2. Récit de Malibori

Mon père m’a donné le plus beau et le plus flatteur des noms qu’une fille puisse porter: le nom de sa vache préférée, que je n’ai d’ailleurs jamais connue. Juste avant ma naissance, Malibori a fini ses jours au fond d’un précipice, les pattes brisées et le cou tordu. Elle paissait tranquillement sur une pente raide, mais le bouvier distrait n’a pas vu que non loin d’elle une bataille entre deux taureaux furieux venait d’éclater. La belle Malibori n’eut pas le temps de se mettre à l’abri. Elle a été bousculée par les deux mastodontes et elle a dégringolé jusque dans le ravin. Mon père ne l’a pas mangée: un bon pasteur ne mange que les vaches stériles ou mâles. Elle a donc été partagée entre les serfs et les parias. Elle n’a vêlé que trois fois, mais jamais vache n’avait assuré à son propriétaire autant de calebasses de lait à baratter. En retour, mon père et ses griots composèrent pour la championne les plus beaux poèmes à chanter ou à déclamer. En me donnant le nom de Malibori, mon père n’exprimait pas seulement le chagrin de l’avoir perdue, il exprimait aussi ses sentiments à mon égard. Il semble que jeune bébé, j’étais déjà d’une beauté à couper le souffle, et aussi loin que remontent mes souvenirs, les gens m’ont toujours dit que j’avais «des yeux de veau». C’est le plus flatteur des compliments qu’on puisse faire à une fille.

Dès que j’ai pu comprendre ce qui se disait autour de moi, je me suis rendue compte que le comportement de mon père envers moi provoquait la réprobation générale. Ma mère elle-même entretenait une colère sourde envers son mari qui m’avait mise en danger en me donnant le nom de Malibori. Car, selon l’usage, le plus bel enfant devait porter le nom le plus insignifiant, et même, parfois, un nom franchement dégoûtant: un nom pour tromper la mort et détourner les malheurs. Mais mon père était un grand seigneur, et il pouvait faire fi des usages. Ce n’est pas seulement à ma naissance qu’il se comporta à mon égard de manière à alimenter les murmures de l’entourage. Il vantait publiquement mon extraordinaire beauté et il disait à qui voulait l’entendre que le seigneur qui obtiendrait ma main devrait consentir à payer, en guise de dot, plus de dix génisses. Les gens chuchotaient entre eux qu’il m’aimait plus qu’aucune de ses quatre épouses dont la dernière, à peine plus âgée que moi, lui avait coûté six vaches: une dot exorbitante que d’aucuns trouvaient extravagante. Certains disaient même qu’il me préférait à ses troupeaux, mais sur ce point, ils se trompaient: acculé à choisir entre moi et ses vaches, il n’hésiterait pas à m’abandonner.

J’avais treize ans quand une série de catastrophes s’abattit sur le fief de mon père. Il y eut d’abord deux années de sécheresse qui provoquèrent une famine si grave qu’une bonne partie des dépendants s’évada du domaine. Ces paysans ne pouvaient accepter que la fidélité au maître soit maintenue au prix de laisser leurs enfants mourir de faim. Pour limiter les dégâts, mon père convoqua tous les faiseurs de pluie de son fief. Il leur promit des vaches s’ils parvenaient à attirer la pluie, et la mort s’ils échouaient dans leurs opérations. Chacun d’eux avait droit à trois essais pendant une semaine. Sous l’aiguillon de la convoitise et de la peur, ils se mirent à l’œuvre. Mais ils eurent beau enduire leurs visages de poudres magiques, en répandre dans l’air, appeler les vents par leur nom, réciter des formules secrètes, et de la main, faire signe à la pluie de venir, rien n’y fit! Les sources tarirent; le lit des rivières se dessécha et les greniers restèrent désespérément vides.

Après avoir décimé ses faiseurs de pluie, mon père dut faire appel à ceux qui dépendaient des roitelets dont les domaines étaient très éloignés du sien, parfois à plusieurs jours de marche. Il promettait des vaches en récompense, mais cette fois, en cas d’échec, il ne menaçait pas de mort ces sorciers importés. Ils étaient des dizaines, mais aucun d’eux ne réussit l’exploit qu’on attendait. Enragé, mon père ordonna à ses guerriers de massacrer ces imposteurs. On abreuva les lances, mais la riposte ne se fit pas attendre. Mon père n’avait droit de vie et de mort que sur ses propres serfs. Les roitelets qui lui avaient prêté leurs dépendants se liguèrent pour la vengeance. Son domaine fut razzié à plusieurs reprises. Rien ne fut épargné. Ses femmes et ses filles furent violées, y compris moi, mais personne ne sut jamais que ça m’était arrivé: dans ma fuite à l’approche des assaillants, je n’avais pas pris la même direction que les autres femmes de la maisonnée. Je me suis faite rattraper et violer, mais aucun des miens n’a vu cette disgrâce, et je n’ai rien révélé. Les huttes des serfs de mon père furent brûlées, et certains d’entre eux furent capturés et emmenés en esclavage. Plusieurs captifs étaient consentants, parce qu’il valait mieux pour eux de servir ailleurs et survivre plutôt que de rester attaché au domaine sinistré de mon père.

Si mon père ne perdit aucune de ses vaches en raison de la sécheresse et des razzias, c’est que les vaches se trouvaient loin, très loin. Les vaches sont des biens mobiles. Pour les sauver quand les pâturages et les abreuvoirs se dessèchent il suffit de prolonger la transhumance, et au besoin, de pousser les bêtes plus loin que les pâturages habituels de saison sèche. C’est ainsi qu’après deux années de sécheresse, mon père retrouva toutes ses vaches et tous ses bouviers quand le ciel redevint plus clément. Mais il n’était pas au bout de ses peines. Une année après la sécheresse, une peste bovine ravagea ses troupeaux. Pour garder ses kraals remplis, et assurer à sa nombreuse progéniture la mesure quotidienne de lait, mon père fut obligé de reprendre à ses serfs les bêtes qu’il leur avait prêtées. Cette mesure impopulaire ne servit à rien: elle ne fit qu’alimenter l’épidémie dont ses kraals étaient devenus les foyers les plus virulents! Après la désolation causée par la sécheresse et les razzias, ce nouveau malheur était de trop. Il fallait arrêter le désastre au plus vite. C’est pourquoi mon père, qui n’avait que mépris pour les devins, fut quand même acculé à recourir à leurs services. Il leur demanda d’identifier la cause des catastrophes qui affligeaient son domaine. Or, parmi eux, il y avait des amis ou proches parents des faiseurs de pluie que mon père avait mis à mort. D’autres avaient perdu leurs biens, ou encore des membres de leurs familles, au cours des razzias punitives que la ligue des potentats offensés avait infligées à mon père. D’autres avaient dû rétrocéder les vaches que mon père leur avait prêtées. En faisant appel au service des devins, mon père s’exposait à leur revanche. Il ne pouvait même pas jouer certaines familles les unes contre les autres: il les avait toutes humiliées ou traitées sans ménagement.

Une rébellion violente et organisée n’était pas à craindre: dans le fief de mon père comme dans toutes les seigneuries, il n’y avait jamais eu de révolte des serfs. Ceux-ci acceptaient leur sort, et avalisaient la hiérarchie des castes. Tous acceptaient que la vache soit sans prix. Mon père ne pouvait être délogé de sa position par ses dépendants: c’était impensable. Il ne pouvait être déchu qu’à la suite d’une défaite lors d’une guerre l’opposant à d’autres seigneurs. Mais ses devins n’étaient pas sans moyens. Ils décidèrent de le frapper là où la peine infligée ferait le plus mal.

Après avoir consulté les esprits pendant trois jours, les devins se présentèrent devant mon père pour lui remettre un verdict unanime et sans appel. Ils lui dirent sans ciller que son arrogance était l’unique cause de ses malheurs. Il avait nargué les esprits en donnant à sa fille un nom indécent qui exalte sa beauté, malgré les protestations de ses conseillers. Il avait offensé les ancêtres en traitant ses dépendants, et même des étrangers, d’une manière inutilement cruelle. Pour restaurer l’harmonie entre ceux qui sont sous terre, ceux qui sont dans les eaux, ceux qui sont dans les airs et ceux qui sont sur terre, il n’y avait qu’une solution: mon père devait abandonner sa fille Malibori. Il n’exigèrent pas que je sois égorgée ou étouffée, puis offerte en sacrifice; je devais être chassée du pays et confiée à la forêt. Brisé, mon père ne put se résoudre à défier le verdict. Si le prix à payer pour sauver ses vaches était de me livrer aux devins qui me conduiraient aux frontières de son fief et m’ordonneraient de m’enfoncer dans la forêt pour un voyage sans retour, il était prêt à payer ce prix. Dès le lendemain, du sommet des collines de la seigneurie, des messagers-crieurs annoncèrent la sentence qui me condamnait pour sauver mon père, ses troupeaux et son fief. Des flancs des collines le message fut renvoyé en écho, crié par des voix puissantes:

Malibori, la parfaite, sera livrée à la forêt. Les esprits la réclament pour faire cesser les désastres qui s’abattent sur la seigneurie. Demain soir, au son du tam-tam, les devins accompagneront Malibori jusqu’à la limite des champs et des pâturages. Après demain, qui trouvera Malibori en deçà de la frontière devra la tuer. Qui la trouvera et l’épargnera sera lui-même puni de mort.

À seize ans, j’étais mûre pour l’alliance, et les candidats se seraient bousculés pour m’avoir si les déboires de mon père n’avaient pas ruiné mon destin. Je devais donc être mariée à la forêt. J’avais les poignets liés devant moi quand les devins m’abandonnèrent en pleine nuit, au fond des bois, pas très loin des champs et des pâturages. La corde qui entravait mes mains n’était pas dure à rompre: elle ne devait pas m’empêcher d’avoir les mains libres une fois dans la forêt, mais seulement éviter une fuite avant d’atteindre la forêt. S’ils avaient voulu me paralyser complètement, c’est derrière mon dos que les devins m’auraient ligoté les poignets. Les devins auraient même pu me détacher avant de partir, mais ils étaient pressés de regagner les lieux habités: ils avaient plus peur que moi du silence nocturne de la jungle. J’ai grignoté la corde pour me libérer: mes jeunes dents étaient assez solides. Je n’ai pas bougé de l’endroit où l’on m’avait laissée: j’ai attendu que le jour se lève. J’étais terrorisée, mais déterminée à m’éloigner du domaine maudit de mon père. Par miracle, aucun lion, aucune hyène, aucun léopard ne m’attaqua au cours de cette nuit de tous les dangers. Les fauves n’avaient pas faim: ils se régalaient des vaches terrassées par l’épidémie, et que même les parias n’osaient manger.

Dès l’aube, je me mis à marcher, droit devant moi, aussi vite que mes pieds me le permettaient. J’avais moins peur des prédateurs de la jungle que des dépendants de mon père, qui avaient reçu l’ordre de me tuer s’ils me retrouvaient. Je n’avais pas fait une longue distance lorsque, tout à coup, une voix nasillarde appela mon nom:

— Malibori, Malibori, n’aie pas peur! Si tu m’entends, réponds-moi. Je suis Kagabo, le serviteur de ton père. Je ne te veux aucun mal. Je veux t’aider.

Sidérée, je me suis immobilisée. J’avais peur de n’avoir entendu que mes propres souhaits. J’avais tellement besoin d’aide. Je parvenais mal à tracer un chemin à travers cette végétation épaisse. Mais je redoutais que mon père n’ait envoyé ce paria, son tueur à gage, pour abréger ma peine. Après quelques instants, la voix se remit à m’appeler:

— Malibori, Malibori, c’est moi Kagabo. Personne ne m’envoie pour te tuer. Personne ne peut te tuer si tu ne reviens pas vers les champs et les pâturages.

Je me suis souvenue que de fait, les crieurs n’avaient pas mentionné de poursuite dans la forêt. Quand, pour la troisième fois, Kagabo m’appela, je répondis:

— Kagabo, je t’ai entendu, mais j’ai eu peur. Je suis là, j’avance péniblement. Mais comment pourrais-tu m’aider, et pourquoi le ferais-tu?

— Attends-moi, je t’expliquerai. N’aie pas peur! J’attendis, et Kagabo ne mit pas longtemps à me rattraper. Je le connaissais bien sûr. Il répondait aux convocations de mon père quand ce dernier avait une sale besogne à faire exécuter. Il revenait quelques jours après la convocation pour la reddition des comptes. Souvent, il venait au kraal de mon père, chargé de cuisses de buffles, d’antilopes ou de sangliers. Kagabo était un grand chasseur, et mon père qui n’aurait jamais tué une de ses vaches pour la faire bouillir, aimait pourtant la viande. Kagabo l’approvisionnait. Je n’avais jamais parlé à ce pygmée: la fille du chef ne pouvait adresser la parole aux parias, ni s’approcher d’eux de trop près. Mais là, je n’avais pas le choix. S’il voulait m’aider, je ne pouvais qu’accepter son offre.

— Je suis un chasseur, et je connais la forêt, me dit-il. Dans la direction que tu as prise, c’est impossible d’atteindre les clairières. Viens par là et je t’indiquerai des chemins plus faciles à suivre.

— Pourquoi m’aides-tu, Kagabo? Entre toi et moi, il ne devrait pas y avoir de connivence! Entre une princesse et un paria, aucun commerce n’est permis; aucune proximité n’est tolérée. Pourquoi te mets-tu en danger. Tu connais la cruauté de mon père! S’il apprend que tu t’es approché de moi, et en plus, pour me soustraire au sacrifice nécessaire, il te mettra à mort.

— Ton père n’apprendra rien. Et je ne suis pas certain qu’il me tuerait s’il apprenait que je suis allé à ton secours. Peut-être qu’il me donnerait une vache. C’est la mort au cœur qu’il t’a livrée aux devins. Et je sais qu’il aura du chagrin et qu’il portera ton deuil jusqu’à la fin de ses jours.

Après un court silence, Kagabo poursuivit:

— J’ai entendu les crieurs. Puis j’ai guetté le passage des devins. Je les ai vus te pousser devant eux, les mains liées. Je vous ai poursuivis sans me faire voir: c’était facile, puisque la lune éclairait la nuit. J’ai vu où ils t’ont abandonnée, et je savais que tu n’irais nulle part avant le lever du jour. J’ai donc attendu moi aussi, mais je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, il faisait jour depuis longtemps. J’ai eu peur de ne pas te rattraper, mais les traces étaient claires.

— Si tu n’as pas l’intention de dire à mon père que tu m’as sauvée en vue d’obtenir une éventuelle récompense, dis-moi, Kagabo, quel profit tireras-tu de la peine que tu auras prise pour moi? Tu sais que je n’ai rien à t’offrir. J’ai été chassée les mains vides: telle est la loi! Dis-moi pourquoi tu tiens à m’arracher des griffes du lion, en risquant de t’attirer la colère des esprits qui m’ont réclamée comme victime.

Kagabo sourit, mais avant de répondre, il se raidit. Il porta la main à son carquois, en retira deux flèches et arma son arc. Il me toucha pour la première fois et j’eus un mouvement de recul: une princesse ne se laisse pas toucher par un paria. Mais je ne pouvais lui échapper. Il me saisit par la nuque, m’obligea à me coucher à plat ventre, et m’intima l’ordre de ne faire aucun bruit. J’obéis. Puis j’entendis un bruit dans les feuilles. Quelque chose d’assez lourd avançait vers nous. Kagabo ne bougeait pas. La chose avançait toujours et n’était maintenant qu’à quelques pas. Une flèche siffla. Je relevai lentement la tête, et je vis la bête affolée courir en zigzaguant. La corde se détendit encore et la deuxième flèche atteignit la cible en plein cœur. L’antilope s’écroula dans son sang. Kagabo dépeça la bête, retira soigneusement les deux flèches et les remit dans le carquois. Il garda la peau qui devait servir de contenant pour les morceaux qu’il déciderait d’emporter: les pattes, le cœur, les poumons et le foie. Il lia les bouts de la peau et mit le paquet sur sa tête. Il abandonna le reste de la carcasse.

Nous avons marché jusqu’à la tombée de la nuit, puis Kagabo s’arrêta au bord d’un ruisseau qui courait dans la forêt. Il déposa son fardeau par terre et me fit signe de m’asseoir. Il tira de son sac deux morceaux de bois sec qu’il frotta l’un contre l’autre jusqu’à produire du feu.

— Je sais que tu as faim depuis longtemps mais quand j’ai tué l’antilope, nous n’étions pas encore assez loin dans la forêt et je ne pouvais faire du feu sans éveiller l’attention: les dépendants de ton père auraient vu la fumée monter de la forêt. Ils auraient deviné qu’il y avait quelqu’un avec toi, parce que dans les kraals de ton père, on ne vous a pas appris à produire du feu. On ne vous a pas appris non plus que la viande peut se manger crue. J’avais faim moi aussi, mais nous devions nous éloigner le plus possible des endroits habités pour pouvoir griller la viande sans danger.

Pendant qu’il parlait, il avait défait la peau de l’antilope et pris quelques morceaux qu’il mit à rôtir sur le feu. Quand on eut fini de manger, il coupa une grande feuille de colocase sauvage, prit de l’eau au ruisseau et me fit boire avant de se désaltérer à son tour. Je croyais qu’il avait oublié la question que je lui avais posée avant l’apparition de l’antilope. Je fus étonnée quand il me répondit:

— Je ne suis pas seulement un paria, un tueur à gage et un chasseur. Je suis aussi un grand devin, comme beaucoup de ressortissants de ma race. Je sais que les devins de ton père n’ont pas obéi aux esprits, mais à leur ressentiment. Ils en veulent au maître cruel, et c’est pourquoi ils l’ont contraint à livrer ce qu’il avait de plus cher au monde, après ses troupeaux. Je n’ai donc pas violé la volonté des esprits et des ancêtres en choisissant de t’aider et je ne m’expose pas à des représailles de leur part. Je ne cherche aucune récompense. Même un paria, même un tueur reste un humain. Et le pire des humains se précipite dans la rivière quand il voit un nourrisson en train de se noyer.

Je n’ai rien ajouté: il n’y avait rien à ajouter. Un paria m’avait touchée, et j’avais même mangé avec lui. Selon les coutumes, je ne pouvais plus retourner en arrière et reprendre mon rang. Pour moins que cela, bien des filles de haute naissance avaient été obligées d’épouser des Pygmées. Celles qui, sous la menace de l’orage, se précipitent dans la hutte de l’un de ces hommes de petite taille pour se mettre à l’abri sont condamnées à y rester pour avoir contracté une souillure indélébile. Impossible de nier le fait: la fille savait que le Pygmée chez qui elle était entrée par inadvertance la tenait! Si elle rentrait chez elle, le Pygmée n’hésitait pas à revendiquer son dû en révélant qu’elle était entrée chez lui. La parole du paria pouvait prévaloir sur la sienne, et avant d’être remise à l’intouchable, elle risquait de subir un châtiment pour s’être mêlée aux purs après être tombée dans l’impureté. Redoutable revanche de ces Pygmées qu’on tient pour des sous-hommes, mais qui peuvent, dans certaines circonstances, s’emparer même des princesses.

Pendant que je tournais et retournais ces idées dans ma tête, Kagabo avait entrepris de construire une petite hutte de branchages. À l’intérieur, il accumula des feuilles mortes pour faire une sorte de litière. Il me dit qu’il fallait dormir puisque de nuit, il était inutile de poursuivre la marche: il n’y verrait rien. Sans attendre ma réponse, il entra dans la hutte, s’étendit, et ne tarda pas à s’endormir. Effrayée par la nuit, j’ai pris mon courage dans mes mains, et je suis entrée à mon tour dans la hutte. Il y avait assez d’espace pour que deux personnes y dorment sans se toucher. Le bruit des feuilles sous mes pas le réveilla en sursaut. Il prit son arc mais, affolée, je me suis jetée sur lui en criant: «Ce n’est que moi, ne tire pas!» Il reprit conscience, et se mit à me gronder doucement, sans élever la voix, en essayant de se dégager de mes bras.

— C’est trop tard, Kagabo! Tu m’as déjà touchée quand tu m’as immobilisée par terre pour que je ne fasse pas fuir le gibier. J’ai mangé avec toi, et j’ai bu dans la même feuille de colocase sauvage. Tu n’as pas cherché à me violer alors que j’étais sans défense. Je suis noble, mais cela ne m’a pas évitée d’être livrée à la forêt. On dit que tu es un paria, un sous-homme, mais toi seul as osé t’opposer à l’injustice qui me fut faite. Tu es plus homme que tous ceux qui te traitent de sous-homme.

Il était raide dans mes bras et il me tournait le dos. Je ne pouvais pas voir ses yeux, mais je sentais bien qu’il était pris de court. Il tremblait, non de froid ou de peur, mais de nervosité. Je n’ai pas lâché prise. Je l’ai serré contre moi, comme un bébé, jusqu’à ce que son corps trapu et musclé se détende. J’ai attendu qu’il se retourne vers moi, mais il n’en fit rien. J’ai alors décidé d’être plus entreprenante. J’ai pris dans ma main son sexe déjà raide, et il s’est laissé faire. Il n’a pas résisté quand je l’ai tourné vers moi. Tout le reste a suivi sans peine. Dans une hutte de branchages, sous la forêt dense, les deux extrêmes, moi, la princesse et Kagabo, le paria, nous nous sommes unis en des noces sauvages, avec une intensité qui m’était jusqu’alors inconnue. Les guerriers m’avaient violée au cours du raid punitif contre mon père. D’autres hommes de ma caste m’avaient déjà connue. Trop belle pour passer inaperçue, je ne me suis pas refusée à tous. Mais aucun de ces rapports à la sauvette, avec des affamés pressés, ne ressemblait à ce qui m’arrivait cette nuit. J’ai aimé Kagabo, longuement, profondément, de tout mon être, et il ne m’a pas déçue! Une fois comblée, je n’ai ressenti aucune honte ni aucune souillure.

Le lendemain, nous avons marché sans arrêt. Nous avons mangé le reste de la viande rôtie la veille, sans nous asseoir pour prendre un repos. Au coucher du soleil, Kagabo trouva encore une clairière avec un point d’eau. Il fit du feu, et mit à rôtir une quantité de viande pour le repas du soir et celui de la journée du lendemain. Il construisit une hutte de branchages, et comme la nuit précédente, je me suis abandonnée à lui, à plusieurs reprises. Le troisième jour de marche fut différent. J’étais habituée à la forêt, et avec Kagabo à mes côtés, j’avais l’impression que je pourrais, comme dans la nuit des temps, marcher même des lunes dans la pénombre des grands arbres, vivant du gibier, des racines et des baies sauvages, dormant dans les clairières en entourant de mes bras et de mes jambes cet homme infatigable dont je me sentais à la fois mère et compagne. Mais avant que le soleil ne se couche pour la troisième fois, Kagabo s’arrêta, mit quelques provisions dans des feuilles sauvages et me tendit le paquet.

— Nous avons traversé la forêt, me dit-il. Il faut que tu continues toute seule. Marche droit devant toi en suivant ce sentier qui mène à un pays habité. De l’autre côté de la forêt, les gens me connaissent. Ils savent que je suis un paria. Personne ne doit me voir avec toi. Si tu gardes le secret, personne ne saura, et personne ne fuira à ton passage: tu resteras princesse!

Sans attendre de réponse, Kagabo rebroussa chemin. Je l’ai regardé disparaître dans les arbres, puis j’ai repris ma route. Je n’ai pas marché longtemps avant qu’un pays nouveau s’offre à mes yeux, dans la lueur du soir. Le pays était beau. Les collines étaient fertiles, et les huttes semblaient prospères. Je me suis arrêtée à la première hutte qui se trouvait sur mon chemin, et j’ai demandé l’hospitalité. À ma grande surprise, il n’y avait qu’une vieille dame dans la hutte. Elle me fit signe d’entrer, elle chauffa de l’eau pour me permettre d’ôter la sueur parce qu’elle avait remarqué que je venais de loin. «Lave-toi tout le corps», me dit-elle, comme si j’étais sa petite-fille. Puis elle me donna du beurre pour assouplir ma peau fatiguée. Elle me nourrit à la semoule de sorgho accompagnée par de la viande de buffle. Seulement après, elle se mit à m’interroger.

— Que s’est-il passé pour qu’une fille si belle se mette à courir le pays toute seule?

J’acceptai le compliment, et je me mis à tout raconter, sauf l’intervention de Kagabo:

— Je ne suis pas de ce pays, je sors de la forêt. J’ai marché pendant trois jours, en me nourrissant de racines et de baies sauvages, parce que mon père m’a chassée. Pour sauver ses troupeaux ravagés par la peste bovine, les devins lui ont dit qu’il lui fallait se débarrasser de moi, parce que j’étais la cause de ses malheurs. Les esprits en colère lui reprochaient ma trop grande beauté, et surtout, le nom provoquant qu’il m’a donné.

— Et quel nom t’a-t-il donné, ma fille?

— Il m’a appelée Malibori, le nom d’une vache sans pareille qu’il venait de perdre dans un accident.

— Et veux-tu garder ton beau nom?

— Oui, parce que je n’ai plus rien à perdre.

Elle m’examina de ses yeux intelligents. Longtemps, elle me dévisagea en silence, sans se soucier de mon embarras. Je commençais à avoir peur quand elle me rassura par un sourire satisfait.

— Tu garderas ton nom, et je te marierai sans exiger de dot. Maintenant, il est temps que tu te reposes. Tu as l’air si épuisée. Dors paisiblement!

Elle me montra une litière à même le sol, près de l’âtre. J’ai dormi d’un trait toute la nuit et toute la journée suivante. Peut-être qu’elle eut peur que mon sommeil ne s’éternise. Elle me réveilla vers le soir et me fit sortir de la hutte. Je me suis confondue en excuses, mais la vieille dame m’a calmée: selon elle, si j’avais dormi si longtemps, c’est que j’en avais besoin. Puis elle appela un nom, et un très bel homme sortit de derrière l’enclos.

— La paix, me dit-il, en guise de salutations.

— La paix! répondis-je, un peu timidement.

Puis il se tut. Il me dévorait des yeux, mais j’étais habituée à être déshabillée par le regard des hommes. Toutefois, celui-ci ne me dévisageait pas avec la convoitise qui se lisait dans les yeux des hommes de mon pays. Il admirait mes traits et mes formes, mais sans manquer de respect, et sans avoir l’air de se rendre compte qu’il me regardait intensément. Il était nettement plus âgé que moi, mais il y avait quelque chose d’adolescent dans son regard, quelque chose d’indéfinissable. Peut-être n’avait-il pas encore été assez trempé au contact avec les femmes: il y avait en lui des survivances de la naïveté et de la timidité des vierges.

— C’est mon fils unique, dit la vieille!

Je compris tout à coup ce que la vieille dame m’avait dit la veille. Je garderais mon nom parce qu’il me convenait bien. Elle me marierait sans dot, parce qu’elle avait un candidat dont elle ne réclamerait rien: son propre fils! J’étais à elle parce qu’elle me considérait comme une enfant trouvée; elle m’avait accueillie et personne ne me réclamerait. Je n’étais pas fâchée: son beau jeune homme ne me déplaisait pas du tout, et pour assurer ma sécurité, j’étais prête à avaliser ce plan. La vieille continua les présentations:

— Il est rentré tard hier soir, et tu dormais déjà. Je lui ai raconté le peu que je sais de toi, mais j’ai oublié de lui dire que tu étais très belle et de le mettre en garde pour qu’il contrôle ses yeux. Je croyais avoir passé assez de temps dans sa jeunesse à lui apprendre la politesse et les règles de la modestie.

Le jeune homme éclata de rire. Il rit jusqu’aux larmes. S’étant repris, il s’excusa auprès de sa mère et auprès de moi.

— Mère, pardonne-moi d’avoir transgressé les règles de la modestie, mais je n’ai pas fait exprès. C’est tout de même un peu ta faute: tu viens de l’avouer. Tu ne m’as pas dit qu’elle est certainement la plus belle femme qui court sous le ciel. Malibori, excuse-moi de t’avoir peut-être embarrassée: mes yeux te fixaient mais mes pensées étaient ailleurs. Je me demandais comment cela se pouvait! Même dans un pays maudit, il devrait se trouver au moins un homme, un seul preux, prêt à tout risquer, même sa vie, pour sauver d’une mort probable la plus belle femme qu’Imana notre Dieu ait créée.

Il s’arrêta, transpercé par le regard de sa mère, qui pensait qu’il y allait trop vite et trop fort. Il venait de parler sans mesure et sans retenue. Moi, j’aimais cette franchise brutale, cette sincérité du regard et des propos. Je compris qu’il m’avait déjà conquise, mais j’allais devoir attendre car, bien que tenté, Bitera — c’était son nom — m’évita pendant toute une semaine. Dans la grande hutte confortable qu’il avait construite de ses propres mains, il avait sa propre chambre. Je croyais qu’une nuit, quand sa mère serait endormie, il viendrait me visiter sur la pointe des pieds, mais il n’en fit rien. Chaque matin, je me réveillais tard pour avoir trop attendu qu’il vienne avant d’être vaincue par le sommeil. Et quand je me levais, il était déjà parti et il ne revenait qu’à la tombée de la nuit, pour le repas du soir. Curieuse, j’ai demandé à sa mère ce qu’il pouvait bien faire pendant ces longues absences. Elle m’apprit qu’un jour sur deux, il gardait les troupeaux du roi, et que le reste du temps il allait à la chasse ou travaillait dans sa vaste bananeraie.

Le vin de banane ne manquait jamais dans sa maison. Moi, je n’étais pas habituée aux mœurs alimentaires de ceux qui savent traire la bananeraie. À vrai dire, aux repas, je buvais surtout de l’eau et juste un peu de vin de banane par respect pour mes hôtes. Après trois jours, j’étais devenue assez familière avec la vieille pour lui avouer que j’avais envie de boire du lait. Elle se confondit en excuses pour n’y avoir pas pensé toute seule alors qu’elle connaissait mes origines.

— Demain, Bitera te trouvera du lait, et tu en auras tous les jours. Nous ne serons pas obligés de quémander, parce que nous avons quelques vaches dans le troupeau du roi. Bitera ne veut pas, et ne peut pas les amener ici, dans son propre enclos parce qu’il n’y a personne pour nettoyer l’étable et ramasser la bouse chaque matin. Je suis trop vieille pour y parvenir toute seule, et mon fils, toujours absent ne pourrait pas s’occuper de ce travail de femme même s’il le voulait.

J’eus du lait! Un jour, je constatai que la vieille dame ne me permettait de sortir que quand elle était bien certaine que personne ne me verrait. Elle me poussait au fond de la hutte dès que quelqu’un s’annonçait à l’entrée de l’enclos. Elle avait sûrement peur de me perdre, et je commençais à me sentir en prison. Elle n’acceptait même pas que je l’aide en allant puiser de l’eau à la source. Il fallait mettre fin à cette situation. J’étais d’ailleurs convaincue que les absences de Bitera avaient aussi une autre raison que la vieille voulait me cacher: ma beauté l’agressait. Il me fuyait pour ne pas s’exposer à brûler en ma présence, car sur ce point, les hommes sont bien plus fragiles que nous. Pour régler son problème et le mien, je devais agir promptement, mais avec tact. Après une semaine, j’étais assez sûre de moi pour prendre l’initiative. C’est à la vieille que je me suis adressée:

— Mère, si tu me veux comme bru, sache que je considérerai cela comme un honneur.

Elle ne s’attendait pas à ce que je me propose moi-même. Pendant un court instant, prise de court, elle garda un silence gêné. Puis, lentement, en cherchant ses mots, elle se mit à m’expliquer les raisons de son hésitation et de la distance que son fils gardait envers moi.

— Tu as déjà constaté que nous ne sommes pas de ta caste. Tous ceux qui te verront nous regarderont de travers parce que cela ne se fait pas. Ils penseront que nous t’avons séquestrée et endommagée pour que tu ne nous échappes pas.

J’ai éclaté de rire, jusqu’aux larmes! Je pensais à Kagabo et aux noces sylvestres que nous avions consommées pendant deux nuits entières. Je ne pouvais bien sûr pas révéler à la vieille ce qui provoquait mon hilarité. Pour qu’elle ne me trouve pas folle, j’ai dit, de façon véhémente et convaincante:

— Ma caste est le cadet de mes soucis! Ma caste n’a pas empêché les devins de me livrer à la forêt en pleine nuit. Je ne me sens d’aucune caste, ici ou ailleurs. Ma caste ne me récupérera pas dans ce nouveau pays. Pour ma caste, je suis morte!

Elle me regarda avec tendresse, et dès ce moment, je sus que j’avais gagné. Elle était prête à affronter les reproches non formulés. Elle était prête à encourager son fils à me prendre pour femme, et elle le fit le soir même. J’ai donc quitté ma litière près de l’âtre pour rejoindre Bitera dans son lit. Au premier contact, il tremblait, mais j’avais tout mon temps pour l’éduquer et faire de lui un homme qui peut. Après quelques lunes, je sus que j’étais enceinte. L’enfant que je portais pouvait très bien avoir été conçu dans la forêt. Quand je fus à terme, j’accouchai d’un garçon. Il était beau. Il me ressemblait. Mais dès le premier coup d’œil, je sus que Kagabo était son père. D’autres enfants suivront: six en tout. J’en ai perdu deux, et parmi les cinq qui me restent, au moins deux sont de Kagabo. En me laissant au seuil du pays habité, Kagabo m’avait bien dit qu’il connaissait ce pays. Quand il a voulu me revoir, il n’a pas eu de difficultés à localiser la hutte où j’avais trouvé refuge, et la source où, un soir, il me surprendrait quand j’irais toute seule puiser de l’eau. Je n’ai pas voulu éteindre le feu qui couvait encore sous les cendres. Je ne me suis pas défendue contre cet homme courageux qui m’avait sauvé la vie. À maintes reprises, j’ai séjourné dans la forêt avec lui, parfois pendant des semaines.

J’ai fait souffrir Bitera. Non pas qu’il ait soupçonné ou deviné quoi que ce soit de mes infidélités: il me croyait quand je lui disais que j’avais retrouvé ma famille d’origine, et qu’après la mort de mon père, ses héritiers m’acceptaient comme sœur. C’était d’ailleurs vrai. Il ne s’étonnait pas que je ne l’invite jamais à rencontrer sa belle-famille: il ne pouvait payer les dix vaches que je valais. Il ne s’étonnait pas non plus que je ne prenne jamais mes enfants pour leur montrer leurs oncles et leurs cousins: n’ayant pas reçu de dot, mes frères auraient pu garder ces enfants en otage comme la coutume les y autorisait. Le malheur de Bitera avait une autre source: ni lui, ni sa mère n’ont jamais réussi à me plier aux tâches échues aux femmes serves. Ils ont surestimé ma capacité d’adaptation. J’ai pourtant essayé, mais j’ai échoué. Bitera a dû assumer toutes les tâches: la corvée due aux maîtres, l’entretien de la bananeraie, puis, à la maison, les tâches masculines comme féminines. Il est vite devenu la risée de l’entourage, mais il est resté amoureux comme au premier jour de notre rencontre et, à cause des enfants, il ne m’a pas chassée et n’a jamais cherché à épouser une autre femme.

J’ai eu moins de chance avec les enfants qu’avec celui qui se croyait leur père à tous. Ils m’ont détestée dès leur jeune âge, surtout les deux filles. Avant de mourir, leur vieille grand-mère leur a donné l’éducation qui convenait aux femmes de leur condition. Elle leur a appris à me mépriser, et de fait, elles m’ont vite surpassée dans l’habileté aux tâches ménagères. En grandissant, elles ont libéré Bitera des tâches infamantes. On dirait même qu’elles pressentaient que ma vie avait été bien plus anormale qu’il n’y paraissait. Malgré cet échec, j’ai accompli un exploit secret: j’ai mélangé toutes les castes au creuset de ma matrice. Je ne me sens pas maudite, ni même simplement coupable d’avoir tout réconcilié en moi, dans ma chair.