1. Récit de Sadaka

À cinquante ans, j’étais encore très jolie. Mais j’y attachais moins d’importance, car la saison où ma beauté me servait comme une arme redoutable était derrière moi. Quand j’ai été élue Grande Maîtresse de la fraternité, j’ai mis mon charme au service de la cause, aussi efficacement que la Kalashnikov quand j’étais combattante dans la savane. Quand on se sert de soi-même comme appât, l’amour est rarement au rendez-vous. Mes liaisons étaient toujours utilitaires et je les rompais après avoir obtenu ce que je cherchais. Puis un jour l’impensable se produisit. Au moment où j’avais cessé d’utiliser le lit comme un champ de bataille dont je devais nécessairement sortir gagnante, je suis tombée désespérément amoureuse d’un homme qui était de vingt ans mon cadet. Je me répétais: «J’ai cinquante ans; je suis Grande Maîtresse d’une fraternité qui compte des centaines de membres, certains très haut placés dans les coalitions qui gouvernent les pays du plateau, je ne peux pas me permettre de tomber dans la délinquance...» Sachant qui j’étais, ce jeune homme n’aurait jamais osé me faire la cour. Sachant quel âge j’avais, il m’aurait respectée presque comme sa mère. C’est moi qui ne parvenais pas à tenir mon rang!

J’ai rencontré Shabani pour la première fois dans une réunion secrète du grand conseil de la fraternité. Il venait d’être nommé responsable de la lutte dans la savane. En tant que membre d’office du conseil, il devait régulièrement nous informer de l’évolution de la situation. Je ne me souviens plus de ce qu’il a dit dans son premier compte rendu: je n’écoutais pas! Dès que je l’ai vu, je me suis sentie tétanisée par une immense nostalgie: cet homme ressemblait au héros que j’aurais dû rencontrer quand j’avais encore l’âge de rêver à une vie normale. Mais quand j’entraînais les jeunes filles dans le maquis, il n’était encore qu’un gamin. Pourquoi était-il né trop tard? Pourquoi étais-je née trop tôt?

J’ai fait tout mon possible pour résister à la tentation. J’ai affronté les insomnies et les migraines. J’ai même cherché un prétexte pour le démettre de ses fonctions. J’aurais pu lui accorder une promotion qui l’aurait éloigné du conseil. Mais je n’ai pas eu la force d’appliquer cette stratégie. J’ai donc dû rencontrer le jeune guerrier dans les réunions mensuelles des responsables de nos deux fronts: celui des partis politiques et celui des maquis. Quand, vaincue par le feu qui me dévorait, je l’ai convoqué à un tête-à-tête, j’ai été sidérée de constater qu’il s’attendait à tout, même à cela! Il avait surpris mon désir dans mes regards brûlants. J’ai été encore plus sidérée de voir que je ne lui faisais pas peur: mon âge, mes titres et mes fonctions ne l’intimidaient nullement.

Comme si tout était déjà entendu, il est entré dans mon bureau comme en territoire conquis. Il est allé droit au but, sans perdre son temps en préambules. Il ne s’est pas incliné devant la Grande Maîtresse. Il ne m’a pas tendu la main. Il ne s’est pas embrouillé dans d’oiseuses formules de politesse. Il m’a saisie par les épaules, m’a doucement mais fermement tirée du fauteuil où j’étais installée, m’a fixée dans les yeux, langoureusement, avant de m’entourer de ses bras puissants, me serrant contre lui. Je me suis abandonnée sans résistance, mais un moment, j’ai cru qu’il renonçait. Il m’a lâchée et a marché vers la porte. C’était pour la fermer à clé! Puis il est allé aux fenêtres et a tiré les rideaux. Il m’a retrouvée au centre de la pièce. Ses lèvres cherchèrent les miennes. Sa langue ouvrit ma bouche et trouva la mienne, pendant que ses mains couraient frénétiquement partout: dans mes cheveux, dans mon dos, sur mes seins, et, finalement, sous mes pagnes, entre mes cuisses, dans mon jardin secret. Je ne sais pas comment nos vêtements sont tombés, et comment je me suis trouvée étendue sur la moquette, sous un bélier qui donnait... donnait... jusqu’à ce que j’explose! C’était donc cela l’extase dont j’avais entendu parler si souvent? Je n’en avais pas l’expérience, sans doute parce qu’auparavant, je ne pouvais me permettre de perdre le contrôle. Je n’avais eu des aventures qu’en territoire ennemi dont l’objectif n’était pas de succomber à la fusion, mais bien d’engager et de remporter des duels.

Quand j’eus pris tout mon plaisir, le jeune guerrier s’arrangea pour entrer en extase à son tour. Il resta en moi tout en sueur et haletant, les yeux fermés comme pour saisir pleinement ce qui lui arrivait. Puis il se dégagea et me parla pour la première fois: «Vous êtes la plus belle femme que j’aie jamais rencontrée!» J’ai souri, un peu désenchantée, car j’avais déjà entendu cela mille fois auparavant dans des contextes où la phrase me signifiait la reddition de l’adversaire.

J’ai revu Shabani, et j’ai encore succombé, régulièrement et en divers lieux! À chaque nouvelle rencontre, il m’allumait comme la première fois. Plus vétéran que moi dans la clandestinité, il savait comment rendre invisible cette liaison qui aurait pu devenir désastreuse. Il me retrouvait dans mon bureau, avant ou après les réunions, quand personne ne le croyait là. Il arrangeait des séjours dans des hôtels lointains et anonymes où nous pouvions passer pour un couple de touristes. Il m’attirait souvent en pleine savane, où je me rendais sans escorte, déguisée, méconnaissable. Pendant cinq longues années nous avons ainsi joué avec le feu. Mais, je savais que tôt ou tard, il me faudrait le libérer et le rendre entièrement à la fraternité. J’ai ajourné cette décision, inventant mille prétextes pour la remettre à plus tard. Puis une belle occasion se présenta, que je ne pouvais rater sans trahir la cause!

La fraternité était engagée, par partis politiques interposés, dans des négociations pour mettre fin à la guerre des castes dans les deux républiques au cœur du plateau. Ces difficiles négociations avaient déjà duré dix ans. J’avais moi-même suggéré aux phacochères infiltrés dans toutes les délégations une manière radicale de forcer la signature des accords: menacer de se retirer définitivement de ces interminables discussions. Leur retrait aurait signifié la fin des négociations. Comme les phacochères occupaient des postes stratégiques dans les délégations, la menace provoqua une telle commotion que les Accords d’Arusha furent finalement conclus. J’ai poussé un soupir de soulagement, mais, je savais trop bien qu’il était facile de violer ces accords sans en avoir l’air: l’expression Accords d’Arusha avait fini par devenir synonyme de chiffon de papier.

Arusha, la petite ville au pied du Mont Meru, était depuis cinquante ans le lieu des négociations de paix en Afrique des Grands Lacs: un lieu incontournable, mais aussi un lieu maudit, condamné à accoucher de mort-nés. Des dizaines d’accords inapplicables y avaient déjà été signés. Des générations de tricheurs s’y étaient succédé autour de la table des négociations. Ce jeu dément dont l’issue était connue d’avance ne s’est pourtant pas arrêté. C’est aussi à Arusha que siégea pendant plus de vingt ans le Tribunal pénal international qui contribua non pas à faire triompher «la paix par la justice», mais plutôt à alimenter la guerre des castes par une justice sélective. En localisant les coupables dans le seul camp des vaincus pendant que les vainqueurs violaient imperturbablement et au grand jour les droits les plus élémentaires, ce tribunal s’était discrédité dès le départ. L’essentiel de ce qui a été entrepris à Arusha fut corrompu par l’argent fou. Il fallait arrêter cette machine infernale.

J’avais conduit la fraternité dans la lutte à ciel ouvert. Je me sentais trop usée pour piloter dans la zone des tempêtes qui s’annonçait, et j’étais privée de l’immense sagesse de ma vieille initiatrice: Birezi s’est éteinte quelques années après mon accession à la tête de la fraternité. J’étais fermement décidée à faire en sorte que ces accords soient les derniers. Dès qu’ils furent signés, j’ai convoqué une assemblée générale des phacochères et j’ai remis ma démission. J’ai recommandé le nom d’un homme pour me remplacer: le quatrième Grand Maître devait être jeune, déterminé, capable de mettre fin à la dynamique perverse des négociations sans issue. Puisque cela signifiait que la guerre serait inévitable, il nous fallait un lutteur chevronné qui orchestrerait la dernière montée au front. Shabani fut élu. Ce farouche combattant était un brillant stratège, ambitieux, rusé, impitoyable en cas de besoin, adoré par ceux qui le suivaient sur les champs de bataille. Shabani deviendrait le champion qui écraserait les seigneurs de guerre qui avaient sévi depuis trop longtemps au cœur du plateau des ancêtres.

Les derniers accords signés à Arusha portaient sur quatre points: un cessez-le-feu immédiat; l’amnistie et la libération de tous les prisonniers politiques dans les deux mois consécutifs à la signature des accords; le démantèlement de tous les camps de regroupement dans les trois mois consécutifs aux accords; le désarmement de toutes les milices et la création d’une armée normale non vouée à la défense des intérêts de caste. Ce quatrième objectif devait être réalisé dans les douze mois suivant la fin des négociations. Une clause exposait ceux qui ne respecteraient pas leur signature à une intervention militaire des trois pays qui avaient parrainé les accords.

Rien ne fonctionna comme prévu. Le cessez-le-feu ne dura qu’un mois. Les maîtres des deux petits États au centre du plateau profitèrent de la trêve pour préparer une offensive d’envergure contre les maquis. Shabani avait prévu le coup et mis les combattants en état d’alerte maximale. L’offensive fut brisée en deux jours. Les maquisards évitèrent d’exploiter leur avantage et, après avoir mis en déroute ceux qui avaient violé le cessez-le-feu, ils retournèrent dans la savane. Le second point des accords ne fut pas honoré: aucune amnistie ne fut prononcée, et aucun détenu politique ne fut libéré à échéance. Les parrains des accords protestèrent, formulèrent des mises en demeure, mais en vain. Puis le troisième mois s’acheva sans qu’aucun camp de regroupement n’ait été démantelé. Les seigneurs de guerre poussaient la provocation jusqu’à créer de nouveaux camps. Les parrains menacèrent de recourir à la clause qui leur autorisait une intervention militaire. Pour toute réponse, les seigneurs de guerre proposèrent un retour à Arusha, à la table des négociations. Les parrains opposèrent une fin de non-recevoir à cette proposition et envoyèrent des sommations quotidiennes aux récalcitrants, les enjoignant de respecter les accords; de libérer les prisonniers; de démanteler les camps... Rien n’y fit!

Quatre mois après la signature des accords, dans tous les maquis intérieurs, l’ordre fut donné d’attaquer les prisons où étaient détenus ceux qui devaient être élargis. Les seigneurs de guerre furent surpris par la rapidité et par l’envergure de l’opération et perdirent la bataille. Cette fois, les maquisards ne sont pas retournés dans la savane: non seulement ne devaient-ils pas évacuer les positions conquises, mais ils devaient profiter de leur avantage pour forcer l’application du troisième point des accords. Trois jours après la libération des prisonniers, les camps de regroupement furent attaqués. Les seigneurs de guerre avaient prévu le coup: autour de certains objectifs visés, ils avaient massé d’importantes troupes et autour d’autres objectifs, ils ont eu recours à la tactique du bouclier humain: ils poussaient devant eux la population désarmée. Ce ne fut pas suffisant car, de l’extérieur, les États parrains des accords avaient mobilisé leurs armées qui s’étaient déjà mises en branle. Du nord, du sud, de l’est et de l’ouest, par terre et sur les lacs, les divisions de la coalition convergeaient vers les deux États turbulents qui avaient mis le plateau à feu et à sang depuis des décennies. Pendant trois semaines, les armes ont parlé. Les seigneurs de guerre ont dû capituler.

Shabani n’a pas déçu. Comme commandant en chef des maquis intérieurs et coordonnateur des armées coalisées, il avait mené sans bavure l’Opération Shanga, ainsi nommée en hommage au fondateur de la fraternité. Puis il a mis en poste ceux d’entre les phacochères des cinq pays qui devaient gagner la guerre diplomatique provoquée par ce coup d’éclat. Les seigneurs de guerre avaient des alliés puissants dans le monde, qui menaçaient d’intervenir pour restaurer la situation antérieure. Shabani devait prévenir cette intervention en produisant des résultats que ces puissances n’avaient pas réussi à obtenir par la voie des tribunaux et des négociations. Shabani a dû également engager des légions dans la bataille de l’information. Les deux grandes agences qui contrôlaient la distribution des nouvelles dans le monde étaient hostiles. Elles avaient tellement présenté les seigneurs de guerre comme des démocrates respectables qu’elles avaient de la peine à changer de discours. Shabani a veillé à ce que soit créé un nouveau réseau de diffusion de nouvelles qui a inondé le monde de dépêches, jour et nuit, sans relâche.

Pendant ce temps, les forces d’occupation ont organisé et supervisé dans les deux pays des élections basées sur les principes démocratiques. Des urnes est sortie la première administration civile non manipulée et terrorisée par les seigneurs de guerre du plateau interlacustre. Les camps de regroupement ont été démantelés. Trois des quatre objectifs des accords ont ainsi été atteints: les armes se sont tues, les prisonniers d’opinion ont été relâchés, et les camps de la mort sont rapidement devenus de mauvais souvenirs. Restait à créer, dans chacun des deux États, une armée digne de ce nom. Toutes les milices avaient rendu les armes, de gré ou de force. Mais la tâche de recomposer un corps cohérent à partir de ces factions, hostiles de longue date, se révéla impossible. En prétendant qu’il fallait absolument respecter le principe de la majorité dans cette armée éventuelle comme dans le nouvel ordre politique, certains pavaient la voie à un retour de la guerre. D’autres brandissaient le principe de la protection des minorités pour exiger la part du lion. Les blessures étaient encore trop vives pour espérer que les factions consentent à des concessions nécessaires pour la paix. Finalement, Shabani imposa la suspension de toute discussion sur la recomposition des armées nationales. Il proposa que les forces d’occupation restent en place et assurent la sécurité de tout le monde, jusqu’à ce que les temps soient mûrs pour un accord conciliant.

Je n’étais pas naïve au point de croire qu’une simple victoire militaire suffirait pour rendre à l’humanité les habitants de cette zone troublée. Une longue thérapie était nécessaire afin que ce petit morceau du plateau des ancêtres retrouve sa pleine santé. Je faisais confiance aux phacochères, et surtout au meilleur d’entre eux, Shabani, pour mener à bien ce travail. Je devais éviter de le freiner ou de le détourner de sa tâche: je me suis éloignée de lui. Avant de quitter définitivement son entourage, il m’a semblé que mon dernier devoir était d’organiser son mariage à son insu: ce Grand Maître ne pouvait rester célibataire sans mettre en danger la fraternité. Libre, Shabani serait la proie facile des amazones du camp ennemi. Il fallait que la fraternité lui trouve une amazone qui ferait fuir toutes les autres. J’ai donc orchestré, avec d’autres grandes dames de la fraternité, une petite conspiration. Nous avons imaginé le genre d’épouse qu’il fallait à Shabani. Elle devait être un peu plus jeune que lui, dans la vingtaine avancée. Elle devait être suffisamment ensorcelante pour l’allumer avant qu’il n’ait découvert notre complot. Elle devait être suffisamment indépendante pour devenir sa gardienne plutôt que sa servante. Parmi les jeunes femmes de la fraternité, il y en avait une qui répondait bien à ce profil: Jamila, vingt-huit ans, diplômée avec honneurs en gestion des institutions de santé. Elle occupait le poste de coordonnatrice régionale des pharmacies, des hôpitaux, des fermes-orphelinats que les phacochères avaient érigés dans la république orientale du plateau des ancêtres. Il fallait d’abord la promouvoir pour rendre inévitable sa rencontre avec Shabani. J’ai suggéré sa candidature comme directrice générale de nos œuvres sociales dans les cinq républiques du plateau. Une délégation de conspiratrices lui fut envoyée, et parmi elles, celle qui occupait le poste de directrice générale. Celle-ci était prête à démissionner pour lui céder sa place. Jamila fut mise au courant de la mission que nous voulions lui confier.

La jeune femme a d’abord cru que les conspiratrices la faisaient marcher. Quand elle s’est rendue compte que la proposition était sérieuse, elle a ri jusqu’aux larmes, parce qu’elle ne croyait pas que cette stratégie de vieilles grand-mères avait une chance de succès. Finalement, elle accepta le défi. Grâce à sa promotion, elle devenait membre d’office du Conseil général de la fraternité et allait rencontrer régulièrement le Grand Maître. Ce qui devait arriver arriva, si rapidement que les conspiratrices furent ébahies, sauf moi qui connaissais trop bien l’homme pour l’avoir fréquenté pendant des années. Shabani succomba avant de savoir qu’il n’était pas conquérant mais conquis. Je pouvais donc partir en paix.

Je me suis retirée dans la ferme-orphelinat où mon initiatrice avait passé ses années de vieillesse. Birezi avait eu une belle surprise avant de mourir. Elle s’était souvent plaint que ses enfants n’appréciaient pas le paradis de sa retraite au pied des montagnes de la lune. Mais Tom, son fils aîné, trois fois divorcé et las de tout, a décidé de prendre refuge auprès de sa mère deux ans avant qu’elle ne disparaisse. Quand elle est morte, je n’ai trouvé personne pour la remplacer à la direction de la ferme-orphelinat. À cette époque, les deux fronts dévoraient toutes les énergies des phacochères. Je ne pouvais pas me payer le luxe de démobiliser un combattant des maquis, un négociateur ou un dirigeant politique pour l’envoyer dans la ferme des Virunga. J’ai donc nommé le fils de Birezi au poste d’administrateur provisoire de l’œuvre. Il en fut si touché qu’il se mit à revivre. C’est avec un formidable dynamisme qu’il s’acquitta de sa tâche. Il se révéla bon gestionnaire, excellent patron pour les nombreux employés de la ferme-orphelinat, et merveilleux tuteur des enfants que nous avions recueillis.

J’étais juste un peu plus âgée que lui: de trois ans son aînée. Après avoir trouvé à Shabani une épouse à sa mesure, je savais qu’au pied des Virunga, un homme solitaire accepterait de partager ma vie. Nous pouvions former un couple normal. Nous avions d’ailleurs un trait commun: en nous les races s’étaient mélangées! Auprès de Tom, je jouis du repos de la guerrière, et je suis reconnaissante à Shabani d’avoir fait sauter les vannes qui retenaient mon plaisir. Dans la troisième saison de ma vie, je suis devenue une vraie femme.

J’interfère très peu dans la gestion de la ferme, même si officiellement, j’en suis la responsable. Mon arrivée ici a mis fin à l’administration provisoire, mais en réalité, Tom continue à diriger les opérations. Par contre, moi qui n’ai jamais eu d’enfant, j’ai trouvé à m’occuper du côté de l’orphelinat. Je passe beaucoup de temps avec les tout-petits, à jouer, à causer, à consoler, à nourrir, à bercer, à border... Je ne pensais pas qu’un jour je me sentirais mère ou grand-mère. Je m’occupe aussi des adolescents quand ils rentrent de l’école. Je leur rends visite dans la salle d’étude et je les aide à faire leurs devoirs. J’évite de jouer à la surveillante: cela ne me rapporterait rien. Ce que j’aime le plus, c’est de choyer ces jeunes, de leur organiser des excursions, de leur offrir des cadeaux, d’être pour eux une présence affectueuse et protectrice.

Je n’ai pas fini de faire l’inventaire des joies qui m’auraient manqué si j’étais restée plus longtemps au cœur de la tourmente. Je n’aurais jamais eu le temps de contempler l’immensité du ciel étoilé au-dessus de ma tête. Je n’aurais pas pu manger à chaque saison des légumes et des fruits ayant poussé dans mon propre jardin. Je n’aurais pas pu boire du lait, manger du beurre et du fromage de mes propres vaches et de mes propres chèvres que je connais par leur nom. Je n’aurais pas connu l’étrange émotion qui me pousse à demander pardon et à dire merci aux bêtes qu’on conduit à l’abattoir pour nourrir les humains. Je ne suis pas végétarienne, mais la viande est la seule denrée alimentaire que maintenant j’achète aux autres, car je suis devenue incapable de dévorer mes propres bêtes. Pendant que je guerroyais pour la paix sur la terre des ancêtres, je n’ai justement pas eu le loisir d’écouter la terre et les morts. Maintenant, ils me parlent à longueur de journées. Oui: la terre parle. J’écoute la montagne, la savane, le torrent impétueux, les oiseaux dans l’épaisse frondaison des flamboyants. Oui, les ancêtres parlent et, très curieusement, ils révèlent ce que nous savions depuis toujours mais que nous négligions: que la méchanceté des humains prolifère là où des résistants prêts à tomber au champ d’honneur sont peu nombreux; que la réconciliation n’est qu’un vain mot là où la lâcheté des uns laisse le champ libre à la convoitise des autres. Les ancêtres ne sont rien d’autre que notre conscience qui nous a précédés, qui nous vient du fond des âges. Les ancêtres nous incitent à rester fidèles à ce qu’il y a de grand en nous-mêmes et dans l’humanité, parfois au prix d’inimaginables souffrances.

Dans les régions du monde où les ancêtres sont muets depuis des siècles, on laisse croire que la souffrance est l’ennemie dont il faut triompher. Mais je sais qu’il n’y a ni grossesses ni accouchements sans douleur. Je puis dire tout cela sans tricher, même si je n’ai jamais porté ni accouché. Je suis femme, et en tant que telle, rien de féminin ne m’est étranger. Dans la savane où j’ai combattu, ou encore, à la tête de la fraternité que les anciens m’ont confiée, je n’ai pas vécu autrement que comme une femme qui porte et qui accouche douloureusement.

Aujourd’hui, tout cela est terminé. J’ai fait ma part dans l’immense effort de mise au monde d’une humanité saine sur le plateau interlacustre. Je ne céderai pas aux membres de la fraternité qui me supplient de reprendre du service comme conseillère de Shabani. On me dit qu’il recourt à des méthodes peu recommandables. On me dit qu’il élimine physiquement ceux qui font obstacle à son plan de pacification. Certains soupçonnent Jamila d’être à l’origine de cette dérive. Il semble qu’elle répète à ceux qui veulent l’entendre qu’il n’y a qu’un seul moyen d’empêcher le retour des collines à «la paix des cimetières»: terroriser les terroristes! Peut-être que mes jeunes amis ont compris qu’il n’y avait pas d’autre choix. Ils ont décidé de livrer une guerre totale aux seigneurs de guerre qui cherchent à recapturer les positions perdues. Ils jouent quitte ou double! Je ne rejoindrai pas le cortège des pleurnicheurs qui ne saisissent pas le défi terrifiant auquel Shabani et Jamila font face: ce jeune couple a pris sur ses épaules la tâche de défaire les ennemis de la paix ou de périr. Ils ne fléchiront pas. Ils ne négocieront pas. Et s’ils perdent le pari, s’ils y laissent leur peau, je serai là pour recueillir les orphelins. Ils ont deux petites filles et un petit garçon qui ne savent pas encore dans quel monde impitoyable ils ont atterri.