3. Récit de Shanga

J’étais invité par l’Association des étudiants africains à présenter une communication dans le cadre des célébrations du «Mois de l’Histoire des Noirs». Dans mon discours, je jouais sur trois cordes pour impressionner l’auditoire: je leur parlais comme professeur d’université, comme diplomate et... comme «vieux», sachant que les jeunes d’Afrique auraient un profond respect pour mes cheveux blancs. Je leur ai donc servi un sermon fleuve et lénifiant sur les drames qui déchirent l’Afrique des Grands Lacs, dans le style qu’adorent les étudiants: sans m’embrouiller dans un texte, sans me référer à des notes écrites. Ils n’ont pas bâillé pendant ma conférence; ils n’ont pas frotté les pieds sur le plancher pour me signifier que j’avais largement dépassé les vingt minutes qui m’étaient allouées. Ils étaient fascinés par mes propos et par mon éloquence. Quand j’ai conclu ma communication, ils ont applaudi à tout rompre, tous debout! Mais il restait le plus difficile: la période des questions. Je savais que mon indiscipline provoquerait un chambardement de l’horaire. Normalement, il ne restait que cinq minutes avant l’intervenant suivant mais, vu le succès de mon discours, le modérateur n’allait pas supprimer la période des questions.

Ce qu’il y a de déprimant pour un conférencier, c’est de devoir attendre de longues minutes avant que quelqu’un ne se décide à lever le doigt pour poser la première question. Ce n’est pas ce qui s’est passé pour moi ce jour-là. Dès que le modérateur a donné le signal, j’ai vu une forêt de bras levés, et des files se sont formées derrière les micros placés en divers coins de l’amphithéâtre. La plupart des questions étaient simples, directes, sans pièges. Les jeunes voulaient des clarifications sur l’un ou l’autre point que j’avais abordé trop rapidement. Ils m’interrogeaient sans malice, avec beaucoup de respect. Je croyais que j’allais m’en tirer avec les honneurs lorsque, en dernière minute, un homme plus âgé que la moyenne de l’assistance, dans la trentaine avancée, demanda la parole. L’homme fit d’abord un bref contre-discours. Sans impolitesse, et sans hausser le ton, il démolit mon intervention, de façon massive et précise, sans me faire aucune concession. Il me reprocha d’avoir fait l’éloge de l’action de la communauté internationale en Afrique des Grands Lacs, en passant sous silence le rôle des grandes puissances, des vendeurs d’armes et des chercheurs d’or et de diamant dans les guerres tribales qui affligent la région. Il releva que je n’avais pas jugé bon d’expliquer que ces guerres n’étaient pas tombées du ciel, et il s’étonna que je n’aie fait aucune allusion aux seigneurs de guerre qui font la pluie et le beau temps dans toute la zone de l’Afrique interlacustre. Par seigneurs de guerre, il entendait ceux qui imposaient aux pays de la région des dictatures militaires, et qui régnaient par la terreur. Finalement, il accusa le président du pays que je représentais d’être le pire de ces seigneurs de guerre et le présenta presque comme un malade mental et un pyromane qui met les pays voisins à feu et à sang, avec la connivence des puissances extérieures.

Il réussit à me déstabiliser. J’ai répliqué en défendant mon pays et mon patron avec la dernière énergie, sur un ton indigné. Mon interlocuteur, toujours debout devant le micro, m’a écouté avec un sourire qui en disait long. J’avais peur qu’il ne m’entraîne dans un débat, ou plutôt dans un duel. Il n’en fit rien. Il regagna sa place quand j’eus fini de donner ma réponse. Après cela, plus personne ne voulait poser de question. Manifestement, les étudiants connaissaient cet homme. Ils ont très bien perçu qu’il était au fait, autant que moi, des tenants et des aboutissants des intrigues qui empoisonnent notre région. Le modérateur ne fit pas durer le malaise. Il ordonna une pause-santé d’un quart d’heure avant le début de la dernière conférence de la journée. J’ai profité de cette période de repos pour chercher, et trouver dans la foule, l’homme qui avait dit tout haut ce que nous étions nombreux à penser tout bas. Je l’ai pris à part, dans un coin discret et je lui ai dit que je partageais son analyse, mais que contrairement à lui, je ne pouvais dire en public ce que je savais être la vérité. En tant qu’ambassadeur de mon pays, je commettrais un suicide professionnel si je traitais publiquement mon président de malade mental. Mon interlocuteur ne s’attendait pas à ce que je l’approuve publiquement, mais il me fit remarquer que, contrairement à moi, il devait exprimer son point de vue, prendre position dans les débats et argumenter pour défendre son opinion. J’apprendrais plus tard qu’il était professeur de science politique.

Mon intention n’était pas de régler la querelle en quelques minutes. Je l’ai invité à poursuivre la conversation autour d’un verre, pendant la soirée, après la journée de conférences. Comme il résidait dans la région, je l’ai chargé de trouver un endroit où nous pourrions causer sans être dérangés. Il a compris que j’étais épié et il m’a dit: «C’est un dur métier que le vôtre!»

Je n’ai jamais oublié le restaurant où il m’entraîna. Il avait un joli nom: Flocon de neige! De la table qu’on nous assigna on pouvait contempler la plus grande étendue d’eau au monde à l’intérieur des limites d’une ville: le lac Lansey. Un spectacle fascinant. Cette vue imprenable me reposa les méninges. Mon compagnon perçut que cet environnement avait sur moi un effet pacifiant, et il me laissa rêver pendant un moment, debout, tourné vers l’immense fenêtre couvrant toute la paroi du restaurant qui donnait sur le lac. Puis je revins à lui. Je pris place à la table. Une jolie serveuse vint vers nous et prit la commande: d’abord deux verres de whisky, avant le repas. C’est moi qui ai ouvert le feu.

— Jeune homme, je n’ai pas retenu ton nom quand tu t’es présenté dans l’amphithéâtre avant de prendre la parole. Parle-moi de toi.

— Je m’appelle Nikiza et je suis originaire de l’ancien royaume de l’Urundi, au cœur du plateau des Grands Lacs.

— Et, à en juger par tes propos tout à l’heure, je parie que tu es ressortissant de la caste agricole.

— Oui, c’est vrai. Mais un Pygmée aurait pu dire la même chose que moi.

— Et depuis quand es-tu en Amérique?

— Il y a quinze ans que j’ai fui les massacres. Je n’avais pas encore terminé l’école secondaire quand le génocide contre ma caste a eu lieu. J’ai passé quelques années comme réfugié chez nos voisins de l’est, puis j’ai rempli des formulaires de demande de statut d’immigrant en Amérique. J’ai la nationalité d’ici depuis dix ans.

Je l’ai regardé avec une sympathie mêlée de pitié. Il avait été contraint de fuir la plus belle région du monde: celle où n’importe quel humain devrait se sentir chez soi, car les premiers humains avaient les pieds dans la savane de l’Afrique orientale. Les dieux n’avaient pu trouver un meilleur berceau pour l’humanité. Personne ne devrait être banni de ce foyer originel, et tous les citoyens du monde qui voudraient y retourner, même après des millénaires, devraient pouvoir le faire sans visa. Je me suis mis à lui parler dans mon dialecte. Je savais qu’il comprendrait, car il s’agit d’une variante de la grande langue parlée dans toute la zone de l’Afrique interlacustre. Il a d’abord cru avoir mal entendu et m’a regardé avec surprise. Puis il m’a demandé:

— Et vous, Mzee3, d’où venez-vous, et comment appelez-vous ce dialecte? Je sais de quel pays vous êtes ambassadeur, mais dans quelle partie de ce pays parle-t-on cette langue que je comprends?

— Je viens de l’ancien royaume de l’Ankole, et mon dialecte s’appelle Runyankole.

Dans la suite de la conversation, nous avons abandonné la langue des Blancs que nous utilisions jusque là. Nous nous comprenions plus facilement en parlant chacun dans son propre dialecte maternel. Cela me libérait de la préoccupation de surveiller mes propos et de recourir parfois à un langage codé: parmi les clients du restaurant, ce n’était pas exclu que quelqu’un soit payé pour m’espionner. Il y avait très peu de chance que l’un des Blancs qui nous entouraient comprenne nos dialectes. J’ai donc appris à mon jeune ami que j’étais de la même caste que lui, sauf que, dans mon pays, on nous désigne par un autre nom: Bayiru plutôt que Bahutu. Je me suis rendu compte que ses connaissances historiques sur l’Afrique des Grands Lacs étaient moins solides que ne le laissait supposer son petit discours quand il était monté au micro. Ainsi, il a ouvert de grands yeux quand je lui ai dit que l’Ankole était l’un des quinze anciens royaumes pastoraux de l’Afrique des Grands Lacs. J’ai piqué sa curiosité. Il m’a demandé de nommer tous les autres royaumes, à part le mien et le sien qu’il connaissait déjà. La conversation s’est transformée en un cours d’histoire et de géographie. J’ai pris une feuille dans mon porte-papier et j’ai retiré un stylo de la poche intérieure de mon veston. Je lui ai demandé de changer de place et de se mettre à côté de moi. J’ai dessiné une carte de la région interlacustre. J’ai situé les quinze royaumes où l’on parle la même langue en ses diverses branches. Puis j’ai expliqué les similitudes entre ces royaumes, principalement au niveau des rapports sociaux et de la structure du pouvoir: l’importance de la vache comme valeur d’échange absolue; l’importance du tambour comme emblème-fétiche de la royauté; l’importance d’une stricte hiérarchie des trois castes qu’on appelle actuellement «ethnies»… Je lui ai fait voir la grande ressemblance entre les mythes-fondateurs qui, dans chacun de ces royaumes, justifient cette hiérarchie en attribuant à Dieu lui-même l’instauration du rapport entre le seigneur-pasteur, le serf-cultivateur et le paria-chasseur. J’ai aussi expliqué comment la colonisation, puis la décolonisation, ont démantelé cette aire de civilisation pastorale en rattachant treize de ces anciens royaumes à des ensembles post-coloniaux plus vastes, mais en laissant intacts et séparés les deux petits royaumes où la guerre des castes fait rage depuis le départ des Blancs. C’est un accident historique aux conséquences incalculables que ces deux derniers royaumes n’aient pas été incorporés à des ensembles plus vastes: l’ancienne opposition des castes y a dégénéré en guerre ouverte, sans freins et sans arbitres.

Le jeune professeur buvait mes paroles. J’aurais aimé l’avoir comme étudiant à l’Université de Makelele où j’ai enseigné l’histoire et l’ethnologie de l’Afrique pendant de longues années. Petit à petit, il a compris comment, sans trahir les miens, je pouvais collaborer avec un président que normalement, je devrais considérer comme un ennemi de caste. L’ancien royaume de l’Ankole dont nous sommes issus, mon président et moi, n’est plus qu’une petite province du grand ensemble qu’est notre pays. C’est ainsi que les anciennes castes de l’Ankole forment maintenant une ligue face aux ressortissants des autres provinces en compétition avec nous pour le pouvoir. Dans ce contexte, nos anciennes castes ne sont plus ennemies, mais alliées. Mon jeune interlocuteur a également compris que je pouvais entrer dans ce jeu sans partager les orientations politiques de mon patron vis-à-vis de nos voisins du sud. Je soutiens mon président quand il travaille à la promotion de l’unité des castes dans notre province, mais je me sens blessé dans mon appartenance de caste quand le même président ne recule devant rien pour installer au pouvoir les ressortissants de sa caste, c’est-à-dire la minorité pastorale, dans les pays voisins. Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec lui et je lui en veux. En exacerbant les divisions de castes hors de notre pays, il fait pis que favoriser la domination de ses cousins de la caste pastorale: il expose mes cousins de la caste agricole aux massacres.

Je ne sais pas comment, au cours de la discussion, on en est venu à une question moins brûlante: la place des clans ou des lignages dans l’ancien système des royaumes pastoraux. Je crois que mon jeune compagnon se demandait si, autrefois, les familles totémiques4 n’avaient pas joué un rôle politique en empêchant que l’opposition des castes ne se transforme en conflit ouvert. De fait, la tradition orale n’a conservé aucun souvenir d’une rébellion de caste. Je n’avais jamais étudié la question, mais je soupçonnais que les lignages ou clans, ou familles totémiques avaient joué un rôle modérateur parce qu’une certaine division du travail accordait à des clans serfs ou parias des fonctions importantes. Ainsi, les pygmées étaient les grands sorciers des rois et des princes, et par cette fonction, ils obtenaient un pouvoir redoutable. Par ailleurs, ces parias étaient intangibles: nul n’avait sur eux le droit de vie ou de mort. Même le roi ne pouvait les mettre à mort. La majorité serve avait aussi à la cour des rois et des princes des fonctions spéciales, rituelles ou simplement professionnelles, qui la plaçait aussi au centre du pouvoir, ou du moins lui donnait l’impression de détenir une parcelle de ce pouvoir. Avec la colonisation, le rôle politique du clan a reculé partout, jusqu’à disparaître. Cela s’explique aisément. Ce qui rassemble un clan ou un lignage, c’est le totem; or, le totem est une catégorie religieuse qui ne pouvait coexister avec le christianisme conquérant. L’autre caractéristique majeure du lignage, l’interdit de l’endogamie clanique, n’a plus cours de nos jours, pour la même raison: le christianisme a imposé ses propres règles dans le domaine du mariage. Aujourd’hui, la grande majorité de la population est chrétienne, et au-delà d’une certaine distance dans l’espace et dans le temps, les membres d’un même lignage ne se reconnaissent plus, et ils ne font pas d’enquêtes sur les appartenances lignagières des futurs conjoints.

Le repas était servi depuis longtemps. Mon jeune compagnon me fit remarquer que nous n’avions pas touché à nos assiettes déjà refroidies. Nous nous sommes donc mis en devoir d’honorer la table, ou au moins de faire semblant. Pendant quelques minutes, nous avons mangé en silence, et quand la serveuse a débarrassé le couvert, j’ai repris la conversation là où nous l’avions laissée. J’ai demandé au jeune professeur:

— Te souviens-tu du nom de ton lignage et de son totem?

— Je suis fils des Baranda et notre totem est le sanglier.

— Quoi? Répète!

— Pourquoi? Qu’ai-je dit d’anormal?

— Tu as dit que tu es du clan Randa avec le sanglier comme totem?

— Oui, c’est bien cela!

— Connais-tu ta généalogie?

— Oui: je suis de la quinzième génération des fils de Karanda, et je connais la liste de mes ancêtres.

— Connais-tu par cœur les deux premières strophes du poème généalogique?

Il me regarda, intrigué, agacé, et au lieu de répondre, il m’interrogea à son tour:

— Qu’y a-t-il d’intéressant pour vous dans ma généalogie? Je ne me souviens pas de m’être intéressé une seule fois à la généalogie de quelqu’un d’autre! Pas même à celle de Jésus dont les Écritures nous donnent deux versions non concordantes. Dites-moi pourquoi vous perdriez du temps à apprendre la liste de mes ancêtres et mon poème généalogique que même mes fils n’apprendront pas. Je ne les forcerai pas à mémoriser ces choses: ils ne parlent même pas notre langue!

J’ai écouté patiemment sa tirade, puis j’ai répété ma question, sur un ton qui n’admettait pas d’échappatoires.

— Connais-tu les deux premières strophes de ton poème généalogique?

— Oui.

— Récite!

Il s’exécuta. J’étais sidéré, mais lui n’avait encore rien deviné. J’ai vidé mon dernier verre de vin rouge, écarté le dessert, et commandé deux autres verres de whisky: un pour lui et un pour moi. Nous en avions déjà vidé un bon nombre, mais je constatais que nous étions pareils à la plupart de nos compatriotes: durs à soûler quand nous palabrons. Le vice, c’est de boire tout seul dans son coin. J’ai vidé mon verre d’un trait. Il n’a pas touché au sien parce qu’il m’observait avec un malaise grandissant. La jolie serveuse nous observait aussi, du coin de l’œil. Ce n’était sûrement pas à cause de notre couleur, mais peut-être à cause de la langue bizarre que nous parlions, parfois avec beaucoup d’animation. Elle devait penser que les gorilles des montagnes de la lune, qu’elle a certainement vus dans les documentaires exotiques, parlaient un dialecte proche du nôtre!

À mon tour, j’ai récité! Et là, mon jeune compagnon est tombé des nues. Puis il s’est levé et m’a ouvert ses bras. Je me suis levé à mon tour, et pendant de longues minutes, nous nous sommes serrés, l’un contre l’autre, pleurant comme des bébés, sans nous soucier de l’absurde spectacle que nous offrions aux autres clients du restaurant. Autour de nous les cliquetis des fers sur les assiettes ont cessé. Les conversations aussi. Quand nous nous sommes enfin lâchés, j’ai pris une serviette, j’ai essuyé mes larmes, et j’ai tenté de rassurer ceux qui nous regardaient, ahuris:

— Nous nous sommes retrouvés par hasard après quinze générations! Quinze générations de séparation: pas moins de quatre siècles!

Ils ont tous éclaté de rire, mais je ne pense pas qu’ils saisissaient ce qui nous arrivait. Je me suis de nouveau assis en face de mon jeune cousin et j’ai relancé la conversation.

— J’ai peut-être trente ans de plus que toi, mais j’appartiens moi aussi à la quinzième génération. Je voulais que tu récites les deux premières strophes parce qu’elles sont forcément les mêmes pour tout le clan. Mais je me doutais bien que plus on s’éloigne de la source, plus les détails changent. Ainsi, dans mon poème, c’est le phacochère qui est devenu le totem. C’est bien évident que le sanglier et le phacochère appartiennent à la même espèce, comme le zèbre et le cheval, comme le buffle et le bœuf.

— J’ai remarqué aussi que nous n’avons pas le même nom pour la matriarche. Vous l’appelez Gahimbare tandis qu’au sud, nous l’appelons Inabaranda.

— Il est probable qu’au nord, nous lui donnons son vrai nom: celui auquel elle répondait de son vivant. Le vôtre ressemble à un surnom, à un titre honorifique posthume dont la signification est limpide: «Mère de tous les Baranda». Je préfère le surnom: vous ne la nommez pas, vous la vénérez.

— Mais sur l’essentiel, les fragments du poème sont pareils dans les deux versions. Le nom de Karanda n’a pas été modifié. Nous n’utilisons pas exactement les mêmes mots, ni les mêmes accents, mais les deux récits ont le même contenu: la fuite de Karanda, l’élection de la prêtresse par le roi des airs, le testament, la dispersion, la bénédiction de la Grande Mère...

— Une question m’intrigue pourtant: le lac! De quel lac s’agit-il? Le Nyassa? Le Tanganyika? Le Kivu? Le lac Albert? Le lac Édouard? On peut seulement deviner qu’il s’agit de l’un des lacs alignés dans la longue déchirure du continent qui forme la frontière occidentale de l’ancien domaine des rois pasteurs.

— Je ne suis pas aussi sûr que vous. On parle d’un très grand lac. Il pourrait s’agir également du lac Victoria.

— Il faut procéder par élimination. Le poème parle d’un lac très engorgé entre de hautes montagnes. Cela situe très clairement le lac dans la dépression du Rift Valley. Le lac Victoria est un lac de plateau, sans contreforts escarpés.

— Oui, mais si l’on parvenait à localiser une importante concentration de Baranda à l’est du lac Victoria, cela confirmerait l’interdiction de fuir vers l’ouest. Cela confirmerait aussi que le plus grand lac de la région est bel et bien le point d’origine. Le fait que nous nous retrouvions maintenant à l’ouest de ce lac s’expliquerait facilement: l’ordre d’éviter la direction du soleil couchant ne concernait que la première génération. Les fils de Karanda devaient éviter de se faire rattraper par le maître qui aurait supposé que la direction la plus logique était justement celle de la région de naissance du patriarche, celle d’une rentrée chez soi.

— Improbable. Nous pourrons vérifier, mais je parie que nous ne trouverons pas de Baranda à l’est du lac Victoria. C’est clair qu’ils existent dans l’ancien royaume où tu es né: tu en es la preuve. C’est aussi clair qu’ils habitent dans le royaume où j’ai vu le jour. On pourra les trouver, plus que probablement dans tout l’espace qui sépare ces deux royaumes. On peut en arriver à cette conclusion par simple déduction: si le point de départ est le sud, ils n’ont pas pu arriver dans l’Ankole sans traverser le royaume du milieu. De même, si le point de départ est le nord, ils n’ont pas pu gagner ton pays sans traverser le même espace en sens inverse: ils ne voyageaient ni par avion, ni par mer. Ils ont traversé le plateau ininterrompu entre l’Urundi et l’Ankole. Il est également probable qu’ils existent dans les anciens royaumes de l’est du plateau interlacustre car la dispersion n’a pas eu lieu à sens unique.

— Bravo, Mzee! Vos déductions sont brillantes. Mais en histoire, la déduction est insuffisante. Il faut des preuves. Et jusqu’à présent, nous avons des preuves de l’existence de Baranda uniquement dans les deux royaumes dont nous sommes originaires. Pour tout le reste du plateau interlacustre, nous ne faisons que spéculer. Comment pourrons-nous vérifier nos hypothèses?

— Il faudra entreprendre des recherches.

— Et qui les fera? Qui aura le temps de se lancer dans une aventure aussi inutile? Qui financera un tel projet? Même si j’étais historien ou ethnologue, je n’aurais aucune chance d’obtenir des organismes d’ici une subvention pour entreprendre des recherches sur un sujet pareil. Je n’en obtiens même pas quand je présente des projets qui, à première vue, seraient d’une importance primordiale pour les gens d’ici. J’en suis venu à croire que ce n’est pas la qualité du projet de recherche ou le sérieux du chercheur qui détermine l’octroi des subventions. Ce qui est décisif, c’est d’être dans les bonnes grâces de la mafia des évaluateurs.

— C’est ton problème, pas le mien! L’an prochain, je prendrai ma retraite et je retournerai à mon vieux métier d’enseignant et de rat des bibliothèques. Mon séjour dans les milieux politiques et diplomatiques m’a permis d’être connu de ceux qui tiennent les cordons de la bourse. La recherche sera financée. J’aurais le temps de la faire, mais je suis trop vieux pour courir le plateau interlacustre afin de localiser les Baranda. J’aurais besoin d’un assistant pour les enquêtes sur le terrain. Es-tu intéressé?

— Non, merci! Sur tout le plateau interlacustre, il n’existe pas un seul lieu où un homme de mon acabit pourrait se promener pendant des semaines et des mois sans y laisser sa peau. J’ai mis plus de quinze ans à guérir des séquelles de l’apocalypse de 1972. Plus de quinze ans pour me remettre du haut mal qui me rongeait la nuque et des migraines qui, parfois, me laissaient hagard comme un zombie. Je ferai tout mon possible pour contribuer au projet sans aller me jeter sous la dent des hyènes.

— Très bien. Tu pourras participer sans redescendre en enfer. Tu visiteras comme moi les bibliothèques pour glaner toute information utile à notre projet, et surtout, tu mèneras l’enquête dans la diaspora pour voir si nous n’avons pas en Europe et en Amérique des cousins Baranda originaires des anciens royaumes interlacustres. Je trouverai un jeune aux études de deuxième ou de troisième cycle en histoire ou en ethnologie et je l’enverrai parcourir le plateau. Si nécessaire, je le ferai protéger par les services de sécurité de nos ambassades s’il est obligé de travailler en zone troublée.

Longtemps après minuit, nous avons mis fin à notre discussion. Les employés du restaurant avaient fini leur journée de travail et n’attendaient que notre départ pour fermer les locaux. Je ne savais pas que pendant plus de cinq ans, je ne reverrais pas ce jeune homme brillant. Nous avons travaillé, chacun de notre côté, en gardant un contact épistolaire, mais sans recourir à la poste officielle. Il fallait maintenir la plus grande discrétion possible: il aurait suffi que, dans l’une des capitales des pays de la région, un seul individu mal intentionné déclare le projet subversif pour que tous nos efforts soient réduits à néant.

3. Mot swahili qui signifie «vieux» et qui est utilisé comme titre de respect pour interpeller un aîné.

4. Les expressions clan, lignage, famille totémique sont équivalentes.Une caste compte un certain nombre de clans. Dans le contexte des sociétés que nous décrivons ici, il n’y a que trois castes mais chacune comprend des dizaines de clans ou lignages. Un exemple: dans le Burundi actuel, l’ancienne caste agricole comprenait environ cent lignages et la caste des Pygmées (parias) comprenait trente-neuf lignages.