Chapitre 1

Pris par les glaces, le lac Supérieur s’était transformé en un désert blanc et vide. À Duluth, la température restait en permanence à moins vingt degrés. Plus aucun navire ne passait sous le vieux pont mobile, ce qui d’habitude arrivait plusieurs fois par jour. Ainsi fermé toute la journée, l’acier, couvert de givre, scintillait sous le soleil bas de janvier.

Inga Hansen tricotait. Seul le cliquetis de ses aiguilles brisait le silence. Aux murs, les visages de toute une vie semblaient fixer le vide : son mari en uniforme de policier, leur photo de mariage, ses petits-enfants à différents âges, ses fils quand ils étaient encore au lycée. Sur une photo ancienne, un groupe d’une trentaine de personnes en vêtements sombres, adultes et enfants, posaient solennellement sur le pont d’un bateau. Derrière eux, de la vapeur s’élevait d’une cheminée. En bas à droite, il était écrit : Duluth, le 3 octobre 1902. Parmi ces personnages aux visages sévères se trouvaient un jeune homme et une jeune fille, appelés à devenir les grands-parents d’Inga. À cette pensée, elle avait la gorge nouée. Cette réaction lui était venue avec l’âge. Autrefois, elle supportait sans verser une larme. À présent, un rien la faisait pleurer.

Elle regarda la dernière photo de Chrissy, sa petite-fille. Avec ses cheveux blonds qui formaient une auréole autour de sa tête, elle lui rappelait un ange. Mais il y avait longtemps qu’elle n’était pas venue la voir. En fait, plus d’un an. Elles s’étaient parlé un peu au téléphone. Faut dire que Chrissy était maintenant à l’âge où l’on a autre chose à faire que de rendre visite à sa grand-mère. Qu’à cela ne tienne, Inga avait l’intention de lui offrir, pour ses dix-huit ans, l’écharpe verte et blanche réalisée de ses mains infatigables.

Situés en contrebas de la maison de retraite, les pavillons et les jardins étaient recouverts d’un tapis de neige. Au-dessus, le ciel formait une voûte bleu pâle – la même tous les jours depuis bientôt un mois – et dans le lointain s’étendait le lac gelé, tel le sol de marbre d’une cathédrale gigantesque. Inga n’arrivait pas à contempler longtemps cette surface blanche qui fuyait à l’est jusqu’à l’horizon ; cela lui faisait vite mal aux yeux. D’ailleurs, l’uniformité du lac l’effrayait. Elle avait beau éviter d’y penser, l’image revenait de manière imperceptible : un lieu si éloigné de tout que la terre n’était plus visible nulle part, juste un blanc aveuglant, sans la moindre ombre (car qu’est-ce qui aurait bien pu en faire, de l’ombre ?). Mais le pire, c’était de s’imaginer le son que ça devait faire. Ce silence assourdissant.

 

On frappa à la porte. Avec des gestes fébriles, elle posa son tricot et lissa sa jupe.

— Entrez !

— Bonjour, Inga. Vous avez du courrier.

C’était une aide-soignante. Elle s’avança et tendit à Inga une carte postale, comme si c’était un grand événement que quelqu’un écrivît à Inga Hansen.

— C’est tout ? demanda Inga.

— Mais c’est sympa de recevoir une carte, non ?

Inga lui adressa un sourire poli sans guère montrer d’enthousiasme, mais à peine la porte refermée, elle examina la carte avec grande attention.

« Oslo, Norway » était-il écrit en diagonale, en grandes lettres blanches sur une photo de rue illuminée par des décorations de Noël. Toute émue, elle retourna la carte et lut les quelques lignes de cette écriture qu’elle connaissait si bien.

Le cachet de la poste indiquait Oslo, le 17 janvier, soit cinq jours plus tôt. Les deux autres cartes qu’elle avait reçues de son fils avaient elles aussi été envoyées de là-bas. C’était en novembre, juste après la chasse au cerf. Son fils lui avait téléphoné pour lui annoncer qu’il allait partir en Norvège. Cela lui avait fait plaisir de le voir enfin s’occuper à autre chose qu’à ses vieux papiers d’histoire.

Inga retourna de nouveau la carte pour étudier l’image au recto : une longue rue qui montait vers un édifice de couleur jaune avec un drapeau sur le toit. La rue était pleine de monde. Qui sait, si parmi tous ces gens, il n’y avait pas des parents à elle ? Elle aimait bien se dire que les membres de sa famille éloignée parlaient tous norvégien, comme ses grands-parents et les autres immigrants sur la photo prise sur le vapeur, à Duluth, un jour d’octobre 1902. Petite, il lui arrivait d’entendre ses grands-parents parler leur langue maternelle. Elle croyait percevoir la voix de tous ces gens, dans la rue illuminée de la carte postale – ce bourdonnement de voix norvégiennes, par un soir d’hiver à Oslo, où son fils aussi se promenait.

Inga posa la carte et reprit son tricot. Il ne fallait pas qu’elle reste inactive trop longtemps, si elle voulait terminer l’écharpe à temps pour l’anniversaire de Chrissy.

Mais la vision du lac gelé s’imposa de nouveau à elle et son corps fut parcouru d’un frisson.