Les Cahiers de jeunesse : une conversion à la littérature

Annabelle Martin Golay

Toute ma jeunesse à mes livres.

(CDJ, p. 424)

Les Cahiers de jeunesse de Beauvoir, ces neuf cents pages de journal intime écrites presque quotidiennement et couvrant quatre années (de 1926 à 1930, soit Beauvoir de dix-huit à vingt-deux ans), ne sont pas importantes seulement par leur ampleur ou par les informations qu’elles nous donnent sur l’intellectuelle à venir. Pour qui ne se limite pas à l’image conventionnelle de l’auteure engagée qui tournerait le dos à ses errances bourgeoises ou à ses divagations spirituelles de jeune fille rangée, cette Beauvoir méditative et exaltée se devinait sans doute entre les lignes de certains passages des Mémoires. Mais les Cahiers nous livrent aussi une Beauvoir inattendue. Mieux, ils jettent un défi au lecteur, à l’auteure elle-même, au monument de son œuvre mémoriale, dont ils montrent les failles. Nous sommes aux antipodes du bilan synthétique, totalisant, qui se dégage de Tout compte fait et reconfigure toute la vie en destin.

La publication en 2008 de ces Cahiers de jeunesse nous permet en particulier de prendre la mesure des extases et des ivresses d’une lectrice qui, ne cessant de s’enthousiasmer, entre dans un rapport quasi mystique à la chose littéraire. Ces écrits intimes nous révèlent des admirations et des imprégnations, voire des fascinations que Beauvoir se sera évertuée, par la suite, à effacer dans l’entreprise des Mémoires – en particulier celles de Barrès et de Claudel. Ils contribuent à restituer une image plus juste et plus sensible : la figure apparemment un peu froide de l’intellectuelle raisonneuse est inséparable de cette jeune femme exaltée, en mouvement perpétuel.

Dans la perspective d’un renouveau, depuis plusieurs années, des recherches sur la lecture littéraire, l’une des pistes les plus intéressantes est certainement celle des lectures de formation d’un écrivain. Ces premières strates sont souvent occultées, parfois même censurées, alors qu’elles constituent une sorte de socle, dont les effets se font nécessairement sentir par la suite au cours d’une carrière d’écrivain. La publication des Cahiers de jeunesse est une occasion privilégiée de pouvoir étudier de manière concrète cette « bibliothèque intime », qui obéit à des modalités de lecture très spécifiques (par imprégnation, par engouement passionnel, par identification à un type d’auteur), mais que la mémorialiste s’est par la suite appliquée à remodeler, et même à épurer.

Une mystique de la lecture

À l’inverse du récit recomposé des Mémoires d’une jeune fille rangée, dans les Cahiers de jeunesse, les apprentissages intellectuels et les plaisirs de lecture s’expriment en toute liberté. La rétrospection n’a pas encore joué le rôle d’un surmoi. On voit non seulement la jeune Beauvoir lire passionnément, avidement mais aussi vivre intensément les pensées des écrivains et des intellectuels contemporains qu’elle découvre.

L’enthousiasme de la lectrice se dit sur le mode exclamatif. Ce sont comme des satori, des illuminations, des façons de muer ou de renaître, des conversions successives. La jeune Beauvoir est une mystique de la lecture. Un vocabulaire sans retenue restitue ses élans et ses impressions sublimes : « La révélation d’Aimée, au Luxembourg par un beau jour de vacances ; minute d’exaltation unique, plénitude de joie jamais retrouvée » (CDJ, p. 84) ; « Lecture enivrante de Paul Valéry » (CDJ, p. 276) ; « Comprendre rationnellement est une volupté » ; « Pensée enivrée d’elle-même… vaste, pénétrante » ; ou bien après avoir lu et longuement copié des passages de l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson : « Ma première grande ivresse intellectuelle depuis la lecture d’Eupalinos » (CDJ, p. 60).

À la manière de Gide ou de Queneau, la jeune fille établit des listes de lecture (CDJ, p. 241). Surtout, elle recopie, se réapproprie : « La phrase entre dans ma vie, je l’assimile » (CDJ, p. 61). Au fil des pages des Cahiers de jeunesse, on trouve des passages entiers de Claudel, Rivière, Fournier, Gide, Mauriac, Cocteau, Jammes, Larbaud, Laforgue, Rimbaud, Valéry ou Drieu la Rochelle, mais encore Wilde ou Bergson. L’entrée en écriture est ainsi souvent une entrée de seconde main1. Un peu à la façon du pastiche (chez Proust, mais aussi chez Beauvoir et Sartre2, comme chez bien d’autres écrivains), le geste qui consiste à copier est d’une importance essentielle dans la naissance d’une vocation. Façon, comme chez Montaigne, de « s’entregloser », la citation est ici une éthique. On se souvient de la phrase de Borges : « L’histoire de la littérature, c’est l’histoire de la lecture. » Recopiant les phrases de ses écrivains préférés qui sont des aînés mais aussi des contemporains, Beauvoir s’insère dans le vaste intertexte de son époque.

Comme mystiquement pénétrée et nourrie des mots et des phrases tracées par d’autres, la jeune fille reconnaît en eux des modèles. Mais elle veut aussi se considérer comme une égale. « C’est si passionnant, écrit-elle, de vivre en communion avec les hommes de mon temps qui pensent » (CDJ, p. 56). Et les livres qui comptent pour elle sont à la fois « des amis et des maîtres ! » (CDJ, p. 69). Dans son esprit, dans son corps, dans sa chair, dans son « moi profond » (CDJ, p. 105), elle adopte si intimement les obsessions des autres, que dans les Mémoires, elle appellera rétrospectivement de telles opérations, en quelque sorte vampiriques, « mes mythologies » (MJFR, p. 328). Ce processus d’innutrition, elle le représentait avec précision dans les Cahiers de jeunesse comme une sagesse de la lecture :

Les mots, dans les livres, qui vous frappent et qu’on retient dès la première lecture. On ne les comprend pas, mais on sait qu’ils sont riches de possibilités et en effet, longtemps après parfois, lorsqu’on passe à son tour par l’état d’âme qu’a traversé l’auteur et qu’en une petite phrase il a ramassé, cette petite phrase vous apparaît immense et une grande sympathie (au sens étymologique) vous unit à celui qui l’a écrite. (CDJ, p. 86)

On mesure la maturité de la jeune fille de dix-huit ans, sa façon singulière de ne pas distin­guer la vie dans les livres et la vie dans le monde. Dans cette manière de se parler à soi-même, on perçoit déjà le désir de participer à cette vaste conversation qu’est la lecture des classiques, de se mesurer à des figures prestigieuses et de mêler son propre nom à ceux qu’elle rencontre dans sa bibliothèque :

Je songe combien je suis plus confiante en ma propre pensée, combien de connaissances, de certitudes j’ai acquises, comme la valeur de mon esprit s’est affirmée. Et puis les mondes qui se sont ouverts : les livres, leur amitié, de Gide, Rivière, Arland, à Claudel, Barrès…… la peinture qui m’offre de si grandes jouissances : Picasso, Derain, Cézanne, Foujita. Le culte du moi et ses exquises nuances, la volupté de l’analyse, les ivresses qu’on se crée. […] Je ne pensais pas ouvrir jamais ces livres, comprendre jamais ces peintures, comprendre de tels êtres. Ni surtout m’égaler à de tels êtres…… (CDJ, p. 258)

C’est que la littérature est déjà pour Beauvoir plus que la littérature : non pas les belles-lettres, encore moins une technique, plutôt une appréhension du monde, une initiation continuée.
Pour la jeune fille, la littérature est tout et peut dire le tout du monde. Se lisant dans les livres, la diariste passe par des phases successives d’enthousiasme et de répulsion, par des crises et des conversions, par des crêtes et des creux. Mais à travers la complexité de ces impressions multiples, elle cherche orgueilleusement à se ressaisir. Il y a quelque chose de nietzschéen dans la singularité de son geste. Voici un exemple de ces revirements. Il date du 4 janvier 1927 :

Non seulement j’ai pesé toutes les théories sur la vie, mais j’ai vécu à l’intérieur de chacune d’elles. J’ai vécu Barrès, et Gide, et Claudel, et Péguy […]. Et j’ai compris que tout cela reposait sur un postulat, et que ce n’est qu’au prix d’un mensonge qu’on peut lui donner une valeur d’absolu. Je ne travaille plus parce que je ne vois plus l’utilité du travail. Rien ne me domine, je ne me courbe devant rien. (CDJ, p. 259)

Trois mois plus tard, le 18 mars 1927, dans un passage de son journal qu’elle intitule « Tentative de réflexion », la jeune fille retrace avec exaltation ce qu’elle nomme son « éveil » de l’année 1926. La découverte de grands écrivains contemporains, tels que Gide, Barrès, Claudel, Fournier et Rivière, vient de la faire accéder à une vie nouvelle. Elle en dresse ainsi une sorte de bilan :

Gide : Les Nourritures terrestres surtout et L’Enfant prodigue. Des portes s’ouvrent, le mystère de la vie s’agrandit ; je goûte sensuellement les voluptés de la vie intérieure. Cela est très grave et très émouvant. Barrès : je savais tout ce qu’il me dit ; j’en prends conscience avec délices. Je m’affirme en face des barbares […]. Claudel m’écrase. Il donne un sens au moindre de mes gestes. Fournier, Rivière…[…]
[i]ls ne m’enseignent pas des attitudes. Ils m’adressent des paroles entendues par moi seule et qui vont au plus vrai de moi. Mon amitié pour eux n’a pas changé. Passion des livres et de l’analyse. Ivresses de vie intérieure, abstraite, si abstraite ! (CDJ, p. 293)

Beauvoir ne cesse ainsi de réaffirmer une passion extrême pour la littérature qui se confond avec son existence même et l’emploi de son temps :

Qui me déprendra de la littérature ? est-ce déformation d’adorer les phrases belles dont certaines sont « plus émouvantes que le corps d’une adolescente » ? […] C’est Arland, Larbaud, Rivière qui sont mes pairs. Que ne puis-je toute ma vie aller de Belleville à la Sorbonne et de la Sorbonne aux livres que j’aime ! (CDJ, p. 324)

D’une part, une telle passion dévoratrice de la littérature est inquiète, instable, versatile, déchirée. Il arrive que la jeune Beauvoir évoque « ce moi qui voulait concilier ses tendances Barrès et ses tendances Péguy » (CDJ, p. 122). Comment conjuguer autant d’admirations diverses ? Comment vivre selon deux théories ou deux visions du monde différentes ? D’autre part, la fascination peut tout à coup se transmuer en un rejet : « La littérature me dégoûte, écrit-elle : les livres mêmes qui ne sont pas littérature ne peuvent rien pour moi… » (CDJ, p. 97). Dans le périmètre réduit où la jeune fille se déplace, afin de satisfaire aux exigences de l’étude, entre la Sorbonne, la bibliothèque Sainte-Geneviève et l’Institut Sainte-Marie à Neuilly, elle éprouve une sensation d’étouffement. Traversée par un sentiment ambivalent d’éblouissement et d’insatisfaction, tantôt elle cherche là un recours, tantôt elle veut se détacher du commerce des livres. « Que sont tous les livres à côté de ma souffrance ! et je sais les conseils d’orgueil ou de résignation qu’ils peuvent me donner ; mais aussi que mon mal est trop profond pour que rien y fasse rien. […] Gide, Barrès ne me seront d’aucun secours » (CDJ, p. 98-99). Ce qui ne l’empêche nullement de revenir sans cesse, malgré tout, à la littérature.

Où des maîtres anciens font leur réapparition

Deux admirations, plus ou moins refoulées dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, sont reconnues et célébrées dans les Cahiers de jeunesse. Aux côtés de Gide, de Rivière ou d’Alain-Fournier, Claudel et Barrès occupent une place de choix dans les préférences fondatrices.

« Oh ! comme Barrès m’a marquée ! », écrit-elle en octobre 1928 (CDJ, p. 503-504). Elle n’est pas la seule à cette époque : Aragon, Malraux, Drieu la Rochelle, Mauriac furent sous l’emprise de Barrès. Il faut cependant soigneusement distinguer deux Barrès. Ce n’est pas le nationaliste qui attire Beauvoir, c’est le premier Barrès, celui de la trilogie du Culte du moi, celui pour qui notre premier devoir est de défendre notre moi contre les « Barbares », c’est-à-dire contre tout ce qui risque de l’affaiblir dans l’épanouissement de sa propre sensibilité. À la date du 16 août 1926, Beauvoir explique comment cette lecture lui permet d’engager un mouvement réflexif tout à la fois d’introspection (« Barrès m’explique à moi-même ») et de rétrospection (« un retour sur moi-même », CDJ, p. 61). À propos de celui qui fut alors (on a de la peine aujourd’hui à l’imaginer) le Maître par excellence, Beauvoir a des mots qui expriment un rapport particulièrement affectif de connivence et d’empathie. Elle ne veut pas partager avec toute une génération son amour pour le « prince de la jeunesse ». Il lui semble au contraire que ces livres lui sont directement, intimement adressés, et qu’ils lui révèlent le secret de l’existence : « Ah ! Barrès ! dans les deux premiers chapitres hier j’ai trouvé tout expliqué » (CDJ, p. 106). Il s’agit moins pour elle de déchiffrer la théorie de « l’homme seul » que de la vivre : « Oh ! ces mots de Barrès que je notais seulement alors et dont je vis maintenant » (CDJ, p. 123). Elle s’identifie au héros barrésien, et cherche même à le dépasser : « D’ailleurs je suis dans ces périodes où je réalise “l’homme seul” de Barrès ; je me suffis parfaitement » (CDJ, p. 83) ; « Je suis “l’homme libre” qui se suffit à soi seul » (CDJ, p. 93) ; « Il y avait les “barbares” que je méprisais et contre lesquels je me barricadais farouchement ; il y avait les “héros” sur qui je n’avais qu’à marcher […] ; il y avait moi qui m’admirais de tant admirer ! » (CDJ, p. 256) ; « Rien ne me domine, je ne me courbe devant rien » (CDJ, p. 259).

C’est grâce à ce Barrès-là que Beauvoir fait de sa solitude et du sentiment de sa différence un signe de distinction et d’élection. D’ailleurs, elle a fait sien le mot « barbares » qui appartient à l’idiolecte de Barrès : « Je traverse tout cela, seule en face de mon âme ; je n’ai plus le désir d’aucun autre, et même, autrui n’existe pour moi que comme un adversaire ; je n’ai besoin d’introduire personne dans ce jardin secret d’où je nargue les “barbares”. » (CDJ, p. 105). On pourrait ainsi indéfiniment relever la litanie des « Je me suffis », des « Je me préfère », et autres variations autour de « je promène un dieu en moi » (CDJ, p. 106), « je redeviens un dieu, ô mon bien-aimé, ô moi » (CDJ, p. 144), etc. Cette morale de l’homme seul, maintes fois reprise, constitue un des véritables leitmotive des premiers cahiers. Et elle continuera pendant des années à façonner son mode de pensée comme en témoigne son journal, le 8 avril 1929, où elle écrit avoir « causé » de Barrès avec Merleau-Ponty (CDJ, p. 605) ou encore lorsque, le 29 juillet 1929, elle évoque « les barbares » (CDJ, p. 740). Longtemps encore, et au moins jusqu’à la « conversion » politique de 1939, Beauvoir restera habitée par la théorie de « l’homme seul ». Quand elle et Sartre disent se vivre comme des « hommes seuls », la référence à Barrès a disparu. Il s’est pourtant invité malgré eux dans leur vision du monde. Décidément, cette lecture précoce aura laissé des traces profondes.

Quant à Claudel, il imprègne fortement les Cahiers de jeunesse. En particulier, au début, des pages entières du journal de l’été 1926 sont remplies d’extraits de l’« admirable » Feuilles de Saints3 (CDJ, p. 56). À travers Claudel, la jeune fille vibre et se cherche. Mieux, elle se trouve, ainsi le 15 octobre 1926 : « Claudel m’apporte toujours des réponses » (CDJ, p. 124). D’ailleurs, le ton lyrique de ces pages n’est pas sans rappeler le Maître. Trois ans plus tard, la jeune agrégative, âgée de vingt et un ans en août 1929, continue de le lire avec la même passion : « Ce soir par exemple assise au milieu des blés noirs dans l’odeur de terre et de jeune verdure humide, avec ce clair ciel bleu qui se fondait sur l’admirable paysage, avec Claudel sur mes genoux et cette grande paix, peut-être pour la première fois de ma vie tout avait exactement son poids » (CDJ, p. 746). Entre-temps, en 1928, au moment d’une grave crise mystique et spirituelle, la lecture de Claudel l’a réconfortée.

Des Cahiers aux Mémoires

Dans la troisième partie des Mémoires d’une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir relit et commente les journaux intimes de sa jeunesse. C’est l’occasion pour elle d’évoquer en une dizaine de pages sa formation, de commenter ses anciennes lectures, d’exprimer ce qu’elles lui ont apporté. Elle reconnaît que la lecture a signifié pour elle une conversion à la littérature, le passage d’une foi à une autre : « Je m’abîmai dans la lecture comme autrefois dans la prière » (MJFR, p. 245). À l’inverse de la diariste, cependant, la mémorialiste accorde à la spécificité de ses enthousiasmes livresques une place et une valeur réduites. Comme si elle cherchait rétrospectivement à effacer les modèles littéraires qui l’ont aidée à se façonner, comme si elle cherchait d’abord et surtout à montrer comment, à partir d’eux, elle a construit sa propre pensée. D’ailleurs, entre-temps, d’autres admirations sont venues contrecarrer les amours anciennes. Et il est assez évident qu’à la fin des années 1950, Beauvoir ne tient pas à claironner une adulation de jeunesse pour Barrès, Montherlant ou Claudel…… C’est aussi sans doute qu’il lui a fallu projeter rétrospectivement l’image de la « complète originalité » (expression de la jeune fille, CDJ, p. 199) qu’elle recherchait, d’un destin qu’elle voulait en tout point unique.

Ainsi le récit des lectures tourne court pour céder la place à celui d’une vocation naissante. La mémorialiste insiste à nouveau quelques pages plus loin sur son désir profond de faire une œuvre à elle et sur elle : « Ce que je rêvais d’écrire, c’était un “roman de la vie intérieure” ; je voulais communiquer mon expérience. […] Je composai ma première œuvre. Je ne me fis pas d’illusion sur la valeur de ce récit ; mais c’était la première fois que je m’appliquais à mettre en phrase ma propre expérience et je pris plaisir à l’écrire » (MJFR, p. 272-273). C’est l’écrivain, déjà, qui se profile dans la comédie de l’adolescence. On n’a peut-être pas mesuré à quel point le texte de Beauvoir se conjuguait avec un autre récit, à venir celui-là, mais déjà en gestation :
Les Mots de Sartre.

Certes, dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, Beauvoir reconnaît le rôle fondamental de la littérature dans son itinéraire de rupture : elle l’a aidée à s’émanciper des idées de son milieu et de sa famille, « à rebondir de la détresse à l’orgueil » (MJFR, p. 254). Mais elle ne s’attarde pas sur l’histoire particulière de chacune de ses découvertes littéraires. Dans un développement unique, au contraire, énumérant les différents auteurs qui l’ont le plus marquée, elle dilue son rapport affectif à chacun d’eux et tend à minimiser la portée singulière de l’ascendant qu’ils exercèrent sur la jeune fille qu’elle fut : « Barrès, Gide, Valéry, Claudel : je partageais les dévotions des écrivains de la nouvelle génération ; et je lisais fiévreusement tous les romans, tous les essais de mes jeunes aînés » (MJFR, p. 254). Évoquant les personnages de leurs romans, elle procède de la même façon : « J’aimais le Grand Meaulnes, Alissa, Violaine, la Monique de Marcel Arland : je marcherais sur leurs traces » (MJFR, p. 258).

Mais cette récapitulation des lectures de jeunesse se fait essentiellement sur le mode du désenchantement : il y est surtout question de déceptions, de rejets, de dégoûts. « Les livres, j’en étais écœurée : j’en avais trop lu qui rabâchaient tous les mêmes refrains : ils ne m’apportaient pas un espoir neuf » (MJFR, p. 296). Rien ne résiste vraiment à cet autodafé qui emporte tout, même les admirations les plus fortes : « J’abandonnai Gide et Barrès » (MJFR, p. 301).

Quant à la figure de Claudel, si fascinante dans les Cahiers, elle est présente en retrait dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Beauvoir y recopie une longue lettre de son amie d’enfance, Zaza, où celle-ci lui confiait : « Claudel m’a été d’un secours très grand et je ne peux dire tout ce que je lui dois » (MJFR, p. 331). Sa reconnaissance à l’égard de Claudel, la mémorialiste laisse à son amie, restée catholique, le soin de l’exprimer. Relisant pour nous ses cahiers de jeunesse, elle se livre à un exercice habile de reconstruction. Dans l’économie des Mémoires, qui met l’accent sur l’émancipation de la jeune fille devenue athée, un reste d’admiration pour Claudel serait malvenu, voire déplacé4. Avant d’avoir accès aux Cahiers de jeunesse, nous ne pouvions que croire sur parole la mémorialiste : elle nous disait avec assurance que son journal de jeunesse « expliquait mal » l’histoire de sa « transformation », que la très jeune diariste « manquait de recul », qu’elle passait « quantité de choses sous silence » (MJFR, p. 247).

Une telle manière d’effacer les traces d’une ancienne passion pour Claudel constitue un exemple intéressant de relecture de soi comme acte pleinement créatif5 : se relisant, Beauvoir se recrée un passé sur mesure, c’est-à-dire parfaitement cohérent avec la ligne des Mémoires. Elle aménage ses premières fascinations et les met au goût du jour. Il lui faut gommer les traces de la lectrice fascinée par Claudel. La mémorialiste affirme ainsi que dans sa jeunesse, son intérêt pour Claudel se confondait avec celui qu’elle avait pour Gide (nulle trace nette de cela dans les Cahiers). À l’en croire, la jeune fille mettait sur un même plan – celui de « l’Absolu » – la mystique claudélienne et l’immoralisme gidien : « Je n’eus pas de peine, déclare la mémorialiste, à amalgamer Claudel et Gide ; chez tous deux, Dieu se définissait par rapport au monde bourgeois comme l’autre, et tout ce qui était autre manifestait quelque chose de divin ; le vide au cœur de la Jeanne d’Arc de Péguy, la lèpre qui rongeait Violaine, j’y reconnaissais la soif qui dévorait Nathanaël ; entre un sacrifice surhumain et un crime gratuit, il n’y a pas beaucoup de distance et je voyais en Sygne la sœur de Lafcadio »
(MJFR, p. 256). Ainsi, dans les pages des Mémoires d’une jeune fille rangée où Beauvoir relit les cahiers intimes de sa jeunesse, elle ne lève pas entièrement le voile sur l’histoire de ses lectures. Elle garde pour elle une part du secret au profit d’une logique orientée du récit mémorial, qui est celle de la mise en valeur d’un itinéraire de rupture et de la naissance d’une vocation d’écrivain.

Pourquoi le rapport aux livres de la jeune fille, sur lequel nous avons braqué le projecteur, est-il un indice essentiel ? Un écrivain est d’abord un lecteur, et Beauvoir n’est aucunement une exception. Mais ce qui ici est en jeu, c’est une intensité. Dans les Cahiers de jeunesse, lire, c’est faire une expérience, c’est s’extraire du monde ambiant et partir vers un autre monde, dans un voyage intérieur. « Je lis un livre en deux heures. Le plaisir que j’y prends, ramassé en un si bref délai, peut me monter au cerveau en bouffées d’ivresse ; mais il ne dure pas plus de deux heures. Et encore on peut relire un livre, on ne refait pas une expérience » (CDJ, p. 237). Or pour la jeune Beauvoir, faire une expérience c’est la réfléchir, la retranscrire, la reformuler, l’examiner sous toutes les coutures. C’est aussi rapiécer le présent, revisiter le passé, donner du sens. L’introspection se fait aussitôt rétrospection : si Beauvoir évoque ses lectures, c’est pour les associer à cette crise permanente qu’est sa propre vie. Dans les Cahiers, le rapport de soi à soi est d’emblée médiatisé par la lecture, mais les lectures elles-mêmes ne sont rien si elles ne traduisent pas une aspiration à l’absolu. On pense à la célèbre phrase de Proust selon laquelle « la lecture est au seuil de la vie spirituelle », qu’elle « peut nous y introduire ». Mais ici, la lecture est une vie spirituelle.

NOTES

1. Voir Antoine Compagnon, La Seconde Main ou le travail de la citation, Éditions du Seuil, 1979.

2. Voir les Mémoires d’une jeune fille rangée et Les Mots.

3. Texte alors très récent de 1925.

4. À propos de l’anti-claudélianisme de Jean-Paul Sartre (et que partage Beauvoir), Jean-François Louette a montré dans « Huis clos et ses cibles (Claudel, Vichy) » (Cahiers de l’Association internationale des études françaises, n° 50, mai 1998, p. 311-330) que Huis clos (1943) est une réponse athée au Soulier de satin (1929) et une violente charge contre le soubassement idéologique du pétainisme. Voir de même Pascale Fautrier, « De Claudel à Sartre : Simone de Beauvoir et l’amour absolu », Critique, n° 755, 2010, p. 344-361.

5. Voir Jean-Louis Jeannelle, « Les Mémoires ou les “récits de relecture” », La Relecture de l’œuvre par ses écrivains mêmes, t. II, Se relire contre l’oubli ?, sous la direction de Mireille Hilsum, Kimé, 2007, p. 113-127.