Présentation par Sylvie Le Bon de Beauvoir
Le roman adopte la forme du journal de Denise, l’héroïne, et l’action se déroule tantôt dans un château où elle passe ses vacances, tantôt à Paris où elle habite près du Luxembourg.
Nous sommes au mois d’août : Denise (20 ans) attend le retour de Jean (22 ans), séduisant dilettante auquel elle s’est fiancée deux ans auparavant. Depuis, elle l’a peu vu car il est tout de suite parti accomplir son service militaire. Ils se marieront au printemps prochain. Leur dernière rencontre remonte à quatre mois et, à la veille de le revoir, un grand trouble s’empare de Denise – son fameux « bonheur », la « chance » dont tous lui rabattent les oreilles, elle ne les ressent pas. Elle éprouve seulement de l’indifférence ou de l’inquiétude. Elle va tenter de comprendre cette anomalie : par écrit elle revit rétrospectivement l’histoire de son amour et de ses fiançailles, l’histoire de ces deux dernières années.
À 18 ans, Denise n’était encore qu’une petite fille heureuse qui ne se connaissait pas, cherchant à plaire et modelant en tout son image sur les opinions, les désirs et les rêves de son entourage : ses parents qui la choient, sa sœur aînée Geneviève (primitivement prénommée Madeleine), mariée à Lucien, sa jeune sœur Jeanne, son amie Jacqueline (Andrée dans la première version) et tout un entourage de brillante jeunesse. Très douée pour la musique, elle ne considère cet art que comme un divertissement de salon et son talent personnel que comme un agrément de plus pour la jeune fille accomplie qu’elle ambitionne d’être ; on l’a persuadée qu’elle ne pouvait vivre en dehors des frivoles plaisirs mondains et du luxe qu’elle a toujours connus. Mais pendant ces deux années, au sein de ce milieu confortable et immuable, un sourd travail s’est accompli en elle, surtout au cours des dernières vacances, où elle a fait la connaissance de Raphaël, un musicien, interprète et compositeur d’avant-garde qu’elle admire. Un autre monde lui est révélé, où la création musicale n’est pas un jeu mais un projet sérieux, auquel il vaut la peine de consacrer sa vie envers et contre tout, où des femmes et des hommes, poètes, écrivains, musiciens, affrontent un travail austère et la pauvreté au nom de valeurs supérieures. Sous cette influence, elle s’enfièvre, se persuade que jusque-là elle ne vivait pas et qu’autre chose l’attend, elle se met à composer, prend confiance en soi. On n’existe pas pour ni par les autres, mais par soi, elle le comprend. Son regard sur le monde se modifie : elle prend conscience que les qualités qui l’ont séduite chez Jean – sa désinvolture, son ironie, son bon sens tranchant de tout – sont l’envers de la légèreté, de la paresse d’un esprit superficiel et fermé. Elle se sent à mille lieues de lui.
Cependant, Raphaël est reparti pour Paris. Le malaise de Denise s’accentue au fur et à mesure que le retour de Jean approche. Non ! elle ne l’aime pas, elle ne l’a jamais aimé ! tout s’est joué dans un climat onirique d’apparences et de rêves. Elle s’effraie à l’idée de passer toute sa vie près d’un être qu’elle ne connaît pas et qui ne se soucie pas de la connaître dans sa singularité. La conscience aiguë, douloureuse, que leur amour ne répond qu’à un stéréotype creux ne la quitte pas.
Le 17 août, Jean arrive : elle hésite, par moments se rallument en son cœur des flambées d’amour pour lui, mais plus souvent elle en ressent le mensonge, et sa détresse devient insupportable. Jean, au nom du bon sens, ironise sur les « arrrtistes », traite de cacophonie la musique moderne qu’il ne connaît pas, bref c’est un étranger, un « barbare ».
C’est alors qu’elle décide de rompre : ce mariage ne se fera pas, elle veut s’affranchir, briser son aliénation à la volonté des autres, devenir ce qu’elle est ; elle s’appuiera sur Raphaël, sera une artiste, composera, vivra une vie authentique au service de la vérité et de l’art. Elle a le droit et le devoir d’être elle-même. Il lui faut tout avouer à Jean. Après une tentative auprès de sa sœur, qui n’entrevoit pas même ce dont il est question, elle s’ouvre à sa mère : incompréhension totale, colère et scandale. Son père, prévenu, ne fait que rire de ce qu’il traite de caprice. Elle perçoit avec douleur que si elle va jusqu’au bout de sa décision, personne ne la comprendra, elle sera seule. Cela l’ébranle, elle doute : n’est-elle pas trop faible pour une pareille entreprise ?
Les jours passent. Nous sommes en septembre, bientôt le retour à Paris. Loin de parler à Jean, elle est reprise par lui, par son milieu. Elle retombe dans l’ornière : elle n’ose pas. La solitude lui fait peur. À nouveau elle étouffe en elle sa vérité. Elle choisit « l’amour », le « bonheur », dont pourtant elle a découvert la vanité et les limites. Elle se renie. Elle cesse de tenir son journal – c’est le dénouement : tandis que dans sa chambre au premier étage elle s’habille avec soin, redevenant l’élégante jeune fille qu’on s’attend qu’elle incarne, du salon monte un joyeux brouhaha : elle descend l’escalier, elle a capitulé.
L’épigraphe du roman, empruntée à Bergson : « Il n’est peut-être pas normal de philosopher », nous avait avertis que la conscience réflexive, la connaissance de soi, au lieu de nous aider à agir, peut au contraire y opposer un obstacle.
À la fin du roman, Simone de Beauvoir a barré le prénom Denise et l’a remplacé par celui de Marguerite. Non qu’elle ait changé le prénom de son héroïne. Mais, un an plus tard, écrivant un autre roman, Départ, où apparaît un personnage du nom de Marguerite, elle décide de réutiliser l’histoire de la Denise de Tentative d’existence en l’incorporant à sa nouvelle œuvre : Marguerite a épousé Jean, mais elle a vécu auparavant cette tentative d’évasion et cet échec – dont elle a tenu le journal. C’est dire combien à l’époque hantait Simone de Beauvoir le thème de « l’angoisse de [se] retrouver vaincue par la vie », qu’elle évoque dans Mémoires d’une jeune fille rangée.
Texte de Simone de Beauvoir
Meyrignac, septembre 1926
Il n’est peut-être pas normal de philosopher.
Bergson
Vivre est déjà difficile et réclame toute notre prudence. Qui veut encore comprendre pour quoi il vit et pour cela se regarde vivre ne parvient qu’à ruiner son existence. Les tentatives seront des gestes brisés aussitôt qu’ébauchés – si je veux lever le bras, il ne faut pas chercher à me représenter à l’avance le geste que je vais accomplir : il faut lever le bras. On peut prouver qu’il est impossible de nager : mais si je vois des hommes qui nagent, hausserai-je les épaules en leur disant que leur réussite est absurde ?
J’en connais un, qui voulant devenir un coureur, pensa qu’il lui fallait d’abord étudier l’anatomie des muscles de la jambe – de l’anatomie passa à la physiologie, de la physiologie à la psychologie, puis trouvant que la question des rapports de l’âme et du corps était insoluble, il repoussa livres et cahiers, renonçant à apprendre à courir.
Quand il voulut se lever pour marcher, il était resté assis pendant si longtemps qu’il était paralysé.
Mais quiconque a ce vice ne pourra s’en défaire – s’il essaie de ne point se regarder, il se regardera essayer de ne point se regarder. Il reconnaîtra que dans l’ensemble il a tort : mais pour chacune des parties dont est fait un ensemble, il agira comme s’il avait raison.
Ce peut être un jeu amusant que de promener dans la vie deux êtres, l’un qui regarde, l’autre qui est regardé, mais le jeu ne dure pas longtemps : celui qui regarde se lassera d’un visage toujours le même à contempler et fermera les yeux – que s’il les laisse ouverts, l’autre paralysé par ce regard se figera dans une morne insensibilité. Ou bien alors il ne faut jouer que très peu d’heures chaque jour.
Deuxième partie, chapitre V
15 septembre
J’ai voulu tout à l’heure contempler le paysage magique que le soleil couchant de septembre trace dans les nuages en couleurs de feu ; tous les ans, tandis que dans le ciel bleuté flamboient puis tristement se décolorent des traînées sanglantes, je sens fiévreusement brûler puis s’apaiser mon âme ; de nouveau, avidement, j’ai attendu ce soir ces secrètes ardeurs ; plus éclatant peut-être que jamais l’incendie aux reflets violets s’est allumé à l’horizon ; et devant ce spectacle désiré, j’ai pleuré mon admiration. Pourquoi, pendant mon retour solitaire sous l’ombre recueillie dont je reconnaissais la caresse aimante, mon cœur a-t-il chaviré dans un dégoût mêlé de remords ? Ah ! si j’avais promené sur les splendeurs étalées devant moi un regard neuf, peut-être aurais-je connu une plus rare émotion ; mais je suis venue encombrée de souvenirs ; et ces heures ne m’ont rien donné qu’elles ne m’eussent déjà donné, parce que je n’ai rien su leur demander de différent. À quoi bon les avoir vécues ? On m’a offert un nectar suave, et avant de savourer, j’ai négligé de vider la coupe où souvent déjà j’avais bu ; altérant le parfum précieux, j’ai senti le relent de mes anciennes délices, et ma bouche s’est emplie d’un fade écœurement…
N’est-ce pas toujours ainsi ?
17 septembre
Cette lettre de Monique m’a émue. Dans le simple mariage dont étourdiment nous nous étions toutes moquées, elle semble avoir rencontré autant de bonheur que dans la plus brillante union ; il me semble la voir, vaquant paisiblement aux soins de son ménage et cherchant dans la seule présence de son mari la récompense de sa peine… Peut-être moi aussi saurais-je être capable d’un tel dévouement. Geneviève, à qui j’ai fait part de mes réflexions, m’a répondu : « J’ai cru moi aussi, Denise, que je pourrais me passer de ce luxe ; mais je vois bien que dans les détails que méprise ton jeune amour réside l’indéfinissable saveur de notre vie… » (Sans doute, quand j’évoque ma vie auprès de Jean, ce sont ces visions brillantes qui me font tressaillir d’un orgueil joyeux. Sa femme…)
La grande table étincelante où flottent mêlés le parfum des fleurs rares, le fumet des plats délicats, l’impalpable gaieté des conversations pétillantes… et lui en face de moi dont le sourire rétablit l’assurance de la jeune maîtresse de maison que je suis…
Le bourdonnement confus d’un salon où sur de grandes fleurs mauves ou roses s’incline la sévérité des habits noirs ; éblouie par ces chatoyantes taches de lumière, j’entre, serrant un peu plus fort le bras de Jean tandis que des rumeurs flatteuses se… (Oh ! des phrases, des phrases, je passe mon temps à écrire des phrases pour ne plus savoir reconnaître ma pensée ; évidemment, j’ai besoin de tout ça pour vivre ; évidemment… Aussi me ressasse-t-on assez mon bonheur !)
Et mes amies, qui elles aussi imaginent ces scènes d’une heureuse intimité, murmurent avec une envie admirative : « En a-t-elle de la chance, cette Denise. » Hier encore j’entendais cette petite phrase familière où je retrouve, comme si je lui étais étrangère, érigée en vérité universelle à laquelle je n’ai qu’à adhérer avec une douce confiance, la conviction que mon cœur élabore secrètement pour moi seule ; voilà que loin d’être accueillie comme une ancienne amie, je l’ai reçue cette fois avec un étonnement douloureux mêlé de reproche ; au lieu de traduire fidèlement mes pensées profondes, ne prétendait-elle pas me les imposer ? Rappel importun de la différence entre les deux aspects d’un même événement pour celui qui le regarde et pour celui qui le vit. Mon mariage… il revêt pour les autres un masque immobile, le même à chaque regard qu’ils jettent sur lui…
et pour moi c’est comme un visage humain dont la sérénité peut d’une minute à l’autre disparaître, dont sans cesse la physionomie se modifie, dont les traits chaque jour s’altèrent… Comprenez, comprenez… oui, je suis heureuse, heureuse, mais mon bonheur même m’épouvante. Sa femme… Oh ! n’est-ce que cela ? Quels mots aurons-nous, quand seront épuisés les rires et les baisers ? dans dix ans, dans vingt ans, je serai auprès de lui encore… toute la vie ! sa femme… Cette date de mon mariage, je ne l’aperçois pas lointaine, séparée par une longue route de six mois qu’il me faudra pas à pas parcourir ; c’est un aimant qui avec une force irrésistible m’attire, un gouffre qui me happe dans un vertige épouvanté et vers qui je suis précipitée avec une vitesse qui indéfiniment s’accélère ; je ne peux pas résister, je suis brutalement emportée… une porte se referme sur moi par laquelle je ne passerai plus jamais et je me trouve où ?… où ?…
(Refaire)
25 septembre
Depuis ce baiser qu’il m’avait donné, je croyais avoir retrouvé avec l’amour la joie, tant dans ma jeune expérience ces deux mots étaient indissolublement unis ; pendant de nombreux jours, par fidélité à un passé trop cher, je me suis aveuglément accrochée à cette illusion de bonheur. Eh ! Assez de mensonges ! Je l’aime, je l’aime… mais pourquoi ne pas oser en convenir ? Je souffre…
D’abord, la paix revenue dans mon âme, il m’a suffi de promener dans ma vie accoutumée la complicité avouée de notre grande passion ; je me contentais de ce que vous me donniez, Jean. J’ai goûté ce plaisir léger de vous voir exister pour les autres ; c’était comme une comédie que vous jouiez avec une aisance charmante ; et moi dans la coulisse, j’étais l’amie qui venait applaudir son ami sans que mettent sous son front aucune jalousie tous ces mots qu’il adresse à de fictifs partenaires ; j’étais heureuse que vous tinssiez votre rôle si bien et que la salle vous rappelât avec enthousiasme ; car pour vous le succès tenait dans ce sourire avec lequel je vous accueillerais tout à l’heure… Vous pouviez bien pencher sur une danseuse votre politesse exquise. Je me disais : « Il est à moi, et à moi seule » ; vous pouviez bien vous absorber dans quelque conversation brillante ; j’attendais, j’attendais ce moment proche où rien d’autre que moi ne serait plus… Ces regards des jeunes filles dépitées de ne plus pouvoir mener avec vous le grand jeu, ce sourire plein de sympathie des personnes sérieuses parvenaient jusqu’à moi, chargés d’un amoureux orgueil. Qu’il était bon de vous voir dominer tout votre entourage, tenir le salon entier sous le charme de votre voix et de me dire tout doucement : « Il est à moi » ; car par ces mots tout était résolu. Vous pouviez faire tout ce que vous vouliez ; quand même vous ne pensiez plus à moi, vous étiez à moi…
Peu à peu…
Peu à peu j’ai commencé à redouter comme des ennemies ces présences étrangères et c’est avec une secrète appréhension que j’attendais chaque jour cette heure où, devant la table du goûter, puis autour du terrain de tennis, les hôtes si nombreux du château et nos amis des environs ont coutume de se réunir. Une peine d’autant plus accablante de tous les efforts lassants par où j’essayais de la dissiper s’installait fidèlement en moi ; et tantôt en proie à un abattement inexplicable, tantôt à un fiévreux énervement, que je voulais appeler joyeuse animation, j’attendais éperdument la chute libératrice du jour…
Toute cette amertume, lentement accumulée, il fallait bien qu’enfin je me décidasse à l’épuiser ; mieux vaut courageusement vider d’un coup cette coupe de souffrances que de les sentir mêlées toujours obscurément à chaque joie ; un besoin irrésistible m’a saisie tout à l’heure de fuir, verser, pleurer ici toutes ces larmes trop longtemps retenues qui pèsent sur mon âme… Oh ! crier, me tordre les bras, mais qu’il ne m’en reste plus une seule ensuite à verser…
Et déjà d’avoir avoué ma tristesse, elle m’est devenue plus supportable ; elle a perdu ce visage horrifiant dont la revêtaient les ténèbres où je m’obstinais à la retenir ; je ne la crains plus, à présent j’ai osé la regarder en face, comme je craignais ce redoutable inconnu, qui refoulé au fond de moi-même, s’y débattait, entraînant mon être entier dans un affreux désarroi. J’ai mal simplement…
J’ai mal surtout que Jean ne sache pas combien j’ai mal ! Oh ! pendant les longs mois de séparation, souvent j’ai crié vers vous, Jean, mais comme ma détresse était moins poignante qu’aujourd’hui ! Vous étiez trop loin alors pour m’entendre ; maintenant vous êtes si près qu’à un appel de moi vous viendriez ; et je sens mieux la distance qui nous sépare, puisque cet appel, je ne peux pas le pousser… Le parc où vous riez, ma chambre d’où je vous vois… entre les deux, l’infranchissable abîme de votre ignorance.
* * *
Je les regarde… Il donne le bras à la petite Maizeau ; elle est bien jolie dans son sweater rose. Roger a posé familièrement la main sur l’épaule de Jean ; Jacqueline leur fait un signe avec sa raquette. Que j’aime la foule de ces pantalons blancs et de ces robes claires sous la lumière crue du soleil et la blancheur de ces balles bondissant sur la terre écarlate. Pourquoi me suis-je exilée de cette camaraderie facile, du charme des demi-confidences alignées autour du court où s’épanouissent des gestes harmonieux, de cette joie d’être enfin, d’avoir vingt ans et de vivre et de regarder vivre, chacun saluant dans les autres l’image resplendissante de sa jeunesse. Mais justement…
Souffrance dans laquelle maintenant je me baigne voluptueusement ! N’est-elle pas la garantie et la rançon d’un amour sans lequel je ne saurais vivre tant est nécessaire à mon âme vacillante un soutien solide autour duquel elle puisse s’enrouler ?
26 septembre
5 heures
Quelle bizarre impression j’ai éprouvée aujourd’hui ! J’ai été avec papa rendre visite aux Chauseau. Les deux jeunes gens m’ont emmenée faire une promenade en barque ; ils ramaient à gestes mesurés avec un parfait accord, chacun semblant radieux de la force et de la grâce simple de son frère ; ils m’entouraient de prévenances délicieuses ; ce n’était rien : une amitié fraternelle, de l’esprit, de la gaieté, une éducation parfaite et une élégance physique… Je les ai trouvés très charmants ; un regret m’a bizarrement blessée de ne les point davantage connaître, j’ai songé que celles qu’ils aimeraient seraient bien heureuses… En rentrant j’ai aperçu Jean étendu sur l’herbe auprès d’un vague camarade. Tennis, danses, flâneries, jamais un livre, jamais une apparence de méditation sérieuse ; je me suis irritée sourdement de cette paresse. Pourquoi lui ?… Et pourtant la jeune fille qui me voit dévaler en courant jusqu’au tennis appuyée sur ce grand joueur qu’est Jean, celle qui me voit tournoyer dans le salon au bras de ce parfait danseur qu’est Jean, celle qui me voit assise tout animée à côté de ce brillant causeur qu’est Jean, toutes disent : « Qu’elle a de la chance d’être sa fiancée ! » Moi aussi je lui sais gré de sa nonchalance, de son dilettantisme ; on juge un inconnu sur tout ce qu’on lui prête ; cette grande place en lui qui demeure dans l’ombre, ne peut-on la combler avec tous ses rêves ? L’inconnu peut-être le prince charmant…
Sans doute eux aussi si je les avais davantage approchés redeviendraient des jeunes gens bien simples et peut-être très inférieurs à Jean. Cependant pour la première fois en les voyant j’ai retrouvé cet émoi qui m’avait saisie la première fois où j’avais vu Jean… l’ami mystérieux de mes cousins… mon fiancé n’est pas le même.
Mais alors si ce n’est que cela, c’est une grande duperie ! Je l’aime et cherche à le connaître ; et le connaissant je ne l’aime plus comme avant ! N’est-ce que cela ? L’illusion, le rêve ? Ce n’est pas possible, ce n’est pas possible, il me faut autre chose ; il faut que je sois sûre que c’est bien celui-là et non un autre, que j’aime Jean parce qu’il est Jean et non parce qu’il est un jeune homme ; et qu’il m’aime bien moi, et que ça ne pourrait pas être une autre, n’est-ce pas Jean ? Pas une autre.
11 heures – Ah ! ces choses que je voudrais dire, que je ne peux pas dire ! Que du moins les autres ne viennent pas brouiller en lui mon image ! La mère de Jacqueline lui disait tout à l’heure : « Vous avez une fiancée exquise ! Elle s’avance dans la vie comme dans un grand jardin fait tout exprès pour elle et dont elle voudrait cueillir toutes les fleurs. » Il a souri… c’est donc bien ainsi qu’il me voit ?
Je ne sais pas, je ne sais pas. Je ne suis peut-être pas telle que tous vous voulez le croire. Je ne suis peut-être pas l’enfant coquette, facile, faible que chacun imagine. Oui, je ris, je m’amuse, j’aime le luxe, le confort. Je vis bien, mais ma vie est-ce moi-même ?
Oh ! ne lui parlez pas, ne le trompez pas ! qu’il comprenne ce que moi-même je ne comprends pas !
27 septembre
Me voilà encore en larmes. C’est ridicule, je le reconnais, c’est ridicule. Je me promenais avec Geneviève. Elle m’a dit : « Pourquoi as-tu l’air triste, Denise Marguerite ? » Alors cette tristesse que je ne voulais pas m’avouer est montée à mes yeux et je suis demeurée là bien tremblante sans pouvoir parler. « Voyons, qu’est-ce que tu as ? Jean n’a pas été gentil ? On t’a raconté quelque chose sur lui ? » Mais non, je n’avais aucun reproche à lui faire. J’ai dit à Geneviève : « Geneviève, est-ce que c’est bien moi que Jean aime ? » Elle a sursauté. « Mais comment, Marguerite ? Pourquoi t’épouserait-il s’il ne t’aimait pas ? Il a été trop aimable hier soir avec Yvonne, c’est ça… » Je l’ai arrêtée : « Geneviève, est-ce qu’on peut aimer sans connaître ? Est-ce que Jean me connaît ? — Enfin ! Tu es tout à fait folle, Marguerite. Voilà deux ans que vous vous connaissez ! Moi je ne connaissais Louis que depuis six mois quand je l’ai épousé… et je n’avais pas de telles inquiétudes… — Et jamais on ne se connaît plus que ça ? — Enfin Marguerite, explique ce qui te manque. » J’ai essayé d’expliquer. Mais en même temps il fallait le découvrir. C’était très difficile. Je lui ai dit : « Je voudrais que Jean aime en moi ce que moi j’en aime, toute cette vie que je porte derrière la vie que les gens voient, je voudrais sentir que vraiment nos âmes se touchent, je voudrais… — Tu le voudrais pareil à toi ! — Pas pareil ; mais capable de recevoir des confidences, mais de la même espèce que moi. — Fais des confidences à Jean ! Tu as été trop timide, voilà tout. — Ce n’est pas que je sois timide ; c’est qu’il ne comprendrait pas. »
Elle s’est mise à rire de bon cœur : « Avec cela c’est que tu es si difficile à comprendre ! » La preuve, c’est qu’elle n’a rien compris ! Ah ! c’est affreux ! Arracher son âme morceau par morceau pour les mettre devant les yeux de quelqu’un qui ne comprend rien, rien… Elle juge mes paroles comme si c’était elle qui les disait ; elle veut imaginer l’état d’esprit qui l’amènerait à prononcer ces mots ; elle le juge insensé et me dit : folle ! folle ! Il n’y a rien d’étonnant. Ces mots ne traduisent pas une pensée ; et c’est pourquoi je ne peux rien expliquer à Jean ; je n’exprimerais que quelques idées banales ; tout cela m’est si familier, cette forme sous laquelle dans mes méditations je ramasse ce que je pense m’est si connue, que lorsque je livre ces mots il me semble que les accompagne pour autrui aussi ce qui toujours pour moi les accompagne et les résume. Impossible de faire pénétrer un être jusqu’au cœur de moi-même ; quand je mettrais ce carnet inutile sous les yeux de Jean, il ne comprendrait rien. « Que cette petite fille est compliquée ! » dirait-il. Ah ! s’il était un être qui connût cette insuffisance des mots ! Il accepterait ces phrases que je dirais, sûr qu’elles ont une raison d’être ; il ne prétendrait pas les expliquer, il ne prétendrait pas me connaître mieux que moi-même. Simplement il m’écouterait ; cette porte entrouverte sur mon âme permettrait à son amour de me deviner. Est-ce un rêve impossible ? Est-ce qu’il n’y a pas un nom tout prêt à surgir derrière ce rêve ?
Ah ! que c’est compliqué d’exister quand on ne sait rien, qu’on n’a rien vu, qu’on ignore même son désir ! Je voudrais être ailleurs, intelligente, je voudrais…
29 septembre
Hier soir je me suis assise devant mon piano. J’ai commencé à jouer. Que de choses je voudrais dire. Il me semble que je pourrais peut-être faire des œuvres que j’aimerais. Un mot de Raphaël m’est revenu : « Pour avoir du génie, il faut d’abord le vouloir. » Je voudrais le vouloir. Mais c’est ridicule. « Une femme artiste ! » Jean rirait bien. Et puis je n’ai pas le temps…
Il ne faut pas pleurer ainsi, voyons.
Comme il est sûr, comme il est sûr que je l’aime ! Je suis sa fiancée ; bientôt sa femme ; je suis à lui. Il est flatté quand on parle de ma beauté ou de mes talents. Il est flatté que je joue bien du piano. Je ne suis plus qu’une partie de lui. Tout ce qui le contristerait, il faut le supprimer. Et qu’il est gentil ! Comme il est sûr de me faire plaisir en étant si gentil. Des fleurs, des bijoux, des prévenances, des mots tendres. Qu’est-ce qu’il aime en moi ? Est-ce qu’il ferait seulement de moi un ami ? Je pense à d’autres graves paroles, je pense… ah ! que j’ai mal ! Moi qui croyais qu’on avait tout dit quand on avait dit : « Ils s’aiment. »
30 septembre
Je suis montée tout à l’heure au-dessus de la vigne ; Jean était parti pour la journée chez un ami. Je voulais tromper son absence par un souvenir. Je me suis assise sur le banc. J’ai fermé les yeux ; j’ai revu une jeune fille, une robe bleue… Je me suis souvenue d’un émoi délicieux ; mais rien en moi ne s’émouvait plus. Je ne désirais pas Jean. Je ne le sentais pas présent ; qu’elle est loin de moi ma sœur de 18 ans !… L’autre jour aussi, voici moins d’un mois, je suis revenue avec lui ; les deux images se mêlaient ; et la seconde ne me semblait plus qu’une pâle, une pâle copie de la première. J’ai regardé ce paysage où j’avais subi ce grand enchantement d’aimer. Je ne le reconnaissais pas. On m’a appelée. J’étais énervée ; j’avais un tel besoin de solitude ; il m’a tout fallu quitter brusquement quand je vivais une minute si grave : d’où vient ce droit que s’attribue un caprice d’autrui sur nos exigences profondes ? Une immense envie de pleurer m’a prise à la gorge. Des railleries m’ont entourée : « Oh là là ! on voit que Jean est parti, comme tu as l’air sombre ! » J’ai senti que cette simple phrase allait amener une crise. Je voulais crier : « Oui je suis triste, triste à mourir, vous ne comprenez rien ! Laissez-moi ! » Des larmes venaient au bord de mes cils ; toutes les tristes craintes pendant ces vacances m’assiégeaient ; et pas une minute ne m’était donnée pour sangloter un peu ; jamais je n’avais connu une telle détresse ; d’où venait ce chagrin ? et à qui servait-il, à quoi servait-il ? Comment ai-je fait pour me retrouver au milieu d’eux tous riant et plaisantant ? Et maintenant j’ai mal encore ! Je ne sais pas.
Est-ce vrai que je ne sais pas ? Ah ! la vérité ! la vérité ! je sais trop bien ! Je viens de relire toutes mes notes et je comprends tout, je comprends tout. Je ne l’aime pas ; je ne l’aime plus. Je ne l’ai jamais aimé. J’ai aimé le prince charmant ; mais pas lui. N’importe quel autre m’aurait prise aussi ; j’avais soif de me donner. J’ai voulu l’aimer. J’ai cru mes souvenirs ; j’ai cru les autres ; j’ai cru les mots. Mais je savais bien au fond que ce n’est pas lui que j’aimais.
Je ne veux pas me marier ainsi sans amour, je ne veux pas de cette vie, je ne veux pas continuer tout, je ne veux pas… Il faut que je lui parle avant son départ, il faut…
Je n’ai rien dit à Jean. Il me semble que j’ai deux vies lorsque je le revois ; une qui se passe en moi, une hors de moi que je subis sans rien pouvoir. Il ne peut pas comprendre. J’ai dit en l’air : « Je lui parlerai », jamais je n’ai réalisé que je pourrais vraiment le faire. À côté de lui, comme il se laisse emporter par le courant, moi de même. Je ne peux pas même imaginer ce qu’il sentirait. Nous sommes partis du même point. Il a continué à avancer normalement. Moi j’ai changé en route. Il me croit à son côté ; et le vrai moi est loin. Il ne se doute de rien. Personne ne se doute de rien. La vie n’a pas changé : pique-niques, excursions, tennis, thés dansants, garden-parties. Et le soir danse, et encore danse. Et cependant en moi le sentiment d’une attente et que tout cela est seulement provisoire. Qu’est-ce que j’attends ? Quel bouleversement de mon existence ? Le courant en attendant m’entraîne. Mon mariage n’aura pas lieu ; il m’apparaît loin, très loin dans un autre monde ; et pourtant chaque minute me rapproche de l’échéance, rien n’est changé ; j’ai la certitude que cela ne sera pas. Mais je ne vois pas pourquoi demain plus qu’aujourd’hui j’oserais faire le geste qui me sauve…
Ah ! qu’il est bon de vivre dans la vérité ! Je pleure plus qu’avant ! Je ne sais pas comment tout cela va se passer. Mais j’y vois clair enfin, je n’étouffe plus.
Ma vie ? Comment sera-t-elle ? Deux rêves ? Ou je reverrai Raphaël et peut-être… ou simplement je m’installerai à Paris dans un modeste appartement où je serai libre enfin, enfin libre d’aller à cette impérieuse voix qui chante en moi des musiques que je laisse retomber au néant, libre de ne voir que des gens que j’aime… Ah ! non, je ne peux pas continuer à mener cette existence. Quand je ne savais pas, j’étais heureuse ainsi. Mais j’ai aperçu autre chose ; Raphaël m’a fait entrevoir autre chose ; je ne peux pas retourner en arrière. Toujours s’amuser, toujours danser, flirter, sourire, j’en ai assez, j’en ai assez, et je me sauverai d’eux tous, je me sauverai…
C’est mal. (Je leur fais du chagrin. Ils me trouvent différente de moi.)
VI
Mais pourquoi ne veulent-ils pas m’aimer moi et non cette image à qui il faut que je ressemble ? Jean est parti. Il m’écrit de longues lettres charmantes. Non. Je ne veux pas, je ne veux pas de cet amour. Qu’aime-t-il en moi ? Mes cheveux dorés, la façon dont je m’habille, ma manière de danser ? Alors il aime mon coiffeur, ma couturière, mon professeur de danse… je suis injuste ; il aime la façon dont je l’écoute, il aime mon amour pour lui. Eh bien ! qu’une autre l’aime. Jacqueline peut le faire aussi bien que moi. Je ne veux plus. Non. Il aura du chagrin ; il sera surtout humilié : il se consolera. Il m’appellera coquette, capricieuse, infidèle ; et tous chercheront à ma conduite des motifs bien bas pour pouvoir les comprendre et les blâmer. Ça m’est égal. Qu’il s’adresse ailleurs. Il n’avait qu’à s’occuper un peu plus de me connaître au lieu de croire que tout était fait. Il trouvera une autre jolie femme pour meubler son intérieur ; il trouvera d’autres cheveux ondés qu’il pourra effleurer d’un baiser ; il n’y a pas que moi à qui ce mot « ma chérie » puisse s’adresser. Que m’a-t-il dit qu’il ne puisse dire à toute autre ?
Non. Non, Jean, non, je vous assure que je ne veux pas. J’ai mal.
Oh ! ma musique, ma chère musique. N’est-ce pas qu’il était beau ce chant que je composais hier soir. Je suis sûre qu’il était beau. Si Raphaël était là !
Ça ne peut pas durer. Il faut que je fasse quelque chose. Maman s’inquiète. On me presse de m’expliquer. Jean va revenir dans huit jours. Il faut rompre ; il faut réaliser ce que j’ai décidé. Il faut dire non, attendre un peu et partir vers une vie autre. Tous les soirs pendant deux heures au moins j’imagine cet avenir ; je le vois, je le touche, je le veux.
Je l’aurai.
On me traitera d’originale, de tout ce qu’on voudra. Ça m’est égal. C’est un appel trop impérieux. C’est un dégoût trop profond.
Je suis calme. Toute fièvre est passée. Je veux. Jean arrive après-demain. Je ne descendrai pas au-devant de lui. Je ne descendrai pas à cette fête qu’on donnera pour son retour. Je ne le reverrai pas. Il faudra bien que j’explique.
Je suis forte. Je sais trop ce qui m’attend si je cède. Le charme ancien s’emparera de moi à nouveau, je serai troublée ; je me croirai amoureuse. Je confondrai les regrets et mon présent. Je ne descendrai pas. Je ne peux pas parler à maman ; elle aurait trop de peine. Elle me supplierait de le revoir. Non. Il partira sans que je l’aie revu. À Paris je reverrai Raphaël. Je serai plus forte. Il sera déjà averti par mon refus mal déguisé de lui dire adieu joint à la froideur de mes lettres.
Je veux. Ma vie à moi. J’aurai ma vie. Rien ne peut rien contre moi.
Il n’y a qu’à vouloir.
Ah ! j’ai la vérité enfin, la vérité. Je suis sauvée de moi-même, sauvée…
* * *
À partir de là, il n’y avait plus aucune date. Des zigzags barbouillés sur les pages, des mots illisibles étaient rageusement barrés. Puis venait une page d’une grande écriture légèrement différente de tout le reste ; sans date elle non plus.
C’était un soir comme tous les autres, très doux, avec des cris de jeunes filles au fond du parc et cette odeur chaude des roses entrant par la fenêtre ouverte. Elle s’était assise, accablée de cette poignante lassitude en qui elle trouvait toujours une douleur et une volupté nouvelles bien que ce fût déjà une très habituelle amie. (Elle aimait souffrir.) Et puis brusquement un moteur roula dans la cour de derrière et une exclamation joyeuse retentit ; ce fut comme ce brusque déchirement du réveil ; elle releva la tête.
Pauvre petite. Ce n’est pas là qu’a fini son histoire.
C’était un soir comme tous les soirs…
« C’est vrai, murmura-t-elle. Nous avons du monde à dîner. » Ses yeux tombèrent sur le carnet où aux heures de trop lourde solitude elle avait noté les tremblements de sa vie inquiète. Elle lut quelques lignes qui lui parurent comme étrangères. Elle se leva, ouvrit un tiroir au fond duquel sa main lança les pages sans défense. Elle demeura immobile quelques secondes ; puis frissonna à une source d’air frais. « C’est vrai, dit-elle avec un demi-sourire, Jean sera là ce soir. » Délibérément, après avoir clos sa fenêtre, elle vêtit sa robe rose perlée ; se contempla longuement dans la glace en passant un peigne dans les vagues de ses cheveux, puis elle descendit, une chanson au coin des lèvres, vers le salon dont la rumeur montait vers elle comme un appel joyeux…
Extrait d’un roman inédit, écrit en septembre 1926 à Meyrignac.