2. Récit de Gahimbare

C’est tombé sur nous comme la foudre en saison sèche. Est-ce donc cela que Karanda avait médité toute sa vie? Souvent, il était parmi nous mais il avait l’air tellement absent que certains le prenaient pour un simple d’esprit. Ni moi, ni aucun de mes fils ne nous attendions à ce testament. Nous étions sidérés, mais avant même que nous soyons revenus de ce premier moment de stupéfaction, Karanda avait rendu l’âme. Je n’ai pas eu le temps d’user de mon influence pour le faire changer d’avis. Mais qu’aurais-je pu plaider: on ne discute pas d’un testament! En pleurant mon mari, j’ai aussi pleuré sur le malheur de tous mes enfants. Mes filles d’abord, qui, non encore remises de la perte de leur père, apprendront sans préavis qu’elles ont aussi perdu tous leurs frères. N’étant pas concernées par l’ordre d’exil imposé à mes garçons, elles doivent rester dans leurs enclos et dans les lignages de leurs maris. Mais où trouveront-elles un refuge si ces maris deviennent violents? Les femmes retournent chez leurs pères ou chez leurs frères, pour une courte période ou pour toujours, quand la cohabitation avec leur époux devient impossible. Mes filles se sentiront trahies puisqu’elles ne sauront jamais pourquoi leurs frères sont disparus dans la nuit, sans adieu et sans provisions, avec pour tout bagage des graines et des boutures à replanter. Les génisses étaient grasses, certaines des vaches portaient, et le sorgho était mûr. Aucune épidémie, aucune sécheresse ni aucune disgrâce ne menaçait l’existence heureuse qu’ils menaient. Même la mort de leur père ne pouvait être perçue comme un désastre. Il était rassasié d’années, et il est mort comme peu d’aïeux peuvent mourir: entouré d’une multitude de fils et de petits-fils prêts à le restituer au sein de la terre maternelle; entouré d’une multitude de filles et de petites-filles prêtes à chanter et à danser les mélopées du deuil.

J’ai pleuré sur mes fils tentés par le sacrilège. Tous, sans exception, trouvaient le testament de leur père tellement insensé qu’ils étaient prêts à le défier, sans se soucier des conséquences. Moi seule savais que cela ne pouvait se faire sans attirer sur nous des malheurs sans nom. On ne triche pas avec les ancêtres! Sans condamner leur révolte, j’ai dû leur parler, l’un après l’autre, en commençant par l’aîné. Après l’avoir convaincu que le moindre mal était d’obéir au testament, il m’a aidé à amadouer ses cadets jusqu’à ce qu’ils consentent à l’inacceptable. Cela a pris tout le temps qu’a duré le deuil, et demain, ce sera le grand départ.

Mes filles me détesteront. Elles devineront que je savais et elles ne comprendront pas le vœu du silence qui me lie. Pour éviter leurs reproches, j’ai choisi de partir avec Bitama, l’aîné de mes fils, et mon préféré. En situation normale, c’est lui qui serait devenu le chef de toute la famille et c’est à lui que la tradition aurait confié la tâche de veiller sur sa vieille mère. Il m’a fallu des jours et des nuits pour le convaincre que le secret ne serait gardé que si je partais moi aussi. Sous la torture des interrogatoires, je risquais de révéler au chef le testament de Karanda, et, dans son avidité, le chef pourrait tenter de rattraper les fugitifs. Sur ce point, je ne suis pas du même avis que Karanda qui croyait que le chef se contenterait de récupérer les vaches abandonnées. Mais les vaches ne défrichent pas, elles ne cultivent pas la terre, elles ne construisent pas les huttes et les enclos... Les vaches sont moins utiles que les dépendants! Je devais partir pour que le chef ne trouve personne qui lui indiquerait les sentiers empruntés par les fils de Karanda dans leur fuite.

Bitama n’a pas cru aux raisons que j’avançais. Il a tout essayé pour me convaincre de rester: mes filles veilleraient sur moi, disait-il; le chef ne torturerait pas une vieille dame qui l’avait fidèlement servi toute sa vie… En se heurtant à ma résistance, il aurait pu me forcer à obéir, car en tant que chef de la famille, il en avait le pouvoir, mais il n’a pas osé me briser le cœur. Et puis, s’il m’aimait et me respectait comme mère, il me craignait comme prêtresse. Pourtant, il voyait bien ce qui crève les yeux: j’étais trop vieille pour survivre aux fatigues et aux privations inévitables qu’imposerait toute une semaine de marche sans répit. J’ai calmé son angoisse en l’assurant que je ne ralentirais pas sa marche. Il m’a regardée sans comprendre, mais il ne m’a pas demandé comment j’accomplirais une promesse aussi fragile.

Il avait raison de douter de mes arguments, car mon dessein n’était pas d’échapper à la torture et au risque de trahir le secret: j’ai assez vécu et je me connais assez pour savoir qu’aucune puissance au monde ne saurait me forcer à dire ce que j’ai décidé de taire. Si Karanda ne m’a pas prévenu de ce qu’il tramait pour sa progéniture, son testament m’a donné la possibilité de choisir de quelle mort je mourrais à mon tour. Je suivrai donc Bitama. J’en profiterai pour achever l’initiation de ma belle-fille en lui montrant, chemin faisant, toutes les herbes guérissantes que je n’ai pas eu le temps de lui montrer, car c’est elle qui me remplacera au chevet des enfants en fièvre. Et quand l’épuisement ne me permettra plus de suivre le rythme des plus jeunes, comme une vieille éléphante au bout de sa course, je m’arrêterai à l’ombre d’un arbre, j’appellerai toute la horde autour de moi et j’accomplirai ce que Karanda a oublié dans son testament pourtant si méticuleux. Il a dispersé ses enfants, et il avait ses raisons. Ils perçoivent l’ordre de dispersion comme une condamnation à mort. Je devrai trouver le moyen de les réenfanter pour la seconde fois, de semer l’espoir dans leurs cœurs, d’éloigner d’eux le chagrin. À l’aînée de mes belles-filles, j’enjoindrai de révéler à temps à l’une de ses propres filles le secret des herbes et des racines qu’elle connaît grâce à moi. Je serrerai sur ma vieille poitrine toutes les filles de la horde, l’une après l’autre, jusqu’aux bébés, et je leur donnerai ma bénédiction. À Bitama et à ses fils, je laisserai une parole de sagesse.

J’ai eu beaucoup moins de temps que Karanda pour préparer ce testament maternel, mais il sera aussi clair et aussi fort que le sien. Je parle mieux que lui, et ma parole ne sera pas chuchotée sur mon lit de mort. Lucide, en pleine possession de mes facultés, je saurai régler ma voix pour que mon dernier message ne soit pas aussi brutal que celui de Karanda. J’userai de douceur pour ne pas provoquer la révolte: personne ne serait là pour la calmer après mon départ et pour veiller à ce que l’amour ne se change en haine, et l’espoir en désespoir. Car je sais que ma bénédiction pourrait être lourde à porter pour au moins quatre des cinq hordes: seule la dernière pourra fêter les retrouvailles et la mémoire d’Inabaranda dans une joie sans mélange parce qu’elle n’aura à sacrifier personne pour porter plus loin mon testament. Quand j’aurai ainsi remis en vie ce qui, dans mes fils, a été blessé et mortifié par le testament de Karanda, j’entrerai pacifiée dans le sommeil définitif, sachant que j’aurai pour toujours le privilège accordé aux seules reines parmi toutes les femmes du pays des vaches: demeurer dans la mémoire des vivants.