1. Récit de Nikiza

Je saisis mal la passion qui dévore Shanga. J’espère qu’au terme de l’aventure, j’y verrai plus clair dans ses intentions. Je devine que le professeur-diplomate n’est pas en train de nous embourber dans des lubies provoquées par la nostalgie et que son projet nous sera finalement dévoilé. Je dis «nous», car je sais qu’il a tout mis en œuvre pour retracer, en Afrique des Grands Lacs, les descendants de Karanda et recueillir leurs récits généalogiques. De mon côté, j’ai fait mon possible pour localiser dans la diaspora ceux qui répondent au totem du sanglier. Je n’en ai pas fait une occupation à plein temps. J’ai refusé les fonds que Shanga voulait mettre à ma disposition pour faciliter mes déplacements. C’était pour moi une question d’honneur et de justice. Mieux valait utiliser ces fonds pour les enquêtes en Afrique même; ma situation privilégiée me permettait de m’en tirer tout seul, en fonctionnant par téléphone, par télécopies, par courrier électronique, et parfois, en visitant mes correspondants à la faveur d’une mission académique qui n’avait rien à voir avec le projet lui-même. Prolonger un séjour en Europe, faire une escale de quelques jours à l’allée ou au retour d’une mission en Afrique ou au Moyen-Orient afin de visiter les «cousins» intéressés à se joindre à notre aventure, cela était faisable sans que je ne me ruine.

À ma très grande surprise, ce sont surtout les femmes du clan qui ont fait avancer mes recherches. Les hommes m’accueillaient bien, mais aucun d’eux, y compris les quelques universitaires du clan que j’ai pu localiser, ne voyait à quoi rimaient mes élucubrations sur le poème généalogique. Ils étaient plutôt pressés de festoyer. La politesse exigeait que je sacrifie à la tradition de consommer avec eux une effroyable quantité de bière pour célébrer les retrouvailles: «C’est autour d’un os que les fourmis palabrent1!» Avec les hommes, le but de ma visite se noyait irrémédiablement car, l’alcool aidant, les discussions s’orientaient vers l’obsession fondamentale de tout expatrié: «L’an prochain à Jérusalem!» Chacun avait la recette magique pour renverser le régime qui l’avait condamné à errer hors de la patrie. Aucun n’envisageait l’éventualité que l’exil soit définitif, sans retour! J’ai rapidement compris que ces «visites de travail» seraient toujours des coups d’épée dans l’eau, surtout si elles avaient lieu en fin de semaine. Je me suis donc arrangé pour les placer systématiquement entre le lundi et le jeudi afin d’avoir tout mon temps pendant la journée quand les buveurs seraient absents de la maison, appelés par les devoirs de leurs professions. Avant d’aller au travail, ils prenaient soin de recommander aux «cousines» et petites sœurs, toujours nombreuses dans les maisons des immigrants, de ne pas déranger ma grasse matinée, me croyant assommé par la cuite de la soirée précédente. Mais j’avais mon secret pour écarter toute menace de gueule de bois: je me servais un litre d’eau fraîche avant d’aller au lit pour neutraliser les effets de l’alcool. C’était plus efficace que la recette suggérée par un chauffeur de taxi auquel j’avais raconté mes déboires de la veille. J’avais trop mélangé les types d’alcool lors d’une soirée festive, et quand je me suis étendu dans mon lit après le sabbat, le plafond s’est mis à tourner. Je n’avais pu m’endormir que longtemps après avoir rendu dans les toilettes tous les maudits liquides que j’avais ingurgités. Et le lendemain, je m’étais réveillé avec un superbe mal de crâne. Après avoir bien rigolé de ma mésaventure, le taximan me donna une technique prétendument infaillible pour bien dormir après ce genre d’excès: «Couchez-vous dans votre lit avec un pied posé par terre, hors des draps et des couvertures. Le plafond restera immobile; l’alcool continuera son voyage normal au lieu de rebrousser chemin, et vous ronflerez tranquillement comme un heureux bâtard.» Je n’ai jamais essayé cette recette.

J’ai donc appris à ménager la chèvre et le chou: boire avec mes hôtes pour honorer les règles de la bienséance, et prendre mes dispositions après coup pour m’assurer un réveil sans migraines. Je me levais dès le départ des hommes, prêt à faire mon travail. J’interrogeais les cousines sur leurs racines, et quand elles ne pouvaient pas elles-mêmes me donner les informations que je cherchais, elles me mettaient en contact avec des parentes plus âgées qui vivaient dans la même ville. Je sautais dans un taxi et j’allais trouver les informatrices chez elles pour éviter des entrevues téléphoniques qui auraient alourdi les factures mensuelles de mes hôtes. Je garderai un merveilleux souvenir de quelques-unes de ces vieilles dames qui ont suivi leurs enfants en exil, mais qui vivent isolées parce qu’elles ne parlent pas la langue du pays où elles ont trouvé refuge. Elles s’occupent des petits-enfants et de la maison, mais elles sont dépaysées, perdues, chaque fois que, par la force des choses, elles sont obligées de sortir pour acheter du lait ou du pain au magasin du coin, puisqu’elles ne peuvent communiquer avec les indigènes autrement que par des gesticulations. Ce sont pourtant elles qui m’ont raconté les plus belles histoires à propos du clan. Avec une joie qui ne cherche pas à se dissimuler, elles adoptaient spontanément le neveu lointain que j’étais, se prêtaient à mes questions sans regimber, et réveillaient ma nostalgie en prenant le ton des grand-mères qui charment les enfants avec des fables et des légendes avant de les mettre au lit, comme si le récit était un doux somnifère. Elles m’accueillaient d’autant plus volontiers que mes visites brisaient la monotonie de leur existence. Quand je les quittais, elles étaient rayonnantes, même si elles comprenaient encore moins que moi à quoi serviraient les récits que j’enregistrais.

Si le dessein ultime de Shanga était de tracer le tableau des itinéraires de la dispersion des fils de Karanda dans l’immensité du plateau interlacustre, mes enquêtes n’allaient pas être d’un grand secours. Malgré l’abondance des récits, je ne réussissais pas à établir de ponts permettant de rattacher les familles que j’avais rencontrées à des ancêtres communs. Les récits que m’ont servi les vieilles «tantes» avaient rarement une profondeur généalogique de plus de cinq générations. Je n’ai donc que des fragments utilisables tout au plus pour une reconstitution du paysage actuel du clan, de façon synchronique. À mon avis, l’évolution ne pourrait être restituée qu’à partir du récit des hommes qui ont mémorisé le poème généalogique. Dans la diaspora, je n’ai rencontré personne de mon âge qui ait pris la peine de retenir, comme moi, l’ordre de succession de ses pères jusqu’à l’une des cinq familles originelles. Ce n’est pas toujours que les jeunes n’aient pas voulu s’encombrer de ces connaissances inutiles. C’est surtout parce que, souvent, leurs pères avaient capitulé face au progrès qui leur semblait irréversible, car, «le rythme des tambours dicte aux danseurs le pas à adopter2».

De passage à Londres pour quelques jours, Shanga m’a appelé pour savoir où j’en étais dans mes recherches. Je lui ai répondu que la nature des informations que j’avais pu accumuler n’était peut-être pas ce que nous attendions au début. Mais il semblait bien moins déçu que moi. Il était convaincu que la mise ensemble de tous les récits, les miens et ceux qu’il avait fait enregistrer en Afrique, donneraient une idée très précise du parcours des Baranda, de l’amont à l’aval, de Karanda à nos jours. Il avait justement pris la décision d’organiser cette mise ensemble après cinq ans de recherches. Il m’a demandé de prévoir un congrès qui compterait une vingtaine de participants, au début de l’été, dans un hôtel discret. Quand j’ai voulu savoir qui seraient ces participants, il m’a répondu qu’il avait déjà identifié les quinze qui viendraient de l’Afrique des Grands Lacs et que je devais en inviter quatre qui représenteraient avec moi les Baranda de la diaspora. Tout à coup, j’ai éclaté de rire, et Shanga, agacé, m’a dit sèchement qu’il ne voyait pas ce qu’il y avait de drôle. Je lui ai alors soumis l’idée qui venait de me traverser l’esprit: je n’inviterais pas les politiciens des bistrots! J’inviterais mes merveilleuses vieilles «tantes» qui ne causent dans aucune langue des Blancs. De cette façon, je contraindrais les participants à s’exprimer dans les dialectes du plateau. J’étais prêt à héberger ces femmes chez moi, et j’ai fait remarquer à Shanga que cela diminuerait les dépenses pour l’hôtel et la traduction simultanée. Car la présence de ces vieilles dames nous obligerait à adopter la seule langue qui s’impose: celle des collines verdoyantes, dont les variantes sont autant de branches de la langue originelle, celle du testament de Karanda; celle de la bénédiction de Gahimbare, et la seule que tous les participants avaient en commun.

Shanga m’a écouté patiemment et, après un long soupir embarrassé, il m’a dit que mon idée était un peu tordue, mais il ne s’y opposait pas. Il me permit d’inviter mes tantes analphabètes, mais il refusa de supprimer la traduction simultanée afin de permettre aux congressistes de s’exprimer dans la langue de leur choix. Pour éviter d’utiliser les langues coloniales, l’anglais et le français, la seule option n’était pas d’adopter les divers dialectes interlacustres: on pouvait recourir au Swahili, la grande langue régionale de l’Afrique orientale, comprise et couramment parlée par tous les congressistes, sauf probablement, l’une ou l’autre des vieilles tantes que je tenais à inviter. Il m’apprit aussi que la cheville ouvrière du congrès serait une jeune femme qu’il avait engagée comme assistante, et qui avait passé une année à visiter les camps de réfugiés pour retrouver les Baranda. Il me suggéra de l’héberger également avec les tantes. J’ai voulu savoir pourquoi il était si protecteur envers cette jeune femme. Il m’apprit qu’elle était la seule femme du groupe qui viendrait d’Afrique; qu’elle était également «de la famille», et qu’en plus des tantes, j’aurais une cousine ou une sœur qui serait ravie d’être accueillie parmi les siens, de rencontrer sa belle-sœur et ses neveux plutôt que d’être coincée dans l’anonymat d’un hôtel. Il précisa que la jeune femme était de la seizième génération, mais il préférait que je la considère comme cousine plutôt que nièce. Je découvrirais plus tard que lui-même la traitait comme une nièce et, petit à petit, il m’a aussi réduit au rang de neveu alors que nous étions de la même génération. Je n’ai pas contesté les privilèges que lui accordaient le régime de la gérontocratie traditionnelle.

Le vieux renard avait donc réussi à dénicher une perle rare: pas seulement une assistante de recherche, mais une fille du clan qui acceptait de s’engager corps et âme dans cette recherche bizarre. Bien évidemment, personne à l’université n’avait deviné que Shanga dirigeait la thèse de sa nièce. Même si ce lien n’était pas immédiat, les mauvaises langues n’auraient pas manqué de suggérer qu’il y avait un conflit d’intérêt. Je savais, moi, que la parenté proche ou lointaine pourrait difficilement influencer Shanga dans le choix de ses collaborateurs. Il était trop rigoureux pour céder à la tentation du népotisme. Il avait choisi cette fille parce qu’elle était la meilleure et, j’en suis certain, elle avait dû trimer, l’oncle n’étant pas du genre complaisant. La jeune femme viendrait donc à titre d’experte et à titre de congressiste en tant que descendante de Karanda. Elle ne serait pas intimidée par cette assemblée d’hommes qui n’en sauraient pas plus qu’elle sur le sujet qui nous réunissait. Et Shanga m’avait damé le pion: avant moi, il avait déjà introduit une femme dans la liste des congressistes alors que celle-ci, normalement, ne pouvait être considérée comme une ayant droit dans notre tradition patriarcale et paternaliste.

J’ai félicité le vieux professeur pour ce coup de maître, et je me suis permis de le taquiner, lui suggérant qu’il retourne en politique comme ministre de la condition féminine. Il n’a pas apprécié ce trait d’esprit, car il engagea immédiatement la discussion vers des questions pratiques. Je devais fournir les lettres d’invitation et les assurances de prise en charge afin de faciliter l’obtention des visas. Comme il fallait éviter de révéler dans ces lettres la teneur des questions à débattre au cours de ce congrès, il me suggéra le thème suivant: «La civilisation ancienne de l’Afrique des Grands Lacs.» Ce prétexte ne fonctionnerait pas pour les vieilles tantes que je tenais à inviter. Shanga me laissa le choix des ruses à employer pour assurer leur déplacement. Ce n’était pas très compliqué. D’abord, l’une des vieilles n’avait pas besoin de visa, ni de billets d’avion puisqu’elle habitait une province du pays même où je résidais. Il me suffisait d’aller la chercher en voiture. Quant aux trois autres, le prétexte serait simplement une visite familiale: je les déclarerais «tantes» dans le sens que les Blancs donnent à ce terme. Étant donné que mon emploi était permanent et raisonnablement rémunéré, les services consulaires ne me soupçonneraient pas d’essayer de faire entrer au pays des immigrantes «inutiles», candidates à l’aide sociale pour le reste de leurs jours.

Shanga écouta mon discours sans broncher, et il me souhaita bonne chance dans cette manœuvre. Il était entendu que tous les frais seraient couverts par le fonds de recherche. C’était donc inutile de discuter de la comptabilité dans cette longue communication téléphonique intercontinentale. On passa aux détails de la programmation: cinq jours de congrès dont trois seraient consacrés aux récits du passé et deux à la prospective. J’ai demandé pourquoi il n’était pas prévu de consacrer au moins une journée au présent des Baranda. La réponse fut courte et sèche: «Le présent, c’est le marécage dont nous devons nous extirper.» Je n’ai pas aimé le ton de cette réponse et j’ai rétorqué: «Seule une analyse sérieuse des conditions du présent nous permettrait de dégager des pistes sûres pour l’action à venir, de faire surgir des parcours nouveaux.» Je me suis emporté, et ma réplique était plus véhémente que je ne l’aurais voulu. Shanga se tut un moment, et j’eus peur qu’il punisse mon impertinence en coupant la communication, mais je n’avais pas envie de m’excuser. Il a repris la conversation, plus doucement, avec une affection et une émotion perceptibles dans la voix:

— Petit frère, j’ai lu Marx avant toi, et je connais mieux que toi la littérature sur l’importance des «conditions présentes». Mais le présent, c’est ce qui m’a condamné à collaborer avec un régime qui tue les miens. Le présent, c’est ce qui m’a rendu incapable de protester contre le massacre à grande échelle des ressortissants de ma caste dans trois pays de la région des Grands Lacs. Le présent, c’est ce qui t’a contraint à l’exil, même si, mieux que beaucoup d’autres, tu as réussi à assumer cette condition. Mais n’oublie jamais ceci: ta réussite est le fruit d’une incalculable somme de chances que d’autres n’ont pas eues. Croistu que je n’ai pas deviné pourquoi tu tiens à inviter de vieilles femmes analphabètes dans ce congrès plutôt que des gens qui ont une formation égale à la tienne. C’est qu’ils ne discutent que du «présent», dans des soirées interminables et copieusement arrosées. Ils sont collés au présent. Ils tournent en rond dans le brasier du présent, au risque de s’y griller les ailes. Le présent, c’est l’enfer des camps de réfugiés, des camps de déplacés, des prisons-mouroirs, des tribunaux internationaux gagés pour condamner tes congénères comme seuls responsables des génocides, des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité...

— Mzee: arrête! Laisse-moi compléter la litanie pour te prouver que je t’ai compris. Le présent, c’est ce qui me condamne à ne jamais répondre à des lettres d’appel au secours de tous les cousins, proches ou lointains, qui croient que j’ai les moyens de les tirer de la gueule des hyènes. Le présent, c’est l’embarras face à mes enfants qui demandent: «Où est grand-mère, où est grand-père, où sont nos oncles, nos tantes, nos cousins? Pourquoi ne viennent-ils pas nous voir? Pourquoi n’allons-nous pas leur rendre visite?» Le présent, c’est la gigantesque conspiration qui me qualifie d’extrémiste dès que je tente de faire entendre un autre son de cloche face aux médias du monde entier qui soutiennent la seule version des vainqueurs...

Je n’ai pas eu le temps de poursuivre ma diatribe. À l’autre bout du fil, Shanga éclata d’un rire tonitruant qui me fit sursauter. Il rit à en perdre le souffle. Il rit à se rouler par terre, jusqu’aux larmes... J’entendais ses hoquets, ses reniflements. Je l’entendis se moucher avec bruit, et je sentis qu’il résistait à une autre crise de fou rire. Je ne disais plus rien. J’attendais. Et finalement, il lâcha:

— Petit frère, tu es donc d’accord avec moi que le présent, c’est un marécage puant!

Je ne savais que répondre. J’attendis encore un peu. Et de nouveau, il parla. Mais cette fois, avec un calme et une fermeté qui signifiaient que le chapitre du présent était clos:

— Nous ne nous laisserons pas paralyser par le présent. Nous ne nous laisserons pas enfermer dans l’impuissance. Nous interrogerons le passé, nous implorerons les ancêtres pour qu’ils nous guident sur les sentiers secrets d’un avenir moins désastreux que le présent où la mort triomphe.

— Mzee, j’ai compris. Le présent est un coupe-gorge. On dit chez-nous que pour espérer avoir les cheveux blancs, il faut naître dans la caste de la minorité dominante. Mais il y a aussi les cheveux blancs prématurés. Quand j’étais jeune, j’ai lu un livre sur Lénine où l’on expliquait qu’il jura de détruire l’empire des Tsars quand Alexandre, son grand-frère, fut exécuté après un attentat manqué contre le souverain régnant. Mais le jeune Lénine ne rêvait pas de venger son frère. Il lui en voulait d’avoir refusé de demander pardon alors que sa mère le suppliait de le faire pour échapper au châtiment capital. Alexandre voulait mourir, comme Socrate qui refusa de se soustraire au verdict de la Cité qu’il tenait pour sacré. Juste après l’exécution d’Alexandre, les beaux cheveux de sa mère ont viré au blanc du jour au lendemain. C’est ce spectacle ahurissant qui, semble-t-il, a transformé le jeune Lénine en un féroce révolutionnaire. Mzee, je sais que tu crois que je divague, que ma pensée vagabonde. Je voulais en venir à ceci: je ne serai pas un grand héros comme Lénine, mais comme lui, j’ai vu des têtes blanches bien avant la trentaine, parmi mes proches, parmi mes parents!

— Je ne suis pas plus héros que toi. Mais moi j’ai des cheveux blancs qui ne sont pas prématurés. Avec un peu de chance, toi aussi, tu auras tes cheveux blancs en temps opportuns. Tes enfants aussi auront les cheveux blancs à l’âge qui convient. Mais je veux que tes neveux et leurs enfants qui ne pourront pas fuir l’Afrique aient aussi la chance de vieillir comme des humains. Je voudrais qu’ils atteignent mon âge, l’âge de Karanda, l’âge où un homme peut laisser un testament à ses descendants. Je ne sais pas lesquels de tes proches ont attrapé des cheveux blancs prématurément, mais il se pourrait justement qu’il y ait parmi eux des héros anonymes. C’est comme les saints sans hagiographies: il en existe à tous les âges, chez tous les peuples. Nous ne serons pas des héros, toi et moi. Mais nous pouvons au moins éviter de fermer définitivement les yeux avant d’avoir rendu à nos héros anonymes l’hommage qu’ils méritent. Nous ne nous éteindrons pas avant d’avoir préparé le chemin du retour des nôtres à l’humanité.

J’ai regardé ma montre. On discutait depuis plus d’une heure.

— Mzee, même si tradition orale oblige, nous ne pouvons pas prolonger cette communication intercontinentale. Il y a encore les billets d’avion et les frais d’hôtel à payer.

— Tu n’as pas à te préoccuper de cela. Je serai le seul responsable d’une éventuelle faillite. Mais ton épouse et tes enfants ont droit à une petite partie de ta soirée. Tu les embrasseras de ma part et tu leur diras que la prochaine fois, je ne passerai pas dans leur ville sans aller les saluer.

Nous avons raccroché. Mais ce soir-là, je n’ai pas joué avec les enfants avant de les envoyer au lit. Je n’ai pas causé avec mon épouse pour la mettre au courant des visites qui s’annonçaient. Je me suis servi une mesure de cognac et je me suis retiré dans la chambre qui me sert de bureau pour mettre de l’ordre dans mes idées.

1. Traduction d’un proverbe bantu: Ubunyegeri buyagira kw’igufa.

2. Traduction d’un proverbe bantou: Ingoma zitambwa uko zivugijwe.