Scène III

Une petite chambre.

Frank, Déidamia.

FRANK
Et tu m’as attendu, ma petite Mamette !
Tu comptais jour par jour dans ton cœur et ta tête.
Tu restais là, debout, sur ton seuil entrouvert.
DÉIDAMIA
Mon ami, mon ami, Mamette a bien souffert !
FRANK
Les heures s’envolaient, – et l’aurore et la brune
Te retrouvaient toujours sur ce chemin perdu.
Ton Charle était bien loin. – Toi, comme la Fortune,
Tu restais à sa porte, – et tu m’as attendu !
DÉIDAMIA
Comme vous voilà pâle et la voix altérée !
Mon Dieu ! qu’avez-vous fait si loin et si longtemps ?
Ma mère, savez-vous, était désespérée.
Mais vous pensiez à nous quand vous aviez le temps ?
FRANK
J’ai connu dans ma vie un pauvre misérable
Que l’on appelait Frank, – un être insociable,
Qui de tous ses voisins était l’aversion.
La famine et la peur, sœurs de l’oppression,
Vivaient dans ses yeux creux ; – la maigreur dévorante
L’avait horriblement décharné jusqu’aux os.
Le mépris le courbait, et la honte souffrante
Qui suit le pauvre était attachée à son dos.
L’univers et ses lois le remplissaient de haine.
Toujours triste, toujours marchant de ce pas lent
Dont un vieux pâtre suit son troupeau nonchalant,
Il errait dans les bois, par les monts et la plaine.
Et braconnant partout, et partout rejeté,
Il allait gémissant sur la fatalité,
Le col toujours courbé comme sous une hache :
On eût dit un larron qui rôde et qui se cache,
Si ce n’est pis encore, – un mendiant honteux
Qui n’ose faire un coup, crainte d’être victime,
Et, pour toute vertu, garde la peur du crime.
Ce chétif et dernier lien des malheureux.
Oui, ma chère Mamette, oui, j’ai connu cet être.
DÉIDAMIA
Qui donc est là, debout, derrière la fenêtre,
Avec ces deux grands yeux et cet air étonné ?
FRANK
Ou donc ? Je ne vois rien.
DÉIDAMIA
Si. – Quelqu’un nous écoute,
Qui vient de s’en aller quand tu t’es retourné.
FRANK
C’est quelque mendiant qui passe sur la route.
Allons, Déidamia, cela t’a fait pâlir.
DÉIDAMIA
Eh bien ! et ton histoire, où veut-elle en venir ?
FRANK
Une autre fois, – c’était au milieu des orgies ;
Je vis dans un miroir, aux clartés des bougies,
Un joueur pris de vin, couché sur un sofa.
Une femme, ou du moins la forme d’une femme,
Le tenait embrassé, comme je te tiens là.
Il se tordait en vain sous le spectre sans âme ;
Il semblait qu’un noyé l’eût pris entre ses bras.
Cet homme infortuné… Tu ne m’écoutes pas ?
Voyons, viens m’embrasser.
DÉIDAMIA
Oh ! non, je vous en prie.

Il l’embrasse de force.

Frank, mon cher petit Charle, attends qu’on nous marie ;
Attends jusqu’à ce soir. – Ma mère va venir.
Je ne veux pas, monsieur. – Ah ! tu me fais mourir !
FRANK
Lumière du soleil, quelle admirable fille !
DÉIDAMIA
Il faudra, mon ami, nous faire une famille ;
Nous aurons nos voisins, ton père, tes parents,
Et ma mère surtout. – Nous aurons nos enfants.
Toi, tu travailleras à notre métairie ;
Moi, j’aurai soin du reste et de la laiterie ;
Et, tant que nous vivrons, nous serons tous les deux,
Tous les deux pour toujours, et nous mourrons bien vieux.
Vous riez ? Pourquoi donc ?
FRANK
Oui, je ris du tonnerre.
Oui, le diable m’emporte ! il peut, tomber sur moi.
DÉIDAMIA
Qu’est-ce que c’est, monsieur ? voulez-vous bien vous taire
FRANK
Va toujours, mon enfant, je ne ris pas de toi.
DÉIDAMIA
Qui donc est encor là ? Je te dis qu’on nous guette.
Tu ne vois pas là-bas remuer une tête ?
Là, – dans l’ombre du mur ?
FRANK
Où donc ? de quel côté ?
Vous avez des terreurs, ma chère, en vérité.

Il la prend dans ses bras.

Il me serait cruel de penser qu’une femme,
Ô Mamette, moins belle et moins pure que toi,
Dans des lieux étrangers, par un autre que moi,
Pût être autant aimée. – Ah ! j’ai senti mon âme
Qui redevenait vierge à ton doux souvenir,
Comme l’onde où tu viens mirer ton beau visage
Se fait vierge, ma chère, et dans ta chaste image
Sous son cristal profond semble se recueillir !
C’est bien toi ! – je te tiens, – toujours fraîche et jolie,
Toujours comme un oiseau, prête à tout oublier.
Voilà ton petit lit, ton rouet, ton métier,
Œuvre de patience et de mélancolie.
Ô toi, qui tant de fois as reçu dans ton sein
Mes chagrins et mes pleurs, et qui m’as en échange
Rendu le doux repos d’un front toujours serein,
Comment as-tu donc fait, dis-moi, mon petit ange,
Pour n’avoir rien gardé de mes maux, quand mon cœur
A tant et si souvent gardé de ton bonheur ?
DÉIDAMIA
Ah ! vous savez toujours, vous autres hypocrites,
De beaux discours flatteurs bien souvent répétés.
Je les aime, mon Dieu ! quand c’est vous qui les dites ;
Mais ce n’est pas pour moi qu’ils étaient inventés.
FRANK
Dis-moi, tu ne veux pas venir en Italie ?
En Espagne ? à Paris ? nous mènerions grand train.
Avec si peu de frais tu serais si jolie !
DÉIDAMIA
Est-ce que vous trouvez ce bonnet-là vilain ?
Vous verrez tout à l’heure, avec ma robe blanche,
Mes bas à coins brodés, mon bonnet du dimanche,
Et mon tablier vert. – Vous riez, vous riez !
FRANK
Dans une heure d’ici nous serons mariés.
Ce baiser que tu fuis, et que je te dérobe,
Tu me le céderas, Mamette, de bon cœur.
Dans une heure, ô mon Dieu ! tu viendras me le rendre.
Mamette, je me meurs.
DÉIDAMIA
Ah ! moi, je sais attendre !
Voyons, laissez-moi donc être un peu votre sœur.
Une heure, une heure encore, et je serai ta femme.
Oui, je vais te le rendre, et de toute mon âme,
Ton baiser dévorant, mon Frank, ton beau baiser !
Et ton tonnerre alors pourra nous écraser.
FRANK
Oh ! que cette heure est longue ! oh ! que vous êtes belle !
De quelle volupté déchirante et cruelle
Vous me noyez le cœur, froide Déidamia !
DÉIDAMIA
Regardez, regardez, la tête est toujours là.
Qui donc nous guette ainsi ?
FRANK
Mamette, ô mon amante,
Ne me détourne pas cette lèvre charmante.
Non ! quand l’éternité devrait m’ensevelir !
DÉIDAMIA
Mon ami, mon amant, respectez votre femme.
FRANK
Non ! non ! quand ton baiser devrait brûler mon âme !
Non ! quand ton Dieu jaloux devrait nous en punir !
DÉIDAMIA
Eh bien ! oui, ta maîtresse, – eh bien ! oui, ton amante,
Ta Mamette, ton bien, ta femme et ta servante.
Et la mort peut venir, et je t’aime, et je veux
T’avoir là dans mes bras et dans mes longs cheveux,
Sur ma robe de lin ton haleine embaumée.
Je sais que je suis belle, et plusieurs m’ont aimée ;
Mais je t’appartenais, j’ai gardé ton trésor.

Elle tombe dans ses bras.

FRANK, se levant brusquement.
Quelqu’un est là, c’est vrai.
DÉIDAMIA
Qu’importe ? Charle, Charle !
FRANK
Ah ! massacre et tison d’enfer ! – C’est Belcolor !
Restez ici, Mamette, il faut que je lui parle.

Il saute par la fenêtre.

DÉIDAMIA
Mon Dieu ! que va-t-il faire, et qu’est-il arrivé ?
Le voilà qui revient. – Eh bien ! l’as-tu trouvé ?
FRANK, à la fenêtre, en dehors.
Non, mais, par le tonnerre, il faudra qu’il y vienne
Je crois que c’est un spectre, et vous aviez raison.
Attendez-moi. – Je fais le tour de la maison.
DÉIDAMIA, courant à la fenêtre.
Charles, ne t’en va pas ! S’il s’enfuit dans la plaine,
Laisse-le s’envoler, ce spectre de malheur.

Belcolore parait de l’autre côté de la fenêtre et s’enfuit aussitôt.

Au secours ! au secours ! on m’a frappée au cœur.

Déidamia tombe et sort en se traînant.

LES MONTAGNARDS, accourant ait dehors.
Frank ! que se passe-t-il ? On nous appelle, on crie.
Qui donc est là par terre étendu dans son sang ?
Juste Dieu ! c’est Mamette ! Ah ! son âme est partie.
Un stylet italien est entré dans son flanc.
Au meurtre ! Frank, au meurtre !
FRANK, rentrant dans la cabane, avec Déidamia morte dans ses bras.
Ô toi, ma bien-aimée !
Sur mon premier baiser ton âme s’est fermée.
Pendant plus de quinze ans tu l’avais attendu,
Mamette, et tu t’en vas sans me l’avoir rendu.

Juillet et août 1832.