Lettres

Sylvie Le Bon de Beauvoir à Jean Favier, président de la Bibliothèque nationale de France

Paris, 23 janvier 1995

Monsieur le Président,

Ayant entrepris depuis 1986 la mise en ordre des papiers de Simone de Beauvoir, j’ai pensé faire don à la Bibliothèque nationale de France, que vous présidez, d’une partie de ses archives que j’ai aujourd’hui achevé de classer.

Il s’agit du courrier qu’en tant qu’écrivain elle reçut d’innombrables lecteurs pendant plus de trente ans (1952-1986). Certes cette période ne couvre pas toute sa vie d’écrivain, car ce qui concerne les débuts (à partir de 1943) a été perdu ou détruit accidentellement. Tel quel, cependant, l’ensemble existant correspond aux années de célébrité et de plus grand rayonnement national et international, celles où la stature de l’écrivain a développé toute son ampleur, et constituera, à mon sens, un document précieux pour les recherches de diverses disciplines.

En effet, il contribuera à fonder sur des témoignages irréfutables, abondants et précis, toute réponse à des interrogations en profondeur concernant aussi bien le monde que la littérature du xxe siècle.

À qui s’adresse un écrivain ? Quelles consciences atteint-il, et par quel biais ? Quelle réalité concrète dissimule ce grand mot théâtral : la célébrité ? Qui sont ces lecteurs inconnus à qui un auteur se livre tout vif, à qui, en un sens, il consacre sa vie, ses forces, son œuvre ? On parle du public d’un écrivain, de « son » public, mais derrière cette abstraction insaisissable, anonyme, quels visages de chair et d’os se cachent-ils, quelles émotions, quelles passions, quelles expériences surprenantes ou banales ? Comment un écrivain s’engouffre-t-il dans ces existences de lui inconnues, pour les modifier, les bouleverser parfois, les exalter ? Il est bien rare qu’on ait pu approcher, toucher du doigt, les récepteurs d’une œuvre littéraire, autrement que d’une manière ponctuelle, fortuite, peu satisfaisante, qu’on ait pu « mesurer son influence » autrement que par des généralités, ou d’exceptionnelles illustrations. Ici est mis à notre disposition le reflet massif du public d’un écrivain, d’un écrivain de premier plan du xxe siècle, dont l’œuvre possède une nature telle que non seulement elle suscite des réactions proprement littéraires, mais en outre des réactions de personne à personne, réactions purement humaines, affectives, passionnelles, violemment révélatrices du tissu et des drames de notre temps. À travers plus de trente ans de courrier reçu prend vie et substance ce grand fantôme, le « public », métamorphosé en individus singuliers, chacun unique, incomparable aux autres, et cependant uni aux autres par le lien secret de leur échange avec le même écrivain.

D’abord on est frappé par l’extrême diversité, par l’hétérogénéité de ce public : y sont représentés tous les âges, tous les sexes, tous les milieux, toutes les conditions sociales, tous les niveaux d’instruction et de culture, et quantité de nationalités. Cela va de la lectrice enthousiaste et reconnaissante à l’énergumène transi de haine, du lycéen intimidé au vieillard nécessiteux, du quémandeur de secours financier au normalien qui soumet ses travaux philosophiques, de la duchesse ou de l’ambassadrice à la prolétaire, de la femme au foyer au professeur d’université, de l’« existentialiste » japonais à l’homosexuel américain, des femmes plus ou moins féministes aux hommes de même, des esprits les plus raffinés aux cœurs les plus simples – bref, un échantillonnage d’une riche ampleur sociologique.

Un groupe plus homogène rassemble les correspondants qui, rêvant d’écrire eux-mêmes, confient à Simone de Beauvoir leurs ambitions, leurs doutes et leurs espoirs. Ceux-là trouvent toujours près d’elle accueil, attention chaleureuse, encouragements, souvent pendant de longues années. Critique bénévole de centaines de manuscrits, elle soutient leurs auteurs, les conseille, les aide, matériellement si c’est nécessaire, recommande leurs œuvres à des éditeurs, conduisant nombre d’entre eux jusqu’à la publication effective, même si leur réussite n’a pas l’éclat de celle d’une Violette Leduc ou d’une Claire Etcherelli. Ce rôle de « lectrice » et de conseillère littéraire qui détecte les talents, les stimule et les accompagne, faisait aux yeux de Simone de Beauvoir partie intégrante des devoirs de l’écrivain, et elle assuma tout naturellement cette tâche permanente et obscure qui, à elle seule, aurait suffi à occuper d’autres à plein temps. Peu de gens soupçonnent quel nombre d’heures, prises sur son propre travail ou ses plaisirs, et quelle énergie elle y consacra, générosité mal connue que ces témoignages mettront, je l’espère, en lumière.

Nombre d’admirateurs, d’autre part, se racontent ; ils confient à Simone de Beauvoir leurs pensées, difficultés et aventures, infiniment plus qu’ils n’ont peut-être jamais confié à leurs proches, et à partir de ces confidences épistolaires se nouent et s’approfondissent entre lecteur modeste et auteur prestigieux des liens d’amitié, d’affection nourris pour beaucoup de rencontres régulières. Ainsi se dessinent à travers l’abondance de ces lettres des destins individuels que l’on peut suivre quinze, vingt voire vingt-cinq ans durant, sortes de biographies brutes qui mériteraient une exploration méthodique. Bien loin alors du public anonyme, on suit dans leurs existences ces personnages devenus familiers, avec la même curiosité et le même plaisir que des connaissances personnelles.

Enfin, un nombre restreint de cas exceptionnels, suivis de très près par la sollicitude de Simone de Beauvoir, dépasse les seuls intérêts sociologique, littéraire et biographique, ou les renferme tous à la fois. Il s’agit des lettres de plusieurs femmes, plusieurs jeunes femmes, que Simone de Beauvoir connut intimement, aida et porta autant qu’elle put, toutes désireuses d’écrire d’ailleurs, toutes douées et prometteuses, et dont la destinée, en dépit de tous les efforts, après de tumultueux méandres et rebondissements, s’acheva tragiquement. Ces histoires-là, terribles, valent par elles-mêmes, elles imposent à notre réflexion un poids de signification aussi lourd que, par exemple, l’histoire de Camille Claudel.

Pour ces dernières, comme pour le reste, je serai toujours prête à fournir des précisions supplémentaires si nécessaire. Les quatre directions que j’ai suggérées pour une exploitation éventuelle des documents que je vous propose, Monsieur le Président, n’épuisent sans doute pas leur intérêt, je n’ai cherché en les indiquant qu’à vous présenter rapidement leur contenu et les possibilités qu’ils recèlent. Mais je tiens à souligner que mon intention essentielle, en remettant ces archives à la Bibliothèque nationale, est de contribuer à ce que Simone de Beauvoir, comme écrivain et comme personne, soit dans l’avenir plus justement connue et véridiquement jugée, car trop fréquemment célébrité et méconnaissance vont de pair.

Je vous prie, Monsieur le Président, de bien vouloir agréer, avec mes remerciements pour votre attention, l’assurance de ma respectueuse considération.

Sylvie Le Bon de Beauvoir

Iris Murdoch à Simone de Beauvoir

ST ANNE’S COLLEGE/OXFORD

13 avril [1957]

Chère Madame de Beauvoir

J’admire votre œuvre depuis longtemps et ce serait pour moi un grand privilège de vous rencontrer. Je serai à Paris après Pâques, et si vous pouviez trouver un moment pour prendre un verre avec moi, j’en serais très heureuse. Je serai là à partir du 20 avril, mais la première semaine j’aurai deux étudiants avec moi. Je serai plus libre au début de la deuxième semaine, vers le 29 avril. Je serai à mon adresse londonienne (4 Eastbourne Road, Chiswick, London, W4) jusqu’au 20, et après probablement à l’Hôtel des Deux Portes, rue de l’ Échaudé, Paris, VIe. Les lettres suivront de Chiswick, et j’appellerai au Deux Portes pour mon courrier, même si je n’y ai pas trouvé de chambre.

S’il vous plaît pardonnez-moi de vous écrire ainsi, en vous laissant si peu de temps. Je sais que vous êtes très occupée, et je comprendrai si vous n’avez pas le temps de me rencontrer. En ce cas, ne prenez pas la peine de répondre à cette lettre, considérez-la comme l’expression de sincère admiration d’une « fan ». Et puis bien sûr vous pouvez ne pas être à Paris. Mais j’espère un coup de chance. Je parle français, soit dit en passant, mais pas très bien. Avec mes vœux les meilleurs pour vous,

Bien sincèrement

Iris Murdoch

P.-S. Pour éviter des confusions, si vous écrivez au Deux Portes, mentionnez plutôt mon nom de femme mariée : BAYLEY.

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Régine Deforges à Simone de Beauvoir

L’or du temps/Librairie-Editions/59 rue de l’Échiquier/Paris, 10e

Paris, 7 janvier 1970

Madame Simone de BEAUVOIR

Éd. Gallimard/5 rue Sébastien-Bottin/Paris 7e

Madame,

Il y a des années que je désire faire votre connaissance. J’ai toujours hésité à vous écrire de crainte de vous importuner.

La lecture de certains de vos livres à des moments critiques de ma vie a été pour moi extrêmement salutaire et m’a donné à réfléchir sur les difficultés de la condition féminine dans le monde actuel.

Si, aujourd’hui, j’ai le courage de tenter auprès de vous cette démarche, c’est qu’il me semble important de vous rencontrer maintenant, car en dix ans, mon admiration pour vous en tant que femme et écrivain n’a pas diminué.

En espérant, Madame, avoir le vif plaisir d’une réponse favorable, je vous prie de croire à l’assurance de mes sentiments les meilleurs,

Régine Deforges

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Emmanuel Berl à Simone de Beauvoir

Dans son essai sur La Vieillesse (1970) Simone de Beauvoir cite Sylvia (1952) de l’écrivain Emmanuel Berl (1892-1976), à propos du rapport des hommes âgés au temps et de la manière dont leur vie leur échappe : « C’est ce qu’a senti Emmanuel Berl quand il a écrit dans Sylvia : “Mon passé m’échappe.
Je tire par un bout, je tire par l’autre et il ne me reste dans la main qu’un tissu pourri qui s’effiloche. Tout devient fantôme ou mensonge.” » (
V, p. 387). Berl lui sait gré de cette citation. Il commente, dans sa lettre, un autre passage de l’essai où Simone de Beauvoir, s’interrogeant sur l’érotisme des vieillards, décrit les succès de Victor Hugo auprès des femmes, dont la célèbre actrice Sarah Bernhardt (V, p. 353).

[1970]

Madame,

J’ai lu votre livre avec un intérêt trop justifié, puisqu’il me concerne beaucoup plus que vous. Ça a été pour moi une agréable surprise d’y trouver un bout de Sylvia, à quoi j’étais loin de m’attendre.

Vous avez cent fois raison, la condition du vieillard devient parfaitement inhumaine. Je voudrais bien penser que cela tient à l’économie, orientée vers le profit et commandée par le marché. Mais je crains que la cause la plus grave, se trouve dans l’accélération du progrès technique, et dans la volonté de l’accélérer toujours davantage. Que respecter dans le vieillard, sinon l’expérience ? Et que vaut l’expérience, si on change tout le temps les outils et les méthodes ? Il est vrai qu’une société traditionnelle est volontiers gérontophile. Mais la révolution française honorait beaucoup la vieillesse, quoique ses cadres fussent très jeunes. Saint Just aurait guillotiné les responsables de nos asiles.

En tout cas, je pense comme vous qu’il n’est de salut pour le vieillard hors de l’intérêt qu’il porte aux jeunes. Je le sais, parce que j’ai conscience que je me sentirais plus vieux, sans le petit conservatoire de Mireille1 – et sans les problèmes que ses élèves me posent en même temps qu’à elle. J’ai constaté, grâce à vous, que, contrairement à Hugo et à Aragon, je n’ai jamais dit « de mon temps ». Il m’eût été impossible de regretter celui où je faisais photographier par Germaine Krull les ouvriers de Paris et celui où je voyais les forgerons de la Gaume, beaucoup plus misérables que les prisonniers de la maisons de Clairvaux. Les terribles épreuves qu’apporte la vieillesse ne doivent pas faire oublier les épreuves – terribles aussi – de la jeunesse. Il est sûr qu’il y a des âges mauvais, moins sûr qu’il y en ait de bons. Le travailleur manuel voit le déclin de sa force, mais quant à moi, l’insuffisance de mes moyens m’a toujours été évidente – pénible. Mon dernier livre regorge de fautes d’orthographe, mais Drieu me le reprochait avec acrimonie, il y a plus de quarante ans.

Sur l’érotisme du vieillard, je ne suis pas d’accord avec vous : la force des pulsions diminue, c’est incontestable, mais le refoulement tend à devenir nul, surtout quand le vieillard est célèbre. Il s’en fout. J’avais demandé sa collaboration à M. Perrin qui me l’avait accordée. Mais il fallait chercher ses articles à domicile. Deux secrétaires, puis le cycliste l’ont fait et ont refusé de recommencer. Je crois que le cas de Jules Cambon était analogue. Et celui de Moreno.

Pour Sarah Bernhardt et Victor Hugo, Simone m’en avait parlé. Je ne crois pas qu’elle se soit jetée sur lui. Elle était alors très amoureuse de Mounet-Sully. Elle a été chez Hugo parce qu’il l’avait convoquée. Et, à Mounet-Sully qui l’avait questionnée au retour, elle dit : « J’ai senti la griffe du lion. » Après une présentation de Phèdre, elle dit à la même Simone : « J’ai très mal joué la scène de la déclaration. Pourquoi d’ailleurs aurais-je joué bien, je n’ai jamais eu envie d’un homme. »

Vous le voyez, je tiens à vous donner le peu que j’ai. Je comprends mal que vous ayez pu mener à bien un si énorme travail.

J’aimerais, je l’avoue, que vous ne me jugiez plus « réactionnaire » – réactionnaire de gauche tout au plus, comme dit Françoise Gilot. Ce n’est pas très bien, mais les progressistes de droite sont pires.

Pardon pour cette lettre démesurée. Veuillez, je vous prie, en considération pour le souvenir tendre de Nizan, que je garde, accepter mes hommages et admettre que je n’ai jamais défendu Mussolini.

J’ai été malheureux d’avoir prié Jean-J. Salomon et Monique Lange de dire à Sartre de ma part que Drieu exécrait l’opium2. Il disait : « C’est le vice des concierges. » Cocteau lui en a beaucoup voulu, je ne suis pas sûr d’avoir obtenu qu’il le lui pardonne. J’espérais de Sartre une rectification. Elle n’est pas venue. À cette époque déjà lointaine, il fallait se battre pour Drieu, non seulement en raison de la politique, mais de l’animosité de Gide. J’aurais dû vérifier que mon message avait été transmis, et peut-être écrire à Sartre. J’ai eu tort sans doute de ne pas le faire. J’ai été consterné, parce que je ne doutais pas de son honnêteté et de sa grande générosité. Vous le dire est pour moi un soulagement. C’est là mon seul grief personnel envers les existentialistes. Leur hostilité envers moi me semblait la conséquence logique du choix que j’avais fait en 36, le jour où j’ai déclaré à Pierre Bernard que fascisme ou pas fascisme, je resterais pour la paix et contre la guerre. C’était le vieux briscard de 14 qui parlait, j’ai toujours jugé tout simple que ceux qui ne l’avaient pas faite ne me comprennent pas. Je savais que, de toute façon, les Français se battraient mal, et que leur état-major ne valait rien. Et je savais par Léger entre autres, que ni les Anglais ni les Russes ne désiraient la défaite de Franco. Comme je savais qu’en 38 la France, sans l’Angleterre, ne pouvait affronter le Reich. Peut-être l’aurait-elle pu en 34. Mais à quel prix ? Il ne faut pas oublier que c’est avec l’armée de Weygand qu’on pensait abattre le fascisme ! Tout ceci m’a été très pénible. Plus même que le statut des Juifs : les gens que j’aimais le mieux me disaient : « Pas cette voie ! » Mais on ne peut préférer l’amitié à ce qu’on pense vrai ; car on ruine alors l’amitié elle-même.

Ma génération a été mal comprise. C’est tout simple : les meilleurs sont morts. J’ai fait la guerre vraiment. Drieu y a seulement passé quelques jours héroïques. Supposez que vous ayez vu tuer Merleau-Ponty, Nizan, Bost… pour en arriver au traité de Versailles ! pour substituer à la France de Jaurès celle de Guy Mollet. Je me suis « engagé » contre la guerre avec Barbusse, pas pour la guerre avec Pertinax3 – avec lequel d’ailleurs j’avais de bons rapports.

Mais il faut payer ce qu’on achète. Je suppose que Nizan lui-même, fût-ce en 45, m’aurait tourné le dos. Cela ne change rien au souvenir que je garde de lui.

Pardon pour l’épître

E. Berl

NOTES

1. Mireille, chanteuse et compositrice, épouse de Berl, avait créé « Le Petit Conservatoire de la chanson ».

2. Selon Berl, Sartre aurait dit que Drieu La Rochelle, ami de Berl, était opiomane. Berl lui aurait fait savoir que c’était ridicule de raconter cela : « Drieu avait horreur des toxiques : il en avait une peur bleue. » Voir Emmanuel Berl et Jean d’Ormesson, Tant que vous pensez à moi, Grasset, 1992, p. 120.

3. André Géraud, journaliste antimunichois, écrivait sous le pseudonyme de « Pertinax ».