Lettres à Olga Kosackiewicz

Simone de Beauvoir

Olga Kosackiewicz a été l’élève de Simone de Beauvoir en classe de philosophie pendant la première année de professorat de celle-ci au lycée Jeanne-d’Arc à Rouen, en 1932-1933. L’année suivante, obéissant au désir de ses parents, Olga s’inscrit au PCN, qui ouvrait à des études de médecine, mais elle ne travaille pas, échoue à l’examen et doit recommencer à suivre ces cours qui l’ennuient. L’été, elle quitte Rouen et rentre dans sa famille à Laigle. En 1933 elle a 18 ans, et Simone de Beauvoir 25.

En 1936, le « trio » se forme. Olga impose les trois « K » : Kastor pour Simone de Beauvoir, le Kobra pour Sartre, sur le modèle de son propre nom, Kosackiewicz. En octobre, Simone de Beauvoir est nommée à Paris, où elle va faire venir Olga pour qu’elle prépare une licence de philosophie.

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Grande Brasserie Paul / Rouen

77-79 rue Grand-Pont

8-10-12 rue aux Ours

Vendredi [13 octobre 1933]

Ma petite Olga

Votre lettre m’a emplie de remords, et s’il y a une chose que je me pardonnerai difficilement c’est d’avoir pu de quelque façon être pour vous une cause de peine ; je suis toujours horriblement négligente, mais j’aurais dû penser qu’avec vous, je ne devrais pas l’être ; vous m’avez envoyé des fleurs charmantes que je ne méritais vraiment pas, et je ne sais quels mots trouver pour m’excuser de ma conduite, pour vous remercier de la vôtre, et surtout de la confiance que vous m’avez gardée malgré mon silence. Votre lettre m’a infiniment touchée ; je ne suis pas bonne, Olga, mais j’ai une grande affection pour vous. Voilà !

Je voudrais vous voir. Vous ne me dites absolument pas quand vous serez à Rouen, ni quelles sont vos possibilités. Pour moi, je n’ai pas un moment dans la semaine qui vient, mais si vous pouviez être à Rouen le lundi 23 par exemple, je pourrais déjeuner et passer de longs moments avec vous. Préférez-vous le mardi 24 ? ou le vendredi 27 ou le samedi ? Le mieux serait le lundi ou mardi, parce que c’est plus tôt, et parce que j’aurai plus de temps pour vous voir. Vous serez bien gentille de me répondre dans la semaine ce que vous décidez.

Je suis un peu anxieuse pour vous ; pourquoi le PCN ? Cela vous plaît-il ? Vous avez l’air écœurée et malheureuse. Du moins vous serez à Rouen cette année, et je pourrai m’occuper de vous. Je voudrais de tout mon cœur pouvoir vous aider un peu ; et j’ai bien hâte de connaître plus en détail vos projets, et de voir un peu clair en vous.

À bientôt, ma petite Olga, tâchez de venir le plus tôt possible (je vous en prie, ne faites pas de dignité… je ne pense pas d’ailleurs qu’il y ait lieu…)

Et n’oubliez pas que vous avez à Rouen quelqu’un qui tient bien fort à vous.

S. de Beauvoir

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La Coupole en Montparnasse

Dîners symphoniques

Thés et soupers dansants

Jeudi [9 avril 1936]

Bien cher, bien regretté Kosackiewicz

Je ne vous écris pas du Dôme comme j’aurais aimé le faire, car l’endroit est hélas ! occupé par ma sœur et Gégé ; je me suis réfugiée à La Coupole, à une petite table contre la vitre qui sépare la salle de la terrasse ; il est 9 h du soir et il y a énormément de monde autour de moi, mais cela ne m’empêche pas de me sentir seule avec vous, profondément et délicieusement seule comme sur les quais de Rouen, l’autre mardi soir. Ma chère petite compagne, comme c’était triste de vous voir disparaître, avec ce visage si douloureux et si beau que vous aviez lorsque le train s’est ébranlé ; je savais bien, moi, que ce n’était pas pour longtemps, et malgré cela des larmes me sont venues aux yeux. Nous sommes restés longtemps tout paralysés de tristesse, le Kobra et moi, et chacun de nous regrettait de n’avoir pas pu passer la journée seul avec vous pour mieux vous faire sentir comme cela nous faisait peine de vous quitter. À 7 h 30 comme vous savez, le Kobra a été dans sa famille, et moi j’ai été au Dôme retrouver ma sœur ; elle avait sur sa tête un étrange chapeau noir à quatre pointes, elle était un peu moins sinistre que la veille, mais moi je l’étais bien profondément. Je l’ai emmenée chez Dominique – le garçon (celui qui a fait des observations au Kobra sur la vodka) a bien vu que j’étais en compagnie indigne de moi car il m’a renversé toute une assiette de bortch sur les genoux ; après quoi il a lavé ma jupe avec une serviette chaude, et même, d’une façon charmante, il m’a lavé et essuyé les mains comme si j’avais été un petit enfant. Ensuite, nous avons été à La Coupole car il m’aurait été trop pénible de me retrouver au Dôme, et ma sœur a parlé de ses petites histoires, de Gégé, du Finlandais, tandis que je l’écoutais d’un cœur morne. Dès 10 h, le courage me manquant, j’ai été chercher mes bagages à l’hôtel et je me suis ramenée dans ma famille. Mon père et ma mère veillaient au salon, devant un misérable feu de papiers, car on a éteint la salamandre et l’appartement est glacé ; je me suis assise entre eux et j’ai fait une demi-heure la conversation, puis comme personne ne me retenait davantage, j’ai été me coucher. On m’a installé un lit pliant dans la salle à manger ; il est tout étroit et le matelas semble bourré de coques de noix ; j’ai eu un peu de peine à m’endormir et je me suis réveillée plusieurs fois sans arriver à trouver de position acceptable ; enfin je suis quand même restée au lit une dizaine d’heures et je me suis bien reposée.

Le lendemain n’a pas commencé trop gaiement ; j’ai passé une heure chez un coiffeur avant de déjeuner en famille avec Merleau-Ponty, que maman avait invité pour la circonstance et un gros ami de mes parents que vous avez vu une fois, je crois, à la maison. On a dit un nombre incalculable de conneries, on s’est agités, on a crié, maman a fait l’enfant. C’était extraordinaire, après les journées de trio, de se retrouver dans cet élément. Je suis sortie très tôt, accompagnée de ma sœur et de Merleau-Ponty, et on a fait une promenade d’une heure, bien ennuyeuse quant aux conversations, bien plaisante quant au temps et aux endroits : c’était le long des quais et il faisait charmant. J’ai été chercher des nouvelles de Guille qui voyage en Algérie et que nous ne verrons pas ces vacances, puis j’ai été à Passy, dans un petit café où j’avais rendez-vous avec le Kobra ; nous nous sommes retrouvés à 3 h 30, nous avons pris un autobus et nous avons été faire une très plaisante promenade dans ces rues que vous aimez bien, derrière le Panthéon : la petite place Contrescarpe, la rue Mouffetard ; nous avons traversé le Jardin des Plantes, suivi les quais, et nous n’étions pas du tout, mais pas du tout un duo, mais bien un trio amputé d’un de ses membres, car vous nous manquiez d’une façon tout à fait pénible. Nous nous sommes assis une heure dans la brasserie Balzar, près de la Sorbonne, puis j’ai raccompagné chez lui le pauvre Kobra. Je suis la seule du trio qui jouisse d’une liberté presque complète et j’avais presque des remords à l’idée de passer une bonne soirée tandis que vous vous ennuyez tous deux ; ce qui me l’a rendue bien plaisante, ç’a été l’idée de la raconter le lendemain au Kobra et surtout de vous l’écrire : cher Kosackiewicz, cela me fait précieux de vivre ces vacances pour vous comme je vous l’avais dit l’autre soir.

Voici donc comment je passai cette soirée : d’abord, je m’en allai au Dôme, toute solitaire, pour manger un œuf au plat. Puis je suis montée à l’hôtel des Écoles chez Zuorro avec qui j’avais pris rendez-vous le matin. J’aime beaucoup sa chambre, et cela m’a fait un lien avec vous que de m’y trouver car je me rappelais bien comment vous me l’aviez décrite et que vous l’aviez aimée vous aussi : la prochaine fois, nous prendrons une chambre à cet étage. Nous avons conversé un instant, puis décidé d’aller au cinéma. Zuorro, qui était bien plaisant à voir, a cherché sur tout le boulevard Montparnasse une espèce particulière de taxis, qui sont jaune et rose comme des glaces vanille-framboise et qui ont l’air de taxis d’adultère : il n’y a que deux places à l’intérieur, toutes serrées l’une contre l’autre. Ce taxi enfin découvert nous a menés avenue des Champs-Élysées, et nous sommes entrés dans une grande salle, en forme de rotonde, qui est faite de telle façon que de toutes les places on a l’impression de voir l’écran tout de travers. On annonçait un dessin animé, Aladin ou la lampe merveilleuse, mais ce n’était pas en couleur, et c’était tout à fait vilain et triste. Zuorro s’est réjoui parce que nous avons aperçu dans la salle Maurice Chevalier et d’autres personnalités parisiennes, mais le film nous a donné peu de joie. C’était la sombre histoire d’un héroïque médecin américain injustement accusé d’avoir assassiné le Président Lincoln et qu’on envoie dans une île gardée par des requins, qu’on torture jusqu’à ce qu’il sauve le pénitencier d’une épidémie de fièvre jaune ; rien ne manquait, ni les tempêtes, ni les larmes de la veuve et de l’orphelin, ni la cruauté d’un sergent qui se passait sans cesse la langue sur les babines tant il jouissait de torturer le courageux docteur. Il y avait une évasion assez belle et l’acteur ne jouait pas mal, heureusement. En sortant, nous avons descendu l’avenue des Champs-Élysées et nous nous sommes avisés que dans un Ciné-Actualités (un de ces cinémas où l’on donne pour 4 Fr. une heure de spectacle) on donnait un vieux Charlot, Charlot patine. Nous sommes entrés dans une petite salle presque vide (il était près de minuit) et là, je vous ai bien regrettée, cher Kosackiewicz, car on a donné d’abord deux charmants dessins animés, un Mickey sans couleur mais tout à fait plaisant, Mickey troubadour, et un adorable dessin en couleurs que vous auriez tant aimé : Le Poussin perdu. On voit d’abord une grosse poule rousse qui tricote une petite brassière verte tout en couvant 12 œufs qui ont chacun un nom écrit sur leur coquille ; voilà que, sans que la poule y prenne garde, un des œufs se met à rouler doucement à travers la chambre, puis dans la forêt où il est découvert par deux délicieux petits écureuils, tout blancs, en petite robe rose pour l’un, bleue pour l’autre, avec d’immenses panaches et des têtes charmantes. Ils emportent l’œuf dans leur petite maison de bois, dans les racines d’un arbre… ce serait trop long de vous raconter la suite, mais vous imaginez comment avec les belles couleurs que vous connaissez, la poule, la forêt, la cité des écureuils pouvaient être charmants. Je vous raconterai en détail à Rouen comment la mère poule vient reprendre son poussin, et comment à la fin elle sauve les deux pauvres petits écureuils perdus dans une tempête de neige comme notre chère malheureuse cigale. Quant à Charlot, il était charmant : il patinait à roulettes presque tout le long du film, et vous l’auriez bien aimé. Nous sommes sortis vers 1 h, et nous sommes revenus à pied, tout en devisant. J’étais couchée vers 2 h. À 7 h maman est venue me dire qu’elle me réveillerait…

[Fin perdue]