3. Récit de Shanga

Mes deux jeunes gens ont travaillé comme des forçats, avec une précision d’horlogers et un souci du détail que j’ai rencontrés peu souvent dans ma longue carrière. Une main seule ne peut pas applaudir. Il fallait qu’ils soient deux pour réussir un tel coup. Je ne pensais pas qu’un jour il me serait donné de former des jeunes gens de mon sang à qui je pourrais dire avec joie: «Il faut que vous grandissiez et que je diminue.» J’en suis au soir de ma vie, et je sais que De Gaulle a eu tort de déclarer que la vieillesse est un naufrage. Cela n’est pas vrai pour les favoris de la fortune. Mais c’est vrai que ces derniers sont rares. J’en fais partie.

Ceci peut sembler paradoxal: je me réjouis de mon sort, pendant qu’en Afrique des Grands Lacs, la mort est partout, triomphante, arrogante. Mais ne l’était-elle pas déjà du temps de Karanda, qui fut grand à cause de sa vision d’aigle? À vrai dire, le désastre n’est pas de mourir, mais de mourir comme un chien: ce que Karanda refusa pour lui-même et pour les siens. Il a empêché que ses fils ne crèvent dans la paix des inconscients. Le testament qui enseigne de vivre debout, je ne l’ai compris que par accident: quand je me suis heurté à la récusation de ce jeune cousin en exil qui me reprochait publiquement d’être à plat ventre devant le pouvoir. Cet incident m’a fait comprendre que le poème généalogique avait été pour les nôtres une arme miraculeuse, mais qu’il avait épuisé son pouvoir de mobilisation. Il me fallait trouver autre chose d’aussi fort, qui permettrait aux Baranda de se tenir debout, les yeux grands ouverts.

Aujourd’hui, après cinq ans de méditation et de contrition, je peux répondre à la convocation de Karanda et lui déclarer sans peur et sans fanfaronnade: «Le champ que tu m’as confié, je l’ai défriché, je l’ai labouré. Il est prêt à être ensemencé. Je ne serai pas là pour la récolte, pour la moisson, mais les greniers seront à nouveau remplis.» La reconquête de la vie sur la mort est en marche: dans la détermination de Nikiza, ce brillant nostalgique qui n’a pas été brisé ni avili par l’infini chagrin d’un exil non habité par l’illusion du retour. Je ne connais aucun autre homme sur qui je pourrais compter, en ces temps-ci, pour saisir toute l’importance de l’interdit: ne pas manger le totem, ou mieux, tout manger sauf le totem. Dans la culture contemporaine, un tel interdit peut sembler puéril, stupide. Et pourtant, aussi loin que remontent mes souvenirs, je n’ai pas rencontré de meilleure formule pour résumer la loi qui devrait gouverner les humains: tu ne mangeras pas le totem! Cela ne signifie rien d’autre, rien de plus ni rien de moins que ceci: «Tu ne mangeras pas l’autre, ton semblable et pourtant, toujours différent.» Mais cette loi n’est pas à sens unique: elle contient aussi l’obligation absolue de ne pas se laisser manger, l’impératif de la résistance. En cela, la loi totémique est plus sûre que l’autre loi, celle qu’un homme d’exception, Jésus de Nazareth, laissa à l’humanité: «Tu aimeras ton prochain comme toi-même.» Ce qui manque à la loi chrétienne, c’est la prise en compte du tragique de la condition humaine: que faire de celui qui ne veut pas de mon amour? Que faire de celui qui a les moyens et la détermination de manger l’autre? Car, Claude et Térence n’ont pas eu tort: «L’homme est un loup pour l’homme», et «Rien d’humain (ou d’inhumain) ne devrait être étranger à aucun humain». Ce que ces auteurs latins ont écrit en lettres de feu, la loi totémique l’assume pleinement.

Depuis que la loi du Nazaréen a évincé la loi totémique partout en Afrique des Grands Lacs, depuis l’instauration de la paix des Blancs, la soif de puissance d’une minorité agressive n’a plus rencontré de résistance suffisante. En abandonnant la loi du totem, la caste des jardiniers qui suent dans les collines du plateau interlacustre est devenue comme un troupeau d’agneaux qui se laissent docilement conduire à l’abattoir. Quand la culture du plateau des ancêtres a succombé à la tentation génocidaire, on a vu des parents affolés livrer leurs enfants au bourreau dans l’espoir de sauver leur misérable peau. Ils réalisaient ainsi le sacrilège que justifie un proverbe local: «Ma tête vaut plus que mon enfant3!» Ce proverbe cynique n’indique pourtant pas un conseil à suivre: il décrit sans fard ce qui se produit dans des situations particulièrement périlleuses qui font chuter l’humanité plus bas que l’animalité. Cela se passe justement quand une culture est désarmée, privée de l’interdit de ne pas manger l’autre.

Avant ma rencontre avec Nikiza, les drames du plateau interlacustre m’inspiraient du dégoût, mais un dégoût qui n’entamait pas la philosophie défaitiste à laquelle se ramenait ma sagesse: la vie est une aventure dont personne ne sort vivant. Tuer ou se faire tuer ne fait qu’accélérer l’issue fatale. La mort se rit des bourreaux: elle les attend au tournant; elle finit ainsi par rétablir l’égalité dans la défaite. Aujourd’hui, je sais que cette position est intenable: la mort n’est pas une simple fatalité! Seule une culture en décomposition avancée admet qu’on puisse infliger la mort ou la subir passivement, misérablement. Karanda fut pour ses descendants un modèle parce qu’il a posé les conditions d’une mort sensée. C’est cela que nous devons répéter ou recommencer pour que le plateau soit rendu à l’humanité.

Nikiza sera l’un des artisans de la réactualisation de ce legs. J’espère que par contamination, il transmettra sa passion à Birezi. Tout en sachant qu’elle est une véritable perle rare, je n’ai pas réussi à l’éveiller pour en faire une résistante de la trempe de son «cousin». La résistance de Birezi n’a pas encore de dimension politique. Pour elle, le pas suivant sera de sentir et de s’identifier à la souffrance du clan, de la caste, de l’humanité: saisir cette souffrance, s’en emparer, la faire sienne. Il faudra qu’elle parvienne à s’associer à l’humiliation de tous les vaincus, à percevoir que les vainqueurs d’aujourd’hui sont les héritiers de tous les vainqueurs des générations passées. Alors seulement pourra-t-elle se dresser contre eux en s’appuyant sur le totem qui enseigne que tout attentat à une personne est un attentat à toute personne.

La connivence déjà établie entre Nikiza et Birezi dans la préparation du congrès est un très bon signe. J’espère qu’elle se confirmera et s’approfondira au fur et à mesure qu’ils se feront des confidences et se raconteront leurs vies. Peut-être formeront-ils un couple aussi exceptionnel que celui de Karanda et Gahimbare. À deux, ils reconstruiront un refuge pour l’espérance au bénéfice du lignage, mais aussi de toute la caste, et par voie de conséquence, de l’humanité sans castes. Ils chemineront côte à côte pour inaugurer l’ère post-généalogique.

C’est demain que se joue le dernier acte de l’épopée clanique, dans un congrès qui réunira dix-sept personnes plutôt que les vingt initialement prévues. Birezi n’a pas réussi à arracher un congressiste de l’une des prisons-mouroirs à la mode chez nos voisins du sud. Elle n’a pas réussi non plus à obtenir un passeport pour un autre membre de la liste qui n’est pourtant accusé de rien, sauf de ne pas être né dans la caste dominante. Ce fut plus facile de traiter les dossiers de ceux qui habitent les camps de réfugiés contrôlés par le Haut Commissariat des Nations unies, et de ceux qui vivent dans le seul des cinq pays de la région qui n’est pas ravagé par la guerre des castes. Dans le groupe de la diaspora, il y a eu également un échec: l’une des «tantes» de Nikiza s’est vue refuser le visa pour le motif suivant: «Vous n’avez pas pu démontrer que vous êtes solidement établie dans votre pays de résidence et que vous y avez des liens suffisamment solides pour vous inciter à y retourner.» Au total, le résultat n’est pas mince. Les cinq pays seront représentés. Malheureusement, il n’y aura que trois femmes parmi les dix-sept participants. Or, plus que jamais, les femmes constituent le vecteur principal de la survie. Quand le front a décimé les hommes, elles rassemblent, soignent, nourrissent et élèvent les orphelins.

Le congrès a commencé par la déclamation de la version la plus septentrionale du poème généalogique. C’est moi, Shanga, fils de Samandari, qui devais ouvrir la mémoire.

 

Karanda, l’orphelin, le solitaire

A fui la plaine du grand lac

La veille du rendez-vous avec la mort

Car les devins l’avaient désigné comme offrande

Aux esprits de la pêche.

 

Il a escaladé les falaises et affronté la jungle

Jusqu’au plateau des vaches où il a élu domicile

Le chasseur devint bouvier

Et l’amertume fut son lot

Jusqu’à son dernier souffle.

 

Mais Karanda n’est pas mort

Il n’a pas été enseveli avec une braise éteinte

Le contrepoids de la mort, c’est d’engendrer

Huit sont nés de sa semence

Et de ces huit, cinq mâles.

 

Il engendra Bitama

Il engendra Matati

Il engendra Shingwe

Il engendra Riraniga

Il engendra Mirombo.

 

Le contrepoids de la mort, c’est aussi le testament

Karanda n’a pas été enseveli dans un linceul de silence

Il nous a légué une parole et un totem:

«Fuyez les vaches et la servitude

Ne mangez jamais du phacochère.»

 

Il n’y a pas de patriarche sans matriarche

La prêtresse Gahimbare a enfanté les fils de Karanda

Elle les a enfantés deux fois: par le travail et par la bénédiction

Elle a légué à ses brus la clairvoyance

Que sa chance soit sur nous!

 

Et voici mon arbre généalogique :

 

Je suis issu de Karanda

Qui engendra Bitama

L’aîné de la première génération

Le Messager de Gahimbare, prêtresse de Kiranga.

 

Bitama engendra Kandikandi

Qui engendra Miniho

Qui engendra Mashira

Qui engendra Barakize

Qui engendra Shiramanga

Qui engendra Bazikamwe

Qui engendra Nahigombeye

Qui engendra Bamina

Qui engendra Karabaye

Qui engendra Mabano

Qui engendra Gasimbi

Qui engendra Minani

Qui engendra Tabara

Qui engendra Samandari, mon propre géniteur.

De Karanda à moi, quinze générations.

 

J’ai ensuite invité le détenteur de la version la plus méridionale à réciter son poème. Nikiza, fils de Gashikanwa, se leva et nous servit le récit suivant:

 

Karanda, l’enfant errant

A fui le littoral du grand lac

Les devins-sacrificateurs l’ayant tiré au sort

Comme victime d’apaisement

Aux génies des eaux qui retenaient le poisson.

 

Parvenu au plateau des vaches

L’enfant chasseur et maraudeur

Devint berger et agriculteur

Surnommé le Taciturne

Il servit dans la mélancolie.

 

Mais par nous, Karanda est vivant

Sa lignée ne s’éteindra pas

Sa semence triomphe de la mort:

Il sema cinq fils, la génération des itinérants

Il sema la parole et l’interdit.

 

Bitama fut son premier

Matati fut son second

Shingwe fut son troisième

Riraniga fut son quatrième

Et Mirombo fut son cinquième.

 

Les soustrayant à la mélancolie

De la condition servile

Karanda arma ses fils

Du totem et du testament

Et les contraignit à la dispersion.

 

Dans l’immensité du plateau

Ils ont vénéré le totem du sanglier

Ils ont observé l’interdit:

Maudit soit tout fils de Karanda

Qui recevra le don des bêtes à grandes cornes.

 

Nous honorons Inabaranda, la prêtresse

La Grande Mère des fils de Karanda

Sa bénédiction nous accompagne;

À nos femmes, elle a légué la clairvoyance

Et le secret des herbes et des racines.

 

Et voici la succession de mes pères:

 

Karanda engendra Riraniga, son quatrième

Riraniga engendra Barampama

Barampama engendra Sinzi

Sinzi engendra Gabiro

Gabiro engendra Karenzo

Karenzo engendra Birasa

Birasa engendra Maganza

Maganza engendra Joro

Joro engendra Bazikamwe

Bazikamwe engendra Gatoto

Gatoto engendra Gitwe

Gitwe engendra Magaruka

Magaruka engendra Harakandi

Harakandi engendra Gashikanwa,

Dont je suis le quatrième fils.

Je suis donc de la quinzième génération des descendants de Karanda.

 

Après la déclamation de Nikiza, nous avons entendu les autres variantes du centre, de l’orient et de l’occident du plateau interlacustre : quatorze récits au total, si on compte le mien et celui de Nikiza. Les trois femmes du groupe n’étaient pas détentrices d’un récit généalogique.

À la suite du dernier récit, je m’apprêtais à clôturer cette première journée quand, au grand étonnement de tout le monde, Birezi s’est levée et a revendiqué le droit de déclamer comme les hommes. Nous nous sommes regardés, interdits. La salle s’est mise à chuchoter. Les deux vieilles tantes semblaient franchement choquées: «Cela ne se fait pas! C’est scandaleux! Les filles n’ont pas de lignage; cette fille ne peut être porteuse d’un récit généalogique!» Je savais qu’il m’appartenait de trancher. Nikiza m’encourageait du regard, avec un sourire entendu. Même si Birezi ne m’avait pas prévenu, je n’avais pas l’intention de lui refuser la parole. De toute façon, selon la tradition, ce n’était pas vrai qu’elle n’avait pas de lignage. Toute femme appartient soit au lignage de son père, soit à celui de son mari et de ses fils. Birezi n’étant pas encore mariée appartenait donc au lignage des Baranda. Par ailleurs, Birezi m’offrait une excellente occasion: mon intention secrète n’était pas de redonner vie à la tradition clanique déjà fossilisée, mais de m’appuyer sur elle, de m’en inspirer pour susciter une nouvelle race de gladiateurs de la survie, une race qui ne pourrait pas ignorer le nécessaire concours des femmes. En autorisant Birezi à nous donner la quinzième version du poème généalogique, j’ouvrais la voie à l’ère post-clanique.

 

Karanda, l’orphelin abandonné de tous

Était promis à l’abîme du grand lac

Pour apaiser l’esprit des eaux

Qui retenait les poissons

Livrant les riverains à la famine.

 

Averti par le rêve qui ne ment pas

Karanda quitta de nuit la plaine des palmeraies

Il franchit montagnes et forêts

Se nourrissant de baies et de racines

Jusqu’aux prairies des vaches et de la servitude.

 

Karanda survécut au sacrifice et à l’amertume

Il survécut dans sa semence

Il est vivant dans le lignage

Des cinq fils qu’il engendra

Pour le totem et le testament.

 

Bitama fut son premier mâle

Qui fut suivi par Matati

Qui fut suivi par Shingwe

Qui fut suivi par Riraniga

Qui fut suivi par Mirombo.

 

Karanda condamna ses fils à l’errance

Pour en faire de libres défricheurs:

Fuyez le lait empoisonné des vaches d’autrui

Attaquez les forêts, vivez de vos greniers

Je vous donne pour totem le phacochère des bois.

 

Nous vénérons Gahimbare la clairvoyante

Qui porta la semence de Karanda

Qui sauva la soumission au testament

Qui arma ses fils de sa bénédiction

Et laissa à ses brus le don de guérison.

 

Et voici la liste de mes ancêtres:

 

Karanda fut père de Matati, son second fils

Qui fut père de Kirindi

Qui fut père de Bambari

Qui fut père de Kabariza

Qui fut père de Shema

Qui fut père de Mashaza

Qui fut père de Kategaya

Qui fut père de Masindi

Qui fut père de Nyamiti

Qui fut père de Kiboga

Qui fut père de Rwizi

Qui fut père de Kabamba

Qui fut père de Songati

Qui fut père de Amanya

Qui fut père de Barigye

Dont je suis la fille aînée.

Je fais donc partie de la seizième génération des enfants de Karanda et de Gahimbare.

 

Birezi avait récité son poème avec une maîtrise qui laissa les congressistes ébahis. Personne ne pouvait plus lui reprocher la transgression des coutumes. Elle fut félicitée, et on voulut savoir quand, et par quelle ruse elle avait si bien dérobé aux mâles leur secret. Je connaissais la réponse : son père étant mort depuis longtemps, c’est l’un de ses oncles qui lui avait livré le récit. Après l’avoir enregistré, elle ne s’était pas contentée de le transcrire comme tous les autres récits qu’elle avait collectés : elle l’avait mémorisé pour en prendre possession comme ayant droit au même titre que les hommes. La première journée du congrès s’acheva sur ce coup d’éclat.

La seconde journée devait être consacrée à la mise ensemble des récits pour relever des recoupements, des nœuds, des embranchements. Les récitants ont pu remonter à des ancêtres communs et établir entre eux des degrés de «cousinage» variables. On avait ainsi pu constater que l’un des cinq fils de Karanda n’avait aucun descendant parmi nous: il s’agissait de Shingwe, son troisième fils. Nous avons eu une longue discussion à ce propos. Certains congressistes ont supposé que Shingwe n’avait pas survécu à l’errance imposée par Karanda, et que finalement la première génération se serait réduite aux quatre aïeux représentés. L’autre hypothèse voulait que notre échantillon des descendants de Karanda soit trop petit, si petit que c’était déjà un miracle que quatre fils de Karanda soient représentés parmi nous. Quelqu’un suggéra de vérifier ces deux hypothèses en reprenant l’enquête jusqu’à tomber sur des récits se rattachant à cet aïeul manquant. Mais cette vérification ne pouvait se baser que sur une seule des deux hypothèses. Si Shingwe était effectivement mort sans laisser de descendant mâle, l’enquête pourrait durer indéfiniment. Dans cette éventualité, il fallait limiter le nombre de récits à recueillir pour valider l’hypothèse. Pour moi, cette enquête n’avait pas vraiment d’intérêt, mais j’ai laissé le jeu suivre son cours. Cette seconde journée s’épuisa sur l’analyse des récits en vue d’établir les recoupements permettant des retrouvailles ou des reconnaissances jubilatoires, et sur la manière de percer l’énigme de Shingwe.

Dès le début de la troisième journée, les discussions se sont orientées vers la possibilité de dresser une carte de l’itinéraire des migrations du clan, à partir du centre de la première dispersion qu’on avait pu localiser dans le royaume du sud, riverain du Lac Tanganyika. Je devinais d’avance qu’en l’absence de mention de toponymes dans les récits généalogiques, une telle entreprise était vouée à l’échec, mais, je n’ai pas interrompu le jeu. Cette recherche «archéologique» était intéressante dans la mesure où elle servait de ciment à ce groupe que je voulais engager dans une conspiration de longue haleine. Ces discussions intenses fourniraient l’écran qui masquerait les véritables objectifs du groupe: elles seraient la matière des Actes du congrès. Il était essentiel que ce groupe apparaisse comme un club de chercheurs, non pas comme une fratrie subversive qui ne pourrait échapper à l’exterminateur. Birezi a été chargée de faire un procès-verbal minutieux des discussions.

Un incident amusant s’est produit ce jour-là. Comme il fallait s’y attendre, les deux «tantes» de Nikiza en ont eu assez. Elles avaient apprécié la journée des déclamations, même si, à la fin, elles avaient été choquées de voir une jeune femme quitter son rang pour envahir le champ des hommes. Elles ont enduré le second jour sans protester. Mais au milieu du troisième jour, elles ont exigé d’être libérées: elles ne voyaient pas à quoi rimaient nos bavardages, surtout que plus d’un intervenant préférait s’exprimer dans l’une des langues coloniales en usage dans le congrès. Nikiza les a donc confiées à Keza, son épouse, heureusement en vacances. Cette dernière était ravie de leur désertion qui lui permettait de jouer à la bru attentionnée. Elle les avait adoptées comme belles-mères dès le départ, parce que son mari les considéraient comme ses tantes. Elle allait leur montrer les environs, leur faire faire du tourisme, et aussi leur donner le temps de jouer avec les «petits-enfants» qui, pour la première fois, auraient le loisir de se faire dorloter par de vraies grands-mères, noires comme eux, ne parlant que «l’africain». En fait, c’était également pour Keza une belle occasion de se venger de l’exil qui l’avait privée de la fréquentation de sa belle-mère. Elle avait si souvent entendu son mari parler avec nostalgie de la femme formidable qui l’avait porté et allaité, et qui avait hérité de la clairvoyance d’Inabaranda.

Seul Nikiza fut malheureux de l’incident. Après le départ de ses tantes, il se confondit en excuses: il expliqua qu’il les avait invitées pour les récompenser de l’avoir si bien accueilli lors de ses voyages de recherche. Personne ne le crut quand il prétendit qu’il n’avait pas prévu qu’elles se sentiraient mal à l’aise dans des discussions d’intellectuels. Je l’ai laissé s’embrouiller dans ses justifications avant de prendre sur moi une partie de la responsabilité de l’incident: il m’avait averti avant de les inviter!

Arrivés à la quatrième journée, il nous a bien fallu aborder cette question: que faire après le congrès? Chacun y est allé de ses suggestions. Un premier consensus s’est dégagé sur la suite immédiate à donner aux travaux des jours précédents. C’était simple et évident: il fallait mettre en ordre les quinze récits et les procès-verbaux, de manière à produire un manuscrit publiable. Cette tâche fut confiée à Nikiza et Birezi dont la connivence s’était développée exactement comme je l’avais souhaité. Le groupe proposa ensuite de planifier à intervalles réguliers d’autres congrès du même genre. Certains d’entre eux, notamment les universitaires vivant sous la pression du publish or perish, y voyaient une excellente manière de répondre aux exigences de leur profession et de se faire un nom. J’ai laissé filer la discussion. Ils ont proposé une foule de thèmes pour la rencontre suivante, et après discussion, ils ont éliminé les thèmes les plus compliqués. Ils ont établi une courte liste de sujets qu’ils ont mis aux voix, et finalement, ils ont retenu le thème qui a rassemblé le plus d’adhérents. Ils ont ensuite fixé les échéances: un congrès tous les deux ans. Ils ont fait l’inventaire des sources de financement. Ils ont élu des responsables pour les démarches à faire, et un comité de suivi. Ils ont pris l’engagement de recruter de nouveaux membres…

À la fin de la journée, tout semblait bien ficelé: rien n’avait été oublié. Quelqu’un posa la question évidente: avait-on besoin d’une autre journée de réunion? Or, le programme prévoyait deux journées pour la prospective, mais comme tout le travail avait été fait, il semblait logique de se payer un jour de congé. J’ai alors pris la parole pour annoncer que j’avais une dernière proposition à soumettre à la discussion, le lendemain matin. Ils se sont regardés avec un mélange de surprise et de contrariété. Ils étaient fatigués de cet hôtel où ils avaient été enfermés pendant quatre jours. Personne n’osa pourtant protester contre cette matinée supplémentaire de travail que je suggérais.

À neuf heures le lendemain, ils étaient tous là, ponctuels et nerveux, sauf les deux tantes que je n’avais pas pris la peine de convoquer. L’heure était venue pour moi de prendre le dernier grand risque de ma vie. J’allais confier à ces individus un plan secret sans savoir s’il ne se trouverait une personne parmi eux pour le trahir, causant ainsi la perte de tout le groupe. Mais je ne pouvais pas temporiser pour mieux les connaître avant d’agir. Je n’avais pas la naïveté de croire qu’il y aurait moyen de ramener les risques à zéro. Je devais donc parler ou me taire à jamais. J’ai choisi de parler:

Hier, nous nous sommes fixés des objectifs à réaliser. Nous les réaliserons comme prévu, si vous y tenez encore après ce que je vais vous dire. Nous sommes réunis ici, membres d’un lignage, dissimulés derrière l’écran d’un groupe de recherche. Vous savez pourquoi il nous a fallu ce masque. Ailleurs dans le monde, il y a des gens qui orchestrent de grandes retrouvailles des enfants du même ancêtre. Les «Tremblay» d’Amérique et d’Europe organisent ce genre de rencontres au grand jour. Nous ne pourrons pas les imiter dans un avenir prévisible: dans l’immense zone de répression qu’est l’Afrique des Grands Lacs, la liberté n’est pas pour demain.

Je suis heureux de vous avoir réunis clandestinement, cousins des cinq pays où les enfants de Karanda se sont disséminés depuis seize générations. J’en suis heureux parce que cela me donne l’occasion de reprendre le rôle de Bitama, l’aîné de la première génération. Ce dernier a parcouru le plateau à la recherche de ses cadets afin de leur transmettre la bénédiction de Gahimbare, ou d’Inabaranda comme l’appellent les récits méridionaux. En plus de la transmission de la bénédiction matriarcale, Bitama a procédé à l’institution du rite fondateur en mangeant l’animal totem avec ses frères, en souvenir de Karanda. Depuis lors, le phacochère ou le sanglier ne put être mangé par les Baranda que lors des occasions rituelles.

J’ai eu un rêve, ou mieux, un cauchemar, le jour où j’ai rencontré Nikiza pour la première fois, dans des circonstances qu’il pourra vous révéler. Karanda et Gahimbare me sont apparus, furieux. Ils m’ont rappelé le testament et ils m’ont reproché de l’avoir trahi, de l’avoir oublié, d’avoir consenti à la servitude. C’est de ce rêve que tout est parti. Je n’ai pas la mission de faire de vous des chercheurs. J’ai la mission de semer l’espoir parmi les enfants de Karanda, et par contagion, dans toute la caste dont les Baranda se sont dissociés en rejetant le prêt des vaches. Il faut que nous redevenions des hommes libres, et cette fois, non pas en constituant une sous-caste rebelle, mais en minant l’édifice des castes. Nous ne pourrons y parvenir seuls, ni voir le succès définitif de l’entreprise. Cela prendra des décennies, peut-être même un siècle. Mais qu’est-ce qu’un siècle dans la longue histoire des humains?

J’en vois parmi vous qui pourraient me dire: «Ce n’est pas notre problème!» De fait, la question des castes ne se pose plus dans deux pays de la zone interlacustre. Mon pays est l’un de ces deux-là, et pourtant, je saigne quand mes frères et sœurs de caste sont livrés à l’extermination dans les trois autres pays. J’endure la torture de la culpabilité parce que le régime de mon pays collabore activement aux massacres qui ont cours au sud et à l’ouest de notre territoire. Je n’ai jamais protesté. Je n’ai jamais joué aux dissidents: cela aurait été tout simplement fatal pour moi. Mais la colère de Karanda m’a contraint à chercher une manière de réagir sans me suicider.

Cousins de l’autre République libre de la région, n’oubliez pas que quand la maison du voisin est en feu, même si vous n’aimez pas ce voisin, il vaut mieux éteindre ce feu pour préserver votre propre maison. Vous avez intérêt à réagir, car vous savez mieux que moi l’inconfort que provoque sur votre territoire les gigantesques camps de réfugiés remplis de vos frères de l’ouest, fuyant le désastre et les hécatombes causés par la guerre des castes depuis plus de quarante ans. Quant à vous, frères provenant des trois pays déchirés, ce n’est pas à moi de vous apprendre que la liberté, c’est comme la santé: on n’en mesure l’importance et on ne l’apprécie qu’après l’avoir perdue. Nous sommes donc tous concernés.

Mais pourquoi nous reviendrait-il, à nous, les Baranda, d’assumer les malheurs d’une immense caste au sein de laquelle nous ne sommes qu’une goutte dans un océan? N’est-ce pas présomptueux que de vouloir prendre sur nos épaules la tâche écrasante de libérer toute la race serve de cette vaste zone? À cela, je répondrai que les petits ruisseaux font de grandes rivières. Ou encore mieux, par d’autres questions: Karanda n’était-il pas seul contre le monde? N’était-il pas seul contre l’histoire? Et notre présence ici ne prouve-t-elle pas qu’il a réussi au-delà de toute mesure? Pourquoi, nous qui formons un groupe de quinze, serions-nous incapables d’oser croire à la liberté et à la responsabilité? Et comment serions-nous dignes de Karanda et de la Grande Mère si nous étions incapables de répéter l’aventure des pères que célèbrent nos récits généalogiques? Nous devons faire pour notre temps ce que l’ancêtre a fait pour son propre temps. Nous devons actualiser le testament. Nous qui, comme Karanda, vivons des temps amers, nous avons à vaincre la mélancolie comme il a triomphé d’elle à l’extrême limite de sa vie.

Mais que faire? Ne riez pas, et ne croyez pas que c’est la sénilité qui me fait divaguer. Pour commencer, ce soir, nous ferons exactement ce que Bitama fit avec ses frères retrouvés: nous mangerons le repas totémique. Je sais que personne d’entre vous n’a jamais participé à ce rite ancestral, et que le souvenir du totem n’est plus lié à l’interdit: vous avez déjà mangé du sanglier, du phacochère ou du porc lors de repas normaux. Je propose que nous reprenions notre signe de ralliement et que désormais nous ne mangions plus de porc hors des occasions rituelles.

J’ai comploté avec Keza, l’épouse de Nikiza. Ce soir elle nous servira de la viande de porc. Une tente est déjà dressée dans l’arrière-cour entourée de lilas en fleurs: ce sera notre hutte votive. Nous partagerons ce repas sacré en mémoire de Karanda, en mémoire des itinérants, en mémoire de tous nos pères qui ont célébré ce rite qui rassemblait le clan. Après le repas, nous nous soumettrons à un autre rite qui n’a jamais été exclusif à notre lignage: s’entre-boire. Il n’existe pas, dans nos traditions un rite d’alliance aussi fort que celui-là : chacun de nous boira du sang de chacun des autres et prêtera serment.

Je ne vous proposerai pas de fuir la vache et d’attaquer la forêt: cela n’a plus de signification. Je propose plutôt de former l’embryon d’une société secrète, soudée par la loi de l’arcane, gouvernée par le silence. Vous jurerez de ne pas trahir, de ne pas révéler l’existence de cette société, ni la liste de ses membres, ni ses objectifs, sauf à ceux qui seraient susceptibles de rejoindre la conspiration. Cette société ne recrutera pas ses membres parmi les seuls Baranda. En fait, je nous propose de mourir en tant que clan. Notre totem ne sera plus le totem des seuls Baranda, mais le totem des résistants, de tous ceux qui nous rejoindront et qui feront vivre notre idéal, avec nous et après nous. Je propose que soit fondée la société secrète des phacochères. Que cette société soit implantée clandestinement dans les cinq pays de l’Afrique interlacustre et dans la diaspora. Qu’elle poursuive sans relâche l’objectif de l’abolition des castes en investissant progressivement toutes les institutions en place: les écoles, les Églises, la fonction publique, les banques, la presse, le commerce, et même, les armées officielles ou rebelles. Nous ne formerons pas un parti: nous laisserons cette tâche à d’autres, et il n’en manquera pas. Nous ne serons pas des révolutionnaires qui attaquent de front les systèmes en place. Nous ne serons même pas une sorte de cinquième colonne travaillant à infiltrer le système pour le ruiner de l’intérieur. Chacun de ces angles d’attaque est probablement nécessaire, mais chacun comporte le risque de favoriser une solution trop simple pour venir à bout d’un problème trop complexe et trop vieux. Nous serons des partisans du désaccord, des saboteurs invisibles et infatigables de la machine à massacrer les innocents. Nous devrons garder ouvert le choix des moyens et des méthodes pour ensabler les engrenages de cette machine. Nous ne fixerons pas des échéances: la lutte prendra tout le temps qu’il faudra. Comme notre pire ennemi sera l’impatience, notre meilleure vertu sera l’endurance. Nous devons être résolus à durer plus longtemps que l’oppression de caste.

En pratique, nous n’aurons absolument rien à changer dans notre manière de vivre. L’apparence de normalité sera la meilleure garantie du secret. Chacun de nous aura la tâche de recruter deux membres, de les éprouver longuement avant de les inviter à consommer le repas totémique qui sera le rite d’entrée dans la société. Le même serment les liera, le même idéal les animera. Pour éviter l’anéantissement du groupe, surtout dans les pays embrasés, les nouveaux membres ne sauront pas immédiatement qui sont les autres membres de la société. C’est au compte-goutte qu’ils feront connaissance des autres conspirateurs et seulement quand les circonstances l’exigeront. Cela veut dire que même pour le rite d’admission, seul l’initiateur, son novice et un témoin seront présents. Nous ne tiendrons de réunions rassemblant les membres d’une même section qu’une fois tous les cinq ans. Nous réunirons des représentants de diverses sections une fois tous les dix ans. Nous nous interdirons de convoquer des réunions extraordinaires. Nous devrons inventer un système de communication codé et un mode de coordination qui rendra inutile le besoin des réunions.

Quelle que soit la suite que vous réserverez aux propositions que je viens de faire, ici s’achève le poème généalogique et la nécessité de sa transmission. Et si, comme je l’espère de tout cœur, vous êtes prêts à me suivre dans l’aventure de la résistance que je viens d’évoquer, ici commence la longue marche de la Fraternité des phacochères.

Je ne m’attendais pas à l’effet que mon discours fit sur les congressistes. Certains m’ont traité de manipulateur. D’autres m’ont trouvé lunatique. La plupart d’entre eux ne voulaient pas me suivre dans cette entreprise qu’ils estimaient suicidaire. Le chahut suscité par ma proposition était tout le contraire de la délibération sereine que j’avais envisagée. J’étais atterré, et blessé, parce que certaines remarques m’atteignaient dans ma dignité. C’est alors que Nikiza s’empara de l’initiative. Il se leva, vint vers moi, me conduisit à la chaise qu’il occupait, me fit asseoir et reprit ma place face à l’assemblée. Il promena sur elle un regard sévère. Puis, avec toute l’autorité que lui conférait son rôle d’hôte, il fustigea les congressistes qui venaient de se comporter comme une bande de gamins mal élevés. Il se livra à un plaidoyer vibrant en faveur de ma proposition, avec des arguments en béton, et une éloquence qui laissa tout le monde pantois. La péroraison appelait à une adoption sans réserve de mon plan, ce qui acheva de déstabiliser les plus virulents de mes détracteurs. Profitant de la commotion ainsi provoquée, Nikiza donna en premier lieu la parole à la seule personne sur laquelle il pouvait compter pour enfoncer le clou. Birezi n’eut pas recours à la même stratégie que son cousin. Je l’ai vue déployer toute la panoplie des armes à sa disposition: le charme, l’ironie, le chantage, les larmes... Elle engagea ces mâles congressistes à monter au front afin, dit-elle, de se prouver à eux-mêmes que rien n’avait encore entamé la virilité des fils de Karanda.

Après Birezi, j’ai demandé la parole pour préciser que mes deux défenseurs n’avaient pas été mis au courant de ma proposition avant les autres, et qu’il n’y avait pas eu de complot. Puis Nikiza invita tous ceux qui voulaient s’exprimer à le faire. Il nous fallut deux longues journées avant de clore le débat, mais après l’intervention de Birezi, la question n’était plus de savoir si ma proposition était acceptable: personne ne voulait passer pour un impuissant ou un dégénéré! Donc, le débat a porté sur les moyens à mettre en œuvre, les engagements à prendre, les responsabilités à partager... À l’unanimité, ils m’ont contraint à prendre la tête de la fraternité. Ce que je croyais être le dernier acte d’une carrière bien remplie se mua en un premier acte d’un drame dans lequel je ne voulais pas tenir le premier rôle.

3. Traduction de: Igitwe gisumba ikibondo.