Récit de Maya Niki

Il faut bien conclure et je reprends la parole après avoir laissé les ancêtres se raconter. Aujourd’hui, en 2125, les phacochères sont retournés dans l’ombre depuis plus de cinquante ans. Après Shabani, quatre Grands Maîtres dont je n’ai pas révélé les noms se sont succédé à la tête de la fraternité, et chacun d’eux a dirigé les phacochères pendant plus de quinze ans. Les figures que j’ai fait revivre dans ces récits appartiennent à un passé déjà lointain: aucun des phacochères actuels n’a connu Jamila et Taba qui sont les derniers à se raconter dans ce texte. Sans rien révéler de l’histoire immédiate de la fraternité, je me suis acquittée de ma tâche: l’épopée des Baranda a été relatée jusqu’au bout, mais de l’aventure des phacochères qui a duré plus d’un siècle, ces récits ne dévoilent qu’une période couvrant à peu près les premiers cinquante ans. Je n’ai ni les moyens, ni le droit d’aller plus loin: les archives que j’ai reçues de la fraternité ne me permettent pas d’écrire l’histoire récente des phacochères, et même si j’avais plus de documents je ne pourrais dire plus sans trahir la loi du silence. La tâche de raconter la suite n’incombe pas à l’actuelle génération des phacochères.

Je me sens heureuse d’avoir honoré la mémoire de mes ancêtres et pris possession de mes racines. Désormais, je sais que ma généalogie me rattache à l’humanité entière: elle comprend aussi bien Nikiza que ses successeurs qui ne se passent plus le témoin en lignées patriarcales. L’ardente Sadaka est mon aïeule; l’intrépide Shabani est mon ancêtre, et je me sens héritière de la touchante Jamila. Mais avant de me taire à mon tour, il faut que je me soumette honnêtement à la règle que j’ai imposée à tous ceux qui se sont racontés dans cette chronique de la résistance: aller jusqu’au bout des confidences. Car je n’ai pas tout dit en ce qui me concerne. J’ai travaillé à faire parler les ancêtres comme on accomplit une mission sacrée, mais je n’aurais pas consenti à un tel effort sans la certitude que je toucherais une immense récompense: la fin du mal à l’âme qui m’assiégeait. J’ai su que le retour en Afrique contenait pour moi une promesse de guérison le jour où j’ai découvert dans les archives de Nikiza une lettre qui ressemblait à une profession de foi et à une exhortation. Elle était brève et portait un titre: «À mes enfants qui n’ont jamais vu l’Afrique.» En voici la teneur:

L’Afrique vous attend. Elle n’a pas renoncé à votre retour. D’aucuns croient que, coincée entre les massacres et le SIDA, elle perdra bientôt tous ses habitants et deviendra un continent vide. Mais la matrice féconde triomphe toujours des hécatombes. L’humanité n’existerait pas si l’Afrique, cette mère sagace dressée contre l’infortune depuis des millénaires, n’avait pas toujours trouvé le moyen de soustraire au désastre assez d’enfants pour perpétuer l’espèce. Jusqu’à preuve du contraire, tous les humains viennent de l’Afrique. Aucun cataclysme n’a réussi à les décimer jusqu’au dernier. Rien n’est encore parvenu à faire tarir la source ou à imposer la ménopause à l’Afrique: ni les glaciations, ni la désertification, ni les catastrophes historiques aux proportions apocalyptiques comme la traite atlantique des esclaves noirs, ni les pandémies effrayantes qui sévissent dans le «continent noir» plus que partout ailleurs, ni les massacres orgiaques comme ceux que provoque la haine des castes dans la région des Grands Lacs.

Rien ne dit que la matrice africaine se desséchera bientôt et perdra sa compétition avec la mort. La mère invaincue pourrait très bien rester invincible. Elle vous attend! Elle ne vous appelle pas au secours, elle vous appelle à la vie. Elle vous attend ne fut-ce qu’en pèlerins si, par la force des choses, votre exil comme le mien devait être sans fin. Ce que je n’ai pas pu faire sera possible pour vous. Profitez de la première accalmie pour rendre visite au plateau des ancêtres. Et si le ciel devient clément, rentrez au bercail et travaillez pour qu’en Afrique comme ailleurs, la paix prenne possession des tribus. Rentrez et établissez-vous là où tout a commencé.

La terre de tous les désespoirs est, depuis toujours, le lieu de la germination d’une espérance indéracinable. L’appel de l’Afrique pourrait bien inverser l’évolution de l’entropie qui est en passe de contaminer toute la planète: le volume augmente et la qualité diminue. Rentrez au bercail dès que vous pourrez. C’est là que vous pourrez assister au réenfantement de l’humanité.

Je suis sûre que les destinataires ont pris connaissance de cette lettre, mais qu’ils ont été effrayés par la recommandation qu’elle contient. Les commentaires méprisants de mon père à l’endroit de Nikiza ne peuvent s’expliquer autrement: même si je pense que mon père n’a pas pris la peine de fouiller dans les archives de la famille, je reste convaincue qu’il a entendu parler de cette lettre. Son père, ses oncles et ses tantes à qui la lettre fut adressée, l’ont bel et bien découverte, mais elle ne les a pas poussés à agir. Aucun d’eux n’a pris au sérieux l’invitation au pèlerinage, encore moins au retour définitif. Même si le message avait eu une forme plus injonctive, plus impérative, ils n’auraient probablement pas obtempéré car ils avaient grandi dans un monde où un testament n’a de sens que s’il implique des conséquences financières, matérielles, pratiques, légales. Peut-être que Nikiza n’a pas enseigné à ses enfants le contenu du testament de Karanda parce qu’il pressentait que ses enfants ne seraient pas impressionnés par un testament fondé sur une autorité purement morale : le sacré. C’est peut-être là que réside le plus grand échec de Nikiza: il n’a pas pu inculquer à ses enfants ses propres valeurs, sa profonde révérence pour la terre et les morts. L’invitation à retourner aux sources n’a donc pu signifier pour ses enfants qu’une tentation: celle du retour à la barbarie. De l’Afrique, ils ne connaissaient que les images désolantes que les médias gagnées à l’«afro-pessimisme» diffusaient à travers le monde. Je le sais pour avoir visionné beaucoup de vidéocassettes que Nikiza avait enregistrées sur l’Afrique. Le contenu est propre à faire trembler. On y voit des enfants, des femmes et des vieillards décharnés, victimes de la sécheresse; des mutilés de guerre, des orphelins du SIDA abandonnés à eux-mêmes... La thérapie que Nikiza proposait à ses enfants semblait ridicule. D’abord, ils ne se sentaient pas malades, ensuite, le remède ressemblait à un poison. Ce n’est pas étonnant que ses enfants et ses petits-enfants aient maintenu entre eux-mêmes et l’Afrique la plus grande distance possible, comme pour se protéger d’une contamination, ou pour éviter toute association avec l’innommable et l’horrible.

Je ne crois pas au hasard. Ce n’est pas le hasard qui a fait de moi l’héritière de ce message. Il m’arrive de penser que mon aïeul avait conçu cette lettre comme une bouteille jetée à la mer. J’ai été frappée de constater que la meilleure métaphore à laquelle Nikiza a recours pour décrire l’Afrique est celle d’une vraie femme, d’une mère indomptable, d’une matrice intarissable! En méditant sur cette métaphore, je me suis rendue compte qu’elle ne serait qu’une vide alliance de mots si elle ne disait rien de la réalité. La fécondité de l’Afrique se ramène à la fécondité de ses femmes: je fais désormais partie de ces dernières, et je voudrais contribuer à cette fécondité. Aujourd’hui, en Afrique comme partout ailleurs, la compétition de la matrice avec la mort n’est plus de saison: la mortalité infantile et les massacres à grande échelle ne menacent plus de vider le continent de ses habitants. Même si l’Afrique est encore, et de loin, le continent le plus pauvre et dont la densité démographique est la plus faible, ma motivation pour une nombreuse famille n’est pas de contribuer à la simple prolifération de l’humanité. Je veux vieillir au centre d’une petite tribu solidaire et ressembler un peu à ces aïeules qui ont cultivé cette terre sacrée longtemps avant moi. Elles affrontaient des épreuves inimaginables, mais n’en sortaient pas brisées. En cherchant à les imiter, je sais que je pourrais échouer, mais ce ne sera pas faute d’avoir essayé.

Les noces que je me prépare à célébrer n’auraient jamais eu lieu du temps de Nikiza. Gatoto à qui je suis promise est un cousin lointain, issu comme moi du lignage de Karanda. Je l’ai rencontré lorsque je faisais mes recherches et il m’a suggéré de fouiller dans les archives paroissiales pour retrouver la trace des parents de Nikiza. C’est lui qui m’a accompagnée au champ de repos de l’aïeule Nahamira pour le sacrifice de communion. Rien ne m’empêche de l’épouser car de nos jours, ici comme partout ailleurs, il n’y a d’inceste qu’entre proches parents. Il m’arrive parfois de regretter que Nikiza soit né trop tôt. J’espère que dans l’une des nombreuses vies futures qui nous attendent, je serai sa contemporaine et que j’aurai la tâche d’arranger son mariage. Je l’unirai alors à Birezi qu’il revendiqua comme collaboratrice, mais avec laquelle la communion charnelle lui était interdite par la loi du clan. Je mettrai à la tête de la fraternité des résistants, qui existeront même dans l’avenir le plus lointain qu’on puisse imaginer, non pas un cerveau masculin et un cerveau féminin, mais un couple rayonnant, incandescent.

Il ne reste que la dernière répétition générale de la cérémonie nuptiale qui aura lieu dans trois jours. J’ai réussi un exploit: convaincre mes parents de traverser l’Atlantique pour venir à la fête. Quand je leur ai annoncé que j’allais me marier à un Africain, ils ont été choqués. Ils attribuent à une stupide obstination ma détermination à m’établir sur le continent noir. Ils pensent aussi que le mariage n’a plus de sens, mais ils ont proposé de m’aider à organiser l’événement en Amérique. Ils me promettaient une fête telle que la famille n’en avait jamais connue depuis Nikiza. Or, je n’avais pas l’intention de faire un mariage à l’américaine, ni même à l’africaine dans le sens contemporain. Je me suis débattue en vain pour leur expliquer ce qui m’intéressait, mais ils ne voulaient rien entendre! J’ai donc cessé d’aligner des arguments et j’ai menacé mes parents de les effacer de ma vie s’ils refusaient de faire le voyage: «Je ne vous reverrai plus. Je ne vous appellerai plus et je ne vous enverrai aucun message. Je vous oublierai et je ne m’en repentirai jamais.» Ils me connaissaient trop bien pour douter que je mettrais ma menace à exécution. Ils ont donc fait le voyage. Ils sont ici depuis une semaine, dépaysés, et ils se prêtent de mauvaise grâce au jeu des répétitions en vue de la fête qui s’annonce.

Avec Gatoto, nous avons décidé que le mariage se déroulerait comme au temps des ancêtres. Nous avons fait des recherches afin de reconstituer les événements tels qu’ils avaient lieu il y a trois siècles, c’est-à-dire avant la colonisation de l’Afrique par les Européens. Nous nous soumettrons donc à des rites oubliés depuis longtemps. Mais nous ne pourrons pas étaler la fête sur plusieurs semaines, voire plusieurs mois comme à l’époque où le processus du mariage comprenait un enchaînement de cérémonies qui avaient lieu à des jours différents. Nous avons retenu ce qui, selon nous, constituait les moments forts de ce rituel et nous nous contenterons de les enchaîner en une seule journée.

Au temps des ancêtres, il n’y avait pas de mariage sans dot. Le «prix de la fiancée» devait être payé, et son versement était crucial: il constituait l’essence de l’union. Ce n’était ni le consentement ni la communion charnelle qui faisait le mariage, mais bien plutôt le don et l’acceptation de la dot qui scellaient l’alliance, non pas entre deux individus mais entre deux familles. Voilà pourquoi mon père et ma mère devaient absolument être présents. Une vache a été choisie comme dot. Les parents de Gatoto l’offriront aux miens et ces derniers devront l’accepter pour que le mariage ait lieu. Une chose m’énerve: les discours de circonstance devront être en américain et ceux qui, dans la foule, ne comprennent pas cette langue devront se contenter de traductions. La force du rite en sera diminuée. J’aurais préféré que le père de Gatoto fasse le discours du don en swahili et que mon père réponde dans la seule langue qu’il connaît.

Après la remise de la dot, qui aura lieu dans la matinée, la foule se dispersera. Je rentrerai avec mes parents dans la hutte assignée à la famille de la fiancée, à deux kilomètres de la hutte des parents de Gatoto. Pour la cérémonie, nous avons fait construire exprès en pleine campagne des hutte circulaires qui ressemblent aux huttes préhistoriques du plateau quant à l’aspect extérieur et aux matériaux utilisés, mais elles sont assez grandes, confortables et bien meublées. Nous nous reposerons pendant quelques heures et, vers la fin de l’après-midi, les vierges sélectionnées pour jouer le rôle de sœurs et de cousines accompagnatrices de la fiancée me rejoindront dans la case. Elles me dévêtiront, me laveront à l’eau tiède, me parfumeront et me maquilleront. Je me laisserai faire et j’adopterai une mine triste. Elles me chanteront des mélopées de consolation et d’encouragement pendant qu’elles me prépareront à la cérémonie. Dans les répétitions qui ont déjà eu lieu, je m’en suis tirée à merveille. Les accompagnatrices me disent que je mime la fiancée des temps passés mieux qu’elles ne pourraient le faire elles-mêmes. Elles n’ont pas deviné que je ne fais pas semblant: je parviens à entrer dans la peau d’une vierge d’il y a trois siècles qui ne considérait pas le mariage comme un divertissement. L’événement n’était occasion d’allégresse et de réjouissance que pour son entourage. Pour elle, il s’agissait d’une redoutable épreuve. Ses larmes n’étaient pas feintes, et les miennes ne le seront pas.

Ne sachant pas exactement comment, au temps des ancêtres, la fiancée était vêtue le jour des noces, nous avons décidé de ne pas fabriquer une robe en peau de buffle, en raffia ou en écorce de ficus. Cela aurait ressemblé à du folklore dans le mauvais sens. Je porterai donc une robe de mariée que ma mère m’a amenée dans ses bagages. Mais j’aurai aussi une somptueuse ceinture avec quatre rangées de perles de l’océan Indien, semblables à celles que portaient mes aïeules africaines, comme talisman, comme ornement et comme aphrodisiaque. Elles attachaient leur ceinture de perles à la taille, sous leurs jupes, à même le corps. Elle ne la quittaient pas quand elles se donnaient à leurs maris car, justement, les perles qui s’entrechoquaient étaient censées exciter l’ardeur des mâles. J’ai décidé de porter la ceinture à l’extérieur de ma robe de mariée afin que tous se souviennent, et qu’ils voient combien je suis devenue fille de cette terre, de cette tribu. Et, à la faveur de l’ombre, quand Gatoto s’approchera de moi, j’imiterai mes aïeules: j’attacherai la ceinture à ma taille nue, et mon mari entendra le bruit ensorcelant des perles qui s’entrechoquent pendant tout le temps que durera la lune de miel, et plus tard, chaque fois qu’il le voudra pour aiguiser son désir.

Le jour des noces, je ne mettrai pas de voile. Mes cheveux seront tressés et ornés de kauris: ces jolis coquillages minuscules qu’on accroche à la chevelure des petites filles, et qui auraient servi de monnaie d’échange en des temps reculés. La lente procession vers la case de l’époux prendra plus de deux heures. En cours de route, la foule rejoindra les accompagnatrices et les aidera à chanter les cantilènes déchirants qui exprimaient jadis la tristesse de la mariée. Le chœur ambulant battra des mains pour soutenir le rythme des voix pures dont l’écho remplira les collines. À la nuit tombante, le cortège atteindra la hutte nuptiale. Les chants cesseront. Les joueurs de flûtes en roseau entreront en scène. Puis viendra la danse des tambourinaires. Avant d’entrer dans la demeure conjugale, j’aurai droit à un cadeau: les beaux-parents m’offriront une génisse pour atténuer ma tristesse et me souhaiter la bienvenue dans leur famille. Je ne sais pas ce que mon père fera de la vache qu’il recevra en dot, mais moi je sais ce que je ferai de la mienne: je la confierai à un fermier et quand elle aura des petits, j’offrirai à mon tour un cadeau à mes beaux-parents, car telle est la coutume. Je n’aurai pas à répondre au discours du don que prononcera mon beau-père: je l’écouterai les yeux baissés, comme il sied à une bru bien éduquée. Puis mes compagnes m’introduiront dans la hutte nuptiale. Elles m’ôteront la robe de mariée et me revêtiront de la première tenue donnée par le mari. Je cesserai alors d’être fille pour devenir épouse: ce changement de vêtement tiendra lieu de consentement.

Toujours entourée des accompagnatrices, je sortirai de la hutte en cette nouvelle tenue et je me présenterai à la foule qui me donnera une ovation étourdissante. À ce moment-là, il y aura une autre entorse à la tradition: mes parents, normalement, ne devraient pas accompagner leur fille au mariage, mais ils se trouveront parmi ceux qui m’applaudiront. Ils ne participeront pas au cortège, mais ils seront de la fête. Après l’ovation, mon mari sortira de la foule, viendra à mes côtés, me prendra la main, et à deux, nous entrerons dans la hutte nuptiale. Nous irons tout droit vers la chambre à coucher pour le rite de l’étrenne du lit. Ce rite n’a qu’un seul témoin hormis les mariés: un beau nourrisson bien joufflu de moins d’un an, placé au centre du lit. Je me coucherai à sa gauche et Gatoto à sa droite. Nous ferons semblant de dormir pendant quelques minutes. Puis nous sortirons de la hutte. J’aurai dans mes bras le beau bébé qui préfigurera ceux qui naîtront de l’union. Il y aura de nouveaux applaudissements puis la réception pourra commencer. Elle durera toute la nuit. Gatoto et moi devrons rester présents à nos invités; nous ne nous connaîtrons que le lendemain, quand la foule se sera retirée.

J’ai déjà fait allusion à l’aspect intime de ces rites en parlant des perles aphrodisiaques. Mais il y a d’autres gestes que j’ai tenu à poser, comme dans la nuit des temps. Il y a notamment l’épilation du pubis qui était une coutume pour les femmes mariées. Je m’y suis soumise en conformité avec la tradition, mais j’ai utilisé un rasoir plutôt que d’arracher les poils avec mes doigts. Il y a ensuite l’étirement des petites lèvres. Je n’ai trouvé nulle part, dans la littérature ethnologique, la description et l’explication de cette opération. J’ai surtout lu des textes exprimant une indignation justifiée face à une autre opération appelée «excision» ou «circoncision féminine» qui est désormais bannie partout où elle a été autrefois pratiquée. Dans cette région, on m’a dit que l’excision n’a jamais existé. Par contre, la coutume de l’étirement des petites lèvres est encore très populaire. Ce sont mes copines qui m’ont révélé l’existence de cette pratique et m’ont proposé de m’y adonner: «C’est un peu tard, me disaient-elles en riant, mais ça peut marcher!» Au début, j’étais mal à l’aise: je n’aimais pas l’idée de me mettre à poil et d’écarter mes jambes devant elles. Mais j’ai vite compris que l’exercice avait un côté récréatif: ce n’est pas une pratique solitaire, les filles s’y livrent collectivement, sans fausse pudeur. Pendant deux mois, mes amies ont répondu aux rendez-vous. Nous nous enfermions au fond d’une hutte et elles me montraient comment travailler mes parties douces jusqu’à ce que je sois «égale» à elles car, au début, après m’avoir laissée vérifier qu’il y avait effectivement une différence, elles me taquinaient en me traitant de gamine ou d’inférieure. Mes petites lèvres «sous-développées» ne ressemblaient pas encore aux pétales des tulipes qui ne s’ouvrent qu’à la lumière. Il fallait donc que j’apprenne les techniques pour remédier à la situation. Mes compagnes m’apportaient des onguents fabriquées à partir des plantes sauvages pour atténuer l’irritation consécutive à ces manipulations. En me proposant leur coopération, les filles manifestaient leur amitié envers moi, et leur générosité, puisqu’elles n’avaient plus besoin de subir les mêmes exercices. Pour elles c’était fait depuis longtemps. Elles m’ont donc aidée, et nous avons beaucoup ri pendant les nombreuses séances qu’a duré l’étirement. Aujourd’hui, j’ai grandi et je suis heureuse d’être égale à mes amies, d’être des leurs, semblable à elles jusque dans ma chair. Et c’est grâce à leurs blagues que j’ai compris la signification de cette étrange coutume: l’étirement est comme la construction d’une haie, d’une clôture supplémentaire autour d’un trésor qui ne doit jamais être exposé aux regards, même par accident. La femme se soustrait ainsi au risque de ressembler à la chèvre qui ne peut rien cacher. Par ailleurs, il paraît que les petites lèvres ainsi développées rendent la femme plus accueillante: elles coiffent et entourent de chaleur le sexe de celui à qui l’entrée n’est pas interdite.

Voilà, j’ai tout dit! Je suis fin prête pour le mariage et mon aventure sur la terre des ancêtres se poursuivra jusqu’à ma mort. J’ai déjà choisi l’endroit où je serai ensevelie: dans le même champ de repos que Nahamira, ma meilleure confidente. Mais avant de la rejoindre à sa dernière demeure, j’ai encore beaucoup de choses à apprendre d’elle si je veux traverser la vie comme une femme. Je la consulterai et elle me dira des choses oubliées depuis longtemps, des choses qui pourtant seraient utiles à mon époque autant qu’à la sienne. Elle m’enseignera, à travers des songes nocturnes comme dans le rêve éveillé, comment tenir un mari, comment tenir mon rang, comment mériter le respect, comment donner la vie, la nourrir, la soigner et la défendre, et enfin, comment mourir dignement.