4. Récit de Nahamira

Je suis la petite-fille de Bitera et de Malibori. Je suis l’aînée de leur première fille, morte quand je n’avais que douze ans. J’ai rêvé qu’elle allait mourir alors que rien ne le laissait présager. J’ai vu, en songe, les fossoyeurs enrouler son corps sans vie dans une natte, nouer les deux bouts, soulever le paquet pour l’emmener vers la tombe déjà creusée dans un coin de l’enclos familial. Je me suis réveillée en sueur, terrorisée, mais la nuit n’était pas suffisamment avancée pour que je me lève. Je me suis convaincue qu’il s’agissait d’un cauchemar, comme il en arrive à n’importe qui. Je me suis calmée et j’ai retrouvé mon sommeil, mais le rêve est revenu, plus clair et plus détaillé. Cette fois, je reconnaissais les visages des fossoyeurs et des pleureuses, la longueur de l’ombre, la profondeur de la tombe, le frisson des grandes feuilles de bananier caressées par la brise, la couleur noire des pâturages brûlés avant la saison des pluies pour que l’herbe tendre accueille les troupeaux au retour des transhumances.

Le lendemain, je n’ai parlé à personne de mon cauchemar. J’étais sûre qu’il ne s’agissait pas d’un cauchemar normal, mais d’une terrible prémonition. Ma mère me surprit à l’observer intensément. Elle inventa sur-le-champ une corvée à m’assigner pour punir ce manque de vertu: «À la source, me cria-t-elle! Prends une cruche et va puiser de l’eau au lieu de me regarder comme si je venais de tomber du ciel ou de surgir du sous-sol. Et retiens ceci, ma fille: une enfant bien éduquée baisse les yeux en présence des adultes.» Bien évidemment, j’ai obéi à cette femme si impérieuse, si sûre d’elle-même, et si belle. Comment aurais-je pu lui annoncer sa propre mort? Elle ne m’aurait pas crue, et pour arrêter ce qu’elle aurait pris pour un délire, elle m’aurait administré une fessée. Sa force de caractère m’impressionnait. Je l’avais souvent vue tenir tête à mon père, et à d’autres hommes, de façon si peu commune dans les mœurs des femmes: sans détours et même en public! J’avais envers elle des sentiments très mêlés. Je crois qu’elle m’effrayait et que je l’admirais, mais encore aujourd’hui, il m’arrive d’être jalouse d’elle, tout comme de ma tante et de ma grand-mère: ces femmes avaient une force de caractère que je n’ai pas.

J’ai trois sœurs et un frère difforme et muet. On disait que ce petit garçon était devenu infirme à la suite d’un sort que lui avait jeté grand-mère Malibori, pour se venger de sa fille qui ne l’avait jamais aimée. Ma mère n’a pas confirmé cette rumeur, mais c’est vrai qu’entre les deux femmes, il y avait une haine farouche. Nous n’avons pas été cajolés et choyés par grand-mère comme tous les petits-enfants que je connais. Mais à qui la faute? Je n’ai pas été repoussée ou maltraitée par grand-mère, mais je n’ai pas été encouragée par ma mère à devenir familière avec sa propre mère. Il me semble qu’il y avait une entente tacite entre les deux, une frontière à ne pas franchir: grand-mère ne devait pas nous approcher. Par contre, grand-père était tout à tous. Il était le pont entre tous les membres de sa famille, mais les ponts sont faits pour être piétinés! Il y avait dans ses yeux une incurable tristesse.

Il y a maintenant plus de dix ans que Bitera et Malibori sont morts, à trois jours d’intervalle. À cette occasion aussi, à cause de ce funeste don qui me permettait de voir arriver le malheur, de le sentir dans mes veines, dans mes os, j’ai vu d’avance comment mes grands-parents finiraient leurs jours. Mais je n’en ai parlé à personne. D’habitude, ceux qui perdaient un membre de leur famille consultaient toujours un devin pour trouver le coupable: on ne meurt pas sans être tué. Mais je savais que personne n’irait voir le devin pour découvrir le jeteur de sort qui aurait tué mes grands-parents. Ils sont morts de la plus naturelle des morts: de vieillesse. Pourtant, je ne me suis pas remise de la perturbation que m’a causée un détail des circonstances de leur trépas: le peu de temps qui s’est écoulé entre le départ de la vieille et l’extinction du vieux. Trois jours! On dit que le vieillard a été foudroyé par le chagrin. C’est bien possible, mais c’est exactement cela que je ne comprends pas: qu’il ait aimé cette femme à en mourir, qu’il l’ait aimée à ce point, depuis sa jeunesse, jusqu’à ce qu’il soit devenu centenaire. Ce genre d’attachement n’existe habituellement qu’entre une femme et ses enfants, et même là, c’est très rare. Presque toutes les mères survivent à la perte de leurs enfants. Je pense que si Malibori était morte beaucoup plus jeune, Bitera n’aurait pas eu la force de survivre. Ce que j’ai toujours redouté est peut-être vrai: je viens d’une famille maudite, excessive, incapable de prendre le chemin du milieu. Une femme ne devrait pas être tout pour un homme, ou l’inverse. Alors qu’un aveugle aurait pu constater que le ménage fonctionnait mal, Bitera n’a jamais songé à la seule solution raisonnable: trouver une femme moins étrange. Il aurait pu le faire sans chasser la première.

Je n’ai sûrement pas le tempérament de ma mère et de ma grand-mère. De ces femmes redoutables, je n’ai hérité que certains traits physiques. Je crois bien qu’il y a en moi une petite survivance des traits de caractère de Bitera, notamment sa tolérance allant jusqu’à la faiblesse. Mais je ressemble aussi à mon père: comme lui, je déteste les excès. Cela corrige peut-être les faiblesses que Bitera a pu me passer, et j’espère de toutes mes forces que la démesure et la déraison de mon aïeule et de ses filles n’ont pas épargné ma génération pour resurgir à la génération suivante: celle de mes enfants. Je préfère croire que les tares s’atténuent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de la source de contamination. Déjà, entre mon père et ma mère, les rapports étaient moins absurdes qu’entre Bitera et Malibori. Même si ma mère était dominatrice, mon père était assez fort pour la remettre à sa place quand il ne pouvait se permettre de perdre la face, par exemple quand elle l’attaquait en public. Il semble qu’au début ce fut pour elle une surprise: avant de l’épouser, elle avait sous-estimé sa capacité de faire face.

Quand ma mère est morte, mon père s’est remarié pour donner aux orphelins une autre mère qui s’occuperait d’eux. J’avais douze ans quand j’ai perdu ma mère. Pendant une année, en attendant que mon père trouve une autre femme, c’est moi qui veillais sur mes cadets; c’est moi qui portais le bébé sur mon dos, et qui le nourrissais au lait de vache. Ma tante, dont la hutte n’était pas loin, m’a beaucoup aidée. Parfois, mon père s’absentait pendant des jours pour la corvée des Blancs. Il devait aller loin pour tracer des routes ou construire des écoles, des hôpitaux ou des missions, et il ne pouvait rentrer chaque soir. Quand cela arrivait, ma tante venait passer les nuits avec nous. Elle disait que seuls, nous pourrions avoir des cauchemars à cause de la tombe de notre mère qui était dans l’enclos. À cette époque, même les chrétiens n’étaient pas enterrés dans des cimetières communs, mais c’est vrai que les chrétiens étaient rares dans la région! Ma tante nettoyait le kraal, s’occupait de nos champs et m’amenait chaque soir ce qu’il fallait pour la cuisine. Comme je ne pouvais à la fois garder les enfants et les vaches, ce sont mes cousins qui faisaient paître nos vaches.

C’est ma tante qui a suggéré à mon père la fille qu’il fallait pour se remarier. Au début, la jeune femme avait très peur que nous la rejetions ou que nous la traitions de marâtre. Mais elle n’était pas de l’acabit des marâtres: elle avait un cœur d’or. Je l’ai rassurée, et elle est vite devenue une autre mère pour mes cadets. Avec moi le rapport était moins clair. J’étais, bien sûr, la fille de son mari, mais elle n’avait que quelques années de plus que moi: cinq au maximum. Elle me considérait donc un peu comme sa petite sœur, et nous avons développé une connivence qui ne s’est jamais démentie: nous sommes encore les meilleures amies du monde.

Je me suis mariée à la hâte, à cause de la sœur qui vient immédiatement après moi. Nous étions belles, comme notre mère, comme notre grand-mère: tout le monde nous le disait. Mais ma sœur avait je ne sais quoi de plus que moi: elle fascinait les hommes. Elle fut demandée en mariage avant moi, mais mon père s’y opposa. La pauvre enfant passa des jours à me demander pardon, et je ne parvenais pas à lui faire comprendre que ce n’était pas sa faute. Je lui ai promis que si cela se reproduisait, je me battrais contre mon père pour qu’il la laisse partir. Cela n’a pas tardé à arriver, et j’ai plaidé pour elle, j’ai même enrôlé ma belle-mère pour qu’elle soutienne notre cause. La situation était dangereuse pour ma sœur: si la famille éconduisait trois ou quatre soupirants, le cinquième risquait de ne jamais se présenter, et ma sœur pouvait devenir vieille fille. Sur ce point, c’est l’opinion de ma tante qui a prévalu. Elle nous raconta qu’elle-même et sa sœur avaient repoussé plus de dix prétendants, et que cela ne les avait pas empêchées de se marier en temps opportuns. Heureusement pour nous tous, c’est moi que le prétendant suivant demanda en mariage. Et une année après, la main de ma sœur fut accordée au troisième qui risqua sa chance.

Quand j’ai épousé Gashikanwa, il venait de divorcer. Sa première femme avait été accusée de sorcellerie, et elle fut chassée avec ses deux filles. Je me suis trouvée pour la première fois dans un enclos sans vaches; pourtant, mon mari n’était pas pauvre: il avait une vaste bananeraie, et il gagnait beaucoup d’argent en vendant du vin de banane. Il possédait aussi des dizaines de chèvres et de moutons. Son père était un riche paysan. Ensemble, ils n’ont pas eu de difficultés à réunir la somme nécessaire pour acheter une génisse à donner comme dot pour avoir ma main. Plus tard, Gashikanwa devait m’apprendre que dans son lignage, il était interdit de posséder des vaches. J’ai dû renoncer au lait. Un jour, j’ai entendu le testament de l’ancêtre qui avait ordonné à ses descendants de ne jamais accepter le prêt d’une vache. Un frisson m’a parcouru: cet ancêtre était un rebelle! En interdisant les vaches, il interdisait la servitude; il posait entre ses fils paysans et les détenteurs du grand bétail une barrière presqu’infranchissable.

Je fis remarquer à Gashikanwa qu’en fait l’ancêtre n’avait pas interdit de posséder des vaches, mais seulement de les recevoir d’un détenteur de troupeaux. Ce qu’il avait interdit, c’était la servitude. Mon mari me jeta un regard sévère, sans pourtant m’intimer l’ordre de changer de sujet ou de me taire. J’eus peur de l’avoir offensé, mais je ne voulais pas m’avouer vaincue avant d’avoir épuisé mes arguments. J’ai donc relevé qu’il n’était pas nécessaire d’aller très loin pour trouver des Baranda qui possédaient des vaches, parfois des kraals plus grands que ceux de nombreux ressortissants de la caste des pasteurs. À la question de savoir comment ses cousins lointains avaient acquis ces troupeaux, Gashikanwa répondit sèchement et laconiquement qu’aucun d’eux n’avait violé le testament de Karanda. Sur le coup, je dus admettre que mon mari avait raison: je ne connaissais aucun membre de son lignage qui fut serf de l’un des grands pasteurs de la région. Avec un certain recul, j’ai compris comment ces hommes avaient procédé pour acquérir du grand bétail. La réponse à ma question se trouvait dans le non-dit: quelque part, certains Baranda avaient adopté le noble métier de voleurs de vaches. Il n’y avait pas d’autre explication possible. Je n’étais pas la première, depuis quatorze générations, à découvrir que le testament de Karanda pouvait être contourné sans être contredit. Longtemps avant que les Blancs n’introduisent dans le pays l’argent qui peut tout acheter, il était possible de se procurer des vaches autrement que par les contrats de servage.

J’aurais pu attendre le cadeau coutumier que mon père devait à son beau-fils: la génisse donnée en dot allait se reproduire, et la tradition exigeait que mon mari reçoive une génisse en retour. Mais Gashikanwa n’avait pas besoin d’attendre pour m’obtenir des vaches: il pouvait simplement les acheter. En insistant, je finis par le faire céder: il acheta une vache, puis une deuxième, puis une troisième. Mais il était mal à l’aise. Je l’entendais souvent expliquer à ses proches cousins que les temps avaient changé depuis que les Blancs avaient tout bouleversé, et que la vache elle-même était devenue un bien achetable, comme un mouton ou une chèvre. Il y eut des murmures, mais son argument était solide. Finalement, les vieux du clan se réunirent pour examiner l’affaire. Chacun d’eux répéta exactement ce que contenait le testament de Karanda et ils furent obligés de reconnaître que l’interdit ne frappait pas l’achat des vaches.

J’ai eu du lait pour mes enfants, mais cette histoire a failli provoquer un drame. Un très proche cousin de mon mari considérait que si on levait l’interdit, il fallait permettre à tout le monde d’acquérir des vaches, y compris par le bail. De fait, le servage n’était plus ce que l’ancêtre lui-même avait connu, les Blancs ayant provoqué l’assouplissement des liens de servage. De nos jours, aucune famille n’est véritablement esclave d’un détenteur de troupeaux. Aucun maître n’a le droit de vie et de mort sur ses dépendants, les prêts étant devenus pratiquement des dons. Aujourd’hui, la terre appartient aux occupants, et les vaches appartiennent à ceux qui les élèvent. Les propos de ce cousin n’étaient donc pas insensés, mais je me suis gardée de soutenir le récalcitrant. Il n’avait d’ailleurs besoin d’aucun soutien: il avait décidé de défier l’opinion de son clan, et il obtint une vache d’un grand propriétaire de troupeaux.

L’assemblée des vieux fut convoquée et la réaction fut foudroyante: le cousin fut contraint à remettre la vache. L’homme savait que s’il n’obtempérait pas, il pouvait être exécuté au poison et la justice officielle ne pourrait, faute de preuves, poursuivre et punir les responsables du crime. Mais les Baranda ont fait œuvre de sagesse: pour éviter au rebelle de récidiver, les membres les plus influents du clan se sont cotisés, certains en prenant sur leurs salaires, d’autres en vendant des chèvres, des moutons ou du vin de banane, et ils ont réuni la somme nécessaire pour lui acheter une vache et rétablir l’harmonie. Toutefois, c’était peut-être trop tard. Le cousin a eu sa vache, mais peu après, il a sombré dans la folie. Aucun médecin, aucun prêtre, aucun clairvoyant n’a réussi à lui rendre sa santé mentale. Ni l’hôpital des Blancs, ni la médecine des feuilles et des racines ne lui ont fait retrouver ses esprits. Voyant le triste état de leur frère, ses proches ont fini par raviver le totem du sanglier oublié depuis longtemps. Ils ont reconstruit la hutte votive. Ils ont supplié Karanda de pardonner ce que l’assemblée des vivants avait déjà pardonné, mais l’ancêtre en courroux ne les a pas écoutés. J’ai eu peur qu’on ne me rende responsable de ce désastre puisque c’est moi qui avais provoqué une entorse aux traditions des Baranda. Mais seul le forcené m’attaqua fréquemment dans ses discours délirants. Une fois, il a tenté de m’agresser physiquement pendant que je cultivais un champ non loin de sa hutte. Tout à fait par hasard, deux de ses frères se trouvaient dans les environs. Ils se sont jetés sur lui, l’ont maîtrisé et ligoté. Pendant quelques jours, il est resté attaché à un pieu fiché en terre à l’intérieur de sa hutte. Après cet incident, sa folie a changé de forme. Le délire verbal et les crises violentes ont cessé. Il est tombé dans une profonde hébétude pendant des années. Dès l’aube, il sortait de sa hutte et s’asseyait au même endroit, immobile au bord du sentier, jusqu’au soir, comme s’il faisait partie du paysage.

Je n’ai jamais connu ma belle-mère. Elle était sûrement formidable: quand mon mari dit qu’elle était «une vraie femme et une vraie mère», je comprends qu’il me la donne pour modèle! Malheureusement, elle s’est pendue dix ans avant mon arrivée dans ce clan. Elle venait de perdre trois de ses fils dans une épidémie de choléra et, pour ne pas assister à la mort du quatrième, elle s’arrangea pour le précéder. Mais c’est comme si, par ce geste, elle l’avait enfanté pour la deuxième fois: Gashikanwa se remit de ses fièvres et de ses diarrhées! J’ai connu mon beau-père, mais à peine. Il s’était remarié à une femme très jeune, et il avait engendré trois enfants de ce second lit: deux fils et une fille. Il mourut quelques lunes après mon entrée dans la hutte de son fils. Quelques lunes éprouvantes pour moi car, de nouveau, avant tout le monde, j’avais vu en songe mourir mon beau-père. Cette fois, ce n’était pas de nuit que la prémonition s’emparait de moi, mais n’importe quand et n’importe où: aux champs, à la source où j’allais puiser de l’eau, ou dans ma hutte pendant que je vaquais aux tâches domestiques; j’entrais en transe et je perdais connaissance. On me soignait et je me remettais, et les vieilles dames de l’entourage qui accouraient dès que cela m’arrivait étaient convaincues que j’étais possédée par les esprits. Elles n’ont pas tardé à me donner une initiation accélérée de sage-femme et de guérisseuse. Mais je me suis bien gardée de leur décrire mes terribles visions: elles en auraient conclu que mes crises n’étaient pas une bénédiction, mais le contraire. Moi-même, je ne me considérais pas comme privilégiée, je me sentais maudite. J’avais peur que mon mari ne soit effrayé par mon état et qu’un jour il décide de me renvoyer chez mon père et de réclamer le remboursement de la dot! Je compris bien plus tard pourquoi, sur ce point, je ne risquais rien du tout: mes transes m’assuraient au contraire une place de choix dans le lignage de mon mari. On croyait que j’avais hérité d’un don très ancien: celui que la prêtresse Inabaranda transmit à sa belle-fille!

Selon la tradition, mon mari devait suivre la loi du lévirat en épousant la jeune femme laissée veuve par son père. Il n’avait aucun autre frère en âge de se marier, et la veuve appartenait à la famille parce que la dot avait été payée. Cette femme devait être prise en charge et protégée. Pendant que Gashikanwa prenait ses dispositions pour s’acquitter d’un devoir — qu’il ne trouvait pas du tout désagréable — je pleurais dans mon coin. À peine mariée, je devais accepter de partager mon homme avec une femme plus âgée que moi, et qui aurait certainement plus d’autorité sur notre mari! C’est le seul moment de ma vie où j’ai regretté de n’avoir pas hérité de ma mère ou de Malibori l’étrange pouvoir de soumettre un homme en se l’attachant une fois pour toutes, par des chaînes indestructibles. Je n’ai révélé ma détresse à personne: ce n’était pas convenable de se lamenter ouvertement ou de contester une coutume immémoriale. Je fus sauvée de ce désastre par le Dieu nouveau que prêchaient les missionnaires blancs, alors que je n’étais pas encore parmi ses adorateurs. À cette époque, Gashikanwa était devenu un apprenti-maçon. Le maître qui l’initiait à poser les briques et les tuiles était un membre de son clan et son aîné. Il était chrétien, et la plupart des chantiers où il était appelé à travailler appartenaient aux missionnaires. Il s’agissait de construire des églises, des écoles et des hôpitaux. Quand il vit que Gashikanwa était sur le point de devenir polygame, il le mit en garde. Il lui fallait choisir entre la polygamie et le métier lucratif qu’il était en train de maîtriser rapidement. Sur les chantiers des missionnaires, seuls les chrétiens et les catéchumènes étaient engagés. Le maître maçon révéla à mon mari qu’il avait dû batailler ferme pour le faire accepter comme apprenti. Il lui dit aussi qu’il avait promis à ses patrons blancs de le recruter comme catéchumène.

Pendant six lunes, Gashikanwa fut déchiré entre deux exigences contradictoires: entre la loi du lévirat et la loi des chrétiens. Il devint irascible et violent: c’est la seule période où il m’a souvent battue. Peut-être croyait-il que j’avais comploté avec le maître maçon! C’est aussi la seule période où il a découché. Sans prendre le risque de l’épouser officiellement, il a fréquenté la jeune femme que son père lui avait laissée, au point de ne pas visiter mon lit pendant des semaines. Et quand, pris de remords, il revenait vers moi, c’est sans ménagements qu’il m’approchait. La panique et la frustration me rendaient froide et sèche. Il me disait que j’étais comme un lac auquel il ne pouvait mettre le feu. Il m’humiliait en me traitant d’éteignoir, de rabat-joie. Il m’accusait de frigidité volontaire, et c’est sans regrets qu’il me quittait, parfois en pleine nuit, pour la hutte de l’autre femme, qui finit d’ailleurs par tomber enceinte.

Las d’attendre que son cousin se décide, et surtout après avoir constaté que ma rivale était bel et bien enceinte, le maître maçon suspendit l’entraînement de Gashikanwa. Ce dernier mit deux semaines à surmonter sa rage: deux semaines où il ne mangea ni dans ma hutte ni dans celle de l’autre; deux semaines où il ne coucha ni dans mon lit, ni dans celui de l’autre! Je n’ai jamais osé lui demander où il passa ces longues semaines au cours desquelles je fus moi-même la proie de l’insomnie. Entre deux femmes, la loi des chrétiens ne déterminait pas celle qu’un homme devait abandonner pour être admis dans la nouvelle religion. Je redoutais qu’il ne choisisse l’autre qui avait plus d’expérience, et qui, mieux que moi, savait comment rassasier un homme. Mais un bon matin, c’est vers ma hutte que vint Gashikanwa, les traits tirés, l’air épuisé, et sans les propos agressifs et menaçants auxquels il m’avait habituée ces derniers temps. Il me demanda de l’eau pour se laver le visage, puis, calmement, il m’annonça que le lendemain nous irions chez le chef catéchiste pour nous faire inscrire comme catéchumènes. C’est un homme pacifié qui, pendant quatre ans, deux matinées par semaine, m’accompagna à la succursale de la mission pour apprendre par cœur les prières, les chants et les vérités à croire.

Comme catéchumènes, nous n’avons échoué aucun des examens qui permettaient, à la fin de chaque année, de monter dans un groupe plus avancé. J’appris, vers la fin de notre quatrième année de catéchuménat, que c’était le maître maçon qui avait convaincu mon mari de trancher en ma faveur. Par gratitude, j’ai insisté pour que cet homme de la famille devienne le parrain du bébé que je venais de mettre au monde, et qui allait être baptisé le même jour que nous. Il se pourrait encore une fois que Gashikanwa m’ait soupçonnée d’avoir comploté avec le maître maçon pour évincer ma rivale, ou plutôt, pour ne pas me faire évincer par elle. Mais il accepta que l’homme devienne parrain de notre enfant et, en retour, il se réserva le choix de nos propres parrains: le catéchiste et sa femme.

La loi des chrétiens qui a contraint Gashikanwa à la monogamie ne le libérait pas de toutes ses obligations envers la veuve de son père. Tant qu’elle ne trouvait pas d’autre mari, il devait veiller à ce qu’elle ne manque de rien. Comme elle n’a pas pu se remarier, Gashikanwa a élevé ses enfants, et avant que ces derniers ne deviennent assez grands pour s’occuper des tâches masculines, c’est Gashikanwa qui défrichait ses champs quand venait la saison des labours. C’est lui qui nettoyait sa bananeraie et qui reconstruisait son enclos et sa hutte quand ils menaçaient de tomber en ruines. Si elle s’était remariée, elle aurait dû renoncer à ses enfants, et son nouvel époux aurait dû nous payer la dot. Toutes ces complications ont fait qu’elle n’a pas vraiment cherché à séduire un homme hors de la famille. J’avais sincèrement pitié d’elle, et je la respectais parce qu’elle ne transformait pas son amertume en projets de vengeance: elle ne m’agressait pas, et elle ne poussait pas ses enfants à me haïr.

Nous ne sommes pas devenues des amies, mais nous ne sommes pas des ennemies non plus. Quand c’est nécessaire, nous collaborons et nous nous rendons service. C’est ensemble que nous fabriquons le jus de banane dans le pressoir en tronc de ficus creusé, avant de le mettre à fermenter près de l’âtre dans d’énormes cruches. Ensemble, nous courons les prairies pour arracher de nos mains les longues herbes qui servent à renouveler les toits de chaume quand s’annonce la saison des pluies. Ensemble, nous pilons le manioc et nous écrasons le maïs et le sorgho chaque fois qu’une fête exige de grandes quantités de farine. Nous vivons comme des coépouses sans l’être tout à fait! Nous n’évoquons jamais notre rivalité parce qu’entre femmes, nous savons qu’il nous incombe d’éteindre le feu de la haine qui couve sous les cendres. Nous devons éviter qu’un jour, un simple coup de vent ne rallume le brasier et ne fasse périr nos enfants dans l’incendie. Nous n’avons pas besoin d’en discuter: chacune de son côté, avertie par l’instinct des mères, fait tout ce qu’il faut pour que les enfants grandissent dans un climat paisible. Nous partageons aussi le lait et l’engrais des étables. Elle n’a que du petit bétail, et j’ai plus de fumier qu’elle parce que mes vaches se sont multipliées.

Parlant de vaches, je constate qu’au fond, celles-ci n’intéressent toujours pas mon mari: il m’a simplement fait une concession. La culture pastorale lui est étrangère. Il n’attend pas qu’une vache meure de vieillesse ou par accident. Il traite mes vaches comme ses chèvres ou ses moutons. À ma grande consternation, il vient d’en abattre deux afin de compléter la somme nécessaire pour construire une maison en briques et en tôles. J’aurais préféré qu’il vende toutes ses chèvres et tous ses moutons pour épargner mes vaches, mais il a décidé que les vaches sont plus encombrantes. Et il a ajouté:

— Il nous restera toujours assez de vaches dans le kraal pour payer la dot quand nos fils auront l’âge de prendre femme. Nous pourrons même donner deux génisses si jamais l’un de nos fils s’entichait d’une femme plus belle et plus coûteuse que sa mère.

Ce compliment détourné aurait dû me plaire, mais je ne l’ai pas apprécié. Il me ramenait à l’histoire de Malibori qui, semble-t-il, valait dix vaches dans sa jeunesse, avant d’être bannie. Or, j’avais peur de l’hérédité de Malibori, cette femme qui n’avait pu ni assumer son rôle d’épouse, ni surmonter la haine implacable qui l’avait opposée à ses filles. C’est de mon aïeule que me venait ma beauté, mais sa beauté n’avait pas évité à sa famille un sort peu enviable. Je redoutais d’être rattrapée par la misère qui avait ravagé son ménage, par la possibilité de donner naissance à des enfants qui me haïraient ou qui se haïraient entre eux avec férocité. Mon mari a vu l’effroi dans mes yeux. Il a d’abord attribué cela aux sautes d’humeur propres aux femmes et il n’a pas cherché à savoir pourquoi une plaisanterie si banale me plongeait dans une soudaine terreur. Je me suis vite reprise, et j’ai essayé de mettre fin à la conversation en approuvant sa décision:

— C’est vrai qu’une maison en briques et en tuiles n’est pas seulement un signe de prospérité comme l’abondance des vaches. C’est aussi un signe de progrès.

Cette fois, Gashikanwa me regarda étrangement, un peu inquiet:

— Je ne sais pas ce qui te prend tout à coup. Et je ne veux pas le savoir si tu veux me le cacher. Mais d’habitude, surtout à propos des vaches, tu changes rarement d’opinion aussi vite et aussi complètement!

Je ne pus réprimer un flot de larmes. Gashikanwa me regardait toujours, de plus en plus inquiet, de plus en plus intrigué. Maintenant, il attendait que je m’explique!

— Pardonne-moi. Je suis fatiguée, et je me conduis comme une gamine.

— Je peux te croire! C’est la saison des moissons, et tu as travaillé si dur cette semaine. Demain, j’engagerai deux journalières pour t’aider à récolter le sorgho qui reste dans les champs, et après, tu pourras te reposer un peu.

J’ai souri! Il n’était pas dupe, il avait compris que ce qui me tourmentait ne pouvait être révélé. Il avait sauvé la situation en m’offrant un cadeau. Je n’étais pas épuisée et j’aurais pu me passer des deux journalières. Peut-être a-t-il eu peur que ma fragilité soit l’indice d’une nouvelle saison de transes. Il savait que la loi des chrétiens ne m’avait pas libérée de mes obligations comme voyante: j’étais surveillée par les initiatrices qui n’auraient pas hésité à m’éliminer si je trahissais la cause. Le chef maçon, et même le chef catéchiste étaient au courant: c’est à moi qu’ils faisaient appel quand leurs femmes étaient en travail, et ils ne comptaient pas sur ma seule habileté pour sauver les bébés et les mamans lors de difficiles accouchements. Ils faisaient semblant d’ignorer que les incantations, les amulettes et les charmes déclarés sataniques par le catéchisme des Blancs étaient nécessaires pour se concilier les faveurs des esprits domestiques.

Curieusement, depuis mon baptême, je ne vois plus l’invisible, ou plus exactement, je ne vois les choses que de façon très embrouillée. Je n’ai plus de prémonitions en rêve ou en transe. Aujourd’hui je vois un avenir très sombre. La menace ne vise pas un individu précis et je ne parviens pas à percevoir la nature du danger. Je peux voir que les rapports entre castes constituent l’œil du cyclone. Le plus étonnant, en ce moment, c’est que la scolarisation a presque effacé le clivage entre nos castes! Comment pourrait-il y avoir une guerre des castes? J’ai averti mes quatre fils, à maintes reprises. Le plus vieux m’a écoutée poliment, sans commentaires. Le plus jeune a eu une réaction de panique. Les deux insouciants du milieu me disent en souriant que dans les écoles où nous les avons envoyés, ils ont appris que nul ne peut prédire l’avenir et que je me laisse effrayer par des chimères. Je voudrais croire qu’ils ont raison, mais je n’y parviens pas. Je suis possédée par cette vision troublante qui ne se laisse pas déchiffrer. En moi, tout est mêlé et cela explique peut-être mon incapacité d’y voir clair. Je suis Malibori, je suis Inabaranda et je suis chrétienne: un mélange inextricable! J’aimerais surtout voir l’avenir de mes enfants comme j’ai vu la mort de ma mère, de mon beau-père et de mes grands-parents. Mais ce qui s’annonce n’a pas les allures d’un drame familial. La menace qui plane très bas sur le pays est plus gigantesque, et je donnerais tout pour mieux voir, et mieux prévoir.

Une guerre des castes serait pour nous la plus stupide des tragédies. Personne ne pourrait dire jusqu’où les trois castes du pays ont été mélangées pendant une cohabitation qui a duré des centaines d’années. Seules les mères, toutes les mères qui ont vécu et enfanté pendant tout ce temps pourraient nous le dire. Seules toutes les mères passées et présentes pourraient nous révéler jusqu’où le jeu des castes qui exclut et condamne les métissages est hypocrite. Si toutes les mères se levaient, si elles osaient parler, Malibori apparaîtrait comme une femme qui ne fut ni pire ni meilleure que d’autres femmes; une femme de chair, de sang et de passion; une femme de désir et de douleur. Ce n’est pas elle qui s’est bannie du kraal de son père! Ce n’est pas elle qui a fait que sur le sentier au sortir de la forêt, la première hutte qui lui donna refuge fut celle de Bitera, celle de cette autre femme intrépide qui l’adopta comme bru. Petit à petit, j’en viendrai peut-être à considérer Bitera lui-même sous un autre jour. Même si je n’étais pas chrétienne, je ne pourrais le vénérer comme ancêtre: je n’appartiens pas à son clan, mais à celui de mon père, puis à celui de mon mari. Mais peut-être que je pourrais vénérer Bitera comme un vrai saint, dans le sens chrétien, même s’il ne fut jamais baptisé. Pour les saints, ce monde-ci est inévitablement un enfer. Je pourrais sans doute me réconcilier avec ma propre histoire, mais je ne pourrais jamais souhaiter à l’un de mes fils une aventure pareille à celle de son arrière-grand-père. J’ai peur d’enfanter Bitera, cet homme adorable qui aima trop et mal. J’ai peur d’enfanter Malibori ou sa fille qui me donna le jour: ces femmes dont l’amour et la haine ne pouvaient être que démesurés. Que ferais-je si l’un de mes fils tombait, comme Bitera, sous le charme d’une femme avec laquelle il serait incompatible? Et que ferais-je si l’une de mes filles décidait, comme ma mère, de ne prendre qu’un mari susceptible de la laisser dominer dans tous les sens? Même si la vision floue qui m’obsède ces jours-ci ne concerne pas spécialement le sort des miens, ceux-ci ne seront pas épargnés si le pays prend feu.