Chapitre 7

Le lendemain, en roulant au hasard des rues, à Duluth, Lance tomba sur le bâtiment en briques rouges qui abritait The Great Lakes Aquarium. Une force le poussa à entrer, mais il aurait été bien incapable de dire pourquoi.

Après avoir acheté son ticket d’entrée, Lance accrocha son anorak au vestiaire, puis, un peu décontenancé, resta au milieu de l’énorme hall à regarder autour de lui. Les rares visiteurs ne suffisaient pas pour remplir ce grand espace ; au contraire, ce lieu paraissait encore plus vide. Dehors, devant les fenêtres côté est, l’étendue blanche se perdait à l’horizon. Sa rencontre avec le ciel bleu était aussi nette que si l’on avait tracé une ligne au couteau. Cet immense vide d’une perfection absolue n’était entaché que par les silhouettes noires, au loin, des pêcheurs sur la glace.

Les trois grands bassins de l’aquarium se trouvaient au milieu du bâtiment, tels de gigantesques tubes remplis d’eau et de poissons, surplombés d’un plafond de verre. Les poissons évoluaient à différentes hauteurs, selon les espèces, et aussi selon leurs préférences, avec tout au fond des esturgeons, ces grands poissons sombres, de type préhistorique, mesurant au moins un mètre et demi de long.

Lance ferma les yeux quelques secondes pour mieux écouter. Il entendit le gargouillis ininterrompu de l’alimentation en oxygène pour les bassins. Il avait vaguement l’impression de se trouver sous l’eau, et comprit soudain pourquoi il avait senti cette étrange attirance pour l’aquarium : c’était le lac. Car ici aussi, c’en était un avec le clapotis de l’eau, les poissons argentés qui battaient l’eau de leur queue, la lumière à travers le plafond de verre. Il avait la sensation de se retrouver au fond de l’eau, sachant que dès qu’il ouvrirait les yeux, il verrait encore une fois l’immense étendue glacée se perdre à l’infini.

En revenant à la réalité, il sentit monter une bouffée d’angoisse. Il ne fallait pas qu’il s’attarde sous cette voûte immense.

Il n’y avait personne dans la salle des maquettes. Lance s’assit tranquillement sur une chaise et laissa son regard parcourir la grande table où étaient représentés les cinq grands lacs américains et leurs environs. Les villes étaient indiquées par de minuscules maisons et ponts ; le vieux pont mobile de Duluth, l’emblème de la ville, était immense, il dépassait les plus hauts immeubles alentour. En tendant le bras, Lance aurait pu le toucher, mais il n’aimait pas l’idée de manipuler d’en haut son propre univers, tel un géant de bandes dessinées. Il y avait aussi un cargo, sans doute chargé de taconite, qu’il aurait pu prendre entre l’index et le pouce, enlever de son environnement naturel, avec de l’eau coulant à flots le long de la coque, pour le lancer vers la colline, en écrasant au passage bon nombre de vieilles maisons en bois avec leurs habitants. Les personnes dehors, terrorisées, se seraient tordu le cou pour regarder ce monstre qui touchait le ciel. Rien que sa main était plus grosse que n’importe quel bâtiment de Duluth ! Et dans les rues de son enfance, les gens pousseraient des cris de panique. « Mais, on le connaît, cet énorme visage là-haut dans le ciel, non ? Tellement gros, et rond avec ça, qu’il fait penser au soleil ! » Tôt ou tard, quelqu’un crierait : « Mais c’est Lance Hansen ! Regardez comme il est devenu grand ! » « Oui, et cruel, renchérirait un autre, il détruit notre monde ! Pourquoi fait-il ça ? »

De là où Lance était assis, il apercevait à travers la fenêtre les pêcheurs attendant à côté des trous percés dans la glace. Leurs lignes allaient jusque dans les profondeurs et personne ne savait ce qui allait mordre.

Une fois, en rêve, Lance s’était retrouvé à l’endroit le plus profond du lac, à quatre cent six mètres sous la surface, et avait senti la moelle de ses os commencer à se transformer en glace. Depuis lors, cela faisait bientôt huit ans, Lance ne rêvait plus, son sommeil était devenu un grand vide où il plongeait chaque nuit. En fixant le modèle réduit des cinq lacs, il ressentit ce manque de rêves comme une carence profonde qui le rongeait de l’intérieur.

Lance se leva, appuya ses mains sur le bord de la grande table et se pencha au-dessus du lac Supérieur. Même les rivières qui se jetaient dans le lac étaient marquées. Il retrouva la Temperance River, où il avait garé la voiture pour la dernière battue de chasse au cerf, et la Cross River ; une petite croix indiquait l’endroit où le pasteur Frederick Baraga avait miraculeusement survécu à la tempête, en août 1846, sur sa route vers Grand Portage pour venir soigner les Indiens Ojibwas, victimes de la peste. C’était près de la croix de Baraga que Lance avait trouvé le corps de Georg Lofthus. Et deux mois plus tôt, à ce même endroit, couché sur le dos, il avait entendu Andy chanceler dans les broussailles après que le coup eut été tiré. Quelques centimètres plus loin se trouvait la réserve indienne de Grand Portage, indiquée par un canoë sur l’eau. Ce canoë était aussi grand que le cargo à quai à Duluth, et en le regardant de plus près, Lance découvrit qu’un homme était assis dedans, qui ramait avec une petite pagaie. C’est Willy, se dit-il, ne sachant pas trop d’où lui venait cette idée. Voilà mon ex-beau-père, le vieil Ojibwa Willy Dupree. Lance pensa à la relation que les Ojibwas avaient avec les rêves qui guidaient leurs vies, et il s’approcha du canoë et du petit homme. Willy ne pouvait pas voir l’immense visage suspendu au-dessus de lui, mais Lance espérait qu’il le remarquerait quand même, d’une manière ou d’une autre.

— Aide Lance à rêver de nouveau, chuchota le visage.