Chapitre 9

Assis au bord du lit, Lance lisait les deux feuilles de texte tapées à la machine, tout en caressant du bout des doigts la reliure en cuir du vieux livre posé sur ses genoux. Il s’était toujours considéré comme un Américain blanc d’origine norvégienne, mais ces pages anciennes usées disaient une autre vérité. Lorsqu’il avait reçu la traduction de certains passages du journal intime de son arrière-grand-mère, la police venait d’arrêter le jeune Ojibwa Lenny Diver pour le meurtre de Georg Lofthus, et Lance avait commencé à croire qu’Andy, après tout, ne pouvait être le coupable, la découverte la plus importante sur le lieu du crime ayant été du sang qui avait été analysé comme venant obligatoirement d’un Indien, de sang mêlé ou non – ce qui excluait son frère. Il était sauvé par le gong, car tout le reste mettait Andy en cause.

Et puis, il y avait le journal intime, le « Journal français », comme on l’appelait dans la famille. Ils n’en avaient jamais lu la moindre ligne, pour la simple raison que dans la famille Hansen, personne ne comprenait un mot de français. Selon la version officielle, le journal avait été écrit par la grand-mère paternelle d’Inga, Nanette, d’origine canadienne française. Mais quand Lance avait reçu quelques pages du journal traduites par une agence, la vérité l’avait frappé comme la foudre : la famille Hansen avait du sang Ojibwa dans les veines ! Par conséquent, plus rien n’empêchait Andy d’être le meurtrier…

Lance repris sa lecture.

18 mars. Mon mari ne croit pas que le fils de sa sœur survivra si nous ne faisons pas venir un docteur ou si nous n’emmenons pas le garçon en voir un. Mais à chaque fois qu’il en parle, son neveu est saisi d’une terreur plus grande encore que la peur de mourir. Il ne veut encore rien dire sur ce qu’il lui est arrivé, même s’il nous paraît évident qu’il est tombé dans l’eau glacée et qu’il a failli mourir de froid. Mais il est aisé de voir que quelqu’un l’a blessé à deux endroits avec un couteau. Ça, il refuse d’en parler et nous pensons que c’est la raison pour laquelle il ne veut pas être soigné par un médecin. Parce que le médecin lui demandera comment il s’est fait ces deux blessures et s’il refuse de répondre, le médecin devra peut-être en informer les hommes de loi. Il nous paraît clair que c’est ça qui lui fait peur. Mais j’ai aussi beaucoup réfléchi, seule, la nuit dernière et au cours de la journée d’aujourd’hui, et je livre un combat en moi pour savoir si je dois mettre mon mari au courant de mes pensées, car selon notre foi chrétienne, c’est l’œuvre du diable. Ce que Nokomis m’a appris, il aurait fallu que je l’oublie, même si elle m’était et me sera à jamais l’être le plus cher au monde. Elle vivait dans l’obscurité dans laquelle vivaient tant d’anciens. Mais si je voulais guérir le garçon et le sauver de la mort, il me faudrait faire comme Nokomis m’a appris avant que j’arrive au centre évangélique.

Tout avait commencé le jour où Lance avait trouvé le cadavre du kayakiste norvégien Georg Lofthus. Une fois le corps transporté à la morgue, Lance était resté discuter avec d’autres policiers, sur le parking, près de la croix de Baraga. L’un d’eux s’était demandé si ce n’était pas le premier meurtre commis à Cook County. En rentrant chez lui, Lance avait compulsé ses archives. En lisant un article de journal datant de 1892, il avait retrouvé une histoire de disparition dont il avait déjà entendu parler, mais plutôt sous la forme d’une légende : il s’agissait du guérisseur Ojibwa local, Swamper Caribou, qui s’était volatilisé dans la nature, comme s’il avait pratiqué sa magie sur lui-même. D’après l’article, il était pourtant question d’une vraie disparition. Le frère du guérisseur, Joe Caribou, s’était exprimé dans l’espoir que des habitants témoignent. Swamper avait disparu de sa cabane de chasse à l’embouchure de la Cross River, donc près de la croix de Baraga, « lors de la dernière pleine lune, dans la nuit du 15 au 16 mars », était-il écrit dans le journal local.

Lance avait aussitôt pensé qu’il pouvait s’agir d’un meurtre, mais comment s’en assurer ? Jusqu’au jour où, dans sa maison de retraite de Lakeview à Duluth, Inga lui avait raconté l’histoire de Thormod Olson, originaire de l’île de Halsnøy, le neveu de Knut Olson et Nanette, qui était arrivé sur le North Shore dans des circonstances dramatiques en mars 1892, à peine âgé de quinze ans. En essayant de traverser une crique gelée du lac, il était passé à travers la glace. C’était en pleine nuit et seule la lune l’avait éclairé. Il faisait si froid qu’il n’aurait jamais pu survivre une nuit en forêt, avec des vêtements trempés. Pourtant, tôt le lendemain matin, on avait frappé à la porte de Knut et Nanette. Quand ils avaient ouvert, leur neveu s’était écroulé par terre, raide comme un piquet, enveloppé d’une carapace de glace qui s’était cassé au contact du sol. Depuis, il était considéré comme le héros de la famille.

« C’est l’étoffe dont nous sommes faits », aimait à répéter Oscar, le père de Lance, qui pourtant ne descendait pas de Thormod Olson. Cette histoire était devenue le mythe fondateur de la famille, mais ce jour-là, à Lakeview, sa mère avait mentionné un détail qui avait retenu son attention. Il savait déjà que Thormod était passé à travers la glace « près de l’embouchure de la Cross River », mais tout à coup, il comprit aussi à quel moment. Car si le jeune homme avait pu marcher la nuit, c’était grâce à la pleine lune ! Et c’était en mars 1892. Près de la fameuse embouchure. La disparition de Swamper Caribou et l’accident de Thormod Olson coïncidaient donc dans l’espace et le temps.

Cela pouvait être le fait du hasard, mais Lance avait commencé à soupçonner un membre de sa famille d’avoir tué Swamper Caribou, le guérisseur. Le journal intime de Nanette lui était alors venu à l’esprit. Elle devait forcément fournir des détails sur l’arrivée de son neveu.

Lance avait été frappé par le fait que ces vieilles notes faisaient état d’un climat de mensonge et de dissimulation pareil à celui qu’il connaissait depuis plusieurs mois. Ne rien dire avait toujours été la solution pour régler les problèmes. Sur ce plan, rien de nouveau. Mais découvrir cette attitude déjà plus de cent ans auparavant, l’avait rendu infiniment triste. En soi, rien de nouveau non plus, car il était souvent triste, mais cette fois, cette forme de mélancolie paraissait s’être transmise au fil des générations.