance, s’y assied, laisse Larché lui peigner les cheveux et les rassembler en catogan. C’est agréable d’être touché ainsi. Rassurant.

« J’ai acheté des brioches », remarque Larché en commençant à faire mousser le savon à barbe. « J’ai pensé que cela vous aiderait à vous réveiller. »

Il semble impassible, mais Senso sait maintenant reconnaître un sourire de Larché. Il n’a pas très faim – de fait, un début de migraine lui encercle déjà les tempes, mais il dit, avec en retour un faible sourire : « Merci, Étienne. »

Dehors, dans les remugles du port, il fait froid et humide ; du brouillard monte de la Saône et, plus à l’est, du Rhône invisible de l’autre côté de la presqu’île de Perrache. Le soleil levant n’est qu’une lueur vague dans le gris obstiné du ciel, qui ne se dissipera sûrement pas. Ils vont louer une petite voiture, au cocher maussade engoncé dans son manteau. La destination énoncée par Larché rend cependant à l’homme sa belle humeur – c’est une bonne course, jusqu’au sommet de la colline de Fourvière.

Le brouillard s’épaissit à vue d’œil alors qu’ils n’ont pas même encore traversé la rivière. « Jésus souffle fort aujourd’hui », plaisante le cocher avec son drôle d’accent pointu. Senso hausse les sourcils, puis se rappelle la sculpture allégorique sur l’arche, au sortir du port : la Saône est Jésus et le Rhône Sophia. Il se rappelle avoir lu quelque part que parfois on ne voit pas à deux mètres devant soi, les jours de brouillard, dans les quartiers lyonnais situés près de l’eau. Il considère les nappes blanchâtres d’un œil vaguement sarcastique : cela s’accorderait plutôt bien avec son état d’esprit. Que peuvent bien lui vouloir les hiérophantes ? Ont-ils des mauvaises nouvelles, de Jiliane, de Pierrino peut-être ?

Inutile de s’en inquiéter maintenant. Pour dissiper son appréhension renaissante, il s’efforce d’observer les alentours. C’est la ville sainte, tout de même, et d’abord le vieux Lyon, avec ses rues étroites, ses hautes maisons couvertes d’enduits colorés, murales naïves ou bien léchées des boutiques d’artisans, et même parfois des maisons privées. La voiture s’engage enfin dans la Grande Côte et commence à gravir la colline de Fourvière, autrefois le cœur même de l’antique Lugdunum : des vestiges gallo-romains sont encore intégrés çà et là aux édifices. La voiture a ralenti alors qu’ils passent dans le parc des Antiquités, où ont été rassemblées d’autres reliques anciennes. Senso s’impatiente : ils ne sont pas venus pour visiter ! Il ne peut pourtant s’empêcher d’admirer au passage le plus grand et aussi le plus vieux des deux théâtres gréco-romains, et le mieux entretenu – on y donne des spectacles. Dix mille places ! Ce doit être grandiose pour les opéras-ballets ; on y tient aussi des réunions publiques : c’était un foyer d’agitation lors des troubles de la Réforme, se rappelle-t-il vaguement des leçons du collège. Mais il ne reste rien du forum romain de Vetus, ni des murailles du haut Moyen Âge, ni même des vignobles qui les ont un temps remplacés. La Basilique du XIIIe siècle trône au sommet, ainsi que le parc qui l’entoure et le palais des hiérophantes, à l’emplacement de l’ancien monastère-hospice des Caristes.

À cette heure précoce, juste après l’offrande du matin, il n’y a pas grand monde dans les rues adjacentes menant au sommet de la colline, bordée par les résidences, les jardins et les petits temples de plusieurs communautés religieuses – on n’appelle pas pour rien cette colline “La Colline des Offrandes”. Mais quantité de carrosses, cabriolets et voitures diverses circulent déjà dans la montée de la Grande Côte en direction de la basilique et du palais.

Une fois sur l’esplanade, à l’orée du parc de la Basilique où l’on entre par tradition toujours à pied, ils quittent la voiture. La sculpture allégorique de l’arche du port se retrouve ici sur les montants de pierre des grandes grilles en fer forgé. En se retournant, Senso peut apercevoir à travers les écharpes de brume en contrebas la Saône et le Rhône, surtout signalés par deux lignes d’arbres timidement verts.

Le palais des hiérophantes se trouve derrière la Basilique. Senso la traverse plutôt que de la contourner, suivi par Larché qui ne soulève pas d’objection. Malgré l’urgence et l’anxiété qui le tenaillent, ou à cause d’elles, il examine les lieux au passage. Il en a vu des gravures, mais c’est différent ainsi – comme l’était le palais royal d’Orléans. La Basilique est bâtie sur le modèle général des temples, en plus grand et en plus orné, sept petites chapelles à trois pans qui s’appuient de chaque côté sur la nef centrale : elle a été influencée par le bas-gothique christien, alors qu’Aurepas est un temple de pur style roman. Le plan en suit plus nettement la forme du tau, avec une nef bien plus longue, et deux tours à cinq pans au nord et au sud, qui abritent les cloches ; elles sont couronnées d’un petit dôme doré, comme en écho à la large coupole du dôme central, à l’est, réplique de celui de Sainte-Sophia de Byzance. Là se trouvent, comme toujours, l’autel et le Rosier. Un grand escalier de sept marches mène au portique d’entrée en demi-cercle, sous sa colonnade, à l’ouest, et de très hautes portes sculptées, en chêne massif, ouvrent sur la nef. On passe cependant par une porte de dimensions plus normales, découpée dans l’un des battants.

Parfum de rose et d’encens, piliers et arches voûtées, très hautes, chapelles latérales : l’intérieur est beaucoup moins sombre mais beaucoup plus dépouillé que celui du temple d’Aurepas. Des représentations stylisées du monde naturel foisonnent, mais aucune statue des saints apôtres – elles ont été remplacées dans leurs niches par d’énormes cierges ou des buissons ardents. Au milieu de la nef, au cœur du labyrinthe par ailleurs masqué par les rangées de bancs et de chaises, on contourne le grand baptistère. Au fond, sous la coupole, une brève vision de l’autel en forme de tau lui-même, et du Saint Rosier – aucune autre croix n’est dressée nulle part.

Dans le silence résonnant d’échos, Senso ne peut s’empêcher de lever le nez pour admirer les fresques de la coupole. Comme les tableaux des chapelles et les vitraux, celle-ci a subi les modifications de la Réforme : on a été moins tolérant qu’ailleurs dans cette capitale de la foi géminite (dom Patenaude avait poussé ici un profond soupir, en tournant les pages du grand livre de gravures), mais beaucoup d’œuvres d’art avaient été copiées par des artistes à l’époque des troubles, pour aller dans les collections privées des hiérophantes et de la Royauté – et nombre d’autres sont conservées au Palais de Fourvière, des collections accessibles sur permission expresse.

On s’est rattrapé en tout cas sur le travail exquis du bois et de la pierre. L’emplacement des grandes orgues et du chœur, un balcon à la jonction de la coupole et de la nef, est une véritable dentelle de marbre et de chêne et les premiers bancs, à l’avant de la nef sous la coupole, sont abondamment sculptés aussi. On n’a pas lésiné non plus sur les dorures, les pierres fines, les pierres semi-précieuses. Le tout est d’un effet quelque peu baroque et…

Avec un petit sursaut douloureux, Senso se rend compte qu’il est en train d’écrire dans sa tête la description qu’il enverrait à… Assombri de nouveau, il longe avec Larché la coupole à droite, côté Sophia – il a machinalement pris la direction qui augure une bonne rencontre, choix ou habitude, il ne sait. Ils contournent la plate-forme de l’autel et le Rosier dans son puits de lumière, assez atténuée en ce jour gris d’avril – comme toujours le parfum en évoque pour Senso le souvenir mélancolique d’Agnès. Puis ils franchissent les portes du portique est, plus petit, qui s’ouvre au fond de la coupole.

Le palais des hiérophantes se trouve en contrebas dans la pente, laissant comme il convient la Basilique trôner sur la colline dans son splendide isolement. Lui aussi a été complètement rénové pendant et après la Réforme, non point dans le sens de la décoration à outrance mais au contraire d’une plus grande simplicité, si l’on excepte le large escalier menant à son entrée principale, trois paliers de marches rondes épaulées de soutènements en coffres où sont plantés des buissons toujours verts et, en été, des fleurs – mais on n’a là en ce moment que les buis et les ifs nains. C’est un bâtiment massif, bloc de granit et de marbre bleu à seulement deux étages, rangée de petites fenêtres rectangulaires au rez-de-chaussée, puis deux rangées de fenêtres à arche double séparée par une colonnette. La seule coquetterie s’est réfugiée dans la décoration des corniches sous les fenêtres et sous l’encorbellement du toit.

Le palais se rattrape en longueur et en complexité derrière sa façade, Senso s’en rend compte dès qu’il est entré. Il est en fait construit comme un impluvium, mais sans l’échappée vers le ciel. Des balcons en ceignent les étages, que des passerelles graciles joliment arquées relient entre eux. Après le silence de la Basilique, il règne ici, par contraste, une véritable clameur. Toute une foule affairée bourdonne dans ce vaste espace, robes bleu mage des ecclésiastes, quelques évêques en bleu et banc, habits bleu sombre d’acolytes, de diacres, de secrétaires et autres fonctionnaires de la Hiérarchie géminite, suppliants, plaideurs, visiteurs de France et d’ailleurs. Après un autre élan de curiosité, Senso est trop las pour prêter beaucoup d’attention aux enfilades de corridors et d’antichambres entraperçus tandis qu’ils longent le rez-de-chaussée, puis montent au premier étage par un pourtant splendide escalier à double volute. Il sent poindre de nouveau la migraine qui ne l’a jamais vraiment abandonné depuis son réveil.

Grâce à Larché, ils sont exactement à l’heure pour l’audience : on l’introduit sans attendre dans le grand bureau que se partagent les hiérophantes, plus collégiaux en cela que la Royauté – ils ne sont que des compagnons, non des conjoints, et peuvent sans doute tolérer de travailler ensemble la moitié de la journée.

La première chose qu’on voit en entrant, ce sont deux portraits en pied, les seuls de toute la pièce par ailleurs occupée par des étagères de livres, des armoires et des cabinets vitrés : une vieille femme et un vieil homme aux traits creusés en qui Senso reconnaît avec une certaine surprise les deux précédents hiérophantes, Leurs Grâces Bernadette Gardis et François Laporte, morts à quelques mois d’intervalle en 1784 – minés pendant quarante ans, disait-on, par leur chagrin d’avoir accepté d’entretenir l’Édit de Silence, et l’épuisement dû à leurs efforts pour en dissiper ensuite la magie. Les hiérophantes de la nouvelle Royauté travaillent-ils donc constamment sous leur regard ? Est-ce une façon de se rappeler de ne pas tomber dans les mêmes aveuglements coupables ?

En tout cas, Éléonore de Brèdes-Courci et Robert de Montoyen ne reçoivent pas leurs visiteurs, ou du moins Senso, avec plus d’apparat que la Royauté. S’il était moins fatigué, ou moins inquiet, ou s’il ne connaissait certains détails qu’il n’est pas sûr de devoir leur confier, il serait saisi d’un profond et fervent respect. Mais il se livre d’une façon presque mécanique à la révérence requise, la tête un peu bourdonnante. Après qu’il a baisé l’anneau à escarboucle d’émeraude de l’un, le saphir de l’autre, les hiérophantes s’installent sans plus d’embarras dans leur fauteuil respectif et l’invitent du même geste à s’asseoir en face d’eux, tout en rassemblant autour d’eux leurs robes d’un bleu mauve qui rappelle de façon incongrue celui des tuniques de Grand-mère.

« Vous semblez épuisé, mon pauvre enfant, dit madame de Brèdes-Courci. Avez-vous déjeuné ? »

Malgré sa réponse affirmative, un ecclésiaste silencieux roule sur une petite desserte des pâtisseries et des fruits, avec une cafetière fumante et de fines tasses de porcelaine. Ils attendent tous en silence que le jeune homme ait fini de les servir.

Le silence se prolonge encore un peu lorsqu’il s’est retiré, puis monsieur de Montoyen soupire : « Toute cette affaire est bien préoccupante. » Sa collègue hoche la tête, tout en humant l’arôme de sa tasse de café.

Ils ont tous deux le même âge que Sa Grâce Bernadette Gardis à sa mort – soixante-treize ans – mais en paraissent curieusement moins que les vieillards des portraits : cheveux plus gris que blancs sous leur identique calotte verte, point trop de rides. Ils semblent tous deux fort soucieux, cependant.

Finalement, pour retarder le moment de parler de Jiliane, Senso demande : « A-t-on eu des nouvelles de L’Aigle des Mers, Vos Grâces ?

— Non et on n’en aura pas tant qu’il ne sera pas revenu au moins à Sardopolis, dit la hiérophante. La capitaine Haizelé est chargée d’une mission bien lointaine, et très importante.

— Les pourparlers pour l’ambercite avec les Kôdinh », acquiesce Senso, étonné de sentir l’irritation qui point en lui.

Il remarque le froncement de sourcil des hiérophantes : « Il va de soi que je n’en ai dit et n’en dirai mot à personne. Ce n’est pas ce qui m’intéresse, de toute façon. Ne débarquera-t-elle pas mon frère dans un endroit sûr, sans que cela se sache, et d’où il pourra revenir ici en toute sécurité ?

L’Aigle des Mers doit observer un silence total sur son trajet et ses escales une fois qu’il aura quitté les eaux géminites », déclare monsieur de Montoyen, ce qui ne répond nullement à la question. « Il se trouve déjà assez loin, du reste. Et votre frère ne peut être en meilleure sûreté où que ce soit, puisque le navire bénéficie… de protections accrues. »

Après un autre petit silence, madame de Courci enchaîne : « Vous êtes les petits-enfants de Sigismond Garance, il n’est pas mauvais en définitive, je suppose, que l’un de vous se trouve à bord de ce vaisseau. »

Elle n’en semble pourtant guère satisfaite. Senso baisse les yeux sur la tasse à laquelle il n’a pas encore touché, saisi d’un brusque soupçon : a-t-on en réalité forcé Pierrino à partir avec L’Aigle, une initiative de Grand-père ? Peut-être n’y a-t-il pas même eu d’agression ! Il n’a après tout là-dessus que la parole des évêques d’Aurepas. Il aurait dû aller consulter Grand-mère : peut-être en aurait-elle su davantage, et il aurait percé à jour la supercherie ?

Puis il a honte de sa réaction : si c’était bien une conspiration, on l’aurait alors empêché de se rendre à Narbonne et de découvrir la vérité. Et peut-on parler de conspiration lorsqu’il s’agit pour la Hiérarchie et la Royauté des plus hauts intérêts de la France, de toute la géminité ? Si Pierrino a été ainsi enrôlé, ce n’est sûrement pas contre son gré – il aura pris ses responsabilités en pesant les exigences multiples de l’Harmonie.

Une petite voix proteste en Senso : n’aurait-il pu au moins envoyer un message plus personnel, quelque chose de concret ?

Mais il faut être raisonnable. Si le réseau invisible des mages dans l’Entremonde n’est pas nécessairement aussi sûr qu’on le croirait, une lettre aurait peut-être été imprudente.

« C’est surtout à propos de votre sœur que nous désirions vous rencontrer, reprend la hiérophante.

— La piste que vous avez découverte est des plus troublantes, enchaîne monsieur de Montoyen. Nous étions jusque-là assez certains que la pauvre enfant avait été enlevée et nous cherchions des preuves du côté des suspects les plus vraisemblables – discrètement, bien entendu, car la situation est extrêmement délicate. Il n’y a pour l’instant aucune preuve…

— … contre les barons du charbon, dit Senso avec lassitude, je comprends bien, oui. » De toute évidence, qu’ils soient les premiers intéressés à contrecarrer les plans de la Royauté à propos de l’ambercite, en attaquant les membres de la famille Garance qui y seraient impliqués au premier chef, ce n’est pas une preuve suffisante pour la Hiérarchie.

« Vous avez rencontré votre grand-père avant de partir, n’est-ce pas ? » demande le hiérophante.

Senso est décontenancé par le changement de sujet : « Oui, Votre Grâce.

— Que vous a-t-il dit sur l’incident ?

— Eh bien, mais quand il est retourné à Aurepas, n’en a-t-il pas parlé avec les évêques et dom Patenaude ?

— Un peu. Mais nous aimerions savoir ce qu’il vous a dit à vous. Même dans une situation comme celle-là, votre grand-père est toujours un peu… réticent à l’égard des mages. Une tradition familiale. » Le sourire de madame de Courci ne se rend pas jusqu’à ses yeux.

Senso hésite un instant. Mais ce sont les hiérophantes ! Il faut simplement en dire assez sans en dire trop. « Notre sœur était autrefois somnambule. Il semblerait qu’elle soit tombée de nouveau dans cet état à Aurepas, une transe peut-être déclenchée à distance par un nécromant. »

Les hiérophantes sont moins surpris qu’il ne l’aurait cru : « Ah, bien sûr », dit madame de Courci avec un petit geste de la main, « votre mère était également somnambule… »

Ils étaient donc au courant ? Une question du hiérophante interrompt la réflexion de Senso : « Votre grand-père aurait-il déclenché lui-même cette transe ? Il s’est beaucoup intéressé au somnambulisme magnétique, pendant un temps. »

On considère qu’il est au courant, ce qui le flatte un peu, mais il hésite un instant sur la formulation de la réponse. « Il s’en défend vigoureusement. Il a des raisons majeures de ne pas tenter ce genre d’expérience, m’a-t-il dit, Votre Grâce.

— Oui, l’incident avec votre mère, autrefois », murmure madame de Courci avec une tristesse pensive. Ses yeux noirs se fixent de nouveau sur Senso : « Vous le croyez donc. »

Eh bien, évidemment, ils savent tout cela. C’est plutôt un soulagement de ne point avoir à trop dissimuler. « Oui, Votre Grâce. »

Les hiérophantes gardent le silence, apparemment plongés dans une profonde réflexion, tout en buvant leur café à petites gorgées.

« Que savez-vous de la fabrication de l’ambercite, Monsieur Garance ? » demande soudain madame de Courci.

De nouveau confusément méfiant, et honteux de l’être, Senso choisit la prudence : « Que devrais-je en savoir, Votre Grâce ?

— Votre grand-père avait confié à votre sœur qu’elle y jouerait un rôle particulièrement important. Elle travaillait avec un magicien vert, l’apothicaire Bénazar…

— Pas pour devenir magicienne ! » proteste Senso.

Puis il mesure la portée exacte de la remarque, en songeant aux hypothèses de Pierrino sur le rôle futur envisagé pour Jiliane.

Monsieur de Montoyen semble prendre une décision et se carre dans son fauteuil : « Les somnambules naturels sont de bons sujets pour la transe magnétique. Votre grand-père vous a-t-il jamais parlé de la possibilité d’utiliser ainsi votre sœur afin de contrôler les dangers de la fabrication de l’ambercite ? »

Que répondre à cela, sinon par une admission partielle ? « Il y a pensé, mais à cause de ce qui est arrivé avec notre mère, il m’a juré n’avoir jamais essayé, et je le crois. D’après lui, cependant, un nécromant puissant peut avoir provoqué cette transe à distance afin de capturer Jiliane, croyant peut-être qu’elle détient le secret de fabrication. »

Les hiérophantes échangent un regard. Entendu ? Inquiet ?

« Avez-vous essayé vous-mêmes de la retrouver, Vos Grâces ? » se risque-t-il à demander : ils sont après tout parmi les talentés les plus doués du pays.

Ils échangent un autre regard, et c’est madame de Courci qui répond : « Oui. En vain. Et nous avons pensé d’abord que la piste que vous suiviez, si capricieuse, était une diversion ou un leurre. Mais c’est bien votre sœur. Et si elle a été capturée dans une transe somnambulique, il est hélas possible que, même si elle semble seule, elle soit encore en proie à une compulsion.

— Et ce nécromant est si puissant qu’il peut la diriger à distance pendant aussi longtemps, sans faiblesses, sans interruption ? Je croyais que dans une transe somnambulique, les sujets ne faisaient rien qui allât au contraire de leur volonté.

— Votre sœur et vous étiez très liés. Vous étiez tous deux en voyage, on a pu la persuader qu’elle allait vous retrouver. »

Senso ne peut qu’acquiescer : Pierrino et lui y ont pensé aussi. Mais la discussion continue de l’enfoncer dans l’accablement : rien de nouveau, et la piste de Jiliane disparue…

« Mais pourquoi la promener ainsi en public, comme pour nous narguer ? Parce que j’étais reparti à Carcassonne, pour me piéger ? »

Il perçoit en l’énonçant l’inanité de cette hypothèse : d’abord, c’est par hasard qu’il a trouvé les affaires abandonnées par Jiliane… Ou peut-être pas. En tout cas, on l’aurait déjà attaqué, alors, surtout si ce nécromant est si puissant !

Mais la puissance prêtée au nécromant en question continue de le troubler ; un non-talenté si habile à capturer les âmes perdues et à les contraindre à travailler pour lui qu’il aurait élaboré une défense impénétrable par des mages-ecclésiastes, même en synergie ? Ce serait quelque chose d’inouï, d’entièrement nouveau. Cacher même qu’on se cache ? Ne serait-ce pas une menace bien plus grave pour la Hiérarchie et la Royauté que celle qui pèse sur un retour à l’usage de l’ambercite ?

Il se fige dans son fauteuil : cacher même qu’on se cache. N’est-ce pas ce que font les médaillons – la magie mynmaï ? Et puisque ce n’est sûrement pas Grand-mère qui dissimule Jiliane ainsi, pourrait-ce être un mage kôdinh ? Désireux de mettre des bâtons dans les roues des négociations, aidant éventuellement les barons, ou encore à la solde des Hutlandais… Les Kôdinh ont été assez christianisés dans le nord, et déjà de mèche avec ceux-ci auparavant, même si c’était en fin de compte pour les duper.

« Quoi donc ? » dit monsieur de Montoyen, qui a dû voir son expression changer.

Senso ne sait comment s’en tirer sans trop en dire au sujet de Grand-mère. « Il est des talentés ailleurs qu’en pays géminites. »

Madame de Courci hausse légèrement les épaules : « On sait qui et on les surveille, comme chez nous. Aucun ne pourrait mener à bien une telle opération, nous l’avons vérifié. »

Senso la dévisage, éberlué : a-t-il bien compris ? « Mais je croyais… les nécromants ne sont que des magiciens verts ! »

La hiérophante ne dissimule pas assez vite son embarras, et Senso, abasourdi, se rend compte qu’elle n’avait pas eu l’intention de s’échapper ainsi.

« Certains sont des talentés », finit par admettre monsieur de Montoyen.

Senso repose sa tasse sur le guéridon, d’une main un peu tremblante, incrédule et scandalisé. Et l’on prétend que seuls les magiciens verts peuvent ainsi fauter ? N’y a-t-il donc pas de limites aux dissimulations, aux mensonges, du Magistère et des ecclésiastes ?

« Mais à quoi vouliez-vous donc faire allusion ? demande la hiérophante.

— Je voulais dire », dit Senso avec plus de froideur qu’il ne le désirait, « qu’il est des mages puissants ailleurs qu’en Europe. »

Après un long silence, monsieur de Montoyen dit d’une voix égale : « Continuez. »

Il est au pied du mur, à présent, impossible d’y échapper. « Si certains Kôdinh acceptent de se prêter à des négociations avec nous, d’autres peuvent y être hostiles et s’allier aux barons ou aux christiens pour contrer notre retour à l’ambercite. Avez-vous cherché de ce côté, Vos Grâces ? »

La hiérophante prend une pâtisserie. Monsieur de Montoyen tourne inutilement sa cuillère dans sa tasse. Puis il soupire : « Oui. »

Senso les dévisage tour à tour, consterné. « Même vous ? La magie mynmaï serait donc vraiment trop… différente ? » murmure-t-il, accablé.

Les hiérophantes demeurent silencieux. Puis madame de Brèdes-Courci déclare, très grave : « Des rumeurs diverses ont toujours couru à ce sujet. Vous comprenez certainement que nous ne tiendrons pas à voir ébruiter cette hypothèse en ce qui concerne la disparition de votre sœur. »

Senso se lève, brusquement très agité : « Oui, certes, Vos Grâces, mais ce n’est plus vraiment une hypothèse, désormais, c’est une quasi-certitude ! Et cela pourrait orienter autrement les recherches. Même différente, la magie mynmaï ne peut opérer à une telle distance ! Ce talenté doit se trouver ici, en France ! » Il se laisse de nouveau retomber dans son fauteuil, embarrassé, et reprend d’un ton qu’il espère plus mesuré : « Sa magie ne peut être totalement opaque à nos mages agissant en synergie et avec délibération. Kéraï, c’était assurément différent, malgré tout !

— Calmez-vous, mon enfant, dit madame de Courci avec bonté. Et soyez assuré que nous poursuivons les recherches. Le manque de preuve en ce qui concerne les suspects ne nous en empêche pas, et ces gens-là ne sont point des talentés, eux. »

Elle le regarde d’un air entendu. Veut-elle dire que les lois régissant les investigations magiques ont été suspendues ? On sonde des suspects à leur insu ? La stupeur de Senso cède le pas à une sombre détermination : la gravité de la situation le justifie, sûrement ?

« Cependant, en ce qui concerne la piste de votre sœur, reprend monsieur de Montoyen, la recherche de ses traces à partir de Vienne sera longue et minutieuse. Et, convenons-en sans détour, nos mages y sont plus habilités que vous. Vous ne ferez que vous tourmenter et vous épuiser davantage, sans beaucoup aider l’enquête. C’est pourquoi nous préférerions que vous retourniez à Aurepas, sous bonne escorte. Votre grand-père nous a écrit à cet effet et nous a fait remettre cette lettre pour vous. »

Il tend une lettre cachetée. Senso la prend d’un geste machinal pour la glisser dans une poche de sa redingote.

Sans rien ajouter, les hiérophantes se lèvent. L’audience est terminée ? Il se lève aussi, infiniment déçu, sans force. Est-ce donc tout ce qu’ils lui voulaient ? L’interroger sur d’éventuelles confidences de Grand-père ? Et maintenant il doit rentrer à la maison, comme un enfant ?

Il s’incline néanmoins avec respect pour baiser leurs anneaux. La hiérophante lui met une main sur l’épaule : « Ne perdez pas courage, mon enfant. Ayez foi en la Divinité et en l’Harmonie. Nos prières et nos bénédictions vous accompagnent. »

Il ressort, la tête vide. La porte se referme derrière lui avec un bruit feutré. La migraine revenue en force lui lancine le crâne, toute la fatigue accumulée croule d’un seul coup sur lui. Dans l’antichambre, Larché lui emboîte le pas derrière leur guide, sans un mot. Sur l’esplanade, ils hèlent une autre voiture, y montent. Senso se laisse tomber sur la banquette peu confortable, en se massant les tempes.

Il regarde le panorama défiler sans le voir, tout en essayant d’organiser ses pensées, de justifier ce qu’il ressent depuis les dernières paroles du hiérophante : ce refus incompréhensible mais viscéral de retourner à Aurepas. Ils ont pourtant raison, il n’aiderait en rien à l’enquête.

Au bout d’un moment, Larché demande d’une voix neutre : « De mauvaises nouvelles ? »

Senso hésite : par où commencer ? Pierrino est peut-être parti chez les Kôdinh avec L’Aigle des Mers sur l’ordre de Grand-père ou même, qui sait, une décision de dernière minute de la Royauté, afin qu’il y ait un Garance sur place dans les négociations ; les nécromants sont des talentés et non des magiciens verts, un mensonge plusieurs fois centenaire du Magistère… Et surtout, surtout, un mage kôdinh a peut-être enlevé Jiliane.

« Ils devaient le savoir depuis le début », murmure-t-il entre ses dents avec une fureur soudaine, conscient de son aveuglement.

« Qui donc ?

— Les évêques et dom Patenaude, à Aurepas.

— Savoir quoi ? »

On lui a demandé de garder le secret. Mais au moment où il s’est décidé, dans un élan de rébellion qui le surprend lui-même, à parler, Larché reprend : « Que seul un mage émorien pourrait avoir capturé ainsi mademoiselle Jiliane ? Pas nécessairement. Seuls les personnages les plus haut placés du royaume doivent être au courant de ce qu’est réellement la magie mynmaï. C’est un secret trop lourd et trop dangereux pour être trop partagé. »

Senso le contemple avec une stupeur muette, puis il balbutie : « Et comment le savez-vous donc ?

— J’ai beaucoup bourlingué avant d’entrer au service de votre grand-père. Et je sais qu’aucun autre talenté géminite ne pourrait dissimuler ainsi votre sœur. Je n’ai jamais cru à l’hypothèse d’un nécromant.

— Pourquoi n’en avoir rien dit ?

— Ce n’était pas ma place. »

Senso bouillonne pendant un moment, mais toutes les répliques possibles se butent au visage impavide de Larché et demeurent informulées.

« Vous savez que les nécromants sont des talentés, alors, et non des magiciens verts », finit-il par dire, transférant son exaspération d’un sujet à l’autre. « Étais-je donc le seul à l’ignorer, à la fin ?

— Non. Ce n’est pas non plus un savoir très répandu. »

Senso en prend la mesure, atterré, maintenant qu’il a le temps d’y penser : « Mais c’est un mensonge abominable, une terrible calomnie ! Comment des ecclésiastes peuvent-ils…

— Le laisser courir ? De la même façon qu’ils se sont persuadés que la seule raison pour un talenté de ne pas vouloir entrer dans les ordres géminites est de désirer faire un usage illégitime de son talent. Les talentés existent depuis toujours, partout. Il s’est développé partout des stratégies pour leur permettre de poursuivre leur existence parmi des non-talentés bien plus nombreux qu’eux. Certaines sont bonnes – comme les lois modifiées ou édictées lors de la Réforme, par exemple. D’autres plus discutables, comme cette rumeur devenue pour beaucoup certitude. » Larché hausse un sourcil sarcastique : « On doit dire à la décharge de la hiérarchie géminite qu’il y a ainsi fort peu de nécromants. »

Scandalisé, Senso s’exclame : « Mais l’Harmonie… !

— Vous êtes musicien. » L’intonation est presque indulgente. « Vous savez que l’harmonie est un équilibre momentané, jamais statique. Dans une pièce de musique, les tensions se résolvent dans la finale et nous nous offrons ainsi l’illusion de l’achèvement, d’une perfection. Mais dans le monde ordinaire, celui de nos sociétés humaines, l’imperfection règne, et l’équilibre demeure toujours en mouvement. Si vous préfériez le langage des mathématiciens, je dirais que l’harmonie est une courbe asymptote. »

Senso dévisage Larché, abasourdi, moins par la longueur du discours, déjà fort peu caractéristique, que par sa substance : « Je ne savais pas que vous fussiez philosophe, dit-il enfin.

— Les gens riches ne sont pas les seuls à penser », déclare Larché d’un ton égal.

Je n’ai jamais rien songé de tel ! va pour rétorquer Senso mais il se rend compte en même temps, mortifié, qu’une part de son étonnement vient bel et bien du fait qu’il considère encore Larché comme un domestique, fût-il un garde du corps tout particulièrement digne de confiance.

Ils restent un moment sans parler. La voiture traverse de nouveau la Saône, par un autre pont. Senso regarde les rues désormais plus achalandées, les passants, les portefaix, les charrettes et les carrosses, Lyon qui finit de s’éveiller.

« Nous allons rester quelques jours », dit-il soudain, une impulsion qu’il n’essaie pas d’élucider. « Trouvons une auberge. Je voudrais dormir dans un vrai lit, cette nuit. Ensuite, nous irons prendre nos affaires sur le Gil-Éliane. »

Sans broncher, Larché cogne à la petite fenêtre du cocher : connaît-il une bonne auberge pas trop chère, et pas trop loin du port Sainte-Antonine ?

À l’auberge Brûlard, dans la rue de l’Arbre-Sec, ils descendent de voiture le temps de louer une chambre à deux lits – Larché a insisté : « Je dois rester avec vous, c’est plus sûr » –, puis ils y remontent pour repartir vers le port.

« Rien de nouveau avec mademoiselle Garance ? demande le capitaine Rateneau.

— Non, hélas.

— Comment allez-vous revenir ?

— Nous prendrons le vapeur, dit Senso.

— Quand cela ? Votre grand-père voudra le savoir… »

Senso serre les dents sur la réponse qui lui est venue spontanément : “Mon grand-père attendra !” Il pense à la lettre qu’il n’a pas encore décachetée. « Dans quelques jours, je ne sais exactement. Je vais lui écrire. »

 

 

 


9

Pierrino prend confusément conscience qu’il n’est plus seul dans la cabine. Il lève les yeux. Haizelé se trouve devant son fauteuil, un plateau dans les mains. Des plats s’échappent des fumets odorants qui lui tordent soudain l’estomac. Il cligne des yeux, hébété, en abaissant sur ses genoux le carnet qu’il était à lire.

Sans un mot, d’un geste souple, Haizelé s’accroupit pour déposer le plateau à terre. Après s’être redressée pour prendre sur la table un autre plateau dont il ne se souvient pas et dont la nourriture, toute racornie, n’a pas été touchée, elle pose l’autre plateau à la place. Puis elle tire le carnet des mains de Pierrino qui ne songe pas à résister et, après l’avoir placé par terre avec les autres, elle croise les bras d’un air sévère : « Je ne sortirai pas d’ici avant que ces plats ne soient vides. »

Pierrino ne se fait pas prier davantage. Il ne se rappelle pas la dernière fois qu’il a mangé. Mais cela doit bien faire deux jours qu’il n’est pas sorti de la cabine. Et qu’il n’a pas vu Haizelé. Elle a dû aller coucher ailleurs, comprend-il, un peu honteux, tandis que les souvenirs se recomposent par à-coups. Quelqu’un d’autre lui apportait les plateaux. Le vieil indigène. Deux jours, et sans doute deux nuits. Il a dû dormir, même s’il ne se rappelle pas non plus s’être traîné jusqu’à la couchette. Peut-être s’est-il endormi sur place dans le fauteuil. L’état de ses vêtements semblerait l’indiquer. Il se frotte le visage, sent ses joues barbues, contemple les carnets à ses pieds, les piles encore intactes autour de lui. Il n’a pas tout lu, et de loin. Mais il en a lu assez. Il lève les yeux vers Haizelé, qui n’a pas bougé. C’est étrange de la voir là, de revenir au présent. Il est tout embourbé dans le passé.

Avec des gestes lents – il semble avoir oublié comment se mouvoir –, il prend les ustensiles et se met à manger. Son estomac se rappelle pour lui : la soupe disparaît vite, le ragoût de poisson plus encore. Il en sauce les dernières gouttes avec le dernier morceau de pain, se redresse, saisi d’un léger vertige.

« Les fruits aussi », dit Haizelé.

Comme un enfant, avec obéissance, il pique d’abord les morceaux d’ananas, dont le seul parfum, avant le jus sucré, lui fait derechef monter la salive à la bouche. Ensuite, ce sont les tranches de mangues orangées, avec leur goût exotique, écho lointain de térébenthine. Senso aimerait ces fruits.

Senso.

Pierrino ferme les yeux. La fourchette tombe dans l’assiette avec un petit tintement.

Une main sur son épaule. Haizelé. Il voudrait s’en dégager, mais il n’en a pas la force.

La main se retire. Quand les larmes ont fini de couler, il s’essuie les yeux d’un revers de manche, se penche pour reprendre le carnet entamé – reliure bleu marine, 1636, vers la fin de la Période des Dix Ans. Il faut continuer. Il y a encore tant à apprendre.

« Il ne pleut pas, dit la voix ferme de Haizelé. Venez dehors avec moi. »

Il ne bouge pas. Il voudrait bouger, mais c’est comme s’il était ensorcelé : il faut continuer, il y a encore tant à apprendre… Les noms, les dates, les entrées laconiques d’Ouraïn, tout cela culbute dans son esprit, il a l’impression d’être un sablier où le temps coule comme il devait s’écouler pour cette lointaine ancêtre : il le voit passer dans ses journaux comme elle devait le voir, à la fois par à-coups et en accéléré. Il est au-delà de la stupeur, au-delà de l’indignation, au-delà de l’épouvante. Il a changé de monde. Celui qu’il croyait connaître – celui où il croyait détenir des parcelles de vérité malgré l’Édit de Silence –, ce monde-là n’est qu’un décor de théâtre, et il est tombé dans les coulisses.

Ah, le voilà qui pense comme Senso, maintenant ! Et de nouveau, le brusque déchirement de son absence, de celle de Jiliane, non point la contrainte du fil d’or, mais simplement de savoir Senso tellement loin, de tout ignorer du sort de Jiliane. Et par cette déchirure, d’autres émotions menacent de l’envahir, dont il se détourne : des sentiments inutiles et dangereux, de rancune, de colère. Il ne faut pas ressentir. Il faut être froid, calme, méthodique. Lire. Lire jusqu’à s’en arracher les yeux cette petite écriture si calme, ces phrases si concises, si détachées.

Les mains de Haizelé entrent dans son champ de vision, lui prennent le carnet. Il résiste, cette fois, mais leurs doigts se touchent, il relève les yeux pour rencontrer le regard de velours noir, affectueux et inquiet, et c’est comme s’il était soudain libéré. Il lâche le carnet, il se dresse en vacillant un peu. Haizelé passe un bras sous le sien et avec elle, à pas lents, il se dirige vers la porte de la cabine.

Sur le pont, au sortir de l’escalier si raide, Pierrino cligne des yeux dans le soleil. Le ciel est un immense champ de nuages décoiffés par le vent, une queue d’orage agite la mer houleuse. Il prend soudain conscience des mouvements du bateau, de la ligne d’horizon qui tangue au loin, et il ramène précipitamment les yeux sur le pont avec un début de nausée. Il titube, Haizelé le rattrape, mais il se dégage pour aller s’accrocher au bastingage, en aspirant à pleins poumons l’air vif.

Après un moment, il risque un coup d’œil sur le pont. Des marins en frottent les planches, d’autres rangent des cordages. Toujours pas d’uniformes, comme il s’en souvient de la visite, autrefois, au port du Boccan. La visite. Senso dans les agrès, Jiliane qui aurait tant voulu y grimper aussi. Mais ils n’avaient pas visité la soute secrète où se trouvent le moteur à ambercite et les hélices qui propulsent le vaisseau, bien cachées sous la carène, à la poupe. Il se risque à lever les yeux vers les mâts, où toutes les belles voiles sont ferlées. Pas de cheminée révélatrice. La vapeur doit s’échapper au ras de la coque, elle aussi, sous la ligne de flottaison, confondue avec le sillage. Un écho de son ancienne curiosité le penche pour essayer de voir, mais le geste accentue sa nausée. Il serre les dents.

Haizelé vient s’accouder près de lui. Il ne la regarde pas. Elle ne dit rien. Il songe distraitement, avec une autre vague de nausée qui n’est pas seulement due au mouvement du bateau, qu’elle apparaîtra sans doute avec Rahyan lorsqu’il arrivera aux années 1740 ou 1750, dans ce qui sera alors les mémoires de Grand-mère, et puis il y aura Agnès, et Henri, et eux-mêmes. Jusqu’à la page blanche, interrompue sur son commentaire impossible, incontournable, inexplicable. Agnès et Henri sont arrivés ce matin de Toulouse. Agnès est enceinte de quatre mois…

« Vous devriez arrêter un peu », dit Haizelé. L’inquiétude est là, comme la compassion, discrète. « Vous avez le temps. Nous ne serons pas à Anhkin avant au moins deux semaines. »

Il fait un effort : « Où sommes-nous présentement ?

— Au large de Kuala Lumpur, dans le détroit de Malacca.

— Y ferons-nous escale ?

— Non. Nous n’en ferons plus qu’une seule, dans l’archipel de Hon Doÿ, après avoir contourné la péninsule de Kéraï. Nous sommes en territoire interdit aux vaisseaux européens depuis Sardopolis. » Elle s’étire et le geste tourne Pierrino vers elle. « Nous avons franchi la Ligne. »

Elle sourit, les yeux au loin. Aime-t-elle donc être en infraction ? Mais ses paroles prennent une soudaine résonance qui les dépasse : la ligne est franchie, la limite, le seuil, et oui, il est en territoire interdit, le premier, le seul à avoir jamais lu ces journaux – à voyager dans la mémoire d’Ouraïn, aussi vaste, aussi pleine que la mer. La Natéhsin, l’enfant magique, la fille de Gilles et de Kurun. Pas la première de la lignée. Kurun était la première. Elle n’a pas tenu de journal, elle. Mais la lignée ne peut aboutir à Grand-mère, n’est-ce pas ? Quelque part en cours de route, Gilles a fini par mourir – sans doute Antoine, qui aura fini par engendrer un véritable fils, Sigismond. Et Sigismond, qui n’était pas talenté, s’est trouvé une talentée mynmaï, une Ghât ou peut-être même une Ghât’sin, qui sait, puisque des indigènes avaient jeté leurs dés du côté des Garance, afin de s’assurer une descendance telle qu’il la désirait, telle qu’il en avait besoin pour continuer d’affermir son pouvoir et sa richesse.

La nausée revient, insistante. Il la ravale, en ravalant sa fureur, son chagrin. Il ne doit pas se laisser aller. Il doit n’être qu’un œil, comme la jeune Ouraïn, qui ne juge pas, qui commente si peu, qui décrit simplement les faits, jour après jour, à des semaines ou des mois de distance. Qui observe la construction des mensonges, couche après couche, comme la falaise de la Combe aux Géants, avec ses stries qui sont des âges de la terre. L’âge des Dix Ans, des Onze Ans. Après quinze ans, a-t-elle cessé de grandir, Ouraïn ?

Il a presque honte de son soubresaut de curiosité, des hypothèses qui recommencent de s’échafauder malgré lui. On ne se refait pas, hein, Pierrino ? “Vous êtes le jumeau curieux.” Ils le lui ont dit tous les deux autrefois, Arnaud, Haizelé, curieuse convergence. Mais paradoxalement, la curiosité est peut-être ici la seule émotion sans véritable danger. Il ne risque rien à s’y abandonner, il n’aura pas à chercher, à demander : tout est dans les carnets, les années, les siècles, la vérité sous les manigances et l’oubli. Il n’a qu’à piger dans les piles pour sauter dans le temps, mettre à jour un autre filon de vérité, et un autre, et encore. Peut-être devrait-il faire cela, tiens, au lieu de suivre l’ordre chronologique. Lui aussi, il pourrait se souvenir du futur, comme la Natéhsin qu’il n’est pas. Oh oui, Sigismond a dû être bien déçu de sa descendance !

Il ne peut plus retenir sa nausée et se penche au-dessus du bastingage pour vomir, par saccades convulsives.

Lorsqu’il s’est vidé, il s’essuie la bouche de sa manche, humilié, en regardant droit devant lui. Puis il se tourne vers Haizelé, lui sourit comme on mord : « Je crois que j’ai eu assez d’air frais pour la journée, Capitaine. Je retourne à mes lectures. »

Elle n’essaie pas de le retenir, il doit l’admettre à sa décharge. Ni de l’accompagner lorsqu’il traverse le pont d’un pas titubant pour rejoindre l’escalier menant à l’entrepont et le descendre avec lenteur, en se tenant bien fort aux mains courantes.

Un léger vertige lui fait agripper la clenche de la porte de la cabine. Tout compte fait, il ne se remettra peut-être pas tout de suite à la lecture. Il va s’étendre un moment. Ce n’est pas seulement à cause du vertige, ou alors une autre sorte de vertige, l’idée de replonger dans le flot inéluctable du passé. Mais en l’occurrence qu’est-ce qu’un peu de mauvaise foi, hein, Pierrino ? C’est de famille.

Il pousse la porte. Un courant d’air frais lui balaie le visage. Il n’avait pas ouvert la fenêtre, pourtant ?

Puis il voit la petite silhouette chenue qui se redresse au fond de la cabine et, malgré le contre-jour, la brassée de carnets que tient Tun’gâk.

D’un seul geste ample, le vieil homme jette les carnets par la fenêtre ouverte.

Le cri n’a pas même eu le temps de naître dans la gorge de Pierrino, figé sur le seuil. Il se retient au chambranle de la porte, les jambes molles. L’indigène retourné vers lui demeure immobile aussi, une silhouette au visage indéchiffrable. Ils restent ainsi un bref instant, puis Tun’gâk se penche et saisit une autre brassée de carnets dans le coffre à ses pieds.

Pierrino s’élance enfin. « Non ! »

L’autre a le temps de jeter encore son fardeau dans le vide, puis Pierrino est sur lui, l’empoigne à deux mains, le secoue avec un grondement inarticulé. Tun’gâk se laisse faire, la tête ballottante, les yeux mi-clos, aussi léger qu’un épouvantail de paille, si léger, c’est trop déconcertant et c’est pour cela d’abord que Pierrino s’immobilise, puis le lâche. La honte vient ensuite, et la stupéfaction. Cet homme est un vieillard…

Et un magicien mynmaï.

Et il ne résiste pas ? Il aurait pu le foudroyer sur place !

Tun’gâk s’agenouille soudain, avec quelque difficulté, pour se prosterner devant lui. D’abord trop médusé pour l’en empêcher, Pierrino se penche pour relever le vieil homme, qui tressaille à son contact et se laisse redresser sur les genoux, mais garde la tête basse.

Pierrino le lâche, les tempes battantes. Par-dessus la nuque courbée du vieillard, il peut voir le coffre vide. Quelques carnets sont éparpillés par terre, échappés à la destruction, un noir, un vert, un rouge…

« Relevez-vous », dit-il. Il entend à peine sa voix, un murmure rauque. Il répète : « Relevez-vous ».

Comme Tun’gâk ne bouge toujours pas, Pierrino s’accroupit devant lui, mais le mouvement du bateau rend la position trop instable. Il s’assied lourdement, les bras autour des genoux, et l’autre relève la tête pour lui adresser un regard surpris.

« Pourquoi, Tun’gâk ? »

Les yeux noirs, opaques, ne se détournent pas. Difficile de lire une expression dans les myriades de rides qui s’entrecroisent sur ce visage tanné. Puis le vieil homme, avec un soupir, commence de se relever. Pierrino en fait autant, plus rapide, lui prend le bras pour l’aider. Encore ce tressaillement, est-ce de la crainte qui est passée tel un nuage sur le vieillard ? Il ne le lâche pas cette fois-ci, malgré sa surprise, et répète, plus impérieusement : « Pourquoi ?

— Mémoire morte, marmonne le vieillard. Poison. »

Il contemple Pierrino, le visage levé vers lui – il lui arrive à peine à l’épaule. Puis, d’une voix plus distincte, il déclare : « Ce n’est pas ainsi qu’il faut se souvenir. Ces mots n’auraient jamais dû être écrits. »

Et, avec une grande dignité, il desserre les doigts de Pierrino sur son bras.

Une lente colère outragée commence de brasiller dans la poitrine de Pierrino. « Ce n’était pas à vous d’en décider.

— Je suis la Main du Dragon.

— Et j’en suis le descendant ! »

Le vieil homme cligne des paupières, mais ne recule pas. « Justement. Ce n’est pas ainsi qu’il faut se souvenir. »

Ni arrogance ni obstination dans sa voix. Plutôt… une prière ? Pierrino dévisage le vieillard, surpris de nouveau : Tun’gâk pensait-il lui rendre service ? Est-ce là une obscure superstition mynmaï concernant les écrits ? Ouraïn n’en semblait pourtant point affligée.

“Ce n’est pas ainsi qu’il faut se souvenir.” Et comment le pourrait-il autrement ? Ces mémoires sont… étaient ceux d’Ouraïn, et de Grand-mère. Qui d’autre pourrait lui apprendre… ?

« Il faut danser », dit le vieillard, comme s’il s’excusait.

Danser ? Ah, danser la danse des Natéhsin. Mais je ne suis pas une Natéhsin. Pas même un talenté. Il doit quand même bien le savoir !

À moins que…

La poitrine soudain prise dans un étau, il se penche vers le petit homme : « Pourquoi m’avez vous suspendu ? La condition dans laquelle vous m’avez trouvé, qu’était-ce ? »

Le regard du vieil homme devient un minuscule éclat de jais entre ses paupières plissées. Puis il hoche la tête avec lenteur. « Igaôtchènzin. »

Foudroyé, Pierrino contemple la vieille face ridée. Puis, avec un sentiment d’horreur qui le surprend confusément, il murmure : « Suis-je un talenté, Tun’gâk ? »

Le vieil homme secoue la tête. « Trop tôt.

— Trop tôt pour quoi ? Trop tôt pour le dire ?

— Trop tôt.

— Et si je retourne dans le compartiment à ambercite ?

— L’igaôtchènzin est une danse trop dangereuse dans le souffle du Dragon Fou. »

Pierrino devine aux lèvres serrées du vieillard qu’il n’en dira pas davantage. Le souffle du Dragon Fou. C’est ce qu’il a dit aussi, la première fois, avec Haizelé. Cette émanation bleutée qu’il a perçue dans son rêve… dans sa vision ? Mais n’est-ce pas la présence rémanente de l’ambercite ? Il essaie une autre approche : « Est-ce pour cela que vous vouliez détruire les carnets ?

— Il faut se souvenir autrement. »

Pierrino ne peut retenir un geste irrité : « Si ma grand-mère m’a confié ces carnets, c’est pour que je les lise ! »

Cette fois, le visage du vieil homme prend une expression butée : « Elle s’est toujours trompée. »

Pierrino ne relève pas. Il contemple les carnets restants. Cinq carnets. Un des bruns du début. Les autres appartiennent à des périodes qu’il n’a pas encore abordées. Il se penche pour les ramasser, un noir, un vert clair, un mauve, un rouge. Les ouvre l’un après l’autre à la page de garde. Le rouge appartient à la période des 1700 – c’est l’année 1708. Le noir, 1698. Le vert clair, 1724, 1715 pour le mauve. Pourquoi se rappelle-t-il soudain le conte du Petit Poucet ? Les oiseaux ont mangé les miettes, celles qui restent ne suffiront pas à le mener au bout de son chemin.

« Jette-les », dit le vieillard dans son dos, une voix basse et passionnée qui le fait sursauter. « Jette-les. »

Il se retourne en serrant instinctivement les carnets contre sa poitrine. Le vieil homme le dévisage d’un air suppliant, en se tordant les mains : « Jette-les. Offre-les à Kempo. Elle te sera miséricordieuse. Tu peux te souvenir autrement, elle est toujours là-bas. Jette-les. »

Il songe aux silences de Grand-mère. Si elle avait voulu leur dire tout cela, ne l’aurait-elle pas fait depuis longtemps ? Il a fallu la disparition de Jiliane, et qu’il soit jeté contre son gré vers l’autre côté du monde, pour qu’elle lui confie ces carnets. Si la distance qu’elle a jugée nécessaire en est un indicateur, Grand-mère Aurore n’a nulle envie de lui confier tous ses souvenirs de vive voix.

Mais elle sera à la maison lorsqu’il reviendra, n’est-ce pas ? Il n’a pas à l’aider dans ce qui est, somme toute, une lâcheté. Sa mémoire à elle est bien vivante. Elle s’est tue assez longtemps. Ils se sont tus assez longtemps, elle et Grand-père. Lorsqu’il rentrera, il sera temps pour eux de se souvenir.

Il prend un grand respir et, très vite, il jette les carnets par la fenêtre ouverte, saisit les battants et les referme sur le fracas des vagues et du vent.

Il reste immobile, les mains sur la crémone, étonné de ne rien ressentir de ce qu’il avait craint, regrets, remords. Il se sent plutôt… délivré. Lorsqu’il se retourne, c’est pour voir Tun’gâk se relever, tenant quelque chose dans la paume de sa main un peu tremblante. Avec un froncement de sourcils, il reconnaît son pendentif, porte par réflexe sa propre main à son cou. Le ruban qui tenait la chaîne a dû se dénouer.

Il contemple chaîne et médaillon dans la paume aussi sèche et dure que du vieux bois. Puis les doigts du vieillard prennent le ruban pour finir de l’ôter et, après l’avoir laissé glisser à terre, se referment sur la chaîne brisée.

Se rouvrent sur la chaîne intacte, qu’ils tendent à Pierrino.

« Elle ne se brisera plus jamais », dit le magicien à mi-voix.

Pierrino passe lentement la chaîne à son cou, étrangement réconforté d’en sentir le poids contre sa poitrine. Et se rend compte que le vieil homme s’est incliné profondément devant lui, mains jointes devant le front.

 

 

 


10

L’île principale de Hon Doÿ surgit de la mer, un profil d’ours dressé. Le petit archipel compte une quinzaine d’îles, îlots et rochers en forme de pains de sucre entre lesquels se faufile le bateau. Mangroves et forêts impénétrables de palétuviers et de mangliers se dressent sur les rives, mais les canots se dirigent du côté où l’on peut aborder parce que l’embouchure d’une minuscule rivière y a été défrichée par les marins de L’Aigle au cours de voyages précédents.

Il fait beau, une rare occurrence et qui ne durera sans doute pas : la mi-août, ici, c’est la saison des pluies, des moussons brutales qui tombent du ciel brusquement assombri, on a même essuyé plusieurs typhons, mais là aussi la magie préventive des ecclésiastes est efficace – surtout augmentée à leur insu de celle de Tun’gâk. On a longé le détroit de Malacca sans se faire repérer – l’illusion qui déguise le vaisseau est des plus efficaces –, on est passé de nuit au large de Singapour pour longer ensuite la côte orientale de la péninsule malaise. Puis à la hauteur de Kota Bahru, on a viré droit vers la pleine mer. Avant-hier, on a contourné très au large la péninsule de Kéraï. Aucune alerte. Pirates ou vaisseaux patrouilleurs de la Ligne ont été décelés bien à l’avance par les ecclésiastes. Et pas de typhon en vue pour le moment : on en profite pour faire escale afin de se procurer des vivres frais et de l’eau dans une des îles de Hon Doÿ, au large de la province orientale de l’Émorie, l’Undchin.

Des habitants, dans ces îles ? Non, elles sont encore trop proches du Hyundzièn et de ses protections magiques. « Et vous, vous n’avez pas peur. » Haizelé s’est mise à rire : « Non. On nous a promis libre passage. Et puis, nous avons l’habitude de cet itinéraire. »

Haizelé est mandatée pour marchander avec les Kôdinh, mais elle fait depuis longtemps de la contrebande de minerais avec une faction clandestine, au nord du Laotchin ; les Kôdinh sont divisés sur la question de la reprise du commerce avec les Européens, semblerait-il : convictions religieuses contre appât du gain. Après avoir agi en secret, Haizelé se livre désormais à cette contrebande avec l’aval de la Royauté française. Une petite fabrique d’ambercite a été construite sur l’île de Kalpéni, au large de la côte occidentale indienne, et la production en est disséminée dans des caches secrètes aménagées depuis longtemps un peu partout entre la France et l’île.

Pierrino est surpris de la quasi-désinvolture de ses réflexions. Il a passé la dernière semaine sans presque songer aux carnets lus et aux carnets perdus. Non, pas perdus. Abandonnés. Offerts. Tout considéré, il en éprouve une remarquable absence de regret. Il peut même admettre qu’il en est curieusement soulagé, comme d’un devoir imposé auquel on rechigne. Il comprend presque ce que voulait dire Tun’gâk : “mémoire morte, poison”. Il manquait une voix à ces souvenirs, un échange. Il écoutera la voix de Grand-mère, lorsqu’il rentrera, et ce sera tout différent. La voix d’Ouraïn… est perdue depuis longtemps.

Il descend avec agilité par l’échelle de corde, saute dans le canot près de Haizelé, en ignorant la main qu’elle lui tend ; l’embarcation se balance, mais il a désormais le pied marin, après les ridicules du début.

« Attention de ne pas tomber à l’eau, Monsieur Pierrino, il y a des sirènes par ici », lui lance tout de même le jeune Martin Engel, avec son lourd accent allemand. Les autres rient, mais sans méchanceté – ils savent qu’il n’aime pas l’eau, s’il sait nager. Ils l’ont adopté, désormais, non parce qu’il est le petit-fils de leur employeur mais parce qu’il n’hésite pas à mettre la main à la pâte sur le bateau là où l’on en a besoin, et à apprendre ce qu’il ne sait pas – les leçons de Madeline : on mérite ses plaisirs. Ou, en l’occurrence, son vivre et son couvert, puisqu’il a rendu sa cabine à Haizelé. Il a gardé le coffre. C’est un coffre de marin, n’est-ce pas ? Il y a rangé ses anciens habits, décidément trop étroits. Simard, le matelot originaire de Québec, un peu couturier sur les bords, lui a promis de les lui élargir dès qu’ils seront arrivés à l’île de Hat Haïnan, proche de leur destination ultime.

Ils sont une douzaine dans le canot, avec Haizelé à l’avant et Rahyan au gouvernail. Pierrino prend sa place au banc de nage avec Martin Engel, qui lui a fait signe. Le jeune homme plaisante toujours avec lui mais a décidé de lui apprendre tous les nœuds de marin, et c’est un instructeur patient. Et puis, il est beau, d’une beauté brute et carrée, courts cheveux blonds tout raides, mais des membres élancés et un grand sourire éclatant qui fait pétiller ses yeux bleu-gris. Ils ont presque le même âge – Martin a dix-neuf ans. Avec Simard, Gourney et Donnat, le mousse, c’est un des nouveaux jeunes matelots engagés lors du dernier séjour de L’Aigle à Narbonne. L’équipage est remarquablement cosmopolite. Le second officier, Darby, vient de Bordeaux comme le chef mécanicien, Tournevent ; le cuisinier, Cantin, est un Parisien de la rive nord ; on a des Espagnols comme le navigateur, Babenco, des Portugais comme les frères Douro, des Indiens comme Sékhar, qui rame juste devant lui, des Italiens d’un peu tous les duchés, royaumes et principautés, Venise bien sûr, mais aussi Gênes et Milan. Le chef canonnier, surprise, est un grand Yoruba du Bénin nommé Kobé, un géant de près de sept pieds tout en muscles longs de coureur, et d’une surprenante douceur ; mais il aime les explosions, il est tombé amoureux des canons du premier vaisseau européen à faire escale dans le petit port de la côte où il vivait – et c’était le Sigismond.

Il y a longtemps. Très longtemps. Kobé, qui paraît avoir la mi-trentaine, est le plus vieux matelot de L’Aigle des Mers. Il avait dix-sept ans lorsqu’il s’est engagé à bord du Sigismond. C’était en 1678. Kobé a cent vingt-deux ans.

Et Haizelé soixante-quinze et Rahyan quatre-vingt-un, et une vingtaine des membres de l’équipage ont commencé aussi avec le Sigismond équipé par Antoine Garance en 1660 et baptisé du nom de son fils ; Haizelé en est devenue capitaine en 1749 et, après que le Sigismond eut brûlé en 1764, elle a pris possession de L’Aigle des Mers en 1767. Les anciens comme les nouveaux marins sont liés par un contrat secret et les sortilèges qui le garantissent – les sortilèges mynmaï, à l’insu des ecclésiastes géminites officiels qui croient avoir opéré un sortilège concernant seulement le secret du transport clandestin d’ambercite. Ils forment un groupe très soudé : ils ont tous accepté le véritable contrat, le contrat secret. Autre chose les lie, cependant, surtout les plus anciens : ce sont ceux qui ont demandé de rester à bord après la fin de leur contrat, ceux qui ont coupé tous les ponts avec leur ancienne existence afin de continuer de vivre et de naviguer.

Pierrino aurait cru qu’il les trouverait méprisables d’avoir fait ce choix, mais non. Vitti, le Génois, aime d’un amour dévorant la mer et les bateaux, il a saisi sa chance de bourlinguer très longtemps, tout comme le navigateur Babenco – avec Kobé, ce sont les deux plus vieux. Un autre avait perdu ce qui lui restait de famille et rien ne le retenait plus à terre. Un troisième voulait voir le monde. Et ainsi de suite : chacun ses raisons, toutes bien humaines. Aucun arrogant projet de richesse ou de pouvoir – au contraire, ce sont presque tous des gens généreux de leur argent : leurs paies accumulées ont souvent servi à pourvoir leurs familles à travers plusieurs générations, avec discrétion. Leur point commun, en définitive, c’est qu’ils n’aiment pas rester au même endroit, et ne craignent pas les dangers de l’aventure.

Par-dessus les épaules musclées tendues par l’effort, il jette un coup d’œil à Rahyan qui leur fait face, assis au gouvernail. Comme Haizelé, il ne paraît pas aussi jeune que certains des marins bien plus âgés que lui : ils ont été en contact avec l’ambercite depuis moins longtemps que ceux-ci et, semble-t-il, plus on commence jeune et plus on garde longtemps l’apparence de la jeunesse.

Une course s’est engagée avec l’autre canot, où se trouvent les ecclésiastes et le magicien du bord. Monsieur Riopès, qui vient de Nice et aime gagner au jeu, ne dédaigne pas de mettre la main à la rame, mais non les ecclésiastes. On a sa dignité, surtout domma Jouxe, qui vient d’une grande famille de Lyon ayant ses entrées chez les hiérophantes. Dom Marti l’imite en tout, aussi se contente-t-il d’encourager les marins avec un sourire indulgent. Ce sont depuis environ une demi-douzaine d’années les mages du bord. César Riopès, plus jeune, est une addition un peu plus récente à l’équipage. Mais ils repartiront tous trois à la fin de leur contrat, lèvres scellées – et sans jamais avoir su qu’ils côtoyaient bien d’autres secrets infiniment plus graves.

Tun’gâk se trouve dans l’autre canot, au gouvernail, bouche ouverte sur un rire silencieux et pas aussi édenté qu’il le devrait. Il paraît avoir entre soixante-dix et quatre-vingts ans, mais il est d’une vigueur étonnante. L’âge réel de Tun’gâk, personne ne le connaît. La légende du bord veut qu’il se trouvait déjà à bord du Sigismond lorsque Kobé s’y est engagé ; Kobé se contente de rire de toutes ses belles dents blanches, sans nier ou confirmer. Pour les ecclésiastes, c’est un indigène malais que Haizelé a pris en affection tout comme les autres marins, et que l’on a gardé à la fin de ses bonnes années. La mascotte du navire, son porte-bonheur, encore capable de se rendre utile sur un bateau, s’il ne grimpe plus dans les agrès. Après une semaine, tout en restant discret, Pierrino n’a pas encore réussi à déterminer qui parmi les marins sait à quoi s’en tenir sur la véritable nature de Tun’gâk.

Des ombres passent dans l’eau claire autour de l’embarcation, gigantesques, deux fois plus longues que le canot, et Pierrino ne peut s’empêcher de laisser échapper une petite exclamation.

« Ah, les sirènes, dit Andreotti en riant. Elles ont senti que nous avions de la chair fraîche à bord.

— Allons, Marco », dit Haizelé dans le dos de Pierrino, avec une fausse sévérité. « Les dugongs ne mangent que des algues marines, ce n’est pas pour rien qu’on les appelle aussi “vaches de mer”.

— Eh bien, “sirène” est un nom certainement plus poétique quoique, à première vue, quelque peu immérité », réplique Pierrino tout en continuant de ramer sans se retourner vers elle.

« On les a appelés ainsi aux temps anciens, parce qu’ils sont très gracieux dans l’eau et possèdent des espèces de seins sous leurs nageoires. Ceux qui vivent autour de cet archipel atteignent des tailles extraordinaires. »

L’énorme silhouette tourne et vire autour d’eux avec une étonnante grâce, en effet, se propulsant de sa queue semblable à celle d’une baleine. La bête plonge et reparaît plus loin pour souffler à la surface. Grosse tête camuse, tout petits yeux, longues vibrisses en moustache, peau ridée d’un gris perlé. Pierrino sourit : certainement pas un membre de la mélodieuse famille des sirènes homériques.

« Ils n’ont pas peur des humains, en tout cas, lance-t-il à la cantonade.

— Personne ne les chasse ici. Les îles sont considérées comme territoire interdit par tout le monde. »

Mais non par l’intrépide Haizelé ni ses marins, bien entendu.

Ils abordent à l’embouchure de l’étroite rivière. On a dégagé la rive sur une quinzaine de mètres de profondeur et une trentaine de large, mais la jungle a déjà commencé de pousser des surgeons dans la zone défrichée et des tempêtes y ont aussi jeté quantité de débris ; il va falloir dégager de nouveau. Il fait chaud et humide ici comme partout dans cette région pendant la saison des pluies, avec un ciel moutonnant de nuages gris ou violacés toujours prêts à crever en averses – ce n’est pas le meilleur moment pour voyager, avec les risques de typhons de surcroît, mais justement quelle meilleure couverture pour cette ambassade secrète ? Et L’Aigle des Mers, doublement protégé, ne craint pas grand-chose de ce côté.

Après avoir débarrassé de ses obstructions une partie suffisante de la plage, on débarque les premiers tonneaux qu’on remplira d’eau à la rivière, ainsi que les casiers à homards et les filets de pêche. Hon Doÿ est d’une générosité divine en ce qui concerne poissons et crustacés, au point qu’on peut poser les casiers dans la mer là où l’on a encore pied et être certain de les trouver remplis à la fin de la journée. On pêchera, Riopès suspendra les prises, on aura des vivres frais pendant encore longtemps.

Un parti de marins remonte le cours de la rivière. Un autre s’enfonce dans la jungle avec de grands sacs pour récolter noix de coco, bananes et mangues ; les ecclésiastes ont décidé de les accompagner, moins pour parer à un éventuel danger que pour satisfaire les fantaisies herborisantes de domma Jouxe et l’amour de dom Marti pour les lépidoptères exotiques.

Pierrino a choisi de rester sur la plage, où la brise est plus fraîche – cette jungle trop luxuriante et trop resserrée suscite en lui le même malaise que le jardin de Grand-mère. Tandis que les marins du troisième canot débarquent d’autres tonneaux vides, il s’assied sur une grosse souche, abrité du soleil par son chapeau – ils sont assez nombreux et n’ont point besoin d’une cinquième roue à leur carrosse.

Une ombre sur le sol : Haizelé vient le rejoindre, s’éventant de son propre chapeau. Elle est en manches de chemise, ayant abandonné son habit, mais comme lui et la plupart des marins elle a conservé ses souliers – la plage n’est pas de sable fin, toute défrichée soit-elle. Elle s’assied sur une autre souche voisine, sans rien dire. Cela tombe bien, il n’a pas vraiment envie d’entretenir une conversation. Depuis qu’il lui a rendu sa cabine pour déménager dans le carré des jeunes matelots, au deuxième entrepont, et sans l’éviter comme Rahyan, elle n’a clairement point recherché sa compagnie. Il a choisi quant à lui de ne rien lui dire de ce qui s’est passé avec les carnets, un choix délibéré. Il ne prétendra point ne pas entretenir quelques arrière-pensées : elle ignore ce qu’il sait et ne sait pas. Lorsqu’il l’a entreprise sur les propriétés anti-sénescence de l’ambercite, elle lui a avoué connaître Grand-mère et Grand-père depuis plus longtemps qu’elle ne l’avait dit lorsqu’elle était venue les rencontrer à Aurepas – bien avant Venise, à Sardopolis. Elle a connu les deux Agnès. Haizelé est une autre voix, une autre mémoire vivante à consulter.

Elle semble réticente, cependant, ne lui a pas posé de question sur ce qu’il avait pu lire, ne lui a pas même demandé s’il lisait encore lorsqu’il a commencé de se mêler plus activement à la vie du bord. Ou est-ce seulement de la discrétion ?

Ou bien elle se demande comment elle pourrait continuer de lui mentir. Les carnets, après tout, s’arrêtaient en 1784. Mais le sait-elle ?

Il la regarde à la dérobée, se rend compte qu’elle l’observait justement, avec un souci qui ne s’efface pas lorsque leurs regards se croisent. Elle le dévisage longuement. Elle semble… inquiète, perplexe, attristée ?

Elle fronce les sourcils en inspirant profondément, ce qu’elle fait souvent, il l’a remarqué, lorsqu’elle a pris une décision qui lui coûte. « Vous semblez bien remis de votre rassemblement, désormais », dit-elle.

Ce n’est pas une question, mais il dit “En effet”, tout en s’étirant pour faire jouer les muscles de ses épaules, à l’aise dans le tricot marin qu’on lui a donné à porter à la place de sa chemise elle aussi devenue trop étroite.

« Et de vos lectures ? »

Elle a parlé avec une intonation soigneusement neutre, mais elle ne contrôle pas aussi bien son visage, dont l’expression anxieuse est très claire.

Pierrino, pris au dépourvu, contemple le bout de ses souliers. Elle choisit son moment pour aller droit au fait ! Il répète “Mes lectures”, en affectant aussi de n’y point mettre trop d’intonation, pour se donner du temps.

« Les carnets de votre grand-mère », précise-t-elle inutilement – pour lui ôter toute échappatoire ?

« Ce n’étaient pas seulement les siens. »

Ah, il s’est trahi – “étaient”. Va-t-elle le remarquer ? Non. Elle semble réellement surprise ; mais elle est capable de feindre sans failles, il en est bien certain.

« Agnès tenait-elle donc des carnets ? »

Il est étonné à son tour, et pour vrai. « Non. Mais la première fille de Gilles en tenait, Ouraïn. »

Ou bien elle est encore plus excellente comédienne qu’il ne le croit ou bien elle tombe réellement des nues.

« Mais cette fille… est retournée vivre parmi les siens, et l’on ne sait ce qu’il est advenu par la suite de cette lignée ! »

La stupéfaction de Haizelé ne peut être feinte. Et d’ailleurs, pourquoi feindrait-elle ? Dans quel intérêt ? Tout cela est si ancien. L’histoire de Gilles et de ses magiciennes de Garang Xhévât s’est éteinte avec eux. Il n’est plus si certain de vouloir manœuvrer, tout d’un coup. Toute cette méfiance, ces calculs, ces manigances… Parce qu’on lui a menti, doit-il mentir et soupçonner partout le mensonge ? Senso serait bien attristé de le voir ainsi, et il aurait sans doute raison.

« Cette enfant de Natéhsin était une Natéhsin elle-même, et qui a vécu fort longtemps. Elle a rédigé la majeure partie des carnets. »

Haizelé le fixe un moment, les yeux agrandis. Puis elle recommence de s’éventer avec son chapeau, le regard perdu au loin, plongée dans une intense réflexion.

« C’était une talentée », dit-elle enfin, sans inflexion interrogative.

Pierrino l’observe, déconcerté. « Majeure. »

Va-t-il donc vraiment lui apprendre quelque chose ? Un retournement plutôt ironique de ses intentions initiales.

« Et elle a vécu longtemps. » Elle relève les yeux. « Combien de temps ? »

Pierrino va pour dire spontanément “je l’ignore”, se retient. Il dévisage Haizelé, incertain. Il ne peut inventer. Et s’il n’invente pas, il doit lui dire la vérité à propos des carnets. Mettre fin à la conversation avec une pirouette, ou en feignant irritation et mauvaise volonté ? La seule pensée l’en accable, soudain. C’est Haizelé – il se rend compte alors qu’il ne l’a appelée que “Capitaine” depuis son retour à la conscience et qu’elle ne l’a jamais repris. Sa légère tristesse, lorsqu’elle le regarde et croit qu’il ne le voit pas… Est-elle aussi chagrine que lui, peut-être, de ce que l’ont obligée de faire sa fidélité à Grand-père, d’une part, et à Grand-mère, de l’autre ? Elle ne l’appelle plus “Pierrino”, quant à elle ; ni “Pierre-Henri”, du reste. Craint-elle une rebuffade ?

Elle attend toujours sa réponse, avec une tension sous-jacente qu’il ne peut manquer de percevoir. Combien de temps a vécu Ouraïn. Pourquoi cette question ?

Il en a subitement assez de tergiverser : « Je l’ignore. Tun’gâk a jeté les carnets. Je n’en avais lu qu’une quinzaine, pas plus loin que le milieu des années 1640. En quoi est-ce important ? »

Elle balbutie : « Tun’gâk ? Il les a jetés ?

— À la mer. »

Lui dira-t-il qu’il a pour sa part jeté les cinq carnets rescapés ? Son offrande personnelle. Ou sa lâcheté à lui, l’hypothèse l’en a déjà effleuré depuis, et l’envisager sous le regard d’autrui lui donne soudain plus de poids.

Haizelé répète, toujours sous le choc : « Tun’gâk.

— Il a dit que des mémoires mortes sont un poison. Qu’il faut se souvenir autrement, avec des mémoires vivantes. » Il la regarde bien en face. « J’avais l’intention d’explorer la vôtre. »

Elle lui jette un coup d’œil perplexe, puis laisse échapper un bref rire sans joie : « La mienne ? J’en sais assurément moins que vous, à ce stade ! »

Elle reste encore silencieuse un moment, puis elle se lève avec brusquerie. « Mais j’ai autre chose à faire ici, malheureusement, que de bavarder avec vous. Mes hommes vont me trouver bien paresseuse ! »

Elle essaie de couvrir sa fuite d’un sourire, mais c’en est une, un refus, une fin de non-recevoir aux questions qu’il n’a même pas commencé de poser. Abasourdi, partagé entre l’irritation et l’ironie – c’est lui qui se demandait tout à l’heure s’il devait mettre un terme à la conversation ! –, il se lève à son tour. Il ne la laissera pas s’en tirer à si bon compte.

« Eh bien, dit-il d’un air entendu, allons être industrieux de concert, Capitaine, à défaut de tirer le passé au clair. »

Elle va pour s’éloigner, mais son pas ralentit. Elle se retourne soudain vers lui, les traits contractés, lui met une main sur le bras lorsqu’il arrive à sa hauteur et veut la dépasser : « Je dois réfléchir à ce que je crois savoir », dit-elle d’une voix hésitante. « Avant que nous ne puissions en parler, vous et moi. » Elle le dévisage, et, oui, avec une expression implorante : « Comprenez-vous ?

Pris au dépourvu, il la dévisage un instant sans répondre. Et puis il choisit la confiance, avec la sensation que quelque chose se dénoue dans sa poitrine : « Oui. »

Elle esquisse un sourire : « Pourrai-je vous appeler Pierrino ? »

Il répond franchement à son sourire : « Dans ce cas, je vous appellerai Haizelé. »

 

 

 


11

Peu importe, décidément, où l’on plante l’aiguille dans la Carte, on ne sait jamais où l’on arrivera. Cette fois, c’est le débarcadère du petit pavillon de bambou, sur l’étang, dans la forêt qui sera plus tard le parc. Le pavillon flotte, immobile, à quelques brasses de là. C’est au début du domaine de Gilles, puisque l’étang n’est pas encore devenu un lac : il est parfois aisé de se retrouver dans le temps en voyant comment se présente l’espace – heureusement, car Gilles, Kurun, Ouraïn et les autres indigènes changent bien peu.

Gilles est assis en tailleur face au porche d’entrée du pavillon, une mince planche de bois sur les genoux. Sur la planche est posée une large feuille de papier couleur crème, où il dessine à grands traits assurés.

Que dessine-t-il donc ? On se retourne, avec une curieuse certitude, et oui, une silhouette féminine se trouve assise à terre à la manière mynmaï sous la galerie du pavillon, les seins nus, mais vêtue d’un long pagne rose vif à ramages dorés – on dit sarang en mynmaï. C’est Kurun. Sa chevelure est rassemblée en coques lisses, ornées de fleurs blanches et roses. Ses mains jointes reposent dans son giron. Elle a les yeux grands ouverts – ces yeux en amande, les yeux dorés de la bonne Agnès – mais elle ne regarde nulle part.

Les deux autres Natéhsin se trouvent là aussi, Nandèh, Feï. Assises de la même façon, avec le même regard aveugle. Seule l’une des deux est vêtue comme Kurun, l’autre a le torse nu – mais impossible bien sûr de dire qui est laquelle ou lequel, dans ce contexte.

Des chats sont couchés autour d’eux ; on en voit un très distinctement, l’angora blanc. On devine les autres à travers les bambous qui supportent la balustrade de la galerie, une queue ici, une croupe arrondie là. Les chats de Kurun, qui ressemblent tant à des chats dont on se souvient, y compris la silhouette noire et feu du félin qu’on aperçoit entre Nandèh et Kurun, allongé de tout son long.

Gilles dessine les Natéhsin en train de danser dans l’Entremonde.

Soudain, comme si avoir pensé son nom était un aimant, l’attraction est trop forte et, malgré soi, on se sent plonger vers lui. On a juste le temps de constater qu’il ne dessine que Kurun et non ses deux compagnons, et puis il regarde la feuille de papier, où sa main trace des traits sûrs. Le pavillon est terminé. Les contours de Kurun, maintenant. Il voit déjà le tableau fini : les mille nuances vertes de la jungle reflétées dans l’étang, comme le pavillon, et, au milieu de tous ces chatoiements, la touche vive de la robe de Kurun – une robe qui lui couvrira les seins, pas un sarang, il veut pouvoir suspendre ce tableau dans son bureau où tous le verront. Ce ne sera pas un véritable portrait, il en fera un une autre fois. Mais capturer cette sérénité magique, comme si cette silhouette adorée était l’émanation même de la forêt, de l’étang, de la lumière qui se transforme pour devenir sa peau, son épaule, la ligne gracieuse de son cou, les plis colorés de son sarang…

Il est tout entier dans le mouvement de sa main, dans le va-et-vient amoureux entre son sujet et la surface de la feuille et l’on se rassemble de nouveau, comme libéré par l’espèce de transe où se plonge Gilles lorsqu’il dessine ou peint. Maintenant qu’on a vu le tableau avec lui, on le reconnaît : ce sera celui qui était pendu au-dessus d’un lit, autrefois. Le tableau où était cachée la Carte, d’où la Carte appelait, ce jour-là, si lointain et pourtant si clair, comme si c’était hier.

C’est curieux : il n’y a pas de voiture qui attend de l’autre côté de l’étang, comme dans le tableau d’autrefois, pas de gros chevaux solides la tête penchée pour brouter l’herbe de la rive. On s’en souvient très bien aussi, pourtant.