Chapitre 15

Le lendemain, après le petit déjeuner, Lance s’assit dans un fauteuil et appela sa mère. Elle décrocha aussitôt.

— Allô ?

Lance eut tout de suite mauvaise conscience en entendant sa voix un peu cassée. Il se racla la gorge.

— Lance ? dit Inga. C’est toi ?

Elle l’avait reconnu, rien qu’à ce petit bruit.

— Oui, maman, c’est moi.

— Ah, je suis contente de t’entendre, mon fils. Comment vas-tu ?

— Je vais bien, merci.

— Tu es toujours en Norvège ?

— Non, je suis rentré.

— Mon Dieu, s’exclama-t-elle. Quand donc ?

— Cette nuit.

— Alors tu dois être fatigué ?

— Un peu, oui…

En prononçant ces mots, Lance sentit une profonde fatigue l’envahir pour de vrai, probablement due à tous les mensonges qu’il avait été obligé d’inventer, et à ceux qu’il serait amené à lui raconter dans l’avenir, car elle voudrait l’entendre parler de ce voyage en Norvège pendant longtemps. Sans doute jusqu’à la fin de sa vie, pensa-t-il. Chaque fois qu’ils se verraient désormais, elle voudrait en parler. Du pays de ses ancêtres. Ce qui signifiait qu’il serait obligé de continuer à lui mentir, ad vitam aeternam.

— Et toi, comment tu vas ? s’enquit-il.

— Pas trop mal, mais depuis que tu es parti, c’est très calme ici.

— Personne ne te rend visite ?

— Non, pas grand monde.

— Et Andy, alors ?

— Il est très occupé, tu sais.

— Tu l’as quand même au téléphone ?

— Oui, mais ça fait au moins deux semaines, depuis la dernière fois. Il se demandait ce que tu faisais en Norvège.

— Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

— Ben, des recherches généalogiques, tout ça…

Lance crut percevoir quelque chose de nouveau dans la voix de sa mère, une sorte de lassitude.

— Le lac est entièrement gelé, dit-elle.

— Oui, je sais.

— Ah ? On en parlait là-bas aussi ?

— Je l’ai vu sur Internet.

— Ah bon.

— Est-ce qu’Andy a dit autre chose ? Il t’a parlé de moi ?

— Non, pas vraiment, il était surtout curieux de savoir pourquoi tu étais parti aussi brusquement.

— Et la chasse au cerf ? Il t’a dit quelque chose ?

— Non, mais j’ai su que vous êtes revenus bredouilles.

— C’est vrai.

— Vous avez subi la tempête de neige givrée ?

— Oui, en partie.

— Ça devait être impressionnant ?

— Non, pas trop, mentit Lance.

Il ne pouvait presque plus ouvrir la bouche sans mentir. Non pas par goût, mais parce que chaque mensonge en engendrait deux autres, et ainsi à l’infini.

— J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois, mais une voix m’annonçait sans arrêt que le téléphone était éteint ou je ne sais quoi.

— On ne peut pas appeler mon téléphone quand je suis à l’étranger. En revanche, moi, je peux appeler.

Nouveau mensonge.

— Ah…

— Et il va bien ? Il est en forme, Andy ?

— Je crois que oui, dit Inga.

— Il n’est pas malade ?

— On dirait que ton petit frère t’a manqué.

— Non…

— Mais alors, pourquoi toutes ces questions ?

— OK, c’est vrai, il m’a un peu manqué.

— Ah, vous deux… soupira Inga.

— Comment ?

— Non, je ne sais pas. Vous deux, c’est…

Un silence s’installa pour un moment. Lance chercha quelque chose à dire d’important, qui pour une fois ne serait pas un mensonge, mais il ne trouva rien.

— Tu as rencontré des personnes de notre famille ? demanda enfin Inga.

— Non.

— Mais tu n’es pas allé à Halsnøy ?

— Les routes étaient fermées.

— Pendant tout ton séjour ? s’étonna Inga.

— Oui.

— Pourquoi donc ?

— À cause de la neige.

— Ah.

— Oui, c’est bête, fit Lance.

— Mais qu’est-ce que tu as fait en Norvège, alors ?

— J’ai pris des vacances.

— Aussi longtemps ?

— Disons que j’y suis allé, c’est tout, s’emporta-t-il en le regrettant aussitôt.

— Bon, bon. Quand est-ce que tu viendras me voir ?

— Je ne sais pas trop. J’ai plein de choses à régler après cette longue absence, mais je viendrai dès que je pourrai.

— Mais dis-moi, tout va bien ? demanda Inga, soudain inquiète.

— Comment ça ?

— Il n’y a pas de problème ? Quelque chose de grave ?

— Ça serait quoi ?

— Non, excuse-moi. C’est moi qui suis devenue vieille et sotte.

Lance crut un moment qu’elle allait se mettre à pleurer.

— Il ne faut pas dire ce genre de choses. Je viendrai te voir bientôt.

— Ah, j’ai hâte !

— Moi aussi, mais il faut que je raccroche, j’ai des choses à faire.

— Tant mieux que tu sois rentré.

— Et moi, je suis heureux d’être rentré. À bientôt, maman.

— Au revoir, mon fils.

— Au revoir.

En raccrochant, Lance resta avec le téléphone dans la main, le regard dans le vide. Ne pas mentir avait toujours été pour lui une évidence. Ça faisait partie d’une bonne éducation. Il se rendit compte à présent comme le mensonge était destructeur. Un poison qui le rongeait de l’intérieur.