23
« Tout est lié, Ouraïn, partout et depuis le début. Ma présence ici, ta naissance et tes âges, l’ambercite et son effet sur la longévité. Tu comprends cela, n’est-ce pas ?
— Dom Philippe aussi ? » dit Ouraïn, d’une voix égale. C’est encore l’Ouraïn adolescente, celle qui paraît quatorze ou quinze ans, mais cela ne signifie pas grand-chose, évidemment.
Il fait sombre. La pluie tambourine aux fenêtres. Assis à la table de la petite salle à manger, Gilles et Ouraïn attendent qu’un domestique mynmaï ait fini de les servir. Ils en sont au plat de poisson, des carpes farcies à l’arôme délicieux. Comme d’habitude, on veut résister à l’attraction de Gilles, comme d’habitude en vain. Lorsqu’ils sont ensemble, on n’a encore jamais pu choisir Ouraïn.
Il soupire. Il savait bien qu’elle en reviendrait là : « Mais oui, comme Antoinette, justement. Tout cela est ultimement lié à la magie mynmaï, Ouraïn, à ton talent et au mien, et c’est pour cela qu’il me faut le celer. Pour notre sécurité. Et pour le bien de tous les autres. » Il commence à découper son poisson, pensif et attristé, en prend une bouchée. Ouraïn en fait autant. Il l’observe un instant, comme toujours satisfait de voir qu’elle est aussi habile avec des ustensiles européens qu’avec les baguettes indigènes.
« Les géminites, j’ai dû l’admettre à mon cœur défendant, ne sont pas encore capables d’apprendre la vérité à ce sujet, reprend-il. J’ai pu en juger à la folie de Philippe. Car il était fou, ma chérie, tu as bien dû le sentir lorsque vous l’avez sublimé. Antoinette elle-même n’est pas des plus stables, et tu dois le savoir aussi. »
Ouraïn hoche légèrement la tête sans lever les yeux de son assiette.
Ils mangent un instant en silence.
« Mais toi, tu n’es pas devenu fou ? »
L’inflexion est à peine interrogative. Il fronce légèrement les sourcils. « J’ai bénéficié de circonstances particulières. D’abord, je n’étais plus aussi prisonnier du carcan ordinaire des géminites. Nathan et Ehmory m’avaient permis de voir plus au large. Par la suite, mes expériences à Garang Xhévât… »
Il prend son verre, en observe un moment le vin couleur de paille. Ouraïn va-t-elle lui demander de les lui conter une fois de plus ? Pourra-t-on passer ensuite à autre chose ? Mais non, elle le regarde, attentive et grave. Ses expressions sont moins gardées que ne l’étaient celles de Kurun ou des autres : ce malheureux incident avec Carusses, de toute évidence, continue de la tracasser.
Il repose son verre avec un autre soupir : « Et puis, je n’ai jamais eu la tête très religieuse, je dois l’avouer. La Divinité, le talent qu’Elle nous octroie et l’Entremonde auquel il nous donne accès, ce sont les seules réalités qui comptent. Le reste, comme je te l’ai déjà expliqué, n’est qu’ingénieuse mais vaine construction humaine. » Il l’observe à la dérobée : elle hoche encore la tête. C’est une enfant raisonnable, du moins peut-il compter là-dessus.
« Mais avais-tu vraiment besoin de me faire croire ainsi que dom Philippe était mort ? Je ne serais pas allée lui rendre visite s’il ne voulait voir personne. »
Il prend une autre bouchée de poisson pour se donner le temps de réfléchir, en notant distraitement l’exquise texture fondante. Thiun s’est encore surpassé. Il sourit presque. Des Ghât au domaine, cuisinier, domestiques… Qui l’aurait cru autrefois ? Les choses changent ici. Lentement, mais elles changent. Il faut être patient. Avec Ouraïn aussi. De toute évidence, Antoinette était trop bouleversée pour lui avoir dit grand-chose. Et Antoinette est de toute façon liée pour ne rien faire qui pourrait lui nuire, à lui ou aux siens.
Il relève les yeux pour voir fixé sur lui le regard mordoré d’Ouraïn. Et pourquoi ne pas lui avouer la vérité ? Il n’y a pas de honte à admettre ses erreurs et ses faiblesses.
« J’aurais sans doute dû tout te dire, malgré ton jeune âge alors. Mais cela me peinait, voilà. Antoinette et Philippe… Notre amitié à tous trois venait de loin, tu le sais. Je les désirais libres, et j’ai dû reconnaître qu’ils ne le pouvaient pas. Leur première réaction a été la terreur, et la seconde de vouloir nous dénoncer. Je n’ai pu que réagir à leur choix, parce qu’ils ne m’en laissaient quant à moi point d’autre. » Il s’éclaircit la gorge. Curieux comme ce souvenir le blesse encore. « Cela me peinait trop de les savoir incapables de se libérer de leurs œillères. De ne pas avoir réussi à les en convaincre. De comprendre que je devais continuer à dissimuler.
— C’étaient seulement deux mages », remarque Ouraïn de sa petite voix calme.
Il doit cesser de la considérer comme une enfant, malgré tout. Il prend une gorgée de vin. « Mais tout à fait représentatifs des géminites en général, je te l’assure. Ils avaient été placés auprès de nous par la Hiérarchie de l’époque, ce qui en dit long. Et si tu venais à Garang Nomh avec moi, tu pourrais constater que rien n’a beaucoup changé là-bas. D’ailleurs, tu peux le constater par toi-même lorsque nous avons des invités au manoir. »
Il est en terrain sûr, ici, et la voit baisser de nouveau la tête sur son assiette sans répliquer.
« Je n’ai pas l’arrogance de me croire chargé d’éclairer et de convertir tout ce monde à moi seul. Il faut plutôt l’attendre des œuvres charitables de mes compatriotes auprès des indigènes. C’est à ceux-ci qu’il appartient de dévoiler leur magie. Tant qu’ils ne le choisissent point, pourquoi mettrais-je en danger tout ce que j’ai accompli ici et y accomplirai encore ? Il faut se résigner à ce que certaines parties du monde nouveau évoluent moins vite que d’autres. »
Le domestique reparaît et, constatant qu’ils ont terminé leur plat, il se met à les débarrasser de leurs assiettes et de leurs couverts.
Gilles pose les mains sur sa table à sa façon habituelle, les doigts de la main droite sur le rebord, la main gauche en appui sur le poignet droit. Le geste familier le surprend tout d’un coup. D’où le tient-il donc ? Ah, Ferdinand. Le pauvre Papa Ferdinand se tenait ainsi à table. Il l’avait appris de ses parents. Et lui l’a appris d’eux à son tour, et à ses dépens – les coups de garcette et la voix revêche de madame Garance mère. La Vieille Chouette. Il sourit presque, étonné : il n’a pas pensé à eux depuis… très longtemps. Puis il se croise les mains sur l’estomac en s’appuyant au dossier de son siège.
« La Mélancolie et la mort blanche », dit soudain Ouraïn, le prenant complètement au dépourvu, « devaient-elles faire partie du monde nouveau ? »
Il s’efforce de demeurer impassible. Mais il n’y avait aucune note accusatrice dans la voix de la petite. Antoinette lui aurait-elle encore conté des sornettes à ce sujet ? Elle devrait savoir à quoi s’en tenir, depuis le temps !
« J’aurais voulu que non, ma chérie, dit-il enfin avec tristesse. Mais les géminites ne sont pas les seuls à être prisonniers de leurs constructions. Ceux des Mynmaï qui craignaient la fin du monde l’ont réalisée en eux-mêmes, chacun pour soi. Leur soma a répondu à leur crainte. Tu le sais bien, voyons », ne peut-il s’empêcher d’ajouter d’un ton un peu plus sévère.
« Mais combien de temps cela va-t-il durer ? » murmure Ouraïn.
Il regrette aussitôt son petit mouvement d’humeur. Elle a été plus atteinte qu’il ne l’aurait cru par la mort de Philippe. N’a-t-elle pas d’ailleurs prêté son talent à Antoinette pour sublimer le malheureux ? Une initiative considérable de sa part, et des plus prometteuses, même s’il ne l’a pas appréciée ainsi tout de suite.
Il se penche pour prendre la main qu’elle a abandonnée sur la nappe. « L’Harmonie est difficile, Ouraïn. Il faut la chercher sans cesse à travers ce que nous pensons parfois être des disharmonies, mais qui sont peut-être la manifestation d’une autre Harmonie, plus vaste et plus profonde. Il faut avoir confiance en la Divinité. Être patient. Et crois-moi, ma chérie, après tout ce temps – une durée que je ne vis pas de la même façon que toi –, cela ne m’est encore pas facile ! » Il redevient grave : « Il faut essayer de faire le plus de bien possible, d’être le plus charitable possible envers tous les aveuglés, et croire que la Divinité voudra les éclairer lorsqu’Elle en jugera le temps venu. »
Ouraïn ne semble d’abord pas consolée. Elle le dévisage longuement, les yeux agrandis. Son visage s’éclaire enfin : « Je pourrais aller aider Antoinette dans les villages ! »
Il ravale la protestation qui lui monte aux lèvres, et le retour de l’irritation. A-t-elle eu cette idée par elle-même ou est-ce Antoinette qui la lui a mise dans la tête, après avoir goûté à son talent en sublimant Carusses ?
« Antoinette a cessé d’aller dans les villages depuis que Philippe n’y allait plus, dit-il plutôt avec un étonnement feint.
— Elle désire y retourner à présent. En mémoire de dom Philippe.
— Et elle t’a demandé de l’accompagner ?
— Non. Mais j’aimerais le faire. »
Elle le regarde bien en face, avec une résolution charmante, sans dissimulation aucune, assurément. A-t-elle seulement idée de ce qu’elle va trouver dans les villages des alentours ? Est-il bien prudent de le lui laisser voir ? Elle est assez humaine désormais pour se laisser emporter par ses émotions, et même être bouleversée, d’autant qu’elle ne pourra rien changer à la situation. D’un autre côté, contrarier l’un de ses rares désirs si clairement exprimé ne serait pas des plus adroits. Et elle a été trop protégée de certaines réalités, au domaine : depuis la pauvre Gaôletzé, la Mélancolie et la mort blanche n’ont jamais été pour elle que des phrases entendues parfois au vol, une abstraction.
Il lui tapote la main : « C’est entendu, alors. Tu es si charitable, ma chérie ! »
Elle ne répond pas à son sourire, mais ses traits se détendent.
Il faudra veiller à ce qu’Antoinette ne se méprenne pas, cependant : il l’a laissée faire en ce qui concernait Philippe – c’était nécessaire, en effet, et il a senti trop tard ce qui se passait à travers son lien avec Ouraïn. Mais si Antoinette s’imagine pouvoir user impunément du talent de celle-ci pour se délier de la contrainte qu’elle avait acceptée, elle se trompe lourdement et le comprendra à ses dépens. Une inquiétude sans fondement, du reste : elle ne pourrait s’y essayer sans devoir expliquer à Ouraïn qu’elle est liée – et le lien lui-même l’en empêcherait en la frappant de douleurs somatiques aiguës !
Et si véritablement la pauvre Antoinette veut retourner faire œuvre de charité dans les villages du domaine, pourquoi pas ? Cela lui changera peut-être les idées. Quant à aider… A-t-elle l’intention de donner les derniers sacrements à des morts, avec l’aide d’Ouraïn, et à l’insu des ecclésiastes en poste dans les villages ? Les indigènes du domaine sont encore plus obstinés que les autres. Ils ne laisseront pas sublimer les leurs, même avec Ouraïn.
Surtout avec Ouraïn ? Une soudaine inquiétude le penche de nouveau vers celle-ci : « Tu seras prudente, malgré tout, ma chérie ? Nèhyé devrait peut-être vous accompagner ? Son autorité pourrait vous être utile… »
Elle fait une petite moue : « Mais tu sauras toujours où je me trouve et ce que je fais, n’est-ce pas ? Je n’aurai qu’à t’appeler. Et puis, que pourrait-il bien nous arriver ? »
Il réfléchit un moment, les sourcils froncés. Les villages comptent de nombreux Européens, outre les Caristes – y démontrer l’autorité de Nèhyé ne serait peut-être pas une bonne idée…
Il hoche la tête en lui serrant la main, tandis que le domestique apporte le plateau de fruits. « Tu as raison, bien sûr. »
Ouraïn choisit une orange et commence de l’éplucher avec soin, sans rien ajouter.
24
« Divine soit louée, il n’y a pas eu de morts ! » soupire Judith Bartolomé dans le silence qui est tombé autour de la table du repas.
Senso contemple dans son assiette le fromage auquel il a à peine touché. Il n’a plus faim. C’était donc cela, la rumeur lointaine qu’il a entendue, ce matin, par la fenêtre ouverte de sa chambre. Une émeute. Il y a eu une émeute. Des ouvriers s’étaient rassemblés au grand amphithéâtre romain de Fourvière, il y a eu des discours enflammés, une partie de la foule a voulu manifester devant le palais des hiérophantes, les accrochages avec la police et les gardes du palais ont provoqué de nombreuses blessures, quelques-unes graves…
« Les canuts font toujours des histoires », remarque la Consule en découpant sa poire avec une précision quasi chirurgicale. « Déjà autrefois, lorsqu’on a installé les métiers à tisser et qu’on leur a construit leurs maisons de la Croix Rousse… Et lors du passage à l’ambercite, il y a deux siècles. » Elle a un petit rire : « C’est pratiquement une tradition familiale.
— Oui, mais n’ont-ils pas des raisons de s’inquiéter aujourd’hui ? dit Carolus. Les Années Terribles l’ont été tout particulièrement pour les industries et commerces qui reposaient sur l’ambercite. Si je ne me trompe, on s’est battu à Lyon et dans la région contre l’Embargo ! »
Monsieur de Parcieu émet un petit reniflement dédaigneux. « Il y a toujours des trublions disharmonieux. Du reste, je ne suis pas certain que des agents étrangers n’aient pas profité de notre difficile situation, à l’époque, pour venir agiter une populace excitable. » Il prend son verre de vin, en boit une gorgée et conclut : « Je ne serais pas étonné si nos informateurs nous apprenaient qu’ils s’y emploient de nouveau aujourd’hui.
— Mais c’est terrible ! murmure Senso. Une telle disharmonie dans la ville sainte ? Ne peut-on rassurer ces ouvriers ? Le retour à l’ambercite n’est qu’une rumeur très incertaine… »
En face de lui, Théodora se redresse dans son siège avec un sourire indulgent à son adresse : « Ce n’est pas que cela, mon cher Senso. Le retour ou non à l’usage de l’ambercite est… un point d’étincelle, si vous voulez. C’est là-dessus que se cristallisent bien d’autres sentiments qui n’ont rien à voir avec l’ambercite.
— Denouvel, le chef de la corporation des canuts, n’a jamais caché ses sympathies républicaines », acquiesce monsieur de Parcieu en tendant son verre vide au domestique, qui le remplit aussitôt.
Carolus fait signe au domestique, qui contourne la table pour venir le servir à son tour. « Sans aller jusque-là, dit-il, nombre de gens ne verraient pas d’un mauvais œil une monarchie plus constitutionnelle encore que la nôtre. »
Son âge lui permet des remarques que Senso n’oserait point, ni même Théodora. Monsieur de Parcieu fronce malgré tous les sourcils. « En êtes-vous, Monsieur Carolus ?
— Ma foi, Monsieur, répond le vieil homme sans se troubler, il semble bien que notre Royauté elle-même en soit !
— Pardi, murmure très bas Alexis à l’oreille de Senso, il vaut mieux aller avec le vent. »
Senso réprime un sourire. Alexis aime à jouer les rebelles. Il surprend sur eux le regard de Théodora, dont le mouvement d’Alexis a attiré l’attention. Elle secoue légèrement la tête, comme si elle se doutait de ce qu’il a dit. « Notre Royauté sait ce qu’elle fait. Une réforme constitutionnelle fera moins de vagues que la réforme religieuse appelée par d’aucuns. »
Isaac Bartolomé, qui n’a rien dit depuis le début de cette conversation, frappe légèrement la table de ses deux mains à plat. « Ah, voyons, Théodora, pensez-vous vraiment qu’on pourrait faire l’économie de cette autre réforme ? Toute modification de la constitution devra inclure une plus grande séparation de l’Église et de l’État, et une refonte des statuts de la magie.
— Pas nécessairement. Les hiérophantes, en tout cas, n’en sont pas pressés. N’est-ce pas, Madame ? »
Madame de Parcieu a terminé sa poire et se tamponne délicatement les lèvres avec sa serviette damassée. « Tous ces émois ne servent pas de grand-chose, sinon à obscurcir la question et à empêcher la réflexion raisonnable. Il n’y a certainement pas péril en la demeure, que ce soit pour la réforme de nos institutions politiques ou religieuses, ou surtout pour l’ambercite. À ce que je sache, le commerce n’en a pas repris et ne reprendra pas de sitôt, ou Monsieur Garance se ferait plus visible à Orléans ! »
L’intonation est clairement celui d’une plaisanterie – plutôt malveillante à en juger par le petit rictus approbateur de monsieur de Parcieu, qui lève son verre à l’adresse de son épouse.
Senso réprime l’envie de défendre Grand-père, qui n’en a certainement pas besoin. Et puis, personne ici, hormis Madame Andoriakis et Larché, ne connaît sa véritable identité. La révéler ne servirait vraiment de rien : depuis bientôt trois semaines qu’il loge chez eux, il a compris que leurs hôtes entretiennent des relations étroites avec les barons du charbon. S’il y avait des agitateurs parmi la foule des émeutiers, nul besoin de chercher des agents étrangers.
*
Après avoir pris congé, ils se rendent au théâtre pour la représentation de l’après-midi – à pied, pour la digestion, a insisté Alexis, bien que les autres aient pris le cabriolet aimablement mis à leur disposition par leurs hôtes. Tout en marchant et en aspirant à pleins poumons l’air en effet revigorant de cette fin d’avril plutôt frisquette, Senso songe, de mauvais gré, à Aurepas, où l’a soudain renvoyé la mention passagère des Garance. Grand-père a encore écrit, il lui a encore répondu de façon très laconique en réaffirmant sa décision. Va-t-on s’impatienter et venir le chercher manu militari ? À dire vrai, il n’y croit plus trop : on ne lui a envoyé personne non plus du palais de Fourvière pour lui faire entendre raison. Ou pour lui donner des nouvelles de Pierrino, du reste. Qui doit pourtant encore se trouver dans les eaux territoriales géminites. Quant à lui, il porte toujours son bracelet d’avers à la cheville ; avec la présence de Larché à ses côtés, peut-être cela satisfait-il tout le monde.
Ou plutôt tout le monde a renoncé à chercher Jiliane, et personne ne pense qu’on voudra l’attaquer, lui, songe-t-il avec plus d’amertume ; dans la mesure où il est raisonnablement en sécurité, peu leur importe ce qu’il fait de son côté.
*
Le dernier jour d’avril, on quitte Lyon. La troupe a trouvé des contrats à Mâcon, Chalon, Dijon – invitée par le duc de Bourgogne, rien de moins, au splendide théâtre aménagé dans le palais ducal, au cœur de la ville. On revient ensuite à Lyon pour une brève escale, car on repart bientôt : Besançon, Lons-le-Saunier, Bourg-en-Bresse, où Senso se régale de chapons farcis, spécialité de l’auberge de madame Hétu, qui les loge non loin du temple. Le dimanche suivant leur arrivée, ils assistent à l’Office. Senso a abandonné les offrandes journalières mais, dans la Compagnie, tous les géminites vont au temple le dimanche, même Théodora et les Assouris lorsqu’il n’y a pas d’église orthodoxe, comme à Bourg-en-Bresse. Ils ont le plaisir de constater que leur renommée commence de se répandre : on vient souvent les trouver à la sortie des Offices pour les inviter à des événements littéraires locaux et pour des petites représentations chez des nobles de la région.
Senso apprécie les nouveautés du voyage, et tous ces lieux inconnus à visiter. Dijon et Lons-le-Saunier, en particulier, l’ont fasciné, y compris le détour par Arc-et-Senans et la ville idéale conçue et édifiée là autour des salines dans la deuxième moitié du XVIIe siècle par l’architecte et mage Nicolas Ledoux : si étrange eût été cet effort, c’en était un qui visait l’harmonie, et il ne peut s’empêcher d’éprouver le sentiment qu’elle se fait rare, ces temps-ci, dans la société géminite. Il ne se passe pratiquement pas une semaine sans qu’on rapporte une petite émeute ici, un accrochage là, et les journaux locaux publient parfois des diatribes presque inquiétantes contre le retour appréhendé à l’ambercite. On n’en a point de nouvelles, mais la règle générale, et des plus disharmonieuses, semble être “Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles”. Senso essaie de ne point penser ainsi lorsqu’il songe à Pierrino, trop souvent sans succès.
Il a plaisir à travailler à ce qu’il aime, il s’intègre de mieux en mieux à la Compagnie, et pourtant, il continue d’être étreint par moments d’un étrange abattement. Il avait espéré se sentir moins seul, grâce à Alexis, et même Théodora – qui s’accommode apparemment fort bien de la situation désormais, même s’ils n’ont jamais réitéré leur rencontre à trois. Éprouvait-elle pour Henri d’Olducey une passion secrète qui a enfin trouvé à s’assouvir avec lui, un regret qui a été apaisé une fois pour toutes ? Elle est amicale avec lui, mais comme une directrice de troupe théâtrale peut l’être avec son personnel, ou, d’autres fois, presque maternelle. Alexis… Si leurs relations sont toujours plus qu’ardentes la nuit, c’est différent le jour. Il s’avère doué d’une nature fantasque, adonnée à des élans d’affection aussi capricieux que ses moments d’indifférence, voire même à d’incompréhensibles refus.
L’expérience de vivre avec la troupe est pourtant nouvelle et la plupart du temps plaisante, en tout cas très différente de ce qu’il a vécu au grand théâtre d’Aurepas. À Aurepas, à la fin de la journée, il rentrait à la maison. Ici, ils sont tous presque tout le temps ensemble. C’est comme une grande famille, ou une tribu. Il ne s’est jamais trouvé aussi constamment en compagnie de tant de monde. Même au collège, il y avait Pierrino d’abord, puis Jiliane est venue les rejoindre (et Émilie, oh, Émilie, dont les lettres d’abord étonnées, puis discrètement blessées, s’espacent de plus en plus…). Il n’était jamais tout à fait entier sans eux. Maintenant, et paradoxalement au milieu de tous ces gens, il doit s’accommoder d’être vraiment seul.
Et pourtant, malgré la nostalgie souvent brûlante, il est des moments où il se sent exister plus pleinement qu’autrefois.
*
Le mois de mai les trouve à Lyon de nouveau, une pause avant de reprendre les tournées régionales. Ce jour-là, entre deux répétitions, on se restaure sur le pouce dans un “bouchon”, une de ces petites tavernes typiques de Lyon. Il y a encore eu une amorce d’émeute la veille. On ne parle que de cela parmi les clients, la discussion va bon train d’une tablée à l’autre – une conversation toute différente, quoique moins acrimonieuse qu’il ne l’aurait cru, de celle qu’ils ont eue avec madame de Parcieu ou les autres aristocrates et bourgeois rencontrés au cours de la tournée. Presque raisonnable, cette discussion, n’en déplaise à madame la Consule. Il y a même quelqu’un qui parle d’Harmonie ; on comprend les emportements des “têtes chaudes”, mais on les déplore.
Tandis qu’on retourne répéter au théâtre proche, et après avoir ralenti le pas pour se laisser distancer par les autres, Alexis le prend par la main avec un sourire complice pour l’entraîner dans l’autre sens. Il se laisse faire, indulgent. Que va encore inventer Alexis, aujourd’hui ? Ils arrivent à la vaste place Bellecour, fort achalandée en ce beau jour de mai : bateleurs, marchands à la criée de limonade et d’orgeat, vendeurs de petits gâteaux et de beignets, enfants qui jouent au cerceau et à la balle, ou se poursuivent autour de la noble statue équestre de la reine Françoise, chiens, chevaux, voitures, belles dames à petits parasols accompagnées de beaux messieurs à cannes. Senso s’assiérait bien sur le rebord de la grande fontaine pour regarder passer tout ce monde, mais Alexis l’entraîne plutôt vers un petit théâtre monté sur une estrade, évoquant aussitôt pour lui, léger pincement de cœur, celui de Jiliane à Aurepas. Des marionnettes s’y agitent, sans doute des poupées à gaine, comme l’étaient les leurs.
« Le théâtre de Guignol », lance Alexis, ravi. « C’est la rage à Lyon depuis plusieurs mois, une invention de deux ouvriers, dit-on, des canuts – peut-être l’un d’eux est-il membre de la société républicaine, car… mais tu verras. »
Ils ont pris le spectacle en cours de route. C’est apparemment une farce plutôt scatologique où se disputent un personnage de vieux mage en robe bleue à l’air sourcilleux, dom Dîme, et un personnage représentant d’après Alexis les barons du charbon ; Senso est perplexe : la marionnette s’appelle Lairlan et s’attire régulièrement des huées. « Darlant, voyons ! » s’exclame Alexis.
Senso secoue la tête, amusé mais non convaincu.
Lairlan et dom Dîme sont tous deux amoureux de la même jeune fille, qui s’appelle Madeline – une petite chose gracile qui ne ressemble de prime abord guère à sa Madeline à lui : coiffe de dentelle, joues roses, grands yeux noirs, petit panier au bras, air innocent… mais langue bien pendue. Ils essaient chacun de la séduire, des tentatives également bouffonnes, commentées d’un côté par Polichinelle, avec son chapeau en pain de sucre et ses deux bosses, et Lucifer l’Adversaire, classique des contes pour enfants dont le refrain est alternativement “Laissez faire !” et “Ils ne savent pas y faire” – suggérant que c’est lui qui mène en réalité le bal. Deux autres marionnettes surgissent à intervalles réguliers pour apporter leurs propres commentaires – il doit y avoir plus de deux personnes pour agiter toutes ces poupées et assurer les dialogues –, Guignol avec son petit chapeau noir et Gnafron, aux joues et au nez bien rouges.
Senso se trouve plus hilare que scandalisé devant les pointes envoyées au Magistère comme à la Royauté – à tout le monde, de fait, les Consuls lyonnais, les nobles, les grands bourgeois, les marchands les plus connus, quantité d’allusions que la foule cueille au vol bien mieux que lui ou même Alexis, avec des rugissements de rire, des sifflets ou des applaudissements.
Devant leurs échecs répétés, les deux barbons amoureux ont recours au même vilain sorcier, “Jean Jance”. Ils ne se méfient pas de lui – ils le devraient : la marionnette, en tunique violette et long bonnet noir pointu porte un foulard rouge, et la foule, enfants et adultes mêlés, leur crie de faire attention.
Les deux barbons achètent séparément le même sortilège au sorcier. Du coup, l’un des deux se met à déféquer des boules de charbon, – “De la souile de baron, c’est de la bonne”, commente Polichinelle –, l’autre des petites billes roses – “Mais rien ne vaut la souile de mage !”, réplique Lucifer. Senso essaie un moment d’imaginer quel mécanisme ingénieux fait produire boules et billes par les marionnettes puis, avec un sursaut, il se rend compte après une nouvelle réplique de celles-ci que les billes roses doivent être de l’ambercite, même si le mot n’est pas prononcé. Mais, alors, ce Jean Jance sorcier… serait-ce Gilles Garance ? Ou, pis encore, Grand-père Sigismond ? Et pourtant, là encore, il se sent plus intéressé que scandalisé : si l’on peut évoquer aussi librement l’ambercite dans la population générale, les effets de l’Édit doivent décidément se dissiper.
Les deux barbons promettent richesses et plaisirs à la jeune fille en revenant chaque fois la trouver avec des propositions plus extravagantes, tandis que charbon et ambercite s’accumulent dans les plateaux d’une grande balance qui s’abaissent tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Des marionnettes représentant les amis de Guignol et de la jeune fille, des gens du peuple, prennent tour à tour sur les pieds les plateaux de plus en plus lourds, aïe, aïe, aïe. Puis Guignol, exaspéré, intervient pour mettre des cales sous les plateaux de la balance, qui ne bougent plus.
Les deux prétendants, dont la marionnette devenait de plus en plus filiforme chaque fois qu’elle reparaissait, meurent à force d’avoir épuisé leur substance. La sage Madeline choisit Guignol comme époux et décide de garder le charbon. On applaudit avec conviction.
À la fin, tandis que la belle et Guignol s’embrassent avec enthousiasme, le sorcier reparaît, prend en douce les billes d’ambercite dans la balance et s’en va en ricanant qu’il reviendra, poursuivi sans grand effet par le bâton du gendarme et les huées de l’assistance.
La foule se disperse. Certains rient encore, d’autres bougonnent, mais dans l’ensemble la bonne humeur semble régner. Senso écoute les commentaires qu’il peut saisir au vol, stupéfait et fasciné : il ignorait qu’on pût se livrer publiquement à une critique aussi acerbe et irrespectueuse. Par ailleurs, la pièce a évoqué directement et à plusieurs reprises les récents troubles ouvriers, mais les commentaires de la foule, au cours de son déroulement, étaient plus farceurs qu’irrités. Un bel exemple en action de la catharsis d’Aristote, tout ce monde ayant été déchargé de ses émotions disharmonieuses ?
*
« … le théâtre amoureux, mais c’est un reflet du passé, comme le théâtre moral qui constitue l’essentiel de votre répertoire ! »
Senso arpente l’espace qui sépare la scène du premier rang du parterre. Le théâtre est bien tranquille, maintenant que la répétition est terminée et qu’on s’apprête à retourner qui à l’Hôtel des Parcieu, qui à l’auberge. Ils attendent la voiture qui doit venir les chercher, un peu en retard, sans doute à cause des encombrements – il fait trop beau aujourd’hui, tout le monde est de sortie.
« Il faudrait un théâtre plus réaliste », poursuit Senso en s’échauffant à mesure, « un théâtre qui traiterait des soucis des gens ordinaires et de la société contemporaine.
— Oh, Senso, le drame réaliste est si ennuyeux… » soupire Théodora en s’éventant d’une main languide.
« Mais non ! Je ne vous parle point du drame à la Diderot. Ce peut être bien davantage. On pourrait y voir… tout, regardé à la fois sous toutes les faces ! Ce serait le passé ressuscité au profit du présent, ce serait l’histoire que nos parents ont faite confrontée avec l’histoire que nous faisons, ce serait le mélange sur la scène de tout ce qui est mêlé dans la vie ! Une émeute là et une causerie d’amour ici, et dans la causerie d’amour une leçon pour le peuple, et dans l’émeute un cri pour le cœur. Ce seraient les larmes et le rire. Le bien, le mal, le haut, le bas, la fatalité, la providence, le génie, le hasard, la société, le monde, la vie… »
Tandis qu’il reprend son souffle, Théodora se met à rire : « Shakespeare, en quelque sorte, remis au goût du jour ? Je vous vois venir, mon petit Senso.
— Mais Shakespeare était christien. Et puis, il pensait encore trop à sa reine et aux nobles. Le dramaturge géminite pourrait devenir un conduit de l’Harmonie en se faisant auprès des puissants l’interprète des faibles et des opprimés !
— Des opprimés ? » répète Théodora en arquant les sourcils. « Vous lisez trop de pamphlets républicains, mon petit Senso. Voulez-vous un théâtre de propagande ?
— Non, non, point du tout ! Mais un théâtre qui parle tout à la fois au cœur et à la tête, et qui nous parle de nous, ici, maintenant !
— Eh bien, mais écrivez-nous donc une pièce, à la fin », lance Théodora à la plaisanterie.
« Oh, oui, Senso ! » Le visage d’Alexis s’est illuminé. « Écrivons une pièce ensemble, une pièce comme tu l’imagines ! »
Senso jette un rapide coup d’œil à Théodora, mais la répétition s’est très bien déroulée, Alexis a été plus affectueux que d’habitude, elle est d’excellente humeur aujourd’hui et leur sourit avec indulgence.
« Eh bien, dit-il, pourquoi pas ? »
25
C’est un jour chaud et gris sous un ciel de perle. Ouraïn pagaie, assise au milieu de la longue pirogue, Lèhyélin à l’arrière. Le clapotis s’étouffe dans les verts grisés de la jungle et son curieux silence, comme si toutes les bêtes de la forêt étaient plongées dans une profonde torpeur. À la proue, en face d’Ouraïn, Antoinette s’évente avec son chapeau de paille. Ce n’est pas très longtemps après la mort de dom Philippe, alors. Ou bien ont-elles fait une habitude de ces visites de charité ? On ira tenir compagnie à Ouraïn pour le savoir.
Elle commence d’avoir mal aux bras : elle a davantage l’occasion d’exercer ses jambes au cours de ses promenades ! Peut-être Nèhyé n’aurait-il pas été une si mauvaise idée, après tout, pour la pagaie… Mais non, Gilles peut déjà la retrouver n’importe quand et n’importe où, inutile de traîner avec elles une paire d’yeux supplémentaires. Heureusement, Lèhyélin s’est présentée sans un mot à l’embarcadère au moment où Ouraïn s’apprêtait à partir avec Antoinette. La Ghât ne prend jamais aucun ordre de Gilles, c’était donc de sa propre initiative. A-t-elle pensé, comme Ouraïn l’aurait dû, et Antoinette elle-même, que l’ecclésiaste n’a vraiment plus l’habitude de pagayer ?
C’est tout de même excitant. Elles sont en route, par les canaux remis en état, vers la limite nord-est du domaine et le village de Banang Gorat. Elle ne s’est jamais rendue dans les villages qui parsèment le domaine. Gilles doit être satisfait de la voir voyager pour autre chose que pour retarder l’igaôtchènzin : il ne désespère pas de l’emmener un jour à Garang Nomh avec lui, elle le sait bien, et un jour, elle devra l’y accompagner.
C’est curieux, lorsqu’elle était petite, elle aurait tellement voulu s’y rendre avec lui… Mais entre-temps, elle a appris à ne pas vouloir. D’ailleurs, elle ne le voudrait pas. Il lui suffit que Garang Nomh se rende de temps à autre jusqu’à la maison. Antoine reçoit bien plus souvent que Clément, et davantage de monde à la fois. Ces fêtes ne sont pas désagréables, à dire vrai, toutes ces lumières dans la maison si joliment décorée à l’Avent, à la Pâque… Il y a de la musique, aussi, et l’on danse. Elle doit toujours être l’ouraïn, cependant, on ne lui permet guère de fantaisie en public. Mais, bien entrée dans la Période des Quinze Ans, elle doit aussi être désormais plus souvent présente à ces réceptions. Si le jeu de cache-cache commence déjà de lui peser maintenant, alors qu’elle peut encore se limiter à de brèves apparitions en comptant sur ce que tous ont appris à voir lorsqu’ils la regardent, que sera-ce lorsqu’elle devra s’entretenir davantage avec eux, construire et maintenir elle-même sa propre illusion ?
Son mouvement se fait maladroit, la pagaie ricoche. Agacée, elle la garde un instant levée puis reprend le rythme en laissant son regard se perdre dans les reflets d’étain de l’eau ouverte par la pirogue. Un bruit d’éclaboussure, des ondulations qui viennent croiser leur sillage : une créature invisible a sauté dans l’eau à leur approche. Antoinette tressaille en scrutant les branches basses qui baignent dans le canal. Il y a ici des serpents d’eau, les splendides nomghu’ma vert et or qui se confondent avec les feuillages, et elle en a très peur. Ils ne sont tenus à l’écart que du parc, comme les autres animaux sauvages du domaine, et certains sont très gros, comme celui qu’elles ont aperçu quelque temps plus tôt, lové autour d’un tronc mort dans une mangrove. Il leur a pourtant manifesté la plus profonde indifférence : ils ne se dérangent jamais pour venir délibérément attaquer des humains. Antoinette n’a pas quitté le manoir et le parc depuis trop longtemps ; elle a même peur des dragons d’eau dont les blanches silhouettes fuselées filent parfois sous la surface pour les accompagner ! Sa magie, sans parler de celle de Lèhyélin, devrait pourtant suffire à écarter les dangers, si par extraordinaire il s’en présentait.
Il faut lui changer les idées : « Parle-moi de Gilles, Antoinette, veux-tu ? »
Revenant à elle, l’ecclésiaste hausse les sourcils avec une expression vaguement inquiète. « Que désires-tu savoir ?
— Tu avais mon âge lorsque tu l’as rencontré, n’est-ce pas ? Comment était-il ? »
Antoinette réfléchit un instant. « Silencieux. » Elle reprend après une légère pause : « Brillant et curieux, mais il ne le montrait pas.
— Discret ? Patient ? »
Une ombre passe sur le visage de l’ecclésiaste : « À sa façon. »
Ouraïn pagaie un moment sans rien dire. « Et sa famille ? Il ne m’en a jamais parlé. »
Elle est vraiment curieuse à présent, fascinée comme toujours à l’idée de ce temps de Gilles dont elle ne sait rien, et qu’il est toujours réticent à évoquer. “Ma véritable vie a commencé ici, avec ta mère et toi”, dit-il toujours, et la tristesse qui ternit alors ses yeux bleus la rend toujours muette.
Antoinette croise ses mains sur son giron, les yeux au loin. « Il n’a jamais connu son véritable père », dit-elle enfin, en parlant avec lenteur, comme si elle cherchait ses mots. « Sans doute en a-t-il été marqué.
— Mais ce n’est pas un mal, chez vous », remarque Ouraïn, surprise. Il en va autrement chez les Mynmaï, évidemment. Peut-on imaginer un Élu dont on ne connaîtrait pas exactement la lignée ?
« En effet, mais les enfants peuvent être parfois cruels entre eux. Il se battait beaucoup lorsqu’il était à l’école.
— Avant son talent.
— Oui. »
Elles arrivent dans une zone moins bien dégagée où la forte odeur de la mangrove reprend ses droits et où abondent les nénuphars ; des grenouilles jaillissent avec des coassements brefs, tandis que les larges feuilles s’écartent à regret autour de la pirogue.
« C’était un talent sauvage », reprend Antoinette d’un ton curieusement hésitant. « T’a-t-il expliqué cela ?
— Oui.
— Et qu’on est… plus exigeant avec les talents sauvages, lorsqu’on les éduque ?
— Non. Pourquoi ?
— On craint qu’ils ne soient plus instables. » Antoinette se tait, comme si elle attendait quelque chose, mais Ouraïn ne voit pas ce qu’elle pourrait dire et garde le silence en continuant de pagayer. Au bout d’un moment, l’ecclésiaste semble se détendre et reprend : « Cela lui a causé beaucoup… d’ennuis. » Encore cette pause curieuse, puis : « Et de peines. Qui l’ont marqué aussi. »
Ouraïn hoche la tête, apitoyée, mais sans surprise. Elle a toujours pensé que Gilles avait été malheureux dans sa jeunesse.
Antoinette se penche un peu en avant. « À cause de tout cela, il est devenu très méfiant à l’égard… » Une crispation passe sur ses traits, et l’ecclésiaste se raidit brusquement. Que croit-elle avoir vu ? Ouraïn jette un rapide coup d’œil autour d’elles. Rien. Et elle n’a pas entendu de bruit de plongeon.
« … très méfiant », conclut Antoinette dans un murmure, en baissant la tête.
« Il devait être prudent, comme il doit encore l’être maintenant », dit Ouraïn, pour l’encourager à continuer.
« Oui », soupire Antoinette. Elle regarde au loin de nouveau, les sourcils un peu froncés, et reprend après un moment, comme avec précaution : « On peut être trop prudent, parfois.
— Il faut penser au bien de tous », dit Ouraïn, en réfrénant une légère impatience devant toutes ces généralités. « Est-ce qu’il lui reste de la famille, là-bas ? »
Les yeux d’Antoinette reviennent se poser sur elle, avec une expression surprise. « De la famille ? Eh bien oui, je pense. De très lointains cousins à Aurepas, et en Italie. Il n’a plus guère de contacts avec eux. »
Ouraïn pagaie un moment en silence. C’est étrange de penser que cette lointaine famille est malgré tout la sienne aussi.
« La branche française des Garance a toujours été réticente à l’égard de Gilles et de ses descendants », dit soudain Antoinette tout d’une traite. Pour se taire ensuite, un peu tassée sur elle-même comme encore en attente… mais de quoi ?
« Pourquoi ? » demande Ouraïn. La France et tous les pays géminites sont reconnaissants aux Garance de leur avoir donné l’ambercite, et la famille de Gilles, si lointaine soit-elle, n’en est pas fière ?
« Gilles… » – les traits de l’ecclésiaste se contractent de nouveau – « … avait mauvaise réputation… avant de partir », dit-elle comme avec effort, entre ses dents serrées.
Ouraïn laisse échapper un petit rire incrédule : « C’était il y a très longtemps !
— Oui, mais Gilles est toujours là », murmure l’ecclésiaste.
Ouraïn lui adresse un regard déconcerté. Ils ne le savent pas, dans sa lointaine famille ! Et sûrement, quelles qu’en soient les causes, leurs éventuelles rancunes et jalousies devraient être éteintes !
« Les gens malheureux », reprend Antoinette, de nouveau avec lenteur, comme si elle choisissait chaque mot, « deviennent parfois… méchants. » Avec une brusque grimace, elle porte la main à son front. Encore une de ses migraines ?
« Tu devrais fermer les yeux et te reposer, Antoinette, dit Ouraïn avec sollicitude. Et mettre ton chapeau. Le ciel est couvert, mais le soleil est tout de même là. »
L’ecclésiaste demeure un moment immobile puis, avec un soupir, elle replace son chapeau sur sa tête et en noue les rubans sous son menton. « Nous devrions bientôt arriver au village, de toute façon », murmure-t-elle comme pour elle-même.
Et en effet, un ensemble de paillotes apparaît bientôt autour d’un débarcadère ; des édifices de briques claires s’élèvent derrière elles dans la jungle défrichée sur une assez grande distance ; quelques barques et pirogues sont attachées le long de la rive. Il n’y a guère de bruit, c’est très différent des villages des ouvriers au domaine, avec les enfants, les animaux, le bruit des métiers à tisser ou des forgerons. Guère de mouvement, non plus. On est pourtant aux alentours de deux heures de l’après-midi, et ce n’est pas la saison chaude où tout le monde essaie de demeurer à l’abri en bougeant le moins possible jusque tard dans la journée.
On les attend sur le débarcadère : trois Européens. Deux femmes en habits vert et blanc et un mage-ecclésiaste en robe bleue, tous d’âge moyen. Avec les Caristes, le mage s’apprête à accueillir madame Dessurault, magicienne verte au Domaine, Cariste elle-même. Et l’ouraïn. Elle retient une petite moue. Un instant, l’idée l’effleure de demander à Lèhyélin de se faire passer pour elle : elles sont vêtues de façon assez semblable… Mais non, obliger la Ghât à porter son fardeau serait disharmonieux.
Avec un léger soupir, elle range sa pagaie et saute sur le débarcadère pour tendre la main à l’illusion de madame Dessurault, tandis que Lèhyélin immobilise la pirogue de son côté. On s’en vient les aider, ou du moins aider madame Dessurault, qui n’est plus de la première jeunesse. Antoinette prend le bras d’Ouraïn : « Bonjour, mes sœurs, Dom Armandin. Voici Ouraïn, la pupille de monsieur Garance. »
Les regards effectuent une rapide navette entre elle et Lèhyélin, à la fois surpris et vaguement désapprobateurs. Eh bien, non, on ne va pas se promener dans la jungle en habit d’apparat, surtout quand il faut pagayer ! Mais on s’incline, un peu raide, lorsqu’elle salue à la mynmaï, mains jointes sur la poitrine. Elle a presque envie de leur parler en mynmaï aussi, juste pour voir leur réaction, mais s’abstient.
« Voici sœur Mathilde et sœur Jordane. » Elles paraissent le même âge, la cinquantaine, mais l’une est brune sous son petit bonnet, l’autre plutôt blonde. « Ma jeune tutelle, domma Seignier, se trouve à l’hospice, mais elle nous rejoindra bientôt. Vous voudrez sûrement vous rafraîchir ? »
Aucun des trois ne jette un autre regard à Lèhyélin, qui attache la pirogue à l’un des anneaux du débarcadère et prend les sacoches pour leur emboîter ensuite le pas. Le silence est vraiment surprenant. Personne aux environs du débarcadère, ni entre les paillotes. Des chiens s’en viennent aux nouvelles, se font écarter d’un claquement de langue agacé.
Un vague mouvement à l’entrée d’une paillote, tout de même : une petite silhouette nue aux longs cheveux emmêlés, qu’une autre silhouette plus grande vient tirer par les épaules pour la faire rentrer dans l’ombre.
Ouraïn s’est immobilisée. On a suivi son regard, car sœur Mathilde soupire : « Ils ont appris votre visite, j’ignore comment. Ils se sont tapis chez eux.
— Mais pourquoi se cachent-ils ? demande Ouraïn.
— Ils craignent la nouveauté », répond dom Armandin en haussant légèrement les épaules.
« Nous vous avons fait préparer deux chambres pour votre séjour, enchaîne sœur Mathilde. J’espère que cela vous conviendra. Nous ne vivons pas dans le luxe.
— Nous non plus, Sœur Mathilde, réplique Antoinette, un peu sèche. Nous ne resterons pas longtemps, d’ailleurs, une ou deux nuits tout au plus. Nous ne voulons pas vous déranger dans vos tâches charitables. L’ouraïn désire simplement visiter l’hospice. »
Ouraïn ne lui a pas manifesté ce désir, mais cela semble logique. De fait, lorsque Antoinette lui a proposé de l’accompagner dans un village mynmaï et qu’elle a accepté, elle ne savait trop ce qu’elle y ferait. Elle ignorait d’ailleurs qu’il y eût de ces villages à l’intérieur du domaine lui-même. “Le domaine est bien plus vaste que le parc, les mines et la fabrique, heureusement”, a précisé Antoinette. Pourquoi “heureusement” ? “Parce que cela me permet de sortir du manoir”, a-t-elle dit après un silence pendant lequel elle semblait chercher sa réponse.
Dans une des maisons de briques, des rafraîchissements sont prêts – citronnade, orgeat, thé. Iront-elles dans leurs chambres se reposer ? Mais Antoinette décline l’invitation : « Lèhyélin ira y porter nos sacoches. Nous aimerions nous rendre tout de suite à l’hospice, quant à nous, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.
« Mais certainement », sourit sœur Mathilde.
Tandis que sœur Jordane fait signe à Lèhyélin de la suivre et sort avec elle, elles suivent pour leur part dom Armandin et sœur Mathilde, avec qui elles traversent ce qui est de toute évidence la partie la plus européenne du village. Il y a là davantage de monde, et quelques boutiques ouvertes sous des auvents. On les salue, en regardant moins Ouraïn qu’Antoinette – pour le coup, c’est reposant. Des étendues de jardins séparent les maisons ; on y voit surtout des habits européens, et quelques rares indigènes, qui ne lèvent pas la tête à leur passage.
« Sont-ils donc tous cachés ? » murmure Ouraïn à Antoinette
On l’a entendue : « Non, dit dom Armandin. La plupart des Mynmaï du village en état de travailler se trouvent dans les plantations avec nos gens. Nous faisons commerce de gomme et de kapok, principalement avec les villages ouvriers de monsieur Garance, d’ailleurs. C’est ce qui nous permet d’entretenir le village et surtout l’hospice. »
On y arrive enfin, un édifice de briques plus grand que les autres, mais sans étage. Dehors, une dizaine d’indigènes demi-nus à la peau marbrée de blanc sont assis sur des bancs, ou même par terre, obstruant le passage. Ouraïn se fige sur une brusque image de Gaôletzé. Mais la Ghât’sin était une furie échevelée. Ces gens sont immobiles, inertes, on pourrait les croire endormis. Ils ne bougent d’ailleurs pas lorsque les sœurs et l’ecclésiaste les enjambent sans les regarder. Elle hésite à en faire autant, mais devant elle, l’apathie des indigènes semble se dissiper momentanément ; on s’écarte avec des gestes lents – impossible de dire si c’est avec crainte, cependant : ces visages bicolores n’expriment rien.
Ils pénètrent dans un couloir dallé de petits carreaux blancs et verts, plutôt sombre mais frais. Le silence, ici, est brisé par des claquements intermittents, sons métalliques ou talons de souliers sur des dalles.
« Il y a longtemps que nous n’avons eu de visite, remarque dom Armandin. Je veux dire, à part domma et dom de Coutances, vos ecclésiastes, J’ignorais même que vous fussiez toujours à La Miranda, Madame Dessurault. »
Il y a là un sous-entendu, mais Ouraïn ignore lequel – cela n’a sûrement rien à voir avec l’âge fictif d’Antoinette ? Celle-ci ne semble pas s’en formaliser : « Je suis la préceptrice de l’ouraïn, avec monsieur Antoine. »
Une silhouette bleue vient à leur rencontre, les épaules arrondies, le pas pressé. « Ah, dit dom Armandin, voici domma Seignier. »
Elle est très jeune, à peine la vingtaine, l’air timide et anxieux. Elle jette pourtant un regard curieux à Ouraïn, détourne aussitôt les yeux.
« L’ouraïn voudrait visiter les salles de l’hospice », répète Antoinette.
Après un coup d’œil à dom Armandin qui hoche la tête, la jeune fille esquisse un sourire : « Mais certainement, venez avec moi, je vous prie. » Ils la suivent dans le couloir jusqu’à une porte dont elle pousse les battants.
« Quelles nouvelles de Garang Nomh ? » dit dom Armandin derrière Ouraïn.
Elle n’entend pas la réponse d’Antoinette : elle contemple la grande salle où sont alignées trois longues rangées de lits, assez proches les uns des autres, protégés par des moustiquaires de mousseline. Une centaine au moins. Cela sent, de manière horriblement incongrue, la soupe aux légumes. Entre les lits, à l’autre extrémité de la salle, deux ou trois habits ordinaires et une dizaine d’habits vert et blanc. On transporte des seaux de souiles, on nettoie le carrelage, on roule un chariot de bois où se trouve une grande marmite, des bols et des cuillères sales.
Elle entend la voix altérée d’Antoinette, toute proche dans son dos, qui murmure : « Le nouveau monde, Ouraïn… »
D’un pas hésitant, elle s’approche du premier lit. En écarte la moustiquaire. Le drap du dessus a été replié sur le pied du lit, sans doute à cause de la chaleur. Sur le matelas blanc, flottant dans une légère chemise et de courtes culottes vertes, est étendue une silhouette d’une effrayante maigreur, visage douloureusement anguleux aux pommettes pointues, lèvres sèches, yeux clos aux orbites creuses. Les cheveux, courts et étrangement drus par contraste, sont noirs, sans un fil argenté ; la poitrine, dont on peut compter toutes les côtes sous la tunique, est plate. Ceci est un homme, un homme jeune, peut-être un jeune homme. Les bras, les mains, les pieds, tout ce que la chemise et les culottes découvrent, ne sont que des bâtons enveloppés de peau. Une peau d’un blanc immaculé. Une image surgit soudain en Ouraïn, les dragons d’eau qui jouaient tout à l’heure autour de la pirogue. C’est la même nuance blanche et lustrée. Mais on pouvait voir les muscles puissants et élancés des dragons sous leur peau, on pouvait en sentir la force concentrée. Ici, c’est le blanc luisant d’os prêts à percer, de dents découvertes par un ultime rictus.
Les paupières palpitent sur les globes oculaires bombés ; Ouraïn laisse retomber la mousseline ; elle ne sait si elle pourrait soutenir le regard de cet homme.
Dans le lit voisin, une femme, du moins peut-on le supposer parce qu’elle porte une tunique longue : aussi plate que son voisin, les cheveux coupés aussi court, elle est un peu moins décharnée, mais sa chevelure aussi paraît presque obscènement luxuriante par contraste. Et elle est toute blanche aussi là où le vêtement découvre sa peau.
Trois enfants vêtus à l’européenne, des indigènes, sont accroupis par terre dans la ruelle qui sépare son lit du lit voisin. Deux garçonnets qui lèvent vers les arrivants de grands yeux cernés au regard atone, une fillette plus jeune, quatre ou cinq ans, au regard plus vif, inquiet et rancunier à la fois. Pas une tache de blanc sur eux, pourtant.
« Allons, les enfants, il ne faut pas rester là », dit dom Armandin avec impatience. « Vous devriez être à l’école. »
La plus petite s’agrippe à la main de la femme en soufflant : “Amah”.
Il se penche pour détacher la main brune de la main trop blanche, et pousse sans trop de ménagement la petite et les deux autres vers l’allée centrale. « Ce n’est pas l’heure de la visite. Annie-Claude, ne vous ai-je pas dit de les envoyer à l’école ? »
La jeune ecclésiaste balbutie en rougissant : « Oui, Dom Armandin. » Elle prend la main de la petite : « Viens, Agnès, il faut laisser Amah se reposer. » La petite essaie de se dégager et, n’y arrivant pas, se laisse tomber assise par terre d’un air buté.
« Voyons, ma chérie », dit la jeune ecclésiaste sur un ton cajoleur où perce un certain désespoir, en s’accroupissant près d’elle, « ne veux-tu pas aller à l’école de madame Anctil ? Il y a des jouets à l’école, et tous tes petits camarades. »
La petite se met à pleurer, des larmes silencieuses, sans grimace, une main serrée autour du pied métallique du lit.
« Oh, pour l’amour ! » marmonne dom Armandin. D’un bras il ramasse la fillette, de l’autre il attrape l’un des garçonnets par le collet : « Prenez Gérard, Annie. »
L’autre garçon se dérobe, il faut l’intervention de sœur Mathilde. Avec un soupir exaspéré, dom Armandin se tourne vers Ouraïn et Antoinette : « Excusez-nous, nous serons bientôt de retour. L’école se trouve juste derrière l’hospice. Vous voudrez sûrement la visiter aussi ?
— Bien sûr », dit Antoinette d’une voix égale.
Dom Armandin s’éloigne avec sa jeune collègue, sœur Mathilde et les deux garçons qui se font traîner. La petite fille pleure toujours, mais sans se débattre ni faire de bruit. Elle a le visage sur l’épaule de l’ecclésiaste, un pouce dans la bouche, et son regard ne quitte pas le lit de sa mère.
C’est plus fort qu’Ouraïn : elle s’ouvre.
Se referme aussitôt. Ils saignent ! Ils saignent tous ! Et même ceux qui sont dehors encore capables de bouger ! Et même ceux qui cachent leurs premières taches blanches dans l’obscurité de leurs paillotes !
Et l’homme qu’elle a vu, dans le premier lit, est un yuntchin. Près de mourir, saigné. Saigné à blanc. N’est-ce pas ce qu’ils disent, les géminites ? Saigné à blanc.
Elle se retient au bras d’Antoinette. Elle n’avait pas vu Antoinette s’élancer vers elle. Elle n’avait pas senti ses jambes se dérober.
« Antoinette… il faut… il faut le sublimer, souffle-t-elle. Maintenant. Pendant qu’il peut encore danser ! »
Les yeux d’Antoinette s’agrandissent : « Quoi, que dis-tu ? balbutie-t-elle.
— Cet homme, là ! C’est un yuntchin, et il va mourir, il faut le sublimer maintenant ! »
Le visage d’Antoinette prend une expression horrifiée. Elle recule d’un pas. Ouraïn saisit sa main avant qu’elle ne la lâche : « Il le faut, Antoinette. C’est ce qu’elles ont fait… pour Kurun. Il le faut pendant qu’il peut encore… » Elle cherche désespérément un terme qu’Antoinette comprendrait : « … collaborer. »
C’est à Antoinette de lui agripper les mains : « Mais non, Ouraïn, on ne le peut ! Ce serait un affreux sacrilège ! » Elle jette des regards affolés autour d’elles. Il y a encore des auxiliaires au travail à l’autre extrémité de la salle.
Et dom Armandin qui revient avec sa jeune tutelle et sœur Mathilde.
Antoinette lui serre le bras en soufflant tout bas : « Pas un mot, Ouraïn, pas un mot ! » À l’ecclésiaste qui s’approche, elle déclare d’un ton faussement navré : « L’ouraïn est plus lasse qu’elle ne le pensait. Nous allons accepter votre aimable proposition de nous reposer un peu avant la suite de notre visite. »
Après un rapide coup d’œil à Ouraïn, dom Armandin hoche la tête : « Je comprends. Sœur Mathilde…
— Ne vous dérangez pas davantage pour nous, je vous en prie », intervient aussitôt Antoinette en souriant à la Cariste et au prêtre. « Nous pourrons retrouver seules le chemin du presbytère. »
Elle pousse dans le couloir Ouraïn dont elle n’a pas lâché le bras, pour l’entraîner vers la découpe lumineuse de l’entrée.
Ouraïn se laisse faire, sans force, sans pensée. Machinalement, elle enjambe les membres épars sur son chemin, et qui cette fois ne se dérangent pas pour elle. Elles sont à la porte du presbytère lorsqu’elle s’arrache brusquement à la main de l’ecclésiaste et part en courant vers le canal.
Elle ne va nulle part. Elle veut seulement courir. Elle emporte avec elle la blancheur aveuglante, les draps et la peau confondus ; les corps émaciés s’y dissolvent presque, il ne reste plus que les absurdes taches vertes de leurs vêtements, comme une image rémanente lorsqu’on a trop regardé le soleil, mais quel soleil est-ce là ?
Elle trébuche, n’essaie pas de se rattraper, se laisse tomber à croupetons dans l’herbe en respirant convulsivement. Puis elle s’assied, les bras autour des genoux, repliée sur elle-même pour contenir le chagrin qui la déchire. Et l’incrédulité. Et la colère. Pourquoi ? Pourquoi saignent-ils ainsi ? Pourquoi s’infliger un tel sort ? Ne comprennent-ils donc pas que le monde n’est pas fini, qu’il a recommencé, au contraire ? Pourquoi toute cette douleur ? Pas eux, non, eux, étrangement, ils ne souffrent pas, mais autour d’eux, comme des anneaux invisibles et brasillants, la douleur des autres, leurs parents, leurs amis – leurs enfants. Une douleur inutile, inutile, sûrement elle ne peut servir de rien, il n’y a pas d’Harmonie au-delà de cette disharmonie, il ne peut y en avoir à ce prix ?
Et pourquoi ne peut-elle pleurer ?
Au bout d’un moment, elle sent une présence derrière elle. Antoinette l’a rejointe ? Mais elle veut être seule ! Elle sursaute lorsqu’une voix masculine, rocailleuse et fêlée, demande dans le dialecte du fleuve : « Pourquoi es-tu venue ? Que veux-tu ? »
Elle se retourne alors. Un petit vieillard la dévisage, féroces yeux de jais étincelants dans leur profond réseau de rides. Ses fins cheveux grisonnants sont rassemblés en nœud sur sa tête. Appuyé des deux mains sur une canne de bambou, il porte un sarang jaune, avec un pan rejeté sur l’épaule gauche, et au cou un collier d’orcite incrusté de jade. Un yuntchin.
Elle se lève. Elle est un peu plus grande que lui. Il ne recule pas, continue à la fixer d’un œil flamboyant sans répondre lorsqu’elle le salue avec le respect dû à son âge. Il répète de sa voix rude : « Que veux-tu ?
— Je voulais… aider, Natgânu, murmure-t-elle. Aider les… malades blancs. » Elle a failli dire “les fantômes blancs”, car oui, Gilles a raison, ils sont horriblement devenus eux-mêmes ce qu’ils craignaient.
« Ils n’ont pas besoin d’aide. Ils rendent leur substance à la Divinité en échange de celle qui est prisonnière du Dragon Fou. »
Elle s’entend répéter, stupide : « Prisonnière ? »
Le vieillard frappe le sol de sa canne. « Retourne aussi dans ta prison, Sintchènzin. Il n’y a rien à faire ici pour toi ! »
Il y a longtemps que personne n’a appelé Ouraïn “abomination”, mais elle s’en souvient comme si c’était hier.
26
Courant juin, on bourre décors et costumes dans des coches et la troupe dans des voitures, et l’on repart sur les routes, en direction cette fois de l’ouest et de l’Auvergne. La réputation de la Compagnie fait tache d’huile : on leur a proposé des contrats à Saint-Étienne, Clermont-Ferrand et Le Puy.
Lorsque la caravane arrive à Saint-Étienne, par la route de Lyon, la journée nuageuse n’embellit pas le paysage, malgré l’abondante verdure de l’été. « Bienvenue au pays des barons du charbon », murmure Alexis. Longues cheminées des fabriques, crassiers des mines, et, le long des rues du faubourg ouvrier par où ils entrent dans la ville, les tanneries, les moulins, et les maisons de brique rougeâtres un peu trop semblables. Mais Senso trouve jolie la vieille ville adossée à la colline du mont d’Or, ce fouillis de toits de tuile allumés par un soudain rayon de soleil, avec le double clocher trapu du temple roman et, plus haut, la grande “tour du Seigneur”, relique sévère du château du Moyen Âge.
À l’hospice cariste qui les logera, dans le quartier de Valbenoîte, une lettre les attend, expédiée par courrier exprès à l’adresse de madame Andoriakis. Elle porte le sceau royal. Incrédule, puis ravi, on applaudit à sa lecture : après la prochaine tournée, qui aura lieu en Savoie, et un retour à Lyon pour reprendre des forces chez leur mécène de Parcieu, on se rendra à Orléans ! On l’espérait bien, quoiqu’on n’ait pas encore prospecté de ce côté pour des tournées, mais voilà qu’on a été invité par la Royauté elle-même, comme autrefois ! La perspective en est des plus excitantes, car la réponse du public à la Compagnie est jusqu’à présent bien plus positive que lors de la fameuse tournée, presque vingt ans plus tôt, qui pourtant comptait la célèbre mademoiselle de l’Estoile.
Ravigoté par la nouvelle, on se met à décharger une partie du matériel. Leurs hôtes sont tout émoustillés, pour une autre raison : la Compagnie donnera des représentations pour les pensionnaires, ce sera son écot. L’hospice, édifice vénérable remontant à la Croisade, maintes fois rénové et agrandi, est un labyrinthe de couloirs, d’étages et de minuscules cours intérieures ; le réfectoire qu’on aménagera pour les représentations, ancienne chapelle, arrache à Pierre Darquier un juron aussitôt étouffé mais qui résonne néanmoins sous la petite voûte. « On peut mettre des tentures… » propose timidement le Cariste qui les a amenés là. Senso lui adresse un sourire rassurant : « Nous arriverons bien à nous débrouiller, Frère Ludovic. »
Le théâtre municipal est bien plus récent : datant d’une cinquantaine d’années, il se trouve au pied de la vieille ville, occupant avec l’Hôtel des Édiles tout un pan de la grand-place ; du moins est-il des plus modernes dans ses agencements intérieurs – Mariette Galas et les Van Laar sont ravis, et soulagés : pour une fois, ils n’auront aucun problème à installer décors et machines. Cela compense l’hospice.
On a logé Alexis et Senso dans deux chambrettes voisines – “deux cellules !”, proteste Alexis, ce qui ne l’empêche pas de vouloir déménager son lit dans celle de Senso. Ils sont à négocier le passage de la porte étroite lorsqu’un léger toussotement attire l’attention de Senso : Larché se trouve derrière Alexis dans le couloir. S’il désapprouve l’entreprise, il ne le manifeste pas. D’ailleurs, il n’est pas seul : un homme en habit brun se trouve avec lui, chapeau à la main.
« Une missive pour vous, Monsieur Alexandre », dit Larché. Une légère pause et il reprend : « Du baron Darlant. »
Senso manque lâcher l’extrémité du lit qu’il tenait tant bien que mal, mais la repose plutôt avec précaution à terre. L’enveloppe que lui tend le messager est adressée à “Alexandre d’Olducey”, en grandes lettres rondes. Il décachette la lettre d’un geste brusque.
« Le baron Darlant ? » dit Alexis ; il a appuyé le lit au mur, à l’oblique, ce qui encombre tout le passage, et il se glisse dessous dans l’espace restreint pour venir au côté de Senso.
Senso ne répond pas, inquiet et stupéfait : comment Darlant sait-il son identité, et où il se trouve ? Puis il hausse presque les épaules : bien sûr, Darlant le sait. Et il n’est pas même besoin d’évoquer l’hypothèse d’un talenté complice des barons qui aurait suivi son bracelet d’avers : des espions des plus ordinaires auront suffi à la tâche.
Mais dans ce cas, pourquoi n’a-t-il pas été attaqué ? Sait-on aussi comme il est protégé ?
Ou bien on se soucie peu de lui, parce qu’on tient Jiliane.
Monsieur, puisque vous vous trouvez à Saint-Étienne, j’aimerais vous rencontrer dans le lieu de votre choix, au moment de votre choix, afin de discuter avec vous d’affaires qui nous concernent tous deux.
Un espoir furieux lui serre soudain la gorge : on tient Jiliane, et on veut peut-être négocier.
Avec lui plutôt qu’avec Grand-père ?
La réplique lui vient aisément, comme elle serait venue de Pierrino : Je suis plus vulnérable.
Il parcourt la lettre une seconde fois, en essayant de lire entre les lignes, derrière les lignes, de remonter à l’esprit qui a dirigé la plume – une main d’écriture assurée, des lettres hautes et bien droites, comme une parade de soldats : … d’affaires qui nous concernent tous deux.
L’espoir se teint d’incrédulité anxieuse : se dénoncerait-on avec autant d’imprudence – autant d’impudence ? Sûrement, ce ne peut être un piège, ce serait trop grossier… De quel atout croit-on bénéficier ? Est-on si certain de l’impunité ?
Mais, “dans le lieu de votre choix au moment de votre choix”. Et l’on n’a pas ajouté : “seul”.
Il tend la lettre à Larché par-dessus le lit.
« Où et quand ? » demande Larché après un petit silence.
Quoi, il ne discute même pas du bien-fondé de cette rencontre ? Puis Senso se sent un peu stupide.
« Vous en êtes, évidemment, Étienne. »
L’autre hoche la tête, toujours impassible.
« Aller où ? » demande Alexis.
« Ce sont des histoires de famille, Alex », dit Senso – mais pourquoi ce ton d’excuse ? Alexis ne semble pas offusqué, simplement curieux.
« Oh, bon. Tu y vas maintenant ? »
Senso lui sourit : « Non, nous nous occupons du lit d’abord. » Puis, au messager : « Dans une loge des acteurs, au théâtre, ce soir, à huit heures. » La plupart des autres membres de la troupe seront aux alentours, on les saura ensemble même s’ils doivent trouver ensuite un coin plus discret pour s’entretenir.
Larché hoche de nouveau la tête.
C’est bien aimable à vous d’approuver, Étienne.
*
Dans le cabriolet qui les emmène au théâtre, vers sept heures et demie – il veut arriver le premier –, Senso se penche un peu vers Larché : « Et maintenant, Étienne, dites-moi donc tout ce que vous voulez certainement me dire du baron Darlant. »
L’autre ne mord pas à l’hameçon du léger sarcasme et se contente de se carrer contre le dossier de sa banquette. « Je n’en sais peut-être pas autant que vous le désirez, Monsieur Senso.
— Vous en savez assurément plus que moi. Et cessez donc de m’appeler Monsieur. »
Larché hausse un peu les sourcils mais ne commente pas davantage. Il croise les mains sur sa canne – une addition récente à ses accessoires vestimentaires, et que Senso soupçonne de renfermer une épée.
« Le présent baron Darlant est veuf, remarié, père de deux filles, Aléanne et Véronique, et d’un fils beaucoup plus jeune, Simon. Les Darlant sont à l’origine une famille de contremaîtres soyeux de Lyon, établie très tôt en Émorie et qui y a fait fortune, à la fois dans la politique et dans l’armée. Le grand-père du baron, Hubert Darlant, a longtemps été le secrétaire de l’ambassade de France à Garang Nomh. Frédéric, le présent baron Darlant, est né au comptoir. Fils cadet de l’amiral Darlant, il se trouvait à Garang Nomh lorsque la bataille de Kéraï a eu lieu. Il a participé à la défense du comptoir pendant l’évacuation, qui a pris plusieurs semaines. Il a perdu à Kéraï son père, son frère aîné et plusieurs de ses cousins. Sa mère et sa grand-mère sont mortes peu après. Rentré en France après l’Édit de Silence, il a épousé en premières noces la fille d’un industriel du Creusot et s’est consacré à la reconversion de l’industrie au charbon. Anobli par la Reine Folle pour avoir été essentiel au rétablissement économique du pays après les Années Terribles, c’est lui qui est à l’origine de la Chambre des Tiers, instituée par la reine en 1751, dix ans après la bataille de Kéraï, pour consacrer la nouvelle classe montante et céder aux réclamations des grands commerçants bourgeois. »
Larché se tait aussi brusquement qu’il a commencé. Senso ne peut s’empêcher de remarquer, avec un petit sourire : « Mais vous parlez comme un livre, Étienne.
— Vous avez sollicité de l’information. »
Et seriez-vous aussi disert si j’en sollicitais sur Grand-père ? Mais Senso réprime son commentaire, qui tiendrait au reste plus de Pierrino que de lui. Il dit plutôt : « Et le baron a été exonéré lors de l’enquête ayant suivi la mort de nos parents.
— En effet. »
Tout cela ne lui apprend pas grand-chose sur l’homme Darlant – sinon qu’il a de l’entregent, des ressources, et qu’il a été mêlé très intimement à la débâcle d’Émorie… « Quel âge a-t-il maintenant ?
— Le même âge que monsieur Garance. »
La formulation accroche la curiosité de Senso, mais il n’a pas le temps de s’y appesantir : on arrive au théâtre.
Bien trop à l’avance, évidemment, se dit-il – après avoir vérifié qu’il est bien arrivé le premier et signalé à la portière qu’on demandera où il se trouve. Le voilà avec près de quinze minutes d’attente sur les bras ! La petite loge qu’il a choisie pour la rencontre est allégrement peinte de rose et d’or, une bonbonnière somme toute peu appropriée à la gravité de l’occasion, mais toutes les loges des acteurs sont semblables, quoique les teintes en varient. Il s’assied d’abord, comme Larché qui s’est installé face à la porte, très détendu, devant la coiffeuse et son large miroir accroché au mur du fond. Mais il ne peut demeurer ainsi plus de quelques instants, se met à marcher de long en large. Des rires résonnent depuis les pièces voisines, des voix passent par intermittence dans le couloir. Cette loge sent bizarrement la violette – une actrice trop éprise de ce parfum ? –, par-dessus les odeurs plus familières de fards, de poudre et de poussière. Il essaie de ne pas penser – pas d’hypothèses, pas de conjectures, pas d’histoires, attendre et voir venir. Et, bien sûr, malgré lui, conjectures et hypothèses s’enlacent démoniaquement les unes aux autres en d’interminables “et si… ?”.
Du coup, il est surpris lorsqu’on frappe à la porte.
Larché, déjà debout, va ouvrir. On entre. On est seul, on est massif, de grande taille, un peu courbé, avec des yeux bleus perçants et d’épais cheveux tout blancs séparés par le milieu et attachés en catogan sur la nuque. On est vêtu avec élégance, mais sans ostentation, jaquette prune bordée de noir, gilet vert mousse, culottes noires. Pas de chapeau, pas de canne, des gants beurre frais qu’on tient à la main et, sur le visage ridé, glabre et un peu replet, une expression d’attentive politesse : « Monsieur d’Olducey ? »
Mais ma foi, se dit Senso, déconcerté de ce rapprochement incongru, il ressemble à Grand-père ! Était-ce donc ce que voulait dire Larché, tout à l’heure ? Finit-on par ressembler à ses ennemis ? Il incline légèrement le torse : « Monsieur Darlant. Asseyez-vous, je vous prie. » Sa soudaine aisance ne le surprend pas : il s’est senti passer en mode théâtre dès que le baron est entré dans la loge. Et en mode Pierrino.
Le baron a jeté un rapide coup d’œil à Larché qui s’est adossé près de la porte après l’avoir refermée, puis il s’assied sur la seule chaise qui reste puisque Senso a posé une main de propriétaire sur celle de la coiffeuse sans s’y asseoir lui-même.
« Et comment avez-vous su ma présence ici ? » C’est en réalité sans importance, mais il veut prendre au départ l’initiative de la conversation.
« J’ai toujours des amis à la Cour comme à Fourvière », dit le baron.
Il se penche soudain en avant et, sans laisser à Senso le temps de reprendre l’interrogatoire, il enchaîne : « Je désirais vous parler d’homme à homme, voyez-vous, face à face. Je veux dissiper les soupçons, tout cela empoisonne par trop l’atmosphère. Il y a déjà assez de déplaisantes disharmonies par les temps qui courent pour n’en point ajouter à plaisir. »
Il faut une seconde à Senso, pris au dépourvu, pour réagir – mais la meilleure défense, c’est l’attaque, murmure son Pierrino intérieur. Il se rappelle le commentaire de monsieur de Parcieu sur les agitateurs favorables au charbon. « Les disharmonies du moment seraient peut-être moindres si vos amis n’y pourvoyaient en sous-main », dit-il d’une voix pourtant égale.
Un léger sourire retrousse les lèvres du baron : « Tous les adversaires de l’ambercite ne peuvent être soupçonnés d’être à notre solde, sûrement ? Nous ne sommes pas riches à ce point, malgré ce que l’on voudrait croire. »
Encore pris à contre-pied par cet humour, Senso doit se contenter de répliquer assez faiblement : « Mais vous n’en êtes sûrement pas un partisan.
— J’ai pour cela mes raisons, Monsieur d’Olducey, et elles viennent de loin. » Les bras bien appuyés sur les accoudoirs du fauteuil, le baron croise sur son estomac des mains tavelées. « Vous en savez sans doute assez pour les comprendre. Sans même invoquer l’origine et la nature incertaines de cette substance, et les disharmonies que son exploitation a causées parmi les populations indigènes, je n’aurai pour vous que trois mots : les Années Terribles. Vous ne les avez pas vécues…
— On n’est pas forcément ignorant pour être jeune, Monsieur », ne peut s’empêcher d’interrompre Senso, hérissé.
Le baron lève une main apaisante : « Et au contraire, même. Votre génération est à bien des égards plus libre de l’Édit de Silence que les deux précédentes. Je voulais seulement dire ce que j’ai dit : on vous les a racontées, vous avez peut-être lu à ce sujet, mais vous ne les avez pas vécues. Moi oui, et plus encore. Je sais trop, hélas, qu’en règle générale l’expérience des uns ne sert nullement aux autres. Mais vous êtes, à ce qu’on me dit, un jeune homme à la fois sensé, sensible et imaginatif. Je vous demande d’imaginer, Monsieur d’Olducey. Imaginez la fin d’un monde. Le chaos social, les souffrances humaines…
— Le retour à l’ambercite ne se ferait pas en catastrophe comme on a dû autrefois passer au charbon… » Maudivine, il est bel et bien sur la défensive ! « … et de toute façon, on n’est pas près d’y revenir. Ce ne sont que des rumeurs colportées par… qui donc, déjà ? »
Le baron a haussé un sourcil, mais ne relève pas davantage. Après un petit silence, il reprend, les yeux un peu plissés : « Vous ignorez donc l’état d’avancement des négociations qui se déroulent entre la France et l’Émorie depuis plus d’un an ? »
Senso se mord la lèvre pour ne pas répondre du tac au tac, prend son temps afin de trouver une formulation à la fois non compromettante et qui lui permette de reprendre un peu l’avantage. « Et vous le seriez ? »
Le baron émet un léger soupir. « Si votre grand-père a été forcé de demeurer à Orléans au lieu de vous accompagner dans votre voyage, c’était en effet parce que j’étais au courant.
— Et comment donc ?
— Cela n’a pas d’incidence sur notre conversation…
— Cela en a si vous êtes en mesure d’espionner la Royauté et mon grand-père ! »
Il n’a pu se retenir, cette fois. Le visage du baron s’est figé, ses yeux étincellent dans leur profond réseau de rides. Il se redresse dans son fauteuil.
« Jeune homme, je suis le président de la Chambre des Tiers, et il est de mon devoir de responsable devant mes pairs et mon pays de savoir ce qui se trame à Orléans. Il y a entre l’espionnage de sa Royauté et la collecte d’une information nécessaire à l’exercice de son devoir de citoyen une marge que je vous invite à ne pas franchir inconsidérément ! »
Ce qui réduit Senso au silence, pendant un long moment d’inconfort, c’est le réel outrage du vieil homme – il a l’oreille trop fine, il aurait reconnu un scandale affecté.
Le baron prend une grande inspiration et, d’un ton plus calme, il ajoute : « Mais je puis vous dire ceci : je ne suis pas seul au Parlement à voir d’un œil inquiet les tractations en cours. On a estimé en haut lieu que la Chambre des Tiers devait être au courant. J’ai reçu cette information d’une source anonyme, mais avec des détails qui me l’ont fait paraître légitime. Je suis allée la vérifier auprès de la Royauté. On m’a convaincu de la garder pour moi pendant encore un temps. Mais quand bien même l’ambercite ne fait pas partie du traité commercial qu’on s’apprête bel et bien à signer, combien de temps faudra-t-il, à votre avis, avant qu’on y consacre un autre traité ? »
L’ambercite ne fait pas partie des négociations ? Senso se force à demeurer impassible ; les informations du baron, et de sa source, sont pour le moins incomplètes… Et puis il se sent soudain glacé : mais alors, si c’est ce que croient Darlant et ses congénères, quel motif auraient-ils eu d’enlever Jiliane ? À titre préventif ? Ce serait bien trop tôt !
Le baron étreint soudain les accoudoirs du fauteuil pour se pencher vers lui, l’air buté : « Cela ne doit pas être. Non, cela ne doit pas être. C’est contraire au bon sens. »
Le vieillard est-il donc sincère, s’est-il persuadé, à force, que le bien des barons du charbon est nécessaire à l’Harmonie comme à la Charité ?
« C’est surtout contraire au maintien de votre pouvoir », remarque-t-il, sans agressivité.
Pourtant, le vieillard s’enflamme : « Mon pouvoir ? Mon pouvoir ! ? Et quel pouvoir resterait-il à tous ceux qui perdraient leur commerce ou leur emploi et qui ne pourraient en trouver d’autre ? Avez-vous seulement idée des troubles que cela engendrerait ? »
Il y a une note de véritable panique dans la voix du vieil homme.
« Vous supposez encore, Monsieur, dit Senso étonné, que la reconversion aurait lieu très vite. Mais elle pourrait s’étaler sur des décennies…
— Quand bien même ! La conversion au charbon a créé des milliers d’emplois. La reconversion à l’ambercite en détruirait des milliers sans en créer autant pour les remplacer ! Non, non. Cette substance maudite ne doit pas revenir ici ! Ne comprenez-vous pas, à la fin ? Ce serait contraire à la Charité, ce serait contraire à l’Harmonie ! Après les catastrophes que l’ambercite a causées, je ne puis croire que la Divinité nous pardonnerait d’en user de nouveau ! »
Le baron est presque sorti de sa chaise, s’y laisse retomber lourdement, le visage empourpré. Ses gants sont tombés à terre. Senso ne veut pas les ramasser mais, malgré lui, il cherche des yeux s’il n’y a pas une carafe d’eau dans la loge. Il doit s’avouer désarçonné par la fin de la tirade. Darlant aurait des motifs religieux de s’opposer au retour de l’ambercite ?
« Est-ce pour me confier tout ceci que vous avez tenu à me voir, Monsieur ? » demande-t-il, presque avec douceur. « Dois-je le transmettre à mon grand-père ? »
Le vieillard respire plusieurs fois, convulsivement, puis semble retrouver un certain calme. Il secoue même la tête avec un petit rire penaud. « Non. Non, bien sûr. Sigismond sait exactement à quoi s’en tenir là-dessus. Mais je voulais vous dire… je voulais vous assurer que je ne suis pour rien dans la disparition de votre sœur. Je me suis proposé de moi-même pour subir une interrogation lucide, et les ecclésiastes m’ont blanchi, je vous le rappelle. Cette disparition me navre autant que vous. »
Vraiment ? Tout cela n’aurait-il été qu’un prétexte pour en arriver là ? Pour détourner une fois pour toutes les soupçons par une démarche non requise et apparemment de bonne foi auprès d’un jeune homme naïf et inexpérimenté ?
« Le résultat d’une interrogation lucide ne signifie pas grand-chose si vous êtes protégé par un magicien kôdinh », déclare Senso avec roideur.
L’autre le fixe un instant d’un œil incrédule, puis se redresse, de nouveau outré : « En aucune façon je ne fricoterais avec ces sorciers qui ont massacré ma famille ! Comment pouvez-vous…
— Vous peut-être pas, insiste Senso, mais d’autres barons ? »
Le vieillard se rembrunit, se tasse : « Je ne peux m’en porter garant, évidemment, murmure-t-il. Mais je ne puis croire qu’on s’abaisserait à une manœuvre aussi disharmonieuse, et surtout aussi inutile.
— Ce ne serait pas la première fois ! »
À sa grande surprise, le baron ne réagit pas par des protestations enflammées. Il se contente de le dévisager et, oui, des larmes miroitent dans ces anciens yeux bleus. « Cette terrible, terrible affaire…, murmure-t-il. Elle m’a poursuivi si longtemps… Pourquoi croyez-vous que je sois venu vous trouver, vraiment ? Je sais ce que la disparition de votre sœur a dû éveiller en vous. Et surtout en votre grand-père. Mais je vous jure, je vous jure sur la Divine que je n’étais pour rien dans ce qui s’est passé alors, et pour rien dans ce qui s’est passé maintenant. »
Senso ne sait que dire, aussi garde-t-il le silence. Le baron se penche pour ramasser ses gants, se lève avec effort. Il s’arrête devant Senso. « Je suis vieux, mon garçon. J’entretiens, je l’avoue, un certain désir de ne pas voir ce qui s’en vient peut-être, même si… – il a un sourire légèrement sarcastique – … la perspective d’être sans doute exaucé ne me réjouit pas toujours. Si je ne connaissais si bien votre grand-père, je vous demanderais en effet de lui parler pour moi. Mais il a une longue mémoire, et des machinations plus longues encore. Il prépare ce moment depuis longtemps, et il a toujours su se persuader d’être dans le bon chemin – et en persuader autrui. »
Le réflexe de Senso le porte à défendre Grand-père. Mais son Pierrino intérieur remarque, narquois, que la description n’est pas fausse. Il se contente de dire : « Il ne se trompe pas forcément. »
Le vieillard secoue légèrement la tête : « L’avenir nous l’apprendra. Et l’avenir vous appartient, à vous et à votre génération. Ce que vous en ferez, vous en êtes responsables. Je continuerai quant à moi de faire ce que je crois nécessaire, dans le respect de la loi et de l’Harmonie parce qu’elles me sont également chères. » Il dévisage une dernière fois Senso, puis soupire : « La Divine est avec vous, Monsieur d’Olducey. »
Il se détourne et, avec un temps de retard, Senso dit à son dos qui franchit la porte ouverte avec une discrète diligence par Larché : « Et avec vous, Monsieur Darlant. »
Le silence se prolonge après la fermeture feutrée de la porte. Senso n’arrive pas à aligner des pensées cohérentes. Menteur, Darlant ? Une manigance ? Ou une véritable main tendue ? Qu’il soit bien âgé n’en fait pas un imbécile gâteux, s’il ressemble à Grand-père… Et pourtant, si Senso fait taire Pierrino et écoute sa propre voix, son propre cœur, il est tenté de croire le baron sincère. Il lève les yeux vers Larché, il abdique : « Qu’en pensez-vous, Étienne ? »
Un dernier remue-ménage dans le corridor. La voix d’Alexis – un instant, Senso pense qu’il va s’arrêter, frapper au panneau, mais non. Larché ne répond toujours pas. Allons, il faut rentrer à l’hospice.
« Même si Darlant semble le suspect le plus indiqué, de par ses liens passés avec l’Émorie », dit soudain Larché au moment où il passe devant lui pour ouvrir la porte, « il y a bien d’autres barons du charbon. Qu’il en soit au courant ou non, l’hypothèse d’un mage indigène n’est toujours pas levée.
— Son neveu de Pranoix, peut-être ? »
Larché hausse légèrement les épaules. « J’en douterais. Il exécute des ordres, il ne les donne pas. Et il a été également écarté comme suspect par les mages. »
Il ouvre la porte pour Senso, lui pose une main amicale sur l’épaule. « Du moins savons-nous que votre sœur est toujours vivante. Ne perdez pas espoir. »
27
Le palais de Daïronur est semblable à lui-même, toujours aussi frais, avec les échappées lumineuses de ses jardins et le tintement de ses vasques, et tout aussi bizarrement silencieux par ailleurs – quoique, en l’occurrence, ce soit assurément dû au fait que cette partie en est réservée aux appartements de la Royauté. Une audience privée. Gilles en est encore surpris. Ni lui, ni Clément, ni Antoine n’ont jamais bénéficié d’une telle audience avec la Royauté mynmaï.
Un honneur insigne, en tout cas. Le roi Yindrashangsèn a toujours manié avec un doigté exquis l’ambassadeur officieux des Européens, Clément pendant la première dizaine d’années de son règne, puis Antoine : ni trop de respect ni trop de désinvolture. Il navigue avec beaucoup de finesse à travers les exigences politiques et religieuses de son royaume – tout comme, il faut le supposer, il s’arrange habilement de Garang Xhévât. Et cette rencontre n’est absolument pas secrète. Doit-on en être davantage curieux ou inquiet ?
Gilles s’est fait très discret pendant les festivités, sans se cacher – on ne dissimule pas dans une assemblée de Mynmaï un grand six pieds vêtu à l’européenne, à la chevelure et aux moustaches rousses. Parmi des Dinhga, à la rigueur, et encore, s’il portait leur accoutrement. Le seul moment où il s’est montré, de fait, c’est quand il a présenté au roi son cadeau – résolument européen : une horloge d’un travail exquis et d’une rare exactitude, avec pour sonner les heures une série de magnifiques petits automates qui dansent en jouant de divers instruments de musique. Le roi l’en a remercié gracieusement, en lui offrant son propre cadeau, comme de coutume soigneusement calculé pour être inférieur à celui présenté aux gouverneurs des provinces qui sont les grands nobles du royaume. On continue à maintenir la fiction de son statut : il est Antoine Garance, un Européen, un étranger, propriétaire d’un vaste domaine en terre mynmaï, mais non doté d’un rang. Il n’est nullement l’ambassadeur de l’Europe auprès de la Royauté mynmaï – même si c’était en réalité le présent de la Royauté française qu’il offrait.
Dans les couloirs du palais, cependant, on se retourne sur son passage comme chaque fois qu’il s’y trouve. Clément ou Antoine, il est toujours un Garance, et toujours accompagné de deux Ghât’sin. Sait-on à Daïronur que ce sont toujours les mêmes ? Sait-on, tant qu’à faire, qu’il est toujours le même ? Son bracelet d’avers ne l’a jamais averti d’aucune incursion magique lors de ses séjours à la capitale royale, la ville sinon le palais d’où bien sûr toute magie est bannie. Mais Garang Xhévât sait à quoi s’en tenir à son sujet, n’est-ce pas ? Séparation ou non de la magie et de l’État mynmaï, il serait bien surprenant que la Royauté ne fût pas au courant. On a toujours feint qu’il fût Clément, cependant, puis Antoine, comme si une complicité, ou du moins une entente tacite, protégeait sa véritable identité comme ses pouvoirs et ceux de sa famille.
Que nul ne s’en soit jamais ouvert aux géminites continue de l’étonner, pourtant, chaque fois qu’il y songe – et même compte tenu des relations distantes de Daïronur avec Garang Nomh. C’est peut-être dû à l’extraordinaire discrétion des Mynmaï lorsqu’il s’agit de leurs croyances – on pourrait tout aussi bien dire leur crédulité, et leur passivité. Touché par l’ombre de Garang Xhévât, Fils du Dragon de Feu, il est devenu sacré à leurs yeux, avec tout ce qu’il touche à son tour, et l’on ne songe pas davantage à parler de lui aux étrangers qu’on ne leur parle de ce qu’est réellement la ville sacrée, ni de tout ce qui a trait à la religion, et donc à la magie et au talent. Loin de lui l’idée de s’en plaindre !
La possibilité reste présente, bien sûr, qu’à travers le temps les maîtres de Garang Xhévât poursuivent leur insondable plan, et attendent qu’Ouraïn soit prête. Le plus vraisemblable serait quand même bien une alliance par mariage, et une alliance royale. Mais c’est sa fille aînée, Luyèntéhsun, qui succédera à Yindrashangsèn et non un fils. Une alliance avec le cadet, Ramadrangsèn ? Pourrait-ce être là le plan à très long terme de Garang Xhévât ? Introduire le talent dans une lignée royale secondaire – car les enfants d’Ouraïn seraient assurément talentés –, et quelque part en chemin on s’arrangerait pour que la lignée secondaire devienne la lignée principale. Serait-ce pour de premières approches en ce sens que le roi lui a offert une audience privée ?
Et dans ce cas, il aurait des raisons de s’inquiéter, car il serait en marche vers un affrontement majeur avec Garang Xhévât par l’intermédiaire de la royauté mynmaï. Il ne les laissera jamais se servir ainsi d’Ouraïn. Elle est bien trop jeune, même si elle va entrer bientôt dans ses seize ans. Elle n’est pas du tout prête à se marier, et particulièrement pas à un mariage ainsi arrangé avec un homme qui a près de trente ans de plus qu’elle, et n’est pas un talenté.
Il ne peut s’empêcher de soupirer : les quinze ans d’Ouraïn n’ont pas apporté les changements qu’il espérait en elle, plutôt le contraire. Elle refuse toujours d’aller à Garang Nomh avec lui, elle a décliné son offre de se rendre à Daïronur pour les fêtes du jubilé royal où pourtant elle aurait eu l’occasion de se divertir plus que lui, étant moins remarquable parmi les Mynmaï. Au lieu de s’ouvrir sur le monde, elle semble plutôt s’y fermer. Du moins les changements qu’il craignait ne se sont-ils pas non plus produits : son ascendance natéhsin ne s’est pas affirmée au détriment de l’éducation européenne qu’il réussit à lui donner. Les festivals de Garang Xhévât la laissent de glace. Tout au plus ses transes d’igaôtchènzin durent-elles plus longtemps pendant cette semaine-là.
Le chambellan s’arrête devant de hautes portes de bois doré bien plus simplement décorées que celles de la salle d’audience officielle, y frappe à trois reprises. Elles s’écartent. Gilles emboîte le pas au vieil homme, tandis que Chéhyé et Nèhyé restent en arrière avec les gardes dinhga.
Il embrasse d’un coup d’œil les appartements privés de Yindrashangsèn, un décor révélateur qui pourrait être disparate mais dont les éléments s’allient harmonieusement les uns aux autres : meubles européens et chinois, bouquets de style japonais, tentures et coussins indiens, sculptures mynmaï.
Le roi est seul, vêtu simplement d’un ensemble de soie bleue à ramages dorés, en train de contempler l’eau qui coule à petit bruit dans une vasque située sur le mur du fond. Il se retourne à l’arrivée du chambellan, qui se prosterne sur le tapis persan. Gilles s’incline profondément, chapeau à la main, avec le petit coup au cœur que ne manque jamais de susciter en lui, après de longues absences, la vision de personnes familières. Yindrashangsèn rencontrait Clément plus souvent qu’Antoine, lequel s’est rendu seulement trois fois à Daïronur depuis l’accession au trône du nouveau roi. Et tout Mynmaï qu’il soit, celui-ci montre son âge.
C’est son soixante-quinzième anniversaire – l’équivalent d’un jubilé pour les Européens, mais pour célébrer soixante-quinze ans et non cinquante. Il règne depuis trente-cinq ans ; il en avait quarante à la mort d’Aulangsun. Pour les Mynmaï, cela fait deux chiffres de fort bon augure, comme l’a prouvé le faste des cérémonies.
Le chambellan et les gardes se retirent à reculons. Il ne semble y avoir personne d’autre que le roi et ses domestiques dans les appartements. Gilles est de plus en plus intrigué. Il aurait pensé que la princesse héritière, au moins, assisterait à l’entretien.
« Bonjour, Monsieur Garance », dit le roi avec un sourire et une inclinaison de tête, en français, comme il l’a toujours fait lors de leurs rencontres, avec Clément comme avec Antoine.
Gilles répond comme il le fait toujours aussi, en mynmaï : « Puisse la Déesse sourire en ce jour comme tous les jours à Votre Majesté. »
Un domestique vient poser un plateau sur une table basse. Du thé, odorant, dans un magnifique service de Sèvres, avec de ravissantes petites bouchées disposées tels des tableaux sur des plats. Après avoir rempli les tasses de porcelaine translucides sans un bruit ni une goutte perdue, le domestique disparaît derrière un paravent de soie peint de scènes de moissons et de pêche.
Le roi s’assied dans un fauteuil rembourré dont il est difficile de dire s’il est de facture japonaise influencée par les Européens ou l’inverse, mais dont les lignes épurées sont fort belles, et le confort certain. D’un geste de la main, Gilles est invité à s’asseoir dans le fauteuil qui lui fait face.
Le roi se penche pour choisir une moitié de petite boule de pâte dorée farcie d’une substance rose : « Sers-toi, je te prie, Hyunduntchinsèn. »
Gilles est surpris – non par le surnom, que Clément a porté après Gilles et qu’Antoine porte à son tour, mais le roi a parlé en mynmaï. La règle tacite des entretiens des Garance avec la Royauté, établie par la reine Yajaladarsun une fois qu’elle eut appris le français, est que chacun parle la langue de son vis-à-vis, quitte à en changer en cours de route selon qu’un concept est plus facile à exprimer ou une tournure plus frappante dans une langue ou dans l’autre.
Il s’exécute, bien qu’il n’ait pas faim, essaie une bouchée de riz au safran enveloppée d’une lamelle presque transparente de poisson séché. Exquis, quoique épicé.
Le roi prend son temps, choisit encore deux autres bouchées. Gilles sirote son thé : même dans ce cadre informel, il préfère observer le rituel et attendre qu’on lui adresse la parole.
« Qu’y a-t-il donc dans la boîte que tu portes ?
Il s’en doute bien, mais Gilles joue le jeu : « Le modeste présent que je désire offrir en mon propre nom et en celui de ma famille à Votre Majesté, pour célébrer cette année insigne de son règne. »
Le roi ouvre la boîte marquetée, très belle, un cadeau en soi, pour en sortir une par une les cinq tablettes de pierre qu’il aligne sur la table basse. Rectangulaires, noires et luisantes, elles sont gravées d’étranges signes plus pâles qui ne sont pas sans évoquer, si l’on désire les voir ainsi, certains signes de l’écriture mynmaï. Gilles en est fort satisfait. Chéhyé, qui les lui a procurées, lui a garanti leur immense ancienneté et, lorsqu’il les a examinées lui-même dans le registre de son talent, il a trouvé que leur origine se perdait en effet dans la brume des millénaires.
« On a découvert cela sur la route de la soie, Votre Majesté, parmi les ruines d’une cité située au bord de la mer d’Aral, et dont le souvenir s’est perdu dans la nuit des temps. On croit qu’il s’agit là d’une des premières écritures humaines. »
Le roi caresse les tablettes du bout d’un doigt, visiblement charmé, comme Gilles savait qu’il le serait. C’est un lettré et depuis sa toute petite enfance un amoureux des langages. Gilles se rappelle encore avec quelle lueur joyeuse dans les yeux le petit prince avait pour la première fois salué Clément en français, surprenant même sa mère Aulangsun. Et l’enfant est devenu un homme raisonnable : il ne demandera pas si les tablettes sont magiques, comme l’a fait le gouverneur du Laotchin à propos du présent officiel pour les automates – et le chambellan, lorsqu’il a vérifié le contenu de la boîte aux tablettes. Comme si quiconque aurait l’imprudente stupidité d’apporter des présents ensorcelés au palais de Daïronur !
« Qu’y a-t-il écrit là, crois-tu, Hyunduntchinsèn ? » dit le roi d’une voix rêveuse, en mynmaï. « Les paroles de la Déesse ou celles des humains ?
— Je pencherais pour les premières, Votre Majesté, compte tenu de l’extrême dureté de ces pierres. »
Le vieil homme lui adresse un rapide coup d’œil amusé. Il replace les tablettes dans leur boîte et s’incline légèrement vers Gilles, mains jointes sur la poitrine : « C’est un sage présent, sois-en remercié. »
Ils goûtent en silence à quelques autres bouchées. Doit-on se fier à toute cette amabilité, à ce partage de la nourriture et du thé, si importants pour les Mynmaï, même dans un service de porcelaine étrangère ? Peut-on se détendre ? Ou bien remontrances, protestations ou exigences – impeccablement polies, bien sûr, mais inattendues – vont-elles soudain jaillir pour le décontenancer ? Il n’y a guère de sujets brûlants qui pourraient s’y prêter, pourtant, à part les incursions si mal tenues secrètes des missionnaires hutlandais dans le nord-est du pays – et cela même n’est pas une nouveauté.
« Hyungdun Hêt’man est proche », dit soudain le roi, toujours d’un ton pensif, mais de nouveau en français. Il relève les yeux. « Vous savez de quoi il s’agit, bien entendu ? »
Gilles hésite un bref instant, répond en français : « La Promenade du Souffle Sacré de Huètman’, la révolution complète d’un cycle, le temps écoulé entre l’inspiration et l’exhalaison de la Déesse. » Il esquisse un sourire : « L’équivalent de notre siècle européen, mais qui compte cent vingt-cinq années au lieu de cent. »
Le roi incline la tête : « C’est un temps de réflexion, où l’on s’arrête pour méditer sur le chemin accompli. Je ne sais si j’y serai pour le faire alors, aussi suis-je tenté de m’y livrer dès à présent.
— Votre Majesté sera là encore longtemps pour guider son peuple sur les chemins que lui indiquera la Déesse. »
Le vieil homme fait “hm” en se penchant pour prendre sa tasse. Pause, thé, bouchées. Gilles caresse l’anse gracieuse de sa propre tasse, les yeux baissés, attentif.
« Hyungdun Hêt’man comprend cinq Grandes Années », reprend le roi.
Gilles hoche la tête. Cela n’appelle point de commentaires, assurément ? Ce n’est point pour parler de numérologie qu’il a été invité par la Royauté mynmaï ? Cent vingt-cinq ans. Cinq au cube. Un chiffre particulièrement sacré pour les Mynmaï. Les fêtes et les cérémonies de toute cette année-là seront particulièrement impressionnantes, sans nul doute.
« Il y aura bientôt cinq Grandes Années que Kempo a déposé Hyunduntchinsèn sur la rive de ce pays », ajoute le roi. Et toujours en français. Veut-il se garder d’oreilles indiscrètes ?
Gilles compte intérieurement, pris au dépourvu, et c’est vrai : on est en 1696. Dans six ans, cela fera… vraiment longtemps qu’il vit ici. Qu’il vit. Mais il commence de comprendre pourquoi on lui a accordé cette audience. Cette date proche, à laquelle il n’avait point songé, change toute la donne !
« Hyungdun Hêt’man est aussi le temps des changements, reprend le roi. Souvent, des royaumes sont nés ou tombés lors de Hyungdun Hêt’man. Des paix qu’on n’attendait plus sont arrivées, des guerres qu’on ne désirait pas. »
Gilles s’adosse dans son fauteuil pour dissimuler son léger raidissement, tout en réévaluant rapidement la situation dans le nord. Et oui, pour un vieil homme prudent et avisé comme l’est Yindrashangsèn, un monarque en fin de règne qui se soucie de ce qui se passera après lui, il y aurait là des germes d’inquiétude. Les christiens continuent leurs tentatives d’évangélisation dans les territoires du nord, les Kôdinh n’y sont pas aussi réfractaires qu’ils le devraient, la présente Royauté française sur sa fin n’est pas des plus patientes, sa Hiérarchie ne l’est guère non plus…
Il boit une gorgée de thé pour se donner le temps de réfléchir, car de toute évidence une réponse bien pesée est ici nécessaire. En français, un signal que Yindrashangsèn saura certainement interpréter lui aussi.
« Si nous savons l’écouter, la Déesse met toujours entre nos mains les moyens d’éviter les guerres que nous ne désirons pas, et de conserver la paix que nous désirons. »
Si les Hutlandais ne se calment pas, ils auront affaire aux mages géminites, qui pour n’être pas les égaux des mages mynmaï n’hésitent pas, eux, à user de leur talent lorsque cela devient nécessaire. Le roi a-t-il compris ? Il l’observe en silence. Tant de rides, on penserait qu’elles ne pourraient éviter d’exprimer quelque chose – satisfaction, perplexité, mécontentement ? Mais impossible à dire.
« Quel que soit le temps qu’il me reste, reprend le vieil homme en français, je n’en passerai certainement pas beaucoup dans le nouveau cycle de Hyungdun Hêt’man. »
Gilles ne réagit pas : il ne va pas protester l’évidence, on n’en est plus aux politesses d’usage. Il se contente d’écouter avec une expression d’attention respectueuse.
« Ce sera Luyèntéhsun qui explorera ces nouvelles voies. Vous connaissez ma fille, Monsieur Garance, vous savez ce qu’elle écoute, et qu’elle n’y entend pas toujours les mêmes choses que moi. »
Brusquement inquiet, Gilles murmure “En effet, Votre Majesté”, en baissant les yeux sur le cercle de thé ambré qui luit au fond de sa tasse. C’est bel et bien un avertissement. Si ces appartements étaient ceux de la princesse héritière, il ne s’y trouverait pas une miette de mobilier européen, et peut-être rien d’extérieur au Hyundzièn. Les sympathies de Luyèntéhsun pour la secte Xhégunté ne sont par ailleurs pas un secret. L’Œil-caché-dans-la-nuit n’est pas totalement hostile aux contacts avec le reste du monde, mais s’accommode fort mal de la présence des Caristes et de leurs auxiliaires dans tout le territoire.
Gilles relève les yeux pour trouver le regard de Yindrashangsèn posé sur lui. Il est temps de mettre les cartes sur la table. « Je crois entendre quant à moi des voix de bon augure pour le prochain cycle, Votre Majesté : la maladie blanche est nettement en voie de régression dans plusieurs régions. Il n’y a pas eu de nouveau cas au domaine depuis trois ans, par exemple. Nous nous réjouissons profondément de penser qu’un jour, les malheureux effets en seront complètement effacés.
— Tous les effets ? » dit le roi, en examinant avec soin la bouchée de riz qu’il vient de prendre dans le plat.
Gilles se penche pour reposer sa tasse, en méditant sa réponse. Pas tous, Yindrashangsèn le sait aussi bien que lui. Le temps des changements ne fera pas revenir le Hyundzièn en arrière, quoi que puissent s’imaginer ou désirer les Xhégunté : comme leur pays lui-même, les Mynmaï se sont transformés malgré tout au contact de leurs visiteurs. Et parmi les Caristes et leurs auxiliaires, il en est beaucoup qui vivent depuis bientôt trois générations dans les régions les plus touchées, au point qu’ils les administrent de concert avec les fonctionnaires royaux. Ils y sont nés, ils y sont installés, ils en ont fait fructifier les terres et l’industrie : comment pourrait-on les renvoyer en Europe, ou à Garang Nomh ? Ils seraient trop nombreux pour le comptoir de toute façon – à moins d’élargir le territoire de celui-ci d’une manière bien trop importante. Non, on trouvera d’autres accommodements. On cessera d’envoyer de nouveaux auxiliaires, pour commencer. Et à mesure que la population mynmaï augmentera – car les ponctions de la mort blanche mettront du temps à être comblées –, on lui rendra l’administration des régions en voie de renaissance. Tout cela se fera progressivement, une garantie d’harmonie.
Il sourit au vieil homme : « Le Hyundzièn aura gagné de nouveaux citoyens, Votre Majesté. »
Le roi le considère en silence, avec une expression songeuse, mais plutôt satisfaite, semble-t-il : « La France et les autres pays européens ne regretteront-ils pas d’en avoir perdu ainsi à notre bénéfice ? » dit-il enfin.
Gilles peut répondre avec assurance : « Non, Votre Majesté. » Il a déjà longuement discuté de tout cela à Garang Nomh, et la plupart des hauts dignitaires, au cours des années, se sont rangés à son idée : c’est la meilleure solution possible à tous les points de vue. Cela fera taire définitivement les critiques, aussi bien ceux qui grognent que ceux qui se réjouissent d’une prétendue disharmonie de la France, laquelle aurait soi-disant suivi l’exemple funeste de l’Angleterre ou du Hutland en établissant au Hyundzièn ce qui équivaudrait à une colonie. Et surtout, cela n’aura pas une incidence très marquée sur le commerce – la principale exportation du Hyundzièn, pour les pays géminites, est et demeure l’ambercite. Et personne, pas même Luyèntéhsun, n’essaiera de le chasser du domaine. Hyungdun Hêt’man ou non, il est toujours le Fils du Dragon. Le nombre des Ghât et des yuntchin qui lui ont déclaré allégeance et travaillent désormais à la fabrique le prouve bien.
Il regarde le domestique revenu comme par magie verser du thé dans leurs tasses vides, en essayant de contenir sa soudaine jubilation. Le moment qu’il a si longtemps attendu est-il donc proche ? Car enfin, si la maladie blanche cède du terrain au moment où approche Hyungdun Hêt’man, ce n’est pas une coïncidence. Les croyances des Mynmaï ont tourné en même temps que la roue de leurs chiffres sacrés. Ils commencent d’accepter que l’apocalypse n’a pas eu lieu. Et s’ils ont accepté cela, le reste ne saurait tarder. Ils ne craindront plus de révéler leur véritable nature à des étrangers qui n’en seront plus. Et lui-même pourra enfin envisager de se délivrer de son fardeau.
Il jette un regard dérobé au vieux roi qui, penché vers la petite table, examine les bouchées restantes. Antoine, Clément, Gilles : les monarques successifs de Daïronur n’ont jamais usé de ces prénoms, ils l’ont toujours appelé “Hyunduntchinsèn” – une façon pour eux d’admettre sans le dire qu’ils savaient la vérité, pour sûr. Mais il faudra que toutes ces révélations soient prudemment échelonnées, pour le bien de tous. Moins sa propre nature à lui, du reste, que celle des talentés mynmaï.
Il n’a évidemment jamais discuté de ces sujets avec les royautés successives de Daïronur. Peut-être en est-il temps, si l’on veut préparer ces changements d’une manière adéquate. Ce sera sans doute plus difficile avec Luyèntéhsun qu’avec son père, malheureusement. Peut-être alors serait-il temps aussi de renouer les liens avec Garang Xhévât et ses maîtres. Rien ne se fera sans eux, c’est certain, et sans doute seront-ils plus persuasifs que lui… Peut-être, après tout ce temps à les craindre, découvrira-t-il que leurs visées étaient assez similaires ? Car enfin, n’indiquaient-ils pas la voie en lui faisant procréer Ouraïn ? Quelle meilleure façon d’amener doucement les étrangers à comprendre la vérité qu’en mêlant leur sang à celui des talentés mynmaï ? Il y a très peu de mariages mixtes entre Européens et indigènes jusqu’à présent, au contraire de ce qui s’est passé dans les autres comptoirs – et jamais avec des yuntchin. Mais cela ne pourra que changer lorsque les Mynmaï auront retrouvé confiance en leur avenir. Il écoute la pulsation soudain accélérée de son cœur : est-ce possible ? Le nouveau monde va pouvoir commencer. Bien plus tard et autrement qu’il ne l’avait imaginé, mais commencer enfin !
Ou presque. Car il faudra bien une trentaine d’années avant que ne meurent les derniers malheureux affligés de la maladie blanche, et une cinquantaine ou davantage avant que les séquelles en soient complètement effacées dans la population en général. Ouraïn sera juste dans la bonne période de ses âges pour reprendre le flambeau, en tout cas. Il va falloir approfondir son éducation dans tous les domaines afin de l’y préparer.
Il observe Yindrashangsèn avec une soudaine tristesse. De tous les monarques mynmaï à qui il a eu affaire, c’est certainement celui avec lequel il s’est toujours senti le plus d’affinités – il a toujours regretté d’avoir choisi d’incliner Antoine davantage vers Garang Nomh que vers Daïronur pour faire contraste avec Clément. Mais malgré les vœux pieux du jubilé, le vieil homme a raison : il est fort probable qu’il ne verra pas grand-chose du nouveau cycle. Les monarques mynmaï vivent longtemps, mais pas à ce point.
Et lui, il sera encore là. Il n’éprouve pourtant pas à cette pensée la même lassitude mélancolique qu’à son habitude. De grandes transformations s’en viennent, et oui, il sera là pour aider à les mettre au monde. Il est dans sa pleine maturité : la cinquantaine, vigoureuse, au point qu’il n’a guère à se rajeunir pour être Antoine qui frôle la quarantaine. Il approche d’une de ces périodes récurrentes où son âge réel et son âge fictif coïncident assez pour que les artifices ne soient plus nécessaires du tout… Mais peut-être serait-il prudent malgré tout de pourvoir à son tour Antoine d’un héritier. Oh, pas tout de suite. D’ici une douzaine d’années, le temps de voir la tournure que prendra le Hyundzièn après Hyungdun Hêt’man et sous le règne de sa nouvelle reine.
28
Lorsqu’il ouvre les yeux, Pierrino a le sentiment de dormir encore. Il est étendu sur une surface douce et molle. Nu. Au plafond, dans des caissons sculptés de pierre rose orangé, des bêtes fantastiques se poursuivent ou jouent avec des silhouettes humaines. Sur les murs, on s’enlace, dans une multitude de postures extatiques. Il cligne des yeux. C’est le jour. Matin, après-midi ? Il ne sait pas. Il ne sait pas ? Non : son horloge intérieure est muette.
Il prend soudain conscience d’un chuintement ténu. De la pluie. Il se lève avec des gestes lents, incertains, porte machinalement la main à son médaillon lorsqu’il le sent retomber sur sa poitrine. D’un pas un peu chancelant, il va à l’une des trois fenêtres. Une trentaine de mètres plus bas s’étire un parc de forme irrégulière, étroit mais long, avec de grands arbres dont les feuilles luisent en frémissant sous une fine ondée qui ne durera pas à en juger par la lumière et le ciel partiellement dégagé. À l’extrême gauche, le soleil est assez bas – ou assez haut, impossible de le déterminer au premier coup d’œil –, une luminosité plus claire, des découpes de nuages violacés bordés d’or. En contrebas, une large allée rectiligne longe deux côtés du parc. Des silhouettes vont et viennent, certaines avec des petites ombrelles aux couleurs vives, d’autres apparemment indifférentes à l’averse. Le tout, légèrement en pente, mène à une enceinte plus basse, coiffée à intervalles réguliers de tourelles aux toits en pain de sucre ou en tiare, ornés de centaines de clochetons.
En se penchant pour élargir son horizon, il constate que la chambre est située dans une tour à trois pans flanquant une longue muraille ornée aussi de clochetons ou de sculptures très fouillées, c’est difficile à dire, avec tout au bout une autre tour dont le sommet s’effile encore en pain de sucre pointu, nervuré et hérissé de milliers d’ornements sculptés. Il peut distinguer en contrebas une troisième enceinte, et une quatrième encore moins haute, une dernière ligne de murailles ponctuée de clochetons et de tours, avec de grands arbres qui en dépassent. Et surtout, plus loin, de l’eau, un vaste arc de cercle d’au moins un demi-kilomètre de large, parfaitement désert. À l’extrême droite, s’il se penche plus loin, il peut apercevoir l’extrémité d’une large chaussée rectiligne pointant vers une jungle touffue où surgissent çà et là dans le lointain d’autres tours et des pans d’édifices en ruine.
Il se rend compte que ses bras tremblent, raidis sur l’embrasure de la fenêtre. Mais il a besoin de ce soutien. Rêve-t-il ? Il était en train de vomir, à genoux dans une mare de sang, et maintenant il est ici.
Quand il pense pouvoir compter sur ses jambes, le cœur battant la chamade, il retourne se laisser tomber sur le bord du lit.
Du coin de l’œil, il voit une porte s’ouvrir à sa gauche, se dresse brusquement. Pendant un instant, une vague de soulagement le balaie. Il rêve, un rêve extraordinairement détaillé, mais il rêve.
« Tun’gâk ? »
Car ce petit vieillard a la même taille, la même démarche sautillante, la même barbiche blanche clairsemée sous les longues moustaches tombantes, les mêmes tatouages, la même face aussi ridée qu’une vieille pomme…
Mais les cheveux blancs sont rassemblés en une longue natte qui retombe sur l’épaule gauche ; il est chaussé de sandales et vêtu d’une tunique et d’un pantalon vert ornés de motifs rose et doré. Lorsqu’il entre dans la lumière de la fenêtre pour déposer sur la table basse le plateau qu’il tient, avec ses bols et ses plats, Pierrino se rend compte que le vieil homme doit être encore plus ancien que Tun’gâk, si c’est possible.
« Non », dit le vieillard, en français, et d’une voix bizarrement claire, « je suis l’autre. »
Pierrino se laisse retomber sur le lit sans comprendre.
« Mange, ajoute le vieillard. Tu en auras besoin. »
Pierrino secoue la tête. Il n’a pas faim.
« Où suis-je ? Comment suis-je arrivé ici ? »
Le vieillard le dévisage, la tête penchée sur le côté, en clignant des paupières. « Des Ghât t’ont trouvé dans la forêt, près du tihyund que tu avais tué.
— Ce n’était pas moi », proteste faiblement Pierrino, par réflexe.
« Non, mais tu tenais encore la gâtgoÿ. »
Le vieillard désigne un coin de la chambre. Pierrino distingue dans l’ombre un coffre plat sur lequel sont empilés des vêtements bien pliés et, sur le dessus, un fourreau incrusté de gemmes.
« Tu tenais la gâtgoÿ mais tu n’étais pas un Mynmaï, tu étais en igaôtchènzin et tu portais le médaillon de Hyundpènh. » Le vieillard éclate soudain d’un petit rire grelottant. « C’était trop compliqué pour eux. Comme ils ne pouvaient de toute façon t’exécuter sur place pour ton sacrilège, ils ont décidé de t’amener à Garang Xhévât. »
Ce n’est pas le nom de la ville sacrée qui fait sursauter Pierrino.
« En igaôtchènzin ? Mais…
— Ce n’est pas la première fois, n’est-ce pas ? » dit le petit homme, une question évidemment rhétorique, car il sourit d’un air entendu.
« Mais la première fois, c’était à cause de l’ambercite… je veux dire…
« Oui, le souffle du Dragon Fou, Chéhyé avait raison », dit le petit homme.
Pierrino ferme les yeux, se passe la main sur la figure pour se rassurer au contact de sa propre chair. Mais il a l’impression que la chambre est emportée par un lent mouvement giratoire et se hâte de rouvrir les yeux. Le vieillard n’a pas bougé et l’observe d’un air un peu narquois. “Chéhyé avait raison.” Chéhyé. “Je suis l’autre.” Nèhyé ? Ce petit vieillard serait l’autre Ghât’sin de Gilles Garance ?
« Tu sembles plutôt sensible à notre magie, poursuit l’impossible vieillard. Cette fois-ci, tu as tranché la corne d’un dragon magique à l’aide d’une dague magique. C’était beaucoup. Tu es tombé en igaôtchènzin.
— Mais je ne suis pas… une Natéhsin ! » balbutie enfin Pierrino.
Les rides du vieil homme lui dessinent maintenant une expression perplexe.
« Tu ignores ce que tu es, et nous aussi. Elles décideront. » Il penche la tête de l’autre côté et répète : « Mange. Ensuite tu t’habilleras, et je te conduirai à elles.
— Les Natéhsin ?
— Qui d’autre ? » dit le vieillard avec encore ce bref rire saccadé. « Tu es à Garang Xhévât, Petit Dragon. »
29
Gilles gravit les dernières marches, tend chapeau, canne et gants au valet en livrée et pénètre dans le grand vestibule. Il se sent aussi excité et anxieux qu’un écolier, ma foi ! Des émotions qu’il n’a pas ressenties depuis extrêmement longtemps. Doit-il en être surpris, ou amusé ?
Il entre dans les sempiternels salons de l’ambassade, lieux des sempiternelles cérémonies officielles de Garang Nomh. On ne le remarque guère d’abord : il s’arrange toujours pour n’arriver ni dans les premiers ni dans les derniers, cela lui attire moins d’attention, il peut observer plus à loisir et prendre le pouls de l’assistance.
Les lampes à ambercite du plus récent modèle illuminent le grand salon de leur lueur immobile et chaude. Le tout-Garang Nomh s’est donné rendez-vous pour accueillir la nouvelle ambassadrice. Cette brave comtesse de Foix aura du pain sur la planche. Lui aussi d’ailleurs : les troubles s’accentuent dans le nord et l’est, et Daïronur n’est pas des plus coopératifs. Le nouveau cycle a bien apporté la fin de la maladie blanche et depuis vingt-cinq ans la population indigène commence de s’accroître, mais d’un côté les Mynmaï sont toujours aussi réticents quant à leur talent et à leur magie, et de l’autre les agitateurs étrangers parviennent à subvertir un trop grand nombre de Kôdinh crédules et ambitieux… Il ne peut se retenir de soupirer : vivre longtemps semble surtout ne servir qu’à constater la pénible lenteur des changements – et la non moins pénible répétition des stupidités humaines.
Il se force à quitter le seuil de la porte pour s’avancer dans l’éclatante agitation du grand salon. Allons, les choses déplaisantes seront pour le reste de la semaine. Madame l’ambassadrice danse, tout le monde s’amuse, et lui, il va enfin rencontrer Marys.
Il ne sait pourquoi elle a choisi cette réception – elle est arrivée de Sardopolis la veille au matin, ils auraient pu se rencontrer en privé dans la discrétion la plus absolue, mais elle le lui a demandé comme une faveur dans sa dernière lettre, sans expliquer. Et pourquoi pas ? L’attente en vaut assurément la peine. Au demeurant, il n’est pas mécontent de la retrouver au milieu de toute cette foule, de tous ces regards. Le cadre empêche les dérives… Peut-être est-ce pour cela qu’elle l’a choisi. Et il peut bien admettre que cela lui convient : il n’est pas peu anxieux lui-même de la rencontrer en personne après six ans d’échanges épistolaires, si abondants et si intimes aient-ils pu devenir.
*
Tout se brouille, sans pourtant que l’on quitte Gilles : on se déplace à une vitesse vertigineuse, immobile dans l’Entremonde. Et de nouveau, c’est Gilles, mais dans son bureau du domaine, un coupe-papier à la main, et de nouveau on tombe en lui.
*
… Allons, il ouvrira en premier cette petite lettre de Sardopolis, dans l’abondant courrier arrivé au matin de Garang Nomh. Parce qu’elle n’est pas épaisse – il commence toujours par les lettres légères, ordinairement les moins importantes. Et parce qu’elle est très discrètement parfumée, un plaisant arôme à dominante de lilas. Une femme, inconnue. Marys Aldover, le nom a une consonance hutlandaise, mais si elle vit à Sardopolis, ce n’est sans doute pas une christienne, ou alors, comme autrefois Jakob Ehmory, une dont l’affiliation religieuse n’est pas des plus orthodoxes si elle peut vivre en toute quiétude parmi des géminites. L’écriture est intéressante : ferme, à la fois ronde et élancée, légèrement penchée vers la gauche – la graphologie ne l’avait jamais beaucoup intéressé à la Maîtrise, mais après toutes ces années et tous ces correspondants dans le monde entier, il y a acquis de l’expertise. Ce n’est en tout cas pas une lettre de ces admiratrices maladivement éprises de célébrités, surtout à distance, et qu’il pressent rien qu’en touchant l’enveloppe. Il s’agit de quelque chose de sérieux. Et pourtant non dénué d’une certaine impulsivité. Un mélange qui n’est pas a priori sans intérêt non plus.
Un instant, il s’amuse à imaginer la rédactrice de cette lettre, avant d’ouvrir celle-ci et d’examiner les feuillets dans le registre de son talent comme il le fait toujours par habitude de prudence – mais de façon assez superficielle ici, car il ne veut pas déflorer la surprise : ces correspondances sont sa seule distraction vraiment privée. Il frotte doucement le papier de belle qualité. Intelligence, audace, curiosité, ténacité, goût du jeu et du risque mais tempéré par l’expérience et le bon sens…
Et aussi des notes inattendues, plus sombres, et plus inquiétantes : expérience du danger, du combat, de la mort. Et quelque chose de caché, de retenu, de dissimulé… mais c’est extrêmement confus.
Surpris et très méfiant désormais, il décachette la lettre et commence de lire, tout en examinant ce qu’il perçoit de l’épistolière, toujours dans le registre du talent : la femme n’est pas d’une beauté frappante, la mi-trentaine, assez brune de peau, des traits nets et volontaires à défaut d’être fins, des rides en étoile au coin de grands yeux brun-vert au regard brillant, des cheveux châtain clair bouclés, plus courts que ne l’exige la mode européenne. Comme souvent dans la lecture des objets, le reste du soma est plus indistinct, mais il peut percevoir assurance, force et agilité ; voilà une femme qui a l’habitude de l’exercice physique.
Monsieur, vous êtes le plus mystérieux des hommes et j’aime fort les mystères. Mais ce n’est pas pour sonder le vôtre que je vous écris aujourd’hui. Un mien ami, qui se trouve être l’un de vos correspondants, monsieur de Cideville, m’a conseillé d’entrer en contact avec vous, m’assurant que vous êtes la personne à consulter. J’ai trouvé au cours de certaines recherches mention d’une plante propre au Japon, et dont le nom serait shomégusa, mais dont le lieu de culture serait tenu secret à cause de ses propriétés particulières : elle entrerait dans la fabrication d’un élixir de longue vie qui…
La requête en soi n’est pas étonnante – il a toujours soigneusement cultivé la réputation qu’ont les Garance d’être fort savants dans les végétaux et les substances de l’Asie. Mais combiné avec ce qu’il a perçu de l’expéditrice, qu’elle fasse ainsi appel à lui en évoquant la longévité a quelque chose d’alarmant. Il va falloir vérifier à Sardopolis qui est cette dame, et si monsieur de Cideville la lui a vraiment adressée.
*
Un autre glissement, et Gilles tient une autre lettre, qu’il lit avec le plus grand intérêt : … d’origine anglaise, madame Aldover est une talentée majeure…
Une talentée ? Il n’avait rien perçu de tel ! Mais aussi, il était resté en surface.
… qui a connu bien des tribulations pour réussir à survivre en dissimulant son talent pendant près de trente ans, jusqu’à ce qu’elle parvînt à quitter l’Angleterre…
Comme Nathan, alors. Mais elle a été bien moins chanceuse : trente ans !
… d’origine très modeste, elle s’est élevée fort jeune dans la société anglaise grâce à son intelligence et à son audace, bien qu’elle eût d’abord exercé une profession peu respectable mais néanmoins fort nécessaire chez les christiens. Elle ne s’en cache nullement, non plus que d’avoir séduit à dix-sept ans l’un de ses vieux clients, un petit marquis du Sussex, Lord Whithermore, au point de s’en faire épouser. Un mariage harmonieux n’était pas une de ses préoccupations majeures, comme vous pouvez l’imaginer, d’autant qu’elle venait d’une famille catholique.
Il fut d’ailleurs bref, le vieux marquis n’ayant apparemment pas survécu au plaisir d’avoir à domicile ce qu’il allait autrefois chercher moins souvent ailleurs. Elle eût pu retomber dans ses anciennes circonstances si la fortune que lui avait laissée son époux n’avait attiré un noble hutlandais mieux titré, Frédéric, deuxième baron Aldover, en visite à Londres et plutôt porté sur le tapis vert. Du moins est-ce ainsi qu’elle me l’a décrit, mais je crois qu’au départ elle a cru, ou voulu croire, à une véritable passion réciproque. Et peut-être était-ce le cas, car pendant quelques années le baron s’est fort bien comporté. Le tenait-elle à l’écart du jeu, s’y tenait-il de son propre chef, je l’ignore. Mais il a fini par y revenir, et par “succomber à ses démons”, ainsi que disent les christiens. Lesquels démons n’étaient pas seulement ceux du jeu mais ceux de la bouteille, avec les brutalités domestiques qui les accompagnent. Je vous laisse imaginer ce qu’a pu être l’existence de madame Aldover avec cet homme pendant près de dix années – un homme qu’elle devait aimer malgré tout, car enfin, elle était talentée, même ou surtout en secret, et n’ayant pas été élevée dans nos bons principes géminites, elle eût pu ne pas avoir de scrupules à user de son talent pour améliorer son sort…
Voilà bien une remarque de géminite, par contre, mon bon Cideville. Comme si les talentés étrangers ne pouvaient posséder la même fibre morale que nous !
… ce qui eût été une application plutôt légitime, après tout. Toujours est-il que le brutal a été puni par où il avait péché (toujours pour rester dans le ton christien), à cause de son amour du jeu et de la dive bouteille : trop ivre alors qu’on l’accusait de tricher, il a tiré contre un adversaire moins ivre que lui une épée qu’il était incapable de manier. Et voilà notre Marys veuve de nouveau, mais guère plus riche que lorsqu’elle était devenue la baronne Aldover. D’autant moins riche même que d’autres héritiers ont contesté le testament en répandant sur son compte des rumeurs malveillantes hélas vraies – à savoir, du moins, qu’elle était secrètement une “sorcière”. L’on peut admirer ici son esprit de décision et sa lucidité : au premier souffle de cette rumeur, elle a jeté dans une mallette tous les bijoux qui lui restaient et sans plus attendre, sous des déguisements divers, elle s’est enfuie en France. Elle avait vingt-sept ans. C’était en 1707. Vous vous souvenez certainement comme moi de cette période particulièrement noire de l’Angleterre…
Oui, une triste dizaine d’années qui ont vu reparaître les terribles disharmonies de la Réforme christienne – un jeune monarque trop dévot inquiet d’affirmer son pouvoir, allié à un vieux pape trop rusé bien résolu à s’accrocher au sien : une combinaison fatale. Mais dont les christiens n’ont hélas pas forcément l’exclusivité.
… Comme elle ne voulait pas entrer dans les ordres géminites, et on la comprend, elle s’est enfuie là où personne ne l’importunerait parce qu’elle était talentée : aux Indes. Elle y a mené une vie aventureuse et obscure pendant une douzaine d’années, peut-être corsaire, peut-être même pirate, je vous laisse supposer tout ce que vous voulez. C’est ce qu’elle répond lorsqu’on tente d’en savoir davantage, mais je crois plutôt quant à moi qu’elle faisait de la contrebande, et par voie de terre…
Diantre, ce serait déjà surprenant d’une géminite, mais d’une christienne, même talentée, voilà qui démontre une force peu commune de caractère !
… étant devenue assez riche pour s’acheter une nouvelle respectabilité, elle s’est finalement installée à Sardopolis en 1719, en acceptant de voir son talent suspendu par les Byzantins. Elle y mène depuis une existence rangée des plus ordinaires dans la bonne société géminite, en vivant de ses rentes. Elle parle aussi bien le grec que l’italien, l’espagnol ou le français, et ne souffre apparemment pas des limitations habituelles des christiens. Aussi s’est-elle acquis de nombreuses relations dans tous les cercles, aussi bien à Kayts que dans les autres îles. Elle soutient pourtant parfois des opinions religieuses et philosophiques assez peu orthodoxes qui amènent d’aucuns à la considérer comme athée – nous dirions vous et moi qu’il s’agirait plutôt de théisme, car…
Gilles repose un moment la lettre sur son bureau, les yeux perdus dans les flammes du foyer. Étonnant de voir comme la ligne de ce destin imite celle de Nathan. Un Nathan féminin, encore moins bien servi par les circonstances… Il sourit à la surprenante fantaisie qui vient de lui traverser l’esprit : Nathan pourrait-il être revenu en cette femme ? Il n’a rien senti de tel en touchant la lettre, mais ce serait normal…
Son sourire s’efface. Cela voudrait dire que Nathan serait mort, cependant, ce qui est impossible puisqu’il doit toujours être suspendu quelque part. Que faut-il plutôt souhaiter, du reste ? Que, repêché et rassemblé Divine sait où, Nathan soit mort depuis longtemps – ou que sa psyché erre toujours au bout de son fil d’or ? Un fil d’or qui devrait être maintenant terriblement long et embrouillé, alors… Et si jamais un nécromant…
Non, voyons, si Nathan vogue encore suspendu dans les mers, sa psyché est partie dans un Quartier de l’Entremonde très lointain, si lointain que même lui ne peut s’y rendre, à plus forte raison un nécromant géminite. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir tenté de le retrouver. Et Nathan avait toujours accès à son talent, lui, sa psyché était – est ! – capable de résister à des nécromants. Bizarre comme lorsqu’il s’agit de Nathan ses superstitions enfantines remontent à la surface !
Avec un petit soupir, il revient à la lettre de monsieur de Cideville : … grande lectrice, intelligente et curieuse, elle s’est éduquée elle-même, de façon irrégulière, mais sa vivacité d’esprit et sa ténacité lui ont permis de combler bien des lacunes, d’autant qu’elle continue de s’instruire. Férue de sciences, dans leurs théories comme dans leurs applications pratiques, elle entretient une nombreuse correspondance avec les lumières de notre temps, que ce soient messieurs Newton et Leibniz (elle a pris pour Newton), madame Podoretz, ou, dans un autre style, nos amis Arouet ou Montesquieu. Elle y est aussi audacieuse et déterminée que dans les autres circonstances de sa vie, qu’elle désire longue, d’où sa curiosité à l’égard de ce fameux élixir japonais. Car elle déclare souvent en riant, mais fort sérieusement je crois, n’avoir commencé de vivre que lorsqu’elle est arrivée dans les Indes occidentales, si périlleuse ait pu être son existence au cours des années qui ont suivi…
Bref, se dit Gilles en repliant la lettre de monsieur de Cideville, cette dame ne constitue pas un danger, et semble au contraire des plus intéressantes. Assez en tout cas pour qu’il aille fouiller dans ses archives et ses herbiers. “Shomégusa”, “shomégusa”… Ce nom ne lui est pas totalement inconnu.
*
Et la voici qui s’avance, Marys, non pas vers lui, elle ne l’a pas vu, mais au bras de monsieur de Thouin, l’ancien ambassadeur. Il s’oblige à ne pas aller aussitôt à sa rencontre, afin de l’observer encore un moment à son insu. Elle est telle qu’il l’a toujours perçue, et en même temps très différente, un phénomène curieux mais dont il a déjà fait l’expérience en rencontrant d’autres correspondants : comme si ce que l’on touchait était tout autant, sinon plus, imprégné de ce qu’on s’imagine être physiquement que de ce que l’on est. Cela lui a valu quelques surprises, et c’est le cas ici : Marys ne se croit pas belle, mais elle l’est. Une beauté mûre, empreinte de chaleur et de force. Elle a été élevée chez les christiens, il faut s’en souvenir : ils mettent bien davantage l’accent sur l’apparence, surtout chez leurs femmes, et les Anglais de ce temps prisent fort quant à eux les évanescentes beautés blondes et pâles. Marys n’a certes rien d’évanescent – une chair drue au contraire, solide et ferme, où l’on devine des muscles sous la peau dorée par le soleil, un teint bellement contrasté qui ne doit pas grand-chose au rouge et à la poudre, des sourcils fournis et bien arqués, et ces yeux au regard si vif…
Elle sait s’habiller, aussi, faisant fi d’une mode géminite qui ne l’avantagerait point – et dont elle n’a guère besoin : foin des manches gigot, des bustiers ajustés offrant des gorges pigeonnantes et des petits paniers accentuant les hanches. Elle porte une souple robe de soie drapée, des plus exotiques, au bleu parsemé de minuscules étoiles rose vif et qui sous certains angles s’irise de vert céladon. Les mêmes teintes se retrouvent nouées en foulard dans ses cheveux, pour en retenir les boucles lustrées. Un ravissant tableau. Ce n’est pas pour rien qu’on l’a surnommée “l’Indienne” à Sardopolis.
Monsieur de Thouin s’approche, entraînant la jeune femme dans son sillage. « Mon cher Antoine, je commençais à me demander si vous seriez des nôtres ! Voici madame la baronne Aldover, qui nous vient de Sardopolis, et qui désirait fort vous être présentée. »
Marys incline légèrement la tête en souriant : « Monsieur Garance, c’est un plaisir. »
Elle veut feindre qu’ils ne se connaissent point ? Mais il joue le jeu, prend la main qu’elle lui tend et la serre en s’inclinant plus profondément sans la quitter des yeux. « Tout le plaisir sera pour moi, j’en suis sûr, Madame. »
Elle sourit : « Appelez-moi Marys. J’ai l’impression de vous connaître, tant j’ai entendu parler de vous et de votre famille sur le bateau et depuis que je suis ici. »
Pardi, avec comme nouvelle ambassadrice la comtesse de Foix, la capitale de comté dont dépend Aurepas, tout le monde a dû s’enquérir à neuf de ce que l’on sait ou croit savoir sur les Garance, à commencer par le trop fameux Gilles.
« Il ne faut pas se fier aux impressions, Madame.
— Je ne le sais que trop. Me tiendrez-vous compagnie un moment afin de me permettre de vérifier les miennes ? »
Elle lui prend le bras sans façon, tandis que monsieur de Thouin les observe avec une malicieuse curiosité. Après une petite courbette à l’adresse de celui-ci, accompagnée d’un regard entendu, il la suit, encore déconcerté, mais plutôt amusé à présent. Elle se dirige vers le salon où l’on danse.
« Eh bien, ma chère Marys », lui glisse-t-il en se penchant un peu vers elle – à peine, elle est presque aussi grande que lui – « nous voici le centre de tous les regards. Était-ce donc votre but ? J’ai plutôt mauvaise réputation ici en ce qui concerne les dames, et la vôtre risque de s’en ressentir. »
Elle rit en faisant battre son éventail. « Est-elle méritée, cette mauvaise réputation ? »
Ils ne se sont jamais beaucoup entretenus de ce genre de sujets dans leurs lettres, ayant bien d’autres intérêts plus sérieux. Il laisse ses yeux errer sur l’assistance, y comptant mentalement les femmes qui ont été les galantes d’Antoine depuis dix ans. Une bonne demi-douzaine se trouvent là. Il soupire : « Je le crains bien. C’est le prix que je paie pour qu’on ne veuille point à toute force me remarier.
— Eh bien, j’ai survécu à d’autres mauvaises réputations, fait-elle d’un air désinvolte, la mienne et celle d’autrui. Je survivrai encore. »
Au loin, la musique s’arrête un moment, au milieu d’applaudissements discrets. Et reprend aussitôt sur un air plutôt enlevé pour un menuet à l’ancienne.
Elle le tire par la main : « Venez danser. »
Il résiste, abasourdi : « Vous voulez danser ? »
Elle tourne la tête pour lui adresser un bref coup d’œil impérieux, mais secrètement amusé : « Certainement. Je fonde toujours mes impressions d’une personne, et tout particulièrement d’un homme, sur la manière dont elle danse. » Elle hausse un sourcil : « Ou bien Antoine Garance est-il trop digne pour danser ? »
Elle n’a pas dit “trop vieux” – Antoine ne fait pas ses soixante-dix ans. Il se met à rire : « Certainement pas. Mais…
— Mais ?
— J’aurais pensé que vous eussiez préféré un endroit et des activités plus calmes pour… vérifier vos impressions.
— Oh, nous y viendrons. Mais c’est notre première rencontre, Monsieur Garance. N’allez pas si vite en besogne.
— C’est très loin d’être notre première rencontre, ma chère. »
Elle le dévisage un instant : « C’est notre première rencontre », répète-t-elle avec gravité. Elle se penche un peu vers lui. « Nous ne sommes l’un pour l’autre que des mots tracés sur du papier… » – un rapide sourire : « … si abondants eussent-ils été, et je n’en regrette pas un seul ! Mais il faut un certain temps aux mots pour devenir chair. Donnons-nous ce temps, voulez-vous ? »
Il doit se rappeler, une fois de plus attristé, que pendant ces six années de correspondance assidue, elle n’a jamais disposé de son talent pour lire ses lettres à lui. Il a d’elle une connaissance bien plus intime, même s’il n’en a jamais abusé : c’était en l’occurrence un avantage trop injuste. Si celui-ci lui a servi, c’est surtout à mieux distinguer les humeurs de la jeune femme à travers ses lettres, et à trouver les tournures qui convenaient pour leur répondre lorsqu’elles étaient plus grises ou même noires parfois, comme il lui arrive lorsque son passé revient la hanter dans des rêves. Comme il le distingue à présent, touché de sentir à la jeune femme les mêmes inquiétudes que lui.
« Pourquoi avoir proposé ce rendez-vous si vous le craigniez, Marys ? » demande-t-il avec douceur.
Elle l’observe un instant, sans s’irriter : « Je voulais mettre fin à mes fantaisies. »
Aime-t-elle donc les hommes plus âgés ? Il a cru le comprendre à travers certains commentaires de ses lettres. Il ne sait s’il doit en être flatté, mais choisit de le feindre, sur le mode de la plainte galante : « Cette visite n’a-t-elle donc pour but que de vous débarrasser de moi ? »
Elle plisse un peu les yeux, pensive, sans sourire : « Il est des amitiés de papier qui ne résistent pas à un changement de registre. J’en suis à désirer savoir si la nôtre est ou non de celle-là. »
Et elle a traversé tout l’océan Indien pour le vérifier ? Quelle femme !
Il sourit, sans affectation cette fois, et lui reprend le bras : « Dans ce cas, venez, Madame Aldover. Je dois encore être capable de venir à bout d’un menuet. Allons voir comment nous nous accordons sur un parquet de danse. »
30
Dans les chaleurs de la deuxième semaine d’août, on retourne se reposer brièvement à Lyon. Madame et monsieur de Parcieu sont partis dans leur propriété estivale de Condrieu, mais ils ont laissé leur résidence à la disposition de Théodora et de ses compagnons, sous la férule de monsieur Bourdin, qui réprouve, mais n’en peut mais.
Le répertoire étant bien en place à présent, Théodora leur consent à tous une véritable semaine de liberté. Une atmosphère festive flotte sur toute la ville sainte : la Foire d’Août bat encore son plein pour plusieurs jours. La place Bellecour ne désemplit pas, camelots, acrobates, jongleurs, musiciens et chanteurs, tréteaux de farce, prestidigitateurs… Et, au grand amphithéâtre de Fourvière, en plein air, la création de l’opéra Médée, de Boccacci, auquel Théodora veut absolument assister : c’est Francesca Grimaldi dans le rôle de Médée, une occasion à ne pas manquer !
Senso se laisse convaincre, car Alexis insiste. Il admet bientôt que la musique est magnifique et les chanteurs aussi, et oui, la cantatrice mérite sa réputation – même s’il refuse sans explication d’aller la saluer après la fin du spectacle. Théodora n’insiste pas et y va seule avec Alexis. « Nous nous retrouverons pour le souper à l’auberge de la Rue-du-Bœuf, alors. » Senso les regarde s’éloigner puis se laisse porter avec Larché par la foule qui se disperse dans les jardins, encore ému par la puissance du drame antique : cette mère qui sacrifie ses enfants à son désir de vengeance, quelle horrible passion ! Mais, en même temps, quelle terrible grandeur dans ce personnage…
Toujours plongé dans ses réflexions, il s’assied sur le rebord du grand bassin où des enfants font voguer des voiliers miniatures. Larché s’assied près de lui en s’éventant de son chapeau. Avec un petit pincement de cœur, Senso trempe une main dans l’eau fraîche – Pierrino, Jiliane, l’étang de Lamirande, le beau modèle réduit de L’Aigle des Mers… Mais non, l’après-midi est trop beau, il ne l’assombrira pas de pensées moroses. Il vaut mieux jouir du soleil, de la verdure, des parfums fleuris qui flottent dans la brise, du charmant spectacle de toutes ces jolies dames qui passent sous leurs ombrelles, celle-ci par exemple, si brune dans sa légère mais riche robe rose, qui vient vers eux d’un pas nonchalant au bras d’un jeune homme évidemment amoureux…
Et soudain, avec un brusque tressaillement, il prend conscience de ce qui a attiré son regard, cet indistinct sentiment de familiarité : Angélique ! Angélique-René de Breilhat !
Il ne bouge pas. Elle s’avance, elle a la tête légèrement penchée vers son cavalier, elle sourit à ce qu’il lui murmure à l’oreille, elle ne le regarde pas, elle va passer, elle passe, elle est passée… Et il ne ressent rien, une fois la surprise effacée, rien qu’une tristesse incolore : elle fait partie d’un autre univers, cette jeune fille, un univers dont il a soudain le sentiment de l’avoir quitté à jamais, de ne jamais devoir y revenir. Son enfance, son innocence.
Un autre pincement de cœur : Émilie. Émilie dont les lettres s’espacent lentement mais sûrement, découragées sans nul doute par les siennes, oh, non point laconiques, remplies au contraire des mille incidents des tournées – sans un mot de son retour prochain. Et sans un mot d’Alexis. Un autre silence, un autre mensonge, qui les empoisonne peu à peu, il le sait, elle l’ignore, et lui, si habile, si disert, il ne peut trouver les mots – le courage ?
Le soleil ne brille plus aussi fort. Senso se lève. « Je crois que je vais retourner à l’Hôtel pour un petit somme, Étienne. »
Dans sa chambre du second étage, il plonge dans le sommeil comme on se noie. Et il rêve. De la tour noire, aux dents pointées vers la lune livide, de la silhouette peut-être ailée qui saute peut-être, tombe peut-être, et qui le laisse éperdu, écrasé, avec dans les oreilles l’écho de sa supplication inutile : Angéla !
*
Il fait doux à la nuit tombante, dans le petit jardin intérieur de l’hôtel de Parcieu ; les grillons s’en donnent à cœur joie dans le parfum alangui des fleurs. Alexis et Senso sont étendus sur la pelouse, les bras sous la nuque. Théodora lisait dans une chaise longue, mais le soleil a baissé, ils se trouvent maintenant dans la pénombre et elle a laissé retomber son livre sur ses genoux, yeux clos, paisible, la tête renversée en arrière. Elle est belle ainsi, détendue, sans soucis. Le répit s’achève, pourtant : après-demain, on part pour la Savoie.
« Ta pièce, Senso, y as-tu pensé ? » demande soudain Alexis.
Senso surpris se retourne sur le ventre, menton sur les bras, en soupirant : « Oui. Mais je n’arrive pas à choisir un sujet. J’en ai trop. »
Alexis se redresse sur un coude : « Trop ? Abondance de biens ne nuit pas. Dis voir.
— Une vie de Jakob Ehmory. Une histoire d’ouvriers qui se déroule pendant les Années Terribles à Lyon. Les déboires d’un talenté sauvage avec le Magistère…
— Ce seraient plutôt des sujets de roman, mon pauvre Senso ! » dit Théodora, qui ne dormait donc pas.
« J’en suis également arrivé à cette conclusion », admet Senso, morose. Et on ne laisserait sans doute jamais jouer ces pièces, quand bien même il parviendrait à les écrire sans que ce soient des collages de longs discours, comme toutes ses tentatives jusqu’à présent.
« Mais tout cela est bien sérieux, proteste Alexis. Les gens veulent quand même être divertis. Plaire en instruisant, cela reste la règle d’or. »
Senso médite ces paroles, qu’il trouve plutôt chagrinantes. Peut-être a-t-il eu tort de se laisser emporter par l’enthousiasme. Ficeler des historiettes pour le petit théâtre de Jiliane, toutes ces inventions pour la divertir avec Pierrino lorsqu’ils étaient enfants ou adolescents, c’était différent. Il ne se souciait pas de démontrer quoi que ce fût, même s’il y avait toujours une sorte de morale à ses histoires – quelquefois bien absurde, pour faire rire Jiliane et déconcerter Pierrino. Mais cette pièce, telle qu’il l’imagine confusément, telle qu’il la désire, pour une assistance de spectateurs de plus en plus avertis à mesure que l’Édit se défait… Non. Il faudrait trouver un meilleur équilibre entre le réalisme et la fantaisie. Mais cette harmonie-là, décidément, lui échappe.
*
Grenoble, Chambéry, Annecy. Les routes sont longues et ardues, on monte haut, toujours plus haut, dans des paysages sublimes. Immenses pans de roches suspendues, cascades, torrents, bois touffus. Parfois, au sortir d’un sombre défilé, la tache de soleil d’une prairie émaillée de fleurs, un mélange étonnant de nature sauvage et de nature cultivée là où l’on ne l’attendrait pas : soudain, des maisons, de petits champs accrochés dans des éboulements, des vignes au milieu des pierres… et, de nouveau, des précipices et des sommets. Senso les contemple par la fenêtre de la voiture ou lorsqu’il marche dans les raidillons où l’on épargne les chevaux, souvent étreint par un poignant regret : toutes ces beautés, et il ne peut les partager avec Jiliane et Pierrino ! Mais non, dans ces vastes paysages il faut penser plus au large. Ou ne plus penser du tout. Rousseau ne disait-il pas que, dans ces régions éthérées des hautes montagnes, le spectacle ravit l’esprit et les sens, on oublie tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où l’on est, ni quand ?
Mais son Pierrino intérieur remarque, narquois, qu’on est en Haute-Savoie, et – paix à ce bon vieux Rousseau – dans un nouveau siècle. Ou du moins le sera-t-on l’an prochain, en 1801, si l’on veut compter autrement. Du coup, les pensées de Senso dérivent vers l’Encyclopédie – toujours dans la même situation incertaine, à ce qu’il en a lu et entendu dire. Ce qui le fait songer à Arnaud d’Ampierre. Ce qui le fait songer à Pierrino, encore ! Qui doit être rendu quelque part sur la côte des Indes, puisque L’Aigle couvre sa mission secrète sous le prétexte d’un ordinaire voyage de commerce. Qui sait, lorsqu’ils arriveront à Sardopolis, peut-être pourra-t-il trouver moyen de leur donner de ses nouvelles ?
Pierrino parti dans son lointain voyage n’est pas le Pierrino intérieur, qu’il peut susciter sans cette douleur sourde. Mais il faut l’imaginer heureux, au milieu de tous ces paysages et de toutes ces découvertes exotiques. Senso esquisse un petit sourire : en fin de compte, il valait mieux que ce fût Pierrino qui partît ainsi, même si cette mission en Émorie est politique autant et plus que commerciale : en dépit des résultats de leur orientation respective, l’année de leur Grande Confirmation, il y est certainement plus habilité que lui, dont les tentatives de pièce ne cessent de déraper dans de grands débats pédants sur l’Harmonie – il ferait mieux d’écrire des essais philosophiques !
*
Leur semaine à Annecy n’est pas la fin de leur tournée savoyarde : le vicomte de Talloires invite la Compagnie à venir jouer chez lui, et à s’y reposer pendant quelques jours. On accepte volontiers. Situé au bord du lac, le petit château adossé à des épaules rocheuses drapées de sapins semble de l’extérieur plutôt une très grosse maison bourgeoise, un massif rectangle percé de fenêtres à petits carreaux ; mais l’ornementation intérieure lui rend son statut ; tout y est décoré dans le goût mythologique du milieu du siècle précédent – sauf la chapelle, due au peintre Van Helmont, où se succèdent de pieuses scènes de la vie des apôtres. Avec, de-ci de-là, à l’arrière-plan, quelques nymphes folâtres, mais pourquoi pas ? Le vicomte et sa famille sont des gens aimables et sans prétention, qui ne dédaignent pas de mettre la main à la pâte avec leurs fermiers ou d’aller pêcher avec leurs gens sur le lac. Résolument constitutionnalistes, et que le mot “république” même ne jette pas dans l’hystérie politique comme les de Parcieu.
Cette belle médaille a cependant un revers, pour Senso du moins : ardents défenseurs de la séparation de l’Église et de l’État, les Talloires ont souvent sur le Magistère, voire la Hiérarchie, des opinions un peu trop radicales pour lui, même s’il les engrange avec soin comme des matériaux utilisables, peut-être, pour sa pièce (que son Pierrino intérieur a commencé d’appeler, avec ironie, “ton Graal”, tant sa concrétisation paraît improbable). Ainsi, lorsque Senso s’enquiert auprès d’eux d’une rumeur rapportée par un des serviteurs à Larché, d’une sainte ermite qui vivrait dans la montagne non loin de là, le vicomte prend un air apitoyé : « Ermite, peut-être, sainte, je n’en jugerais pas. Elle est inoffensive, pour sûr. Mais je puis vous dire qu’Armance Bourdieu était une talentée sauvage, qu’on a laissée étudier à la Maîtrise d’Annecy mais qui a dû abandonner en cours de route. La malheureuse a très mal supporté d’être séparée de son talent et, pour tout dire, elle en est devenue quelque peu dérangée. Mais comme elle est tout à fait capable de subvenir à ses besoins, et que sa famille veille sur elle, on ne l’a pas enfermée. »
Et d’enchaîner sur les abus de pouvoir auxquels se livrent trop souvent les mages et les Maîtres trop bien protégés par une trop longue tradition. Senso ne se laisse pas entraîner dans la discussion qui suit. Il est intrigué. Il avait surtout songé à monsieur Saramon en triturant son sujet de pièce sur les talentés sauvages et les magiciens verts, mais peut-être cette femme lui serait-elle d’un plus grand secours. S’il obtenait davantage d’informations…
« Je crois que je vais aller rendre visite à cette demoiselle », dit-il à Larché, qui écoutait la conversation avec Alexis.
« Vous n’en apprendrez sans doute pas grand-chose, surtout si la séparation d’avec son talent l’a affectée.
— Mais j’ai envie d’aller me promener, s’obstine Senso. J’en ai assez des mondanités. Pas toi, Alexis ? »
À sa grande surprise, Alexis fait la moue : « Madame de Talloires organise une petite fête cet après-midi. On dansera. Il y aura des feux d’artifice… Moi, tu sais, l’escalade…
— Je vous accompagnerai, Senso », dit Larché, ce qui n’est pas une surprise.
La randonnée, on l’en a prévenu, est de deux lieues, dans un relief assez escarpé, mais il est accoutumé à la montagne à présent, il n’a pas perdu à Annecy les mollets acquis en suivant la voiture dans les routes à la pente trop forte. Et c’est un réel plaisir de se retrouver seul, ou presque, dans ces paysages grandioses, dans un décor qui change sans cesse, car le massif de Chère présente des aspects très différents à mesure qu’on s’y enfonce : terrains sablonneux, petites landes, bois touffus. Des faucons pèlerins sifflent dans les hauteurs bleues du ciel, des multitudes d’oiseaux pépient dans les feuillées, salamandres et lézards filent dans les rochers au bord du chemin. C’est un peu comme les promenades autour de Lamirande avec les herbiers de l’ancêtre Sidonie ; il reconnaît au passage rhododendrons et fougères, en fait remarquer les variétés à Pierrino et à Jiliane, car oui, pour une fois, il peut les évoquer sans trop de chagrin, il leur parle en silence, il ébauche même des amorces de conversation avec eux : il n’aurait qu’à tourner la tête, lui semble-t-il, et ils seraient là.
Le sentier débouche enfin devant une petite cabane de rondins au toit de mousse et d’herbe, flanquée d’un potager et d’un enclos à volailles. Un énorme chien berger des Pyrénées lance un aboi bref et vient se planter devant eux, sans gronder, mais sa taille et sa gueule massive sont assez convaincantes. Comment, pas un saint-bernard ? Cela s’imposerait, pourtant ! Une silhouette apparaît dans l’encadrement de la porte, vêtue d’une robe bleu clair sous un tablier à carreaux, une femme qui s’approche en s’essuyant les mains.
Ce n’est pas ainsi qu’il imaginait une ermite, et qui plus est une détalentée peut-être un peu touchée dans la tête. Elle est jeune, de petite taille, la vingtaine à peine dépassée, et plutôt plaisante à regarder, à la manière robuste des paysannes de l’endroit, bonnes joues rondes et roses, cheveux châtains relevés sous un petit bonnet à rubans. Elle pose une main sur la tête de son chien – qui, la bête étant assise, lui arrive presque à la taille – et dit en souriant quelque chose à Senso, dans le patois local.
Puis, voyant qu’ils ne comprennent pas, elle reprend en français, avec un fort accent : « Bonjour, mes beaux Messieurs, vous êtes un peu en avance, le repas n’est pas encore tout à fait prêt. »
Elle ne peut les avoir vus arriver à travers la forêt ? Et n’est-elle pas détalentée ?
« Bonjour, Mademoiselle…
— Oh, appelez-moi Armance ! »
Machinalement, Senso fait une petite courbette : « Alexandre d’Olducey, et voici Étienne Larché. Vous nous attendiez ? »
Le sourire de la jeune fille s’élargit : « Elles m’ont dit que j’aurais de la visite.
— Qui donc ?
— Les fées », dit la jeune fille d’un air complice.
Senso lui rend son sourire, perplexe. Plaisante-t-elle ?
Elle les invite sans plus tarder à s’asseoir à une table rudimentaire posée un peu de guingois sur le terrain inégal : « Asseyez-vous, asseyez-vous, je vais vous apporter une petite liqueur pour vous faire patienter. »
Il s’assied sur une des chaises basses à la paille ternie, en regardant autour de lui. Tout a l’air bien propre et bien rangé. La jeune fille revient bientôt avec des verres et une bouteille ventrue, d’où elle verse un liquide incolore. Senso en hume avec prudence l’odeur âcre avant de prendre une petite gorgée. Il retient une grimace. Une recette maison, car d’autres goûts s’y mêlent, mais essentiellement une amère liqueur de gentiane.
« Ainsi, les fées vous avertissent lorsque vous avez de la visite », dit Larché. Il semble tout à fait sérieux.
Senso lui jette un coup d’œil, surpris de son initiative, puis il attend la réponse de la jeune fille, qui hoche la tête, gravement, cette fois : « Toujours. Elles me protègent. »
Du coup, Senso se sent envahi de compassion : le vicomte avait raison, cette malheureuse jeune fille n’a pas toute sa tête.
« Quand vous ont-elles prévenues ? demande-t-il pourtant.
— Tout à l’heure. »
Les a-t-on précédés depuis le château, un parent parmi les domestiques, peut-être ? S’il y a d’autres chemins qui mènent ici, ce serait possible, mais celui-ci semblait pourtant bien direct.
« Que vous ont-elles dit ? » s’enquiert Larché, décidément d’une inhabituelle curiosité.
« Oh, elles ne parlent pas. Mais quand elles viennent me voir, c’est que j’aurai de la visite. » Elle baisse le ton, avec un sourire espiègle : « Elles sont curieuses des étrangers, je crois.
— Elles ne viennent pas quand ce sont vos parents ?
— Oh, non, elles n’ont pas besoin de me protéger, quand ce sont mes parents. »
Elle se lève brusquement, revient avec des assiettes de faïence un peu ébréchées mais bien propres, ainsi que des cuillères dépareillées qu’elle dispose avec soin. Repart, revient avec une nappe élimée, enlève assiettes et couverts qu’elle dépose dans l’herbe, étend la nappe, replace le tout. Surveille son œuvre d’un air satisfait, les poings sur les hanches, puis retourne dans la cabane, d’où s’élèvent bientôt des bruits de chaudron.
Après avoir échangé un coup d’œil avec Larché, qui semble plus pensif qu’attristé, Senso fait tourner son verre de liqueur entre ses doigts, en aspirant le parfum en fin de compte plutôt roboratif. Monsieur Saramon serait décidément un meilleur personnage pour sa pièce. Ou bien on pourrait présenter toutes les sortes de talentés, ceux qui réussissent aux épreuves de l’initiation, ceux qui échouent, ceux qui refusent… Encore faudrait-il les faire interagir d’une façon qui soutienne l’intérêt, dans une solide intrigue ; cette pauvre Armance pourrait constituer une vignette, tout au plus…
La jeune fille revient en portant une petite marmite et une corbeille de pain, et il se lève précipitamment pour l’aider, honteux de son manque de charité. Le ragoût sent très bon, du lapin aux pommes de terre et aux carottes. Le solide déjeuner pris en prévision de l’excursion est loin : Senso se laisse servir une bonne assiettée. Il goûte avec prudence, mais c’est aussi délicieux que le laissait prévoir l’arôme, quoique insuffisamment salé. Quelles que soient les fantaisies entretenues par Armance Bourdieu, elle est de toute évidence, comme le disait le vicomte, parfaitement capable de s’occuper d’elle-même.
« Où sont-elles en ce moment, vos fées ? » demande Larché entre deux bouchées.
Pourquoi harasser cette malheureuse ? Mais il n’y a aucune malice dans la question, simplement une honnête curiosité.
« Oh, partout », dit la jeune fille, la bouche pleine – elle a un fort bel appétit pour une ermite peut-être sainte. Elle se penche un peu vers eux : « Si vous êtes sages, ajoute-t-elle, elles viendront même nous visiter de plus près.
— Pouvons-nous les voir ? dit encore Larché.
— Vous, non, mais lui oui. »
Quelle curieuse remarque ! La cuillère de Larché s’est immobilisée à mi-chemin de sa bouche. Puis le mouvement amorcé reprend.
Senso regarde machinalement autour d’eux. Il ne voit que la cabane, l’enclos des volailles, le potager avec le grand demi-tonneau plein d’eau de pluie, le chien au poil laineux couché dans l’herbe sous les arbres, sa tête massive posée sur ses pattes. De la brume s’étire mollement à l’orée de la forêt.
Il fronce les sourcils. De la brume, à midi passé, en plein soleil ?
Il n’y a pas un souffle de vent, mais la brume remue. La brume se condense. La brume n’est pas de la brume, mais des silhouettes fugitives, de moins en moins diaphanes, qui s’approchent d’un pas dansant. Le chien a tourné la tête vers elles, mais ne bouge pas. Trois très jeunes filles, portant des habits couleur de mousse ornés de dessins sylvestres, mais non, ce ne sont pas leurs habits car elles sont entièrement nues, c’est sur leur peau verte et dorée que flottent, telles des taches de soleil dans l’ombre d’un sous-bois, des dessins de feuilles et de fleurs et même des contours de champignons, minces girolles, bolets ventrus, pleurotes dentelés.
Un autre mouvement se dessine à l’orée du bois. Une forme blanche qui s’avance dans la petite prairie, toute nacrée dans le soleil qui irise sa crinière et sa queue et fait étinceler sur son front une courte corne torsadée.
Senso entend, de très loin, sa cuillère tomber dans son assiette.
La licorne s’approche d’un pas tranquille pour venir renifler les fanes de carottes qui bordent un coin du potager.
« Non, non », dit d’un ton indulgent la jeune Armance en se levant. « Je t’ai gardé toutes mes épluches. »
Elle va chercher un panier près de la porte et en répand le contenu au pied de la licorne qui baisse la tête pour le humer à son tour et se met à brouter, obéissante.
Senso contemple la licorne, les nymphes qui se sont assises ou à demi étendues autour du chien pour le caresser.
Il se tourne vers Larché : « Étienne, que… ?
— Que voyez-vous ? l’interrompt Larché.
— Ce que je ne peux pas voir !
— Mais si », dit la jeune fille, indulgente, en revenant s’asseoir à la table. « Il ne faut pas en avoir peur, vous savez.
— Qu’est-ce que c’est ? » reprend Larché.
Il semble si calme que cela rend un peu de son sang-froid à Senso ; il va pour dire : “des illusions”. Car enfin, cette pauvre femme…
… n’est plus talentée, lui rappelle son Pierrino intérieur. Ce ne peuvent être des illusions magiques, si cette femme est détalentée.
Alors, c’est qu’elle ne l’est pas !
« Que voyez-vous ? » répète Larché, patient.
« Des… nymphes des bois, murmure Senso. Une… une licorne. »
L’animal a cessé de brouter. Senso, paralysé, regarde la tête lumineuse se tourner vers lui. Il songe de façon incongrue au masque de Jiliane, là-bas, dans un autre monde, à Aurepas. Mais la crinière est encore bien plus soyeuse, comme le long toupet qui retombe sur les yeux dorés.
La licorne se met en marche. Elle s’approche. Elle s’approche de lui. Elle n’a rien de diaphane ni de brumeux, et pourtant, elle ne projette aucune ombre. Lorsqu’elle s’arrête et tend la tête vers lui, il peut sentir son parfum étrangement délicat – nulle odeur d’écurie : herbe écrasée, humus, champignons. Elle est plus petite qu’un cheval, de la taille d’un gros poney, mais avec les lignes fines et élancées d’un pur-sang.
« Elle aime le pain », suggère Armance.
Senso voit sa main, comme douée de sa propre volonté, prendre son quignon de pain, le tendre dans sa paume. Il sent le contact doux et un peu humide du museau, le mouvement des lèvres qui s’écartent, des dents qui saisissent l’offrande.
Sa main vide se lève, touche le petit creux entre les yeux, s’enhardit, caresse le long museau soyeux. Son Pierrino intérieur remarque, caustique : ne sont-elles pas censées ne se laisser toucher que par pucelles et puceaux ?
Les yeux dorés plongent dans les siens, puis la tête immaculée se détourne, et le corps suit le mouvement. Il voudrait la retenir, cette impossibilité qui s’éloigne, il en caresse encore le flanc au passage. Des sensations si précises, si concrètes. Rêve-t-il ? Toute cette promenade avec Étienne, la cabane, la jeune fille, les nymphes, cette licorne : un jeu – ou une vision – de sa psyché dans l’Entremonde ? Mais si c’est une vision, elle se réalisera. Ou bien c’est une vision symbolique. Il essaie de se rappeler les commentaires de dom Patenaude lors de ces leçons-là, mais elles sont si loin…
Et son Pierrino intérieur relève la tête : a-t-il jamais fait de tels rêves ? Non. Il est donc plus économe pour la logique de penser qu’il ne rêve pas. Et si ce sont des illusions, il faut envisager un véritable talenté dans les environs, et fort puissant pour en susciter d’une telle matérialité. Un talenté sauvage, jamais passé par une Maîtrise, ce qui est impossible. Et, qui plus est, usant de son talent avec une inconcevable légèreté – et dans quel but ? Stupéfier des messieurs de la ville ? Ce n’est pas une interprétation satisfaisante, même si c’est la seule raisonnable.
Occam, Occam, passe-moi le rasoir, marmonne Pierrino en lui. Très bien. Supposons que ces créatures sont bel et bien là. Une merveille, une manifestation directe de la Divinité ? Mais que lui voudrait donc la Divinité, à lui, Senso, qui a plutôt manqué assez souvent à l’Harmonie ces derniers temps ? Le remettre dans le droit chemin ? En lui envoyant des nymphes sylvestres et une licorne ? De saintes visions devraient avoir un sens assez évident, n’est-ce pas ? Et celles-ci n’en ont point du tout.
Sinon la Divinité, ce seraient des âmes en action, alors ? Intervenant sous cette forme ? Et pour obtenir quoi ? Pour prévenir de quoi ?
Il détourne délibérément les yeux des apparitions, rencontre le regard attentif de Larché, celui de la jeune ermite, indulgent et amusé.
« Sont-ce là vos fées, Armance ? » demande-t-il, plutôt étonné de s’entendre la voix si ferme.
« Oui, avec leur familier », répond la jeune fille sans se troubler. Elle se penche un peu vers lui d’un air complice : « Je les appelle “fées”, vous comprenez, parce que c’est ainsi qu’on les appelle par chez nous. Mais ce sont des nymphes, des nymphes des arbres. » Elle fronce un peu les sourcils. « J’avais un nom pour elles, autrefois, en latin, mais j’ai oublié. » Elle soupire, soudain assombrie : « J’ai beaucoup oublié. Ils vous font oublier, vous savez, quand ils vous désenchantent.
— Oui », dit Larché, apaisant.
« Les créatures magiques n’existent pas », s’entend protester malgré tout Senso. « Vous vous en souvenez sûrement ? N’êtes-vous point géminite ?
— Bien sûr que oui », rétorque la jeune fille d’un ton un peu scandalisé, « je vais à l’Office tous les dimanches. Mais ce sont les enfants de la Divinité, comme nous. N’avez-vous point étudié, mon petit Monsieur ? Les anciens en parlaient, elles habitaient avec eux. Elles n’ont point disparu. Elles existent toujours, dans les recoins éloignés du monde. Elles ont le temps. Elles sont patientes. »
Saisi, muet, Senso lance un coup d’œil à Larché, un appel au secours. Mais celui-ci se contente de demander, toujours avec calme : « Les avez-vous toujours vues ? »
Une expression à la fois surprise et rusée passe sur le visage de la jeune fille : « Non. Maintenant, je les vois. Elles me permettent de les voir. C’est en échange… » Sa voix devient un murmure, son regard glisse dans le vague. « … en échange de ce que j’ai perdu… »
Elle se redresse, d’un air soudain plus alerte. « J’étais perdue, vous savez. Dans la montagne. Alors j’ai appelé la Divinité. Elle savait bien, Elle, que ce n’était pas ma faute si j’étais perdue. Et Elle m’a répondu : Elle m’a envoyé les fées, qui m’ont amenée ici sur la licorne. »
Elle réfléchit encore, avec un léger froncement de sourcils : « Elles vivent à côté. Il faut avoir le temps et la place de regarder à côté, pour les voir. J’avais la tête trop pleine, quand j’étais à la ville. Finalement, c’est bien que j’aie désappris. » Un grand sourire : « Vous voyez, la Divinité ne m’en a pas gardé rancune. Voulez-vous encore du ragoût ?
— Non, merci, c’était délicieux », balbutie Senso en se levant un peu brusquement, et sans regarder du côté des nymphes et de la licorne, dont il continue à distinguer du coin de l’œil la silhouette éclatante au soleil.
Larché sauce son assiette avec le reste de son pain et se lève à son tour : « Merci infiniment de votre hospitalité, Mademoiselle Armance, mais nous avons un long chemin à faire pour retourner dans la vallée. »
Ils lui serrent la main. Senso aperçoit par-dessus l’épaule de la jeune fille les nymphes qui jouent toujours avec le chien. Elles non plus n’ont pas d’ombre.
Et soudain, elles se lèvent. Ce ne sont plus des nymphes. Comme dans un éblouissement, Senso les voit trembler, vaciller, se dissoudre en brume, mais pour se reconstituer presque aussitôt. Ce sont maintenant des créatures vêtues de voiles blancs, plus blancs que la licorne, une couleur si pure qu’elle n’en est plus une teinte mais une douleur. Ils leur font comme des ailes, ces voiles, les propulsant paresseusement dans le paysage, qu’on distingue au travers. Au travers de leur corps aussi. Dans leurs visages aigus tournés vers lui brûle à la place des yeux un feu doré. L’une d’elles, la plus jeune, tient à deux mains une mince écharpe irisée, reliée par un fil au fuseau que serre la main droite de la seconde, une femme mûre aux contours maternels. La troisième, une très vieille femme parcheminée, porte dans sa main gauche une lame de flamme ondulante.
Senso reste figé puis, avec un effort de volonté qui lui donne le vertige, il se détourne pour redescendre presque en courant vers le petit sentier et son ombre fraîche.
Qu’a-t-il vu ? Il ne sait. Respect, stupeur, terreur, et la certitude qu’il devait ne pas regarder plus longtemps. Des fées. Des licornes. Des créatures magiques, impossibles. Les fantaisies des contes et des légendes de Madeline. Les légendes sont-elles donc vraies ?
Il se rend compte qu’il a parlé à haute voix, car Larché, qui l’a rejoint, commente : « Pas toutes, mais certaines signalent des vérités oubliées.
— Vous ne les avez pas même vues ! Comment… »
Larché l’interrompt : « Qu’avez-vous vu, en tout dernier ? »
Senso hausse violemment les épaules, mais l’autre l’arrête d’une main posée sur son bras : « Vous avez changé de visage. Vous avez vu autre chose. Dites-le-moi, Senso. »
Les yeux clairs ont une expression grave et Senso, vaincu, murmure : « Elles ont changé. Les nymphes. Elles sont devenues trois femmes vêtues de blanc.
— D’âges différents ?
— Oui, souffle Senso stupéfait. Les avez-vous donc vues aussi ?
— Non. Mais je les ai aperçues autrefois. »
Senso retrouve avec peine un filet de voix pour demander : « Qu’est-ce que… qu’est-ce que c’était ?
— Vous avez vu la Fileuse, la Tisseuse, et Celle qui coupe le fil des destinées », dit enfin Larché, très grave.
— Les Parques ?
— Ou les Moires, les Fates, les Moragh. »
Senso trébuche sur une roche, et Larché le rattrape à temps. Ils s’immobilisent dans le sentier moucheté d’ombres et de lumières.
« Mais ce sont… des inventions poétiques, murmure enfin Senso. Des artifices littéraires. »
Larché le dévisage un moment, puis le tire par le bras jusqu’à un tronc de sapin abattu par un orage, sur lequel il le force à s’asseoir. Après un long silence, que Senso, la tête bourdonnante, ne brise pas, Larché reprend la parole : « L’Entremonde est consubstantiel au monde ordinaire, Senso. L’Entremonde n’est pas le Paradis des christiens, flottant quelque part dans l’empyrée. Vous le savez, n’est-ce pas ? »
Il hoche la tête, hébété, avide d’être rassuré : « Ces créatures… sont des âmes, alors ? Comme… comme les guides des magiciens verts ?
— Certaines sont peut-être des guides, en effet. Mais les âmes voyagent à travers les sphères divines pour se fondre dans la Divinité. Elles ne s’attardent pas.
— Il est des âmes qui restent, et des âmes perdues !
— Elles ne se comportent pas de cette façon. Rappelez-vous ce qu’a dit Armance : “elles vivent à côté”. Ces créatures… n’habitent pas l’Entremonde de la même façon que nos âmes, je crois. Peut-être en sont-elles les véritables habitantes, là où nous ne faisons que passer.
— Mais d’où viendraient-elles ? » souffle Senso avec le soudain retour d’une épouvante spirituelle qu’il n’a pas éprouvée depuis longtemps.
« La Divinité est une, Senso. La substance divine habite tout l’univers.
— Mais pas dans des créatures magiques ! »
Larché le dévisage un moment, l’air un peu inquiet, et Senso se rend compte qu’il a crié.
« Avez-vous entendu parler de l’arbre du monde, l’arbre Yggdrasil ? » demande soudain Larché, sans le quitter des yeux.
Complètement pris au dépourvu, Senso se calme un peu : « Une légende nordique…
— Imaginez que la substance divine pénètre le monde ordinaire comme les ramures de cet arbre. Les créatures magiques en sont… les bourgeons, et lorsqu’elles éclosent dans le nôtre, elles ont un certain aspect et un certain comportement, parce qu’elles ont, comme les feuilles et les fleurs des arbres, un certain rôle à jouer. Au commencement, cependant, lorsque les humains les ont vues pour la première fois, ils ignoraient ce qu’elles étaient. Ils ont projeté sur elles leurs craintes, et leurs désirs. Or ces créatures faites de la substance divine sont… malléables. Un peu comme les caméléons, elles peuvent prendre l’allure de ce qui les entoure. »
Senso fait appel avec une ardeur désespérée à son Pierrino intérieur, pour demander : « Vous voulez dire que nous les avons créées ?
— Non, mais les humains ont contribué à développer davantage certains de leurs attributs, certains de leurs comportements. Leur histoire s’est transmise de génération en génération. Et vous savez comme sont les histoires, Senso », poursuit Larché d’un ton amusé – amusé ! « Elles se transforment. Et les créatures qu’on voit par la suite se transforment en conséquence, ce qui modifie les histoires, et ainsi de suite. C’est un flux constant. »
Senso ne sait ce qui le stupéfie le plus, d’entendre ces arguments, ou de les entendre dans la bouche de Larché.
« Mais pourquoi n’en ai-je jamais vu auparavant ? murmure-t-il enfin.
— Elles ne veulent pas forcément toujours être vues », dit Larché en jouant avec une brindille qu’il a ramassée. Il se redresse : « Et puis, nous voyons ce que nous pouvons voir. Rappelez-vous encore ce qu’a dit Armance : il faut avoir le temps et la place. Les géminites apprennent depuis le berceau que ces créatures n’existent pas. Peut-être en avez-vous déjà vu, et vous vous les êtes expliquées par un rayon de soleil, une écharpe de brume, une erreur de perception. D’autres voient des âmes, ou des guides. »
La fenêtre-de-trop. La vision, avec la Carte.
Senso reste muet, brusquement glacé. Mais non, c’est absurde, cela ne ressemblait en rien à ce qu’il a vu tout à l’heure ! Et il n’était pas seul à les voir !
« Je ne devrais pas les voir, alors, ces créatures, dit-il, obstiné. Pas ainsi ! Je devrais voir des âmes, comme vous le dites ! J’ai été élevé comme vous, en bon géminite !
— Je ne suis pas vraiment un géminite », rectifie Larché après un petit silence.
Senso l’observe longuement, soudain pénétré d’un calme qui le déconcerte : « Vraiment. Et qu’êtes-vous donc, Étienne ? »
Larché lui rend son regard et rétorque sans broncher : « Un ancien lazare, Senso. J’ai été mal rassemblé après avoir été suspendu. »
Senso demeure figé sur place, tout son calme envolé. Larché, un criminel ?
« Lors d’un accident », précise Larché, comme s’il avait deviné sa réaction. « Les mages suspendent, lorsqu’ils ne peuvent secourir toutes les victimes en même temps. Mais il y a eu un problème lorsqu’on m’a rassemblé, et maintenant… je suis insensible à toute magie. »
Long silence.
Il ose à peine le regarder. Étienne. Étienne est… comme excommunié ? Il ne pourra jamais être sublimé ? Étienne, cette présence familière, au pavillon, à Lamirande, Étienne qu’il a toujours connu, qu’il a appris à mieux connaître encore au cours des derniers mois, à apprécier, Étienne est condamné à devenir une âme perdue, sans qu’il y soit en rien de sa faute !
Puis il sent naître une stupeur d’un autre ordre : « Et Grand-père vous a engagé comme garde du corps ? souffle-t-il. Un emploi aussi dangereux ? »
Larché hausse les épaules : « J’ai appris à être prudent, et à bien me défendre. »
Senso se rappelle l’agression dont il a été l’objet à Lyon. Larché s’est débarrassé en un tournemain de son attaquant. Il a tué son attaquant. Par accident. Mais quand même.
« Et aucune magie ne peut rien contre moi, reprend Larché. Ce qui a ses utilités, même si l’on a été au début plutôt réticent à les utiliser, en haut lieu. »
Bien sûr, voilà pourquoi Grand-père l’a engagé, pourquoi il a insisté pour qu’il reste avec eux lors de leur voyage à Olducey ! Et pourquoi on ne lui a pas confié de bracelet d’avers, à Aurepas. Grand-père, dom Patenaude, les évêques, ils étaient tous au courant. Pourquoi ce secret, encore ? Les croyait-on trop bavards, Pierrino et lui, à la fin ?
Il se calme : ou bien c’est à Larché de choisir à qui il confie son triste secret, et ils ont respecté ce désir.
Larché s’est levé, il en fait autant. Ils se remettent en marche dans les bruits et les parfums paisibles du sous-bois. Senso observe le jeu des ombres, vaguement craintif, mais il n’y a rien là que des buissons, des arbres, des touffes d’herbes et de fleurs, le crissement des insectes, le froufroutement des oiseaux invisibles. Pas de dryades ni de licorne. Pas de Moires aux voiles blancs qui tiennent entre leurs doigts la vie et la mort des humains. Pourquoi lui sont-elles apparues ainsi ? Pourquoi l’écharpe que portait la plus jeune, cette écharpe irisée, si étrangement familière…
Il s’immobilise brusquement. Larché s’arrête à son tour en se retournant vers lui : « Qu’y a-t-il ? Qu’avez-vous vu, cette fois ?
— Non, murmure Senso. Mais tout à l’heure. La… tisseuse tenait une écharpe. Une écharpe multicolore. Comme celle de Jiliane. »
Larché lui prend le bras pour le tirer vers un rocher moussu : « Asseyez-vous. »
Senso se rend compte qu’il vacille et obéit, les jambes molles.
« Décrivez-moi exactement ce que vous avez vu, dit Larché d’un ton posé.
— La plus jeune tenait l’écharpe. Celle du milieu tenait le fuseau. La plus vieille tenait une lame ondulée.
Larché hausse les sourcils : « Pas des ciseaux.
— Non.
— Y avait-il un fil ?
— Oui, entre le fuseau et l’écharpe. C’est la vie de Jiliane ! Jiliane est en danger ! »
Il veut se lever, mais la main de Larché se resserre sur son bras, le secoue légèrement : « S’apprêtait-elle à le couper ? »
Senso ferme les yeux, essayant de se rappeler. La vieille femme. Sa lame de flamme. Elle lui faisait face, détournée de sa compagne fileuse tout comme de l’écharpe.
« Non. Je ne crois pas. Non. Mais…
— Calmez-vous. L’apparition de créatures magiques ne s’interprète pas de la même façon qu’une vision.
— C’étaient des nymphes, et elles se sont transformées en Parques, comment voulez-vous l’interpréter autrement ? C’est un présage, une prémonition, un avertissement, tout ce que vous voulez, mais cela concerne Jiliane !
— Senso, dit posément Larché, lorsque ces créatures veulent nous avertir, elles le font de façon très claire. Avez-vous pensé à Jiliane, pendant que nous étions là-haut ? »
Senso se force de nouveau à réfléchir. La licorne. Le masque du Bal des Loups.
« Oui. »
Larché lui tapote la main en se redressant : « Alors, je crois plutôt que vous les avez d’abord vues telles que les conçoit Armance, à qui elles sont plus habituées, et qu’ensuite elles se sont modelées sur vous. Vos souvenirs, et vos inquiétudes. »
Senso le dévisage avec angoisse, mais il veut encore être rassuré : « Sont-elles donc si malléables ?
— Elles peuvent l’être. L’Entremonde nous renvoie souvent un reflet de nous-mêmes. Nous sommes constitués de la même substance, n’est-ce pas ? » Il se lève : « Allons, venez. Nous ne voudrions pas faire totalement faux bond à notre hôte ce soir. »
Senso le suit de nouveau, en repoussant les derniers lambeaux d’anxiété qui s’obstinent. Pierrino se moquerait de le trouver si superstitieux. Ou non, car il s’agissait de Jiliane, et Pierrino comprendrait. Mais il finirait par spéculer plutôt sur la nature de ses créatures, sur celle de l’Entremonde telle que Larché l’a laissé entrevoir : y perçoit-on donc ce que l’on craint et ce que l’on désire, l’âme des morts, des suspendus – la psyché des dormeurs ?
Pierrino lui suggérerait sans doute de trouver une façon d’utiliser tout cela dans la pièce ! Impossible, bien entendu. Hérétique et sacrilège. Il n’y a pas de créature magique, il y a seulement – cadences familières du catéchisme – “la substance divine de l’Entremonde, captée et projetée sur les objets, les lieux ou les créatures du monde humain par un mage ou un magicien”. Sauf qu’il n’y avait là ni mage ni magicien. Et la substance de l’Entremonde, c’est la substance de la Divinité, n’est-ce pas ? Armance n’a pas dit autre chose. Ce sont les enfants de la Divinité, ces créatures d’à côté, comme toutes les autres créatures qui peuplent le monde. Ainsi présentées, en quoi serait-ce hérétique ou sacrilège de les évoquer ? Armance Bourdieu pourrait bel et bien être le sujet d’une pièce, avec ses “fées”. Elle pourrait ne pas être une ancienne talentée – il faut choisir ses batailles : traiter des injustices du Magistère en même temps que de créatures magiques, ce serait trop. Mais on pourrait mettre en regard sa foi simple et accueillante et l’obstination des ecclésiastes à limiter la Divinité à leurs dogmes…
Senso ralentit le pas, stupéfait, vaguement horrifié même. Est-ce lui qui pense cela, ou son Pierrino intérieur ? A-t-il donc tellement changé en quelques mois, au contact des gens de la troupe ?
Est-ce pour cela qu’il a pu voir ces créatures ?
Il rejoint Larché au moment où celui-ci, ayant pris conscience de son absence à ses côtés, se retournait de nouveau d’un air un peu soucieux. Ils reprennent leur marche.
Et comment les présenterait-il, ces créatures ? Sous quel aspect ? Comment arguerait-il de leur existence, au milieu des âmes et des visions communes au théâtre géminite ? Certes, elles pullulent dans le théâtre christien des siècles passés – n’est-il pas étrange, presque comique, de songer que les christiens y croient, eux qui détestent la magie ? On en voit même dans Hiawalâ, qui n’est pourtant décidément pas une pièce “fantaisiste”, et qui a été écrite à la fin du siècle précédent par quelqu’un qui était un libre-penseur, tout talenté fût-il en secret.
Ou bien justement, ce n’était pas un artifice. Était-ce pour leur père une façon de rendre justice à son héritage ? Ces créatures blanches, ces esprits de la forêt entourés de longs voiles… C’est ainsi qu’elles sont décrites dans les notes, n’est-ce pas ? Se pourrait-il que celles de tout à l’heure se soient modelées aussi sur ce souvenir, même s’il n’a pas conscience de l’avoir évoqué ?
Se pourrait-il qu’Henri les ait vues autrefois ?
Ou que Jacquelin, peut-être, les lui ait décrites : Jacquelin – le chamane Wakalan.
Le brusque renversement de perspective est un peu vertigineux. Senso laisse échapper un petit rire aussi stupéfait qu’amusé.
« Quoi donc ? dit Larché.
— Je pensais à la pièce de mon père. Les objets hérités de Jacquelin, peut-être sont-ils bel et bien magiques après tout… Quelle revanche, alors, pour lui, de les avoir placés comme accessoires sur la scène !
— À ce que j’en ai vu dans les lettres de votre père, remarque Larché, je ne crois pas que c’eût été dans la nature de Jacquelin.
— Pourquoi pas ? Un pied de nez aux géminites comme aux christiens…
— Il était trop croyant. On ne profane pas ainsi des objets sacrés.
— C’étaient des répliques, alors. » Senso jette un regard en biais à son compagnon : « Je ne vous savais pas si versé dans les religions non géminites. »
Larché a un petit sourire : « On s’instruit beaucoup au voisinage de votre grand-père. »
Et de toute évidence l’existence de Larché n’a pas commencé avec son entrée au service de Grand-père.
Alors qu’il continue de marcher, l’esprit flottant, en essayant de se pénétrer, comme à l’aller, des beautés et des bontés de la nature alpestre, il lui vient soudain de nulle part une réflexion toute pierrinesque, qu’il s’étonne de ne pas avoir eue plus tôt.
« Vous savez, Étienne, il y a une explication beaucoup plus simple à tout ce que j’ai vu là-haut. Cette malheureuse n’a pas été détalentée, ou l’a mal été. Que ces créatures soient magiques ou des illusions magiques créées par elle, vous ne les auriez pas vues de toute façon, n’est-ce pas ?
— J’en ai vu auparavant », rappelle Larché sans se troubler.
Pris d’une soudaine curiosité, Senso demande : « Est-ce parce que vous n’étiez pas “vraiment géminite” que vous l’avez pu ?
— Il n’est pas besoin d’appartenir à une religion ou à une autre pour savoir que la générosité divine dépasse de loin notre imagination.
— Êtes-vous donc théiste ? »
Larché secoue la tête sans répondre, avec un léger sourire. Il ne se laissera pas entraîner sur ce terrain, de toute évidence. Senso n’insiste pas. La question qu’il s’entend poser ensuite le prend lui-même au dépourvu : « Étiez-vous talenté, avant, Étienne ?
Le pas de Larché ralentit, s’arrête. Senso soutient le regard des yeux gris-bleu posé gravement sur lui. « Oui », dit enfin Larché d’un ton égal. « Mais j’ai été séparé de mon talent. »
Senso sent qu’il veut faire un pas en arrière, se retient. Non, voyons, c’était à la suite d’un accident. Un rassemblement manqué. Cela vous sépare-t-il aussi du talent, quand on est talenté ? Larché en nécromant, c’est vraiment trop absurde ! Et pourtant… c’est ainsi qu’ils sont châtiés – séparés de leur talent, et suspendus.
Mais non excommuniés. À moins que leurs crimes n’aient été si abominables que… Et alors, on les exécute. Et on les excommunie après leur mort au lieu de les sublimer. On ne les laisse pas se promener dans le monde ordinaire en garde du corps d’un homme essentiel à l’économie de la nation. Ou de son petit-fils.
« Je n’étais pas un nécromant, Senso », dit enfin Larché. Il semble plus amusé que fâché et Senso détourne les yeux, honteux, tout en s’efforçant de ne pas s’inquiéter de cette soudaine clairvoyance. Larché en serait incapable de toute façon, n’est-ce pas ? Et puis, compte tenu des circonstances, point n’était besoin d’être talenté pour deviner ce qu’il pensait.
Il attend encore un moment, mais Larché ne dit rien de plus, tourne les talons et recommence à descendre le sentier qui serpente à présent dans une prairie sauvage.